Introduction de partie
p. 200-202
Texte intégral
1Les pays du Sud ont eu pendant longtemps de meilleurs taux de recyclage et de réutilisation des déchets, grâce à des pratiques liées à la précarité, au manque de matières premières pour l’industrie rurale et à la petite envergure des ateliers familiaux en ville ou à la campagne. Dans un pays comme le Việt Nam, ce n’est pas l’enjeu du recyclage qui motive les entrepreneurs et artisans, mais celui de l’accès croissant aux matières premières secondaires pour l’industrialisation rurale, faute de matières premières vierges suffisantes et à un prix acceptable. Les produits de cette industrie issue de l’artisanat villageois ancestral (Gourou, 1936 ; Digregorio et al., 1999 ; Digregorio, 2001 ; Fanchette et Stedman, 2009) sont destinés aux couches de la population ne pouvant pas accéder au marché formel et international des produits de consommation courante. Cette industrie s’insère dans une niche de production difficile à concurrencer, car ses coûts de production sont inférieurs à ceux de l’industrie formelle, eu égard à la faible taxation des entreprises et au non-suivi du Code du travail et de la protection de l’environnement. De nombreux ateliers emploient une main-d’œuvre familiale peu payée, en parallèle à des ouvriers et techniciens spécialisés, et utilisent des matières premières secondaires moins chères. Les produits issus du recyclage dans les clusters de villages sont ainsi de moyenne et faible qualité. Cela permet de limiter la concurrence avec la grande industrie branchée sur l’export ou le marché domestique de la classe moyenne.
2Insérée dans une niche domestique bas de gamme, cette industrie du recyclage innove malgré tout en adaptant les machines et les gestes à la transformation de matériaux très complexes et hétérogènes. Le tri et le démantèlement des objets pour en récupérer les matériaux font appel à des savoir-faire et des connaissances techniques demandant beaucoup d’énergie humaine. Cependant, cette industrie du recyclage villageoise peut-elle innover, élargir son marché de consommateurs en améliorant la qualité de sa production et se mettre à niveau par upgrading et ainsi améliorer ses conditions environnementales de production ? Si oui, quels sont les types d’entreprises qui peuvent tirer vers le haut l’innovation et la qualité des produits ? La dépendance des plus petites entreprises des clusters à certains marchés d’approvisionnement en déchets de qualité hétérogène, tel celui des đồng nát, ne les enferme-t-elle pas dans un type de production bas de gamme ou, comme le dit Digregorio et al. (1999), ces entreprises ont-elles atteint leur plafond de verre ? L’enjeu de la qualité repose entre les mains des collecteurs, des trieurs et des recycleurs.
3Aujourd’hui, cette économie du recyclage, longtemps stigmate de pauvreté ou de sous-développement, revêt un caractère beaucoup plus positif, afin de renforcer la structuration de filières entières de valorisation des déchets (Durand, 2012 ; Cavé, 2015). Cependant, « rarement reconnues dans leur propre pays, les innovations sociales mises en œuvre dans les pays du Sud font ainsi parfois un retour dans les pays du Nord, notamment pour ce qui concerne la professionnalisation de pratiques de tri et de démantèlement nécessitant une main-d’œuvre spécialisée et nombreuse, disparue dans les pays du Nord après la Seconde Guerre mondiale, mais encore bien présente dans les pays du Sud. Les déchets deviennent ainsi, dans tous les pays, de réels vecteurs de développement économique et surtout de création d’emplois parfois difficilement mécanisables » (Durand et al., 2015).
4Ce développement du recyclage est aussi lié à celui de l’industrie. « En effet, dans un contexte de volatilité et de renchérissement des prix des matières premières, les déchets ont progressivement acquis un statut de ressource potentielle tandis que leur valorisation, notamment pour satisfaire la demande industrielle en matières premières secondaires, apparaît progressivement aux yeux des autorités publiques comme un secteur d’activité stratégique. » (Jaglin et al., 2018). De déchets « rebuts » à déchets « ressources », la transition a du mal à se faire dans l’esprit des opérateurs publics, car les contextes du recyclage ne sont pas les mêmes au Nord et au Sud. Si en Occident « le déchet est une invention de la modernité industrielle » (Monsaingeon, 2017) et « pour la première fois dans l’histoire humaine, la mise aux rebuts fut séparée de la production, de la consommation et de l’usage » (Strasser, 1999, citée par Monsaingeon, 2017), en revanche dans les pays du Sud, et le cas vietnamien est exemplaire, les rebuts et les déchets sont fortement liés à l’industrie. Celle-ci en pleine croissance en a besoin pour approvisionner ses usines et notamment celles du secteur informel. L’approche environnementale du recyclage tel qu’il est considéré en Occident, à savoir la diminution du gaspillage des ressources par la réutilisation, la sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières, la diminution des impacts environnementaux du fait de la moindre énergie nécessaire pour transformer ces matériaux, une moindre émission de gaz à effet de serre et une limitation des enfouissements des déchets (Ademe, 2021) est en complète contradiction avec les pratiques en cours dans la plupart des pays du Sud. En effet, dans ces pays, l’absence de politiques publiques strictes en matière environnementale, la faiblesse des investissements des petites entreprises très touchées par la concurrence de l’industrie formelle et les conditions de production sont très dégradantes pour l’environnement et la santé humaine. Les machines sont souvent obsolètes, très consommatrices d’énergie carbonée, comme le charbon, et utilisent parfois le plastique ou les déchets comme combustibles.
