1L’État péruvien a pour sources de revenu principal les fruits de l’exploitation, la transformation et l’exportation de ressources naturelles – essentiellement minières et pétrolières puis marines via la pêche industrielle et la transformation des poissons en farines et en huiles. Le Pérou est au second rang mondial des débarquements halieutiques avec, en moyenne, plus de 7 millions de tonnes de poissons pêchés chaque année entre 2003 et 2012. Ses eaux poissonneuses sont liées à la présence d’un système océanique particulier, le courant de Humboldt, qui entraîne la remontée (upwelling) d’eaux profondes froides riches en nutriments à la base d’une très forte productivité biologique.

Pêche à l’anchois au Pérou.

2Suite à la conjonction de l’événement El Niño de 1972-1973, d’un changement de régime climatique et de la surpêche, les captures halieutiques se sont effondrées au début des années 1970 : « crise de l’anchois ». Cette crise, qui a eu des répercussions mondiales, a mis en évidence que la ressource n’était pas éternelle et qu’il y avait urgence à améliorer le suivi des stocks exploités sur lesquels une grande partie de l’économie du pays reposait – et repose toujours1. Plusieurs autres événements climatiques se sont produits ensuite, notamment les événements El Niño de 1982-1983 et 1997-1998. Les études scientifiques et la compréhension du milieu ainsi que les politiques publiques de gestion des pêches ont ainsi chaque fois progressé.

3À l’international, la communauté scientifique est très intéressée par cet écosystème qui produit plus de poissons par kilomètre carré que toute autre zone marine. De plus, cette région est celle qui est la plus affectée par la variabilité climatique, en particulier les événements El Niño. Par ailleurs, cette région est caractérisée par la présence en subsurface d’une zone quasiment dépourvue d’oxygène qui structure fortement l’écosystème. Elle constitue une fenêtre vers le futur car les zones de minimum d’oxygène s’étendent dans l’océan mondial et ce dernier est également en phase d’acidification du fait du changement climatique. Au niveau national, aux enjeux économiques se sont ajoutés les enjeux environnementaux avec la volonté de ne pas considérer seulement les espèces exploitées mais l’ensemble de l’écosystème (ex. : prise en compte de la dynamique climatique mais également de l’ensemble du réseau trophique du plancton jusqu’aux oiseaux marins qui produisent le guano, exploité sur les îles, mais qui consomment les mêmes proies que celles exploitées par la pêche, l’anchois en particulier).

4Dès 1975, l’Imarpe (organisme public technique spécialisé du secteur productif2, sous-secteur des pêches) s’engage dans une collaboration scientifique internationale, en particulier avec la coopération allemande dans les années 1980 (donation d’un navire océanographique, formation de scientifiques et chercheurs). Cette coopération a notamment abouti à la production de deux ouvrages de référence synthétisant la connaissance du milieu marin au Pérou et des ressources d’anchois entre 1950 et 1985ⁱ. Le Pérou entre alors vers la fin des années 1980 dans une longue crise sociopolitique et économique. L’une des conséquences est une baisse drastique des crédits alloués à la recherche et à l’évaluation des stocks ainsi que l’isolement de la communauté scientifique péruvienne et des institutions. Compte tenu de problèmes de sécurité nationale, les activités et la représentation de l’IRD au Pérou fonctionnent a minima pendant la période. Néanmoins, quelques scientifiques de l’Imarpe ou universitaires continuent pendant cette période de suivre l’actualité scientifique et participent à des colloques ou conférences internationales. De plus, le programme de l’Union européenne Vecep (Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou) pour le développement de la pêche a financé toutes les campagnes scientifiques en mer ces années-là, et a ainsi permis de poursuivre l’observation intensive de la pêche artisanale et d’appuyer la formation des scientifiques. Durant la seconde moitié des années 1990, la coopération japonaise a également donné le navire José Olaya Balandra qui a permis l’exploration des ressources démersales, des grandes profondeurs et le développement de la pêche à la pota et au calamar géant (Dosidicus giga) entre autres.

Anchois (Engraulis ringens) et munida ou galathée (Pleuroncodes monodon) pêchés lors d’une campagne océanographique conjointe de l’Imarpe avec l’IRD.

5Les échanges scientifiques entre l’Imarpe au Pérou et l’IRD débutent à la fin des années 1990 sous la forme d’échanges entre personnalités scientifiques de ces deux institutions (biologistes des pêches, acousticiens et paléo-océanographes)3. Des équipes françaises de l’IRD travaillaient déjà sur d’autres systèmes comparables en Afrique de l’Ouest et Afrique du Sud depuis la fin des années 1970 avec un fort niveau d’expertise et de connaissances. À la fin des années 1990 jusque début 2000, à la demande de l’Imarpe, des chercheurs de l’IRD réalisent des séjours au Pérou de plus en plus fréquents pour collaborer avec les scientifiques de l’Imarpe ou comme experts scientifiques sur des disciplines spécifiques (acoustique et océanographie principalement).

