1Depuis longtemps, récupérer les déchets urbains procure des revenus aux individus, familles, groupes et communautés qui pratiquent cette activité, associée au « sale boulot » (Hughes, 1962) et à la survie. Celles et ceux qui s’y adonnent sont considérés, par métonymie, comme des « déchets sociaux », des « parias » marqués par la souillure et différentes formes de stigmates (Douglas, 2001 ; Lhuillier, 2005). Selon la Banque mondiale, plus de 15 millions de personnes dans le monde récupèrent et revendent des rebuts, souvent prétriés, parfois en partie recyclés, à des grossistes formels et informels, qu’il s’agisse des đồng nát vietnamiens, cartoneros argentins, catadores brésiliens, scavengers indonésiens, waste pickers indiens, zabbâlîn égyptiens ou des biffins en France et binners nord-américains. En effet, la récupération n’est pas l’apanage des pays dits en développement et, dans les pays « développés », ces pratiques que l’on croyait disparues sont bien présentes, témoignant de situations de marginalité de certains groupes – personnes âgées, chômeurs, migrants. Fouiller dans des poubelles, « faire la ferraille », glaner des aliments en fin de marché rendent compte de cette économie de la pauvreté, même s’il existe une forte hiérarchie des positions et des revenus gagnés en fonction des lieux, des matériaux récupérés, des capacités à stocker et des savoir-faire pour recycler et revendre.

L’« inclusion perverse » des récupérateurs dans le système capitaliste

2Loin d’être isolés, les récupérateurs-recycleurs, en dépit de leur position marginale et « informelle », sont pourtant intégrés dans un système multiscalaire : l’échelle locale de la revente des matériaux aux grossistes et aux usines du secteur formel, l’échelle de l’économie métropolitaine et nationale, mais également l’échelle monde en raison, d’une part, de la forte dépendance aux prix des matières premières secondaires (les effets de la volatilité des cours mondiaux du cuivre en témoignent) et, d’autre part, des circulations internationales des matériaux. Le travail des récupérateurs fonde ainsi une partie substantielle de l’activité de l’industrie formelle et lucrative du recyclage. La notion d’« inclusion perverse » (Sawaia, 2001) rend compte de ce « continuum sociotechnique » (Jaglin et Zérah, 2010). Les récupérateurs, par leur travail d’approvisionnement du secteur formel, sont inclus dans le système économique, mais de façon perverse puisqu’ils en constituent la main-d’œuvre quasi gratuite, sans aucun droit en retour.

3Par ailleurs, dans un contexte de mise en place de politiques environnementales (réduction à la source, valorisation des déchets, recyclage, réemploi, problématique des décharges, etc.), de partenariats public-privé et de délégations de service, mais aussi d’enjeux financiers et de convoitises autour des déchets-ressources, apparaissent de nouveaux acteurs. Les entreprises et multinationales, captant une partie substantielle du marché, disposent de capitaux et moyens techniques importants ; elles sont porteuses d’une idéologie « modernisatrice » et d’une gestion des déchets « rationnelle », elles-mêmes soutenues par les institutions internationales. Les analyses au cas par cas montrent que l’application de ces modèles de gestion est diverse et se heurte, parfois violemment (voir page 337), aux systèmes locaux, en grande partie parce que les réformes imposées « par le haut » n’ont pas « pensé » l’intégration des récupérateurs informels (parfois illégaux), jugés pauvres, sales, archaïques et concurrentiels. Quoi qu’il en soit, plus la concurrence est rude autour du déchet-ressource, plus le « continuum » se renforce, preuve en est, dans de nombreuses situations, l’essor des intermédiaires grossistes qui constituent l’entre-deux des secteurs formel et informel.