5La concurrence sur les ressources recyclables augmente entre des recycleurs informels ou artisanaux, longtemps protégés par une activité de niche, et celui des recycleurs industriels, moins préoccupés de préservation environnementale que de captation des revenus sur des marchés régulièrement agités par des raretés, ponctuelles ou structurelles, de matières premières. Intégrées dans l’économie mondiale par le biais des clusters de production dans lesquels elles sont parties prenantes, les petites entreprises rurales sont dépendantes de la fluctuation du cours des matières premières, au risque de leur survie économique. La crise du covid l’a bien montré !
6Selon la doxa libérale, « les métaux ont une forte valeur et peuvent être extraits et commercialisés dans la plupart des régions du monde pour générer des profits. Le papier de qualité supérieure fait également l’objet d’une demande à bon prix, mais il s’agit d’une matière périssable et les marchés ne sont pas toujours suffisamment proches pour assurer la rentabilité des activités de collecte et de commercialisation. Les plastiques ont, quant à eux, une valeur marchande à la fois mondiale et locale, et leur capacité à être commercialisés dépend par conséquent du type de plastique dont il s’agit, de la méthode de transformation et de la qualité du tri. La viabilité économique de la chaîne de valeur du recyclage est souvent limitée par les défaillances du marché, qui donnent lieu à une demande économique locale faible ou inexistante » (Scheinberg, 2011, cité par OCDE, 2017).
7Au Việt Nam, le taux de recyclage reste encore limité et pratiquement inexistant dans le secteur « formel » et public. La plus grande partie du recyclage des déchets de valeur est entrepris dans des clusters de villages artisanaux. Ainsi, l’organisation en cluster des villages de recyclage et l’intégration des entreprises les plus dynamiques dans les chaînes de valeur globales1 embarquent dans la mondialisation de nombreux acteurs du secteur du recyclage informel. La « clusterisation » des petites et moyennes entreprises des pays du Sud par leur intégration dans ces chaînes est, selon Schmitz et Nadvi (1999), un moyen pour elles d’entrer en concurrence avec les marchés éloignés. L’étude des agglomérations d’entreprises concerne ainsi des territoires de plus en plus vastes et mobilise des approches dites transcalaires : de l’atelier aux regroupements d’entreprises sous-traitées, aux donneurs d’ordres et à l’approvisionnement en matières secondaires sur le marché international (Fanchette, 2017). Ainsi, de l’amont de la chaîne, où se situent la collecte et le commerce des déchets recyclables, à l’aval avec le prérecyclage et le recyclage, l’organisation du système est fondée sur une grande division du travail, la proximité entre les différents maillons de la chaîne et des relations de confiance au sein de réseaux très structurés. La collecte et le commerce des déchets urbains, avec toutes leurs étapes de production et de services (collecte, tri, stockage, commerce), font partie des clusters du recyclage et fonctionnent selon le même type de philosophie : la division du travail et la confiance au sein de réseaux fondés sur l’appartenance villageoise et familiale.
8Dans cette partie, nous mettons le focus sur les matériaux afin de répondre aux questions suivantes : pourquoi, malgré un taux de recyclage croissant au Việt Nam, les entreprises moyennes des clusters de village de métier et des zones industrielles s’approvisionnent-elles sur le marché global ? Quels sont les atouts des différentes chaînes d’approvisionnement en déchets ? Quels sont les freins à l’intégration des filières de collecte et de recyclage formels et informels ? Le système informel du recyclage peut-il supporter les fluctuations du marché des matières premières et quelles sont les stratégies mises en œuvre par les parties prenantes de la chaîne de collecte et de recyclage pour ce faire ? Pourquoi les entreprises du recyclage, qui opèrent dans des conditions environnementales désastreuses, ne bénéficient-elles pas d’un soutien technique, financier et foncier des autorités, alors qu’elles recyclent une grande partie des déchets ménagers que les villes, les usines et les chantiers produisent ? Autant de questions auxquelles les approches par les acteurs ou par le territoire dans les parties 1 et 2 de cet ouvrage n’ont pu apporter de réponses.
9Nous développerons une approche multiscalaire pour étudier, du dépôt de déchets hanoïens aux clusters de villages du recyclage, le rôle des réseaux locaux, nationaux et ceux du commerce international des déchets dans la dynamique et les fluctuations du marché des déchets recyclables.
10Cette partie a été rédigée grâce aux recherches réalisées depuis 2017 par Nguyễn Minh Phương dans le cadre de sa thèse d’aménagement du territoire auprès de trois clusters de villages du recyclage et des enquêtes que les étudiants du projet Recycurbs-Viet ont effectuées. Les rapports qu’il a rédigés pour la compagnie Packaging Recycling Organization Vietnam (Nguyễn Minh et al., 2021) ont été utilisés. Des enquêtes plus anciennes de Sylvie Fanchette et de deux de ses anciens doctorants, Duchère (2015) et Nguyễn-Xuân (2008), dans les clusters de la papeterie et de la métallurgie et leurs résultats, ont nourri la réflexion.
Notes de bas de page
1 Les chaînes de valeur globales, ou mondiales, sont des chaînes d’approvisionnement internationales caractérisées par la segmentation des activités de production entre plusieurs sites et pays. En effet, le processus de production global, à partir de l’acquisition des matières premières jusqu’à la production et la livraison du produit fini, est de plus en plus « morcelé », de sorte que chaque activité qui lui ajoute de la valeur peut être exécutée là où l’on trouve les compétences et les matériaux nécessaires à un coût concurrentiel.
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