Préface
Amazonie : la recherche et son contexte
p. 13-17
Texte intégral
1Par l’ampleur et la rapidité des transformations d’origine humaine qu’elle subit, l’Amazonie est une excellente illustration de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’« Anthropocène ». Pour l’historien Dipesh Chakrabarty, cette période marque la rencontre entre l’histoire sociale et l’histoire naturelle, autrement dit l’intrication de deux temporalités qu’il nous était jusqu’à récemment possible d’étudier séparément. L’accélération de phénomènes globaux comme le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité en témoigne. La destruction des forêts (et de la végétation naturelle en général) joue un rôle majeur dans cette dynamique. Or les forêts tropicales sont défrichées à un rythme soutenu, essentiellement par l’agriculture industrielle et l’élevage, malgré les alertes des scientifiques concernant leur rôle dans le maintien de la biodiversité et de la circulation atmosphérique, autrement dit de l’habitabilité de la Terre. L’Amazonie occupe une place importante dans ces équilibres régionaux et planétaires, et sa réduction et sa dégradation pourraient, d’après les spécialistes, entraîner un effondrement écologique de grande ampleur dans un avenir proche. Deux résultats scientifiques récents vont dans ce sens. D’une part, la mise en évidence de ce que l’on a appelé les « rivières volantes », c’est-à-dire la circulation de courants atmosphériques chargés de l’humidité produite par la forêt et qui alimente en eau les zones agricoles les plus productives du Brésil ainsi que les usines hydroélectriques1 : or une diminution des pluies, attribuée à la déforestation de l’Amazonie, est observée ces dernières années dans ces régions. D’autre part, des chercheurs2 ont montré que la forêt tend à voir diminuer son rôle de puits de carbone et à devenir émettrice nette. On constate en effet une baisse des précipitations, une diminution de l’humidité ainsi qu’un allongement de la saison sèche dans de grandes régions de l’Amazonie. Un point de non-retour semble en train d’être atteint.
2Par ailleurs, les peuples traditionnels qui habitent ces forêts et en vivent sont partout menacés, non seulement dans leur mode de vie (accaparement des terres, expulsion) mais également dans leur simple survie (atteinte à leur intégrité physique). La préservation des écosystèmes forestiers est donc indissolublement une question environnementale et sociale. D’où la pertinence du néologisme brésilien « socio-environnemental » pour s’y référer.
3Depuis la période coloniale, l’expansion des frontières intérieures et la recherche de richesses destinées à l’exportation sont une constante. L’Amazonie y a participé à sa façon (migrations nordestines venues pour exploiter le caoutchouc et les produits forestiers), sans qu’il y ait pour autant continuité territoriale de la dynamique de peuplement à partir de la zone côtière, comme ce fut le cas pour le reste du Brésil. La forêt amazonienne demeurait largement intacte et représentait une sorte d’obstacle à une exploitation de grande ampleur. Tout changera à partir du plan intitulé « Opération Amazonie » (1968) et des différents projets d’occupation-exploitation des gouvernements civils ou militaires. L’ouverture de routes a donné accès au cœur de la région et des projets de colonisation ont été installés tout au long, prévoyant des lots pour la polyculture familiale et de grandes propriétés destinées à l’élevage bovin. C’est le début des grands défrichements dont les superficies sont calculées par l’INPE (Instituto Nacional de Pesquisas Espaciais) depuis 1988 grâce à l’imagerie spatiale. Jusqu’en 2004, ils oscilleront entre 11 000 et 29 000 km2/an. La poursuite du projet colonisateur, de « l’intégration nationale », est clairement assumée, y compris dans les termes.
4Les thématiques de recherche, les questionnements vont évoluer en même temps que leur objet, ils vont s’adapter et développer de nouvelles problématiques et méthodes. Ainsi la plupart des recherches effectuées jusqu’en 1990 sur la société régionale ou les formes de colonisation (agraire, minière, industrielle) sont de type classique, elles s’inscrivent dans le paradigme dominant de l’époque qui est la question du développement. En général, de façon critique. Mais la question de l’environnement, bien que présente, est rarement première.
5D’importants changements vont venir de plusieurs directions à partir de la fin des années 1980. L’expansion coloniale se heurte aux territoires indigènes et aux formes d’occupation traditionnelles, dont les populations commencent à s’organiser pour résister. Des chercheurs et des ONG se mobilisent. Grâce aux avancées permises par la Constitution de 1988, des revendications territoriales s’expriment : reconnaissance de « Territoires indigènes », de réserves extractivistes, d’aires protégées, habitées ou non. La Conférence des Nations unies pour l’environnement et le développement tenue à Rio de Janeiro en 1992 se déroule sous une pression internationale visant à contenir la déforestation et avec la participation de la société civile. Le Programme pilote pour la conservation des forêts tropicales du Brésil (PPG7), financé en grande partie par le G7 à travers la Banque mondiale, est lancé en partenariat avec le gouvernement brésilien. Ce programme crée une multitude de projets locaux de développement prenant en compte la dimension environnementale, ils sont destinés aux agriculteurs familiaux, aux populations riveraines, extractivistes et amérindiennes. De nombreuses recherches réalisées par l’IRD et ses partenaires vont s’inscrire sous la bannière du développement durable, fût-ce pour en critiquer les approches par trop économicistes et financières (mécanismes de marché). C’est aussi le moment où les programmes de recherche pluridisciplinaires deviennent la règle.