L’évolution des approches

4Trois approches se sont imposées pour analyser les pratiques de récupération « informelle ». La première, inscrite dans les théories développementalistes, les considère comme une activité marginale, située dans les marges et œuvre de marginaux, appelée à disparaître lorsque le pays aura atteint un niveau de développement économique plus élevé. Les activités informelles, qui perdurent malgré la modernisation, relèvent de la débrouille ou d’une économie de la survie dont il ne faut pas attendre grand-chose. La deuxième, relevant de l’idéologie marxiste, considère la récupération comme une composante structurelle de l’économie capitaliste et les récupérateurs en sont l’« armée de réserve ». En ce sens, ces derniers sont soumis à des rapports de domination et résultent du capitalisme¹. La troisième, d’inspiration néolibérale, se place dans la lignée des travaux de l’économiste Hernando de Soto Polar : l’informalité y est perçue comme positive et vertueuse en ce qu’elle fait vivre de nombreuses familles, qui s’intègrent elles-mêmes par leurs initiatives « auto-entrepreneuriales » au système économique flexible, ce qui permet le désengagement de l’État (Yerochewski, 2015). Cette approche a longtemps été soutenue par les bailleurs internationaux et les pouvoirs locaux, dans une sorte de laisser-faire avantageux en termes de réduction des déchets, de régulation de la pauvreté et de (relative) paix sociale. Pourtant, dans d’autres cas, elle n’a pas empêché les réformes modernisatrices excluant du jour au lendemain les récupérateurs et les faisant basculer de l’informalité à l’illégalité, à l’exemple de ce qui s’est passé au Caire en 2003 ou à Istanbul en 2016, entraînant l’opposition des récupérateurs, et surtout des grossistes, et de vives tensions (Florin, 2015, 2016).

5Depuis deux décennies, cette vision peut cependant être nuancée par les expériences menées ici et là qui tentent d’articuler la gestion des déchets et la gestion de la pauvreté par la prise en compte des conditions de travail et de santé des récupérateurs. Les résistances, mobilisations et associations de défense de ceux-ci ont joué un rôle essentiel dans la mise en place d’expériences innovantes.

Les résistances et les mobilisations

Les petites tactiques de résistance

6En premier lieu, les résistances aux changements se matérialisent par des stratégies ordinaires (mais vitales pour l’accès à la ressource) de contournement des contraintes, telles la présence de la police, des habitants et des touristes, la densité de la circulation et la modernisation des dispositifs de collecte. Au Caire, à Casablanca, à Istanbul ou à Paris (Florin et Garret, 2019), les espaces publics constituent des lieux de visibilité et de vulnérabilité qui expliquent leurs collectes la nuit ou très tôt le matin, rapides et discrètes. Face à la multiplication de conteneurs enterrés, il faut connaître les horaires des camions-bennes pour collecter avant leur passage ou donner un coup de main aux éboueurs en échange du droit à récupérer des matériaux. Dans de nombreux exemples, les récupérateurs ont conclu des accords avec les commerces et hôtels, quitte à les payer, pour avoir accès aux déchets. Certains fabriquent de longues perches pour atteindre le fond du conteneur, quand d’autres collectent avec les enfants, qui se glissent à l’intérieur… C’est par ces pratiques des espaces publics, et « petites tactiques » de contournement de l’ordre établi par les systèmes de gestion, que se donnent à voir des actes de résistance, certes discrets, tantôt individuels tantôt collectifs, parfois éphémères et fragiles. On peut lire ces modalités de récupération comme une forme de soumission renvoyant au stigmate, mais elles témoignent aussi de connaissances de la ville et de la société urbaine, permettant aux récupérateurs de contourner les obstacles. La dimension spatiale joue également un rôle en ce sens que, souvent, les récupérateurs appartiennent aux mêmes communautés et vivent dans les mêmes quartiers, ce qui permet des interconnaissances fortes et une circulation rapide de l’information – bien sûr décuplée par l’usage des téléphones portables. À ces proximités spatiales et professionnelles qui favorisent les mobilisations collectives, il faut ajouter le rôle des grossistes, dont les relations avec les récupérateurs oscillent entre paternalisme et domination : maillons intermédiaires entre l’informel et le formel, parfois eux-mêmes dans un statut incertain, leur intérêt premier est de continuer à pouvoir être alimentés en matériaux, ce qui explique leurs prises de position en faveur des récupérateurs.

Photo 1. Les camions surchargés se déplacent la nuit pour éviter les autorités (2016).