6Dès les années 2000, en amont des premières collaborations formelles et des projets lancés sur le Pérou et Humboldt, plusieurs problématiques étaient identifiées sur cette zone géographique particulière : i) un contexte océanique spécifique de courant de type upwelling encore mal connu scientifiquement – tout comme son rôle et ses interactions avec le système global des océans ou changements climatiques – ; ii) une région de ressources halieutiques majeure avec une économie nationale très liée à ladite ressource ; iii) des événements climatiques extrêmes provoquant des crises économiques de la filière des pêches mais dont les liens de causes à effets sont encore mal connus ou mal décrits.

7L’observation de la ressource pêchée d’une part, et l’observation du milieu océanique d’autre part avec l’Imarpe principalement, la Direction d’hydrographie et de navigation de la Marine de guerre du Pérou4 et l’IGP5 partiellement existaient déjà au Pérou. Ces observations parallèles étaient rarement – ou pas – appréhendées de façon holistique par l’intermédiaire de recherches multidisciplinaires. Ces dernières permettent l’étude des interactions dans l’ensemble du système : les ressources exploitées ou non et le milieu océanique ou atmosphérique constituant un ensemble complexe, connecté à la dynamique des océans et du climat.

8L’IRD, institut déjà présent et déjà inscrit dans des coopérations internationales avec le Pérou, a fourni un fort appuiⁱⁱ aux chercheurs (des unités de recherche Idyle et Activeⁱⁱⁱ) grâce à des représentants successifs de l’IRD à Lima très investis. Cela a aidé à mobiliser les acteurs et ancrer institutionnellement^iv des projets scientifiques d’envergure internationale. Cette mobilisation sur la période, côté péruvien comme français, avec l’affectation d’un noyau au Pérou, au sein de l’Imarpe, de chercheurs IRD de domaines disciplinaires complémentaires, a servi de levier à une succession de financements internationaux (NSF, ANR, Nations unies-GEF, BID, IRD et ses différents outils incitatifs et d’appui à la mobilité). Dans un cadre déjà formalisé en amont par des conventions ou des projets de coopération internationale – incluant d’autres universités françaises, péruviennes, américaines ou chiliennes – la construction et la mise en œuvre de deux laboratoires mixtes Discoh et Paléotraces6 et ces nombreux échanges scientifiques d’étudiants ou scientifiques ont ensemble créé une « communauté Humboldt ». L’organisation conjointe de la conférence internationale Humboldt en 2006 a non seulement rendu visible cette communauté mais a également donné lieu à une série de publications scientifiques sous forme d’un numéro spécial dans la revue internationale reconnue Progress in Oceanography. Cet ouvrage est considéré depuis comme un nouvel état de l’art sur le sujet – et spécifiquement sur le Pérou.

9En 2008-2009, le ministère de la Production (Produce) remplace les quotas globaux par des quotas de pêche individuels pour les industriels de la pêche à l’anchois. Par la suite, des règles de filière sont établies pour l’exploitation de la ressource pêchée (pêche industrielle vers la transformation en farines, huiles, conserves et pêche artisanale vers la consommation humaine et ventes directes).

10Sur l’ensemble de la période observée (2000-2017), une riche production scientifique et des découvertes majeures dans plusieurs domaines disciplinaires ont prouvé la progression de la science grâce à ces collaborations. Elles ont renforcé la capacité scientifique de conseil à la prise de décisions publiques, à enrichir les analyses, l’expérience et l’appui aux scientifiques de l’Imarpe pour intégrer la nouvelle vision écosystémique. Ceci a permis à l’établissement public de préconiser des modalités de gestion des pêches auprès du ministère de la Production et des acteurs économiques en se basant sur une science « plus solide » et reconnue tant nationalement qu’internationalement. Un autre élément notable est le transfert de connaissances et de vision globale depuis le milieu marin et écosystémique « Humboldt » des côtes péruviennes vers l’écosystème océanique plus large : la planète et les adaptations climatiques de l’écosystème.

11La présente étude retrace le chemin parcouru entre le début de la coopération de l’IRD avec le principal partenaire péruvien qu’est l’Imarpe – partenaire incontournable pour les thématiques de la mer au Pérou – et les derniers éléments notables de traçabilité des impacts non académiques.