6Les mesures prises ne parviennent cependant pas à freiner l’expansion spatiale de l’agro-industrie (en particulier l’industrie de la viande) et les défrichements ne baissent pas. Le nouveau gouvernement du Parti des travailleurs qui arrive au pouvoir en janvier 2003 connaît même en 2004 le taux de défrichement le plus élevé (27 772 km2) depuis le record absolu de 1995. Dès 2004, il lance le Programme de prévention et contrôle de la déforestation en Amazonie (PPCDAm) ainsi qu’une série de politiques articulées qui, pour la première fois, mènent à une baisse régulière des défrichements, réduits à 4 571 km2 en 2012. Durant cette période, les programmes financés par l’Agence nationale de la recherche française permettent d’étendre les partenariats et de multiplier les lieux d’étude dans une perspective comparatiste. Les sciences naturelles et sociales sont souvent associées au sein d’un même projet. Pour ce qui concerne les sciences sociales (au sens large), les populations locales et leurs associations deviennent des partenaires incontournables. Notamment autour de la réalisation de cartes participatives avec l’aide d’images satellitaires.
7Cette dynamique se poursuit durant les années suivantes malgré des conditions moins favorables. Entre 2013 et 2018, les groupes de pression liés à l’agro-industrie obtiennent quelques assouplissements des régulations environnementales, et on note une tendance à l’augmentation des défrichements, qui atteignent 7 536 km2 en 2018.
8Les taux de défrichement sont un bon indice de la puissance de la dynamique coloniale, et donc des conflits. De 2018 jusqu’à 2022, ce sont quatre années de suite d’augmentation des défrichements, qui atteignent 13 235 km2 en 2021, et les données partielles de 2022 indiquent un nouveau dépassement. L’appropriation illégale de terres publiques, l’exploitation illégale de bois, l’orpaillage illégal ont toujours existé, mais c’est leur échelle et leur localisation qui font la différence. On estime que 99,8 % des défrichements de 2020 étaient illégaux (L. Marques). Par ailleurs, après que 600 000 km2 ont été défrichés depuis 1980, principalement le long des principales routes, ou à distance raisonnable, l’expansion spatiale de l’extractivisme (agro-industrie, exploitation minière, bois, barrages…)s’attaque maintenant aux aires protégées, en particulier aux Terres indigènes et aux zones occupées par des populations traditionnelles. La multiplication des conflits pose de nouvelles questions à la recherche. Que ce soit au niveau physique (contamination par le mercure et les pesticides, modifications des écosystèmes…) ou social (assassinats, perception de la violence, fractures sociales, cooptations…). On peut également s’interroger sur le fait que les lieux où les défrichements et les conflits sont les plus intenses sont ceux où les politiciens locaux qui adhèrent à la dynamique prédatrice sont plébiscités.
9D’autres questions se posent au niveau géopolitique. En 2020, l’économie mondiale a consommé 100,6 Gt de ressources naturelles (une infime partie venant du recyclage), et cette quantité ne peut qu’augmenter, accentuant la pression extractiviste sur les régions encore riches en ressources potentielles, et donc sur les peuples et les écosystèmes. Pression relayée par les agents économiques qui en tirent bénéfice au niveau national, régional et local. Quelles transformations et régulations seraient-elles nécessaires pour y faire face ?
10Ces nouveaux développements posent indiscutablement une question et de nouveaux défis aux scientifiques, habitués à considérer des faits plutôt que des finalités, le « comment » plutôt que le « pourquoi »… Face à l’effondrement écologique planétaire en cours, la dimension axiologique devient cependant incontournable. Elle est présente de façon croissante au sein même des conférences internationales (COP, définition d’objectifs globaux…) et dans l’approfondissement de diverses approches pour lesquelles l’éthique est centrale : justice climatique, justice environnementale, droits de la nature, etc. Cette dimension est également de plus en plus présente dans les démarches de recherche.
11Il est important de noter que le nombre de recherches réalisées en Amazonie a énormément augmenté durant les trente dernières années, en particulier celles qui sont menées par des chercheurs de la région. Il en va de même du nombre de thèses, notamment ces dernières années.
12Quels que soient la période et le contexte, l’IRD a pu, depuis plus de quarante ans, collaborer avec un nombre important d’institutions scientifiques brésiliennes et amazoniennes, et contribuer avec ses partenaires à l’augmentation des connaissances, que ce soit sur le fonctionnement des écosystèmes amazoniens, les formes de leur utilisation par les populations traditionnelles ou originaires d’autres régions, ou encore les dynamiques qui conduisent à leur dévastation. Le présent volume en est une bonne illustration. Sa présentation et la richesse de son contenu inciteront certainement le lecteur à sortir des disciplines qui lui sont familières pour se laisser guider par sa curiosité et défricher des domaines qui lui sont mal connus… comme l’ont fait beaucoup de chercheurs qui ont participé à des programmes pluridisciplinaires !
Notes de bas de page
1 Signalons ici les travaux pionniers du professeur Eneas Salati, qui fut directeur de l’INPA (Manaus) de 1979 à 1981 puis au début des années 1990. Travaux poursuivis par Antônio Nobre, Carlos Nobre, José Marengo, etc.
2 Voir Gatti L. V. et al., 2021 – Amazonia as a carbon source linked to deforestation and climate change. Nature, 595 : 388-393.
Auteur
Géographe, directeur de recherche émérite de l’IRD
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