Les mobilisations

7Les réformes imposées ont produit des mouvements d’opposition de la part des récupérateurs qui parviennent à se regrouper dans des associations portées par des leaders, à l’instar du Mouvement des travailleurs exclus (MTE) des cartoneros argentins, de Wiego² – avec une dimension internationale – ou de l’Alliance of Indian Wastepickers qui, en 2016, sollicite le ministre de l’Environnement en ces termes : « Les récupérateurs et recycleurs informels de déchets devraient être identifiés, enregistrés, autorisés et intégrés dans le système de gestion des déchets solides par les gouvernements locaux. De ce fait, ils devraient être reconnus et identifiés comme des cols verts³. » Nous avons évoqué ailleurs les mobilisations et grèves de collectes mises en œuvre à plusieurs reprises par les zabbâlîn du Caire (voir encadré 4, page 70), auxquelles on peut ajouter la fronde des grossistes stambouliotes contre le gouvernement turc. En effet, conscients de la valeur du déchet, les pouvoirs publics turcs encouragent la création de petites sociétés formelles dans l’objectif clair qu’elles se substituent aux dépôts sans licence des semi-grossistes. En janvier 2016, le ministère de l’Environnement interdit ainsi simultanément la récupération informelle, sous peine d’une amende de 6 200 €, et tout achat de la part des grossistes, sous peine d’une amende de près de 43 400 €. La mobilisation des grossistes, mais aussi des industriels du secteur formel, oblige le gouvernement à reporter de cinq ans la mise en œuvre de la loi (Florin, 2016). À ce jour, il semble qu’elle n’ait pas été mise en œuvre, et les grands projets de rénovation urbaine ont eu raison des récupérateurs et des grossistes en ville⁴… Enfin, si toutes les tentatives de création d’une association des récupérateurs casablancais ont reçu une fin de non-recevoir de la part des autorités marocaines (Allix et Florin, 2018), dans d’autres cas les mobilisations, souvent publicisées par les médias ont permis de faire évoluer un tant soit peu les représentations collectives dans le sens d’une valorisation d’eux-mêmes et de leurs activités, conduisant les pouvoirs publics à négocier, initier des réflexions et des expériences dans le sens d’une intégration.

Expériences innovantes ou intéressées ?

8La reconnaissance et l’amélioration des conditions de travail, via les coopératives des cartoneros de Buenos Aires dans les années 2000 (Carré, 2015) ou les études de cas réunies dans l’ouvrage Sociétés urbaines et déchets (Cirelli et Florin, 2015), montrent les processus similaires d’intégration en Tunisie, au Pérou et au Brésil⁵.

9Si les zabbâlîn du Caire restent dans une sorte d’entre-deux, reconnus et tolérés, sans être toutefois officiellement « régularisés », ni sans bénéficier de soutien en retour du service de collecte qu’ils rendent, à Rabat, l’intégration des récupérateurs s’est réalisée par une coopérative de tri. Mais, alors que l’État, la Banque mondiale et la société gestionnaire du site font la promotion d’une expérience réussie d’« inclusion sociale » qu’ils érigent en success story à répliquer ailleurs, la formalisation des récupérateurs de l’ancienne décharge n’a pas fondamentalement amélioré leurs conditions de vie, ni modifié substantiellement celles de leur travail. Une grande partie d’entre eux, jeunes célibataires ou jeunes chefs de ménage, perçoivent un revenu plus bas et beaucoup sont retournés collecter en ville. Pour les autres, qui travaillent au bord d’un tapis mécanique six heures par jour en continu, les revenus sont entièrement dépendants de leur rendement et du marché et n’excèdent pas 1,40 euro de l’heure, soit près de la moitié de ce qu’ils pouvaient gagner en une heure de travail dans la décharge. Considérés comme des travailleurs indépendants, ils doivent payer les cotisations pour la sécurité sociale, soit 25 % de leur salaire, contre 7 % pour un salarié classique. Ainsi, près des deux tiers des trieurs ne sont pas déclarés à la caisse nationale de sécurité sociale, n’y voyant aucun avantage. Enfin, les conditions de travail sont à peine meilleures. Sans tri à la source, les trieurs doivent extraire les matériaux recyclables d’un mélange de déchets ménagers, industriels et hospitaliers, alors qu’à la décharge, ils pouvaient notamment reconnaître les bennes-tasseuses venant des hôpitaux. Si aujourd’hui ils portent des gants, ceux-ci ne les protègent pas des seringues usagées par exemple (Allix et Florin, 2018). Finalement, la coopérative « protège » surtout les femmes et les personnes âgées. En revanche, l’inclusion économique perverse, elle, a bien lieu puisque les matières triées sont préemptées par la société présente sur le site, qui en fixe les prix, inférieurs à ceux du marché.

Photo 2. Une pause entre đồng nát dans le centre-ville (2021).

10Les mécanismes pour intégrer les travailleurs des déchets dans le système formel remettent aussi en cause la présence des récupérateurs plus fragiles en ville ; dans d’autres exemples, les pouvoirs publics tentent d’éradiquer certains maillons de la chaîne ; ailleurs encore, en Argentine ou au Brésil, le modèle des coopératives a représenté une émancipation pour de nombreux récupérateurs, sans pour autant éradiquer des pratiques de collecte moins encadrées.