8. L’intensification écologique
p. 99-114
Texte intégral
Création d’habitats artificiels en zone côtière
Les expériences passées
1Les habitats artificiels sont encore rares en Haïti. Le premier site d’immersion de « récifs artificiels » (RA) remonte aux années 1990. C’est dans le département du Nord, face aux plages de Cap-Haïtien, que des épaves de voitures ont été immergées (sans leur moteur), pour créer un site de plongée et de pêche récréative accessible de la côte (snorkelling). Peu d’informations écologiques ont pu être collectées sur ce premier site, sinon qu’il a permis de créer des sites richement colonisés et fréquentés par les plongeurs et les pêcheurs locaux (comm. pers. Robert Stryhanyn). Après cette première immersion et du fait d’un résultat intéressant, un deuxième site d’immersion a été développé en 2007. Il s’agit de pyramides en béton de 1 m3 dans 5 m de fond qui ont été rapidement colonisées (photo 24).
2Après ces deux premiers projets, d’initiatives privées, un projet expérimental appelé « ampil poisson » a été mis en place en 2014 sur la partie ouest de l’île à Vache, financé et piloté par l’université américaine de Caroline-du-Nord, dans le cadre de son laboratoire d’écologie appliquée « ABACO Scientist » basé aux Bahamas. Cette expérience visait à installer des RA, constitués de blocs alvéolaires, sur un substrat sédimentaire pour créer ex nihilo un mini-écosystème récifal en offrant des abris, donc des lieux de fixation, aux poissons et crustacés non inféodés aux herbiers de phanérogames marines adjacents. L’hypothèse est que les excrétions de l’ichtyofaune qui pourraient s’installer sur un RA enrichissent en nutriments les herbiers, et développent leur biomasse. L’expérience est intéressante au niveau halieutique, car elle permet de valider l’installation de langoustes et des principales espèces cibles de la pêche côtière (Lutjanidae, Serranidae, Haemulidae). En revanche, il est surprenant que l’objectif de ce RA soit le développement des herbiers tout en les recouvrant, même partiellement. Un bilan coût/bénéfice de l’opération pour l’herbier reste à être réalisé avec précaution à l’issue du suivi, après 7 à 10 ans (photo 25).
3Les trois projets rappelés ci-dessus, bien que de petite dimension et sans suivi scientifique pour deux d’entre eux, sembleraient valider l’intérêt de disposer des RA pour l’installation d’espèces locales, notamment d’espèces cibles halieutiques et le développement d’une faune fixée (corail, éponges…). C’est pourquoi, la présente expertise ambitionne de développer les habitats artificiels aux abords des AMP du Sud de manière à optimiser l’effet de débordement de ces dernières en offrant de nouveaux sites de fixation pour les larves de coraux, d’abris pour les juvéniles et de caches pour les adultes cibles de la pêche afin de coloniser l’espace halieutique bien au-delà des AMP (voir partie IV, R6 Ingénierie écologique). Dans le cadre de cette expertise, une initiative pilote de RA halieutiques, appelée en créole « lakay pwason » (maison à poisson) a été formulée afin d’améliorer l’exploitation halieutique pour environ 200 pêcheurs riverains de la baie d’Aquin.
Des habitats artificiels halieutiques adaptés en Haïti : laquais pwason
4Le principe des habitats artificiels (HA) est simple, il s’agit avant tout de restaurer ou de créer des habitats adaptés aux espèces marines des fonds marins durs, notamment coralliens, tout en protégeant les fonds meubles contre l’usage de filets détruisant les herbiers ou les fonds meubles (Pioch, 2008). L’habitat artificiel agit selon trois étapes : a) l’attraction des espèces marines cibles de la pêche en proposant des habitats adaptés (Lutjans, mérous, langoustes) ; b) la colonisation par ses espèces ; c) la production, l’HA assure alors trois fonctions essentielles : protection (abris aux juvéniles ou aux adultes selon son design), nourricerie et reproduction, tant des algues, coraux et mollusques fixés sur sa surface que des crustacés et poissons adultes qui s’y abritent (Pioch et al., 2010). En règle générale, le succès de la mise en place de HA pour renforcer la productivité du milieu dépend à la fois de trois paramètres. Il s’agit, d’une part, de la qualité des données biophysiques et cartographiques (bathymétrie, courantologie, météorologie, zones de frayères, zones de nurseries, zones de pêche, zones réglementaires et activités maritimes) ; d’autre part, des dispositions de gestion (organisation de pêcheurs, autogestion, réglementation, surveillance) ; enfin, de son design mimant la nature (éthologie des espèces cibles, forme des habitats naturels et fonctions cibles à mimer, disposition, orientation, profondeur) (Salaün et al., 2020). Ces trois aspects sont primordiaux, les données biophysiques et cartographiques permettent l’identification de sites d’accueil appropriés (espèces fonds, apports trophiques, présence d’abri côtier, etc.) ; les dispositions de gestion, lorsqu’elles sont effectives, permettent de gérer la pression de pêche aux niveaux des récifs, pour assurer leur efficacité optimale et la pérennité des stocks. Enfin, les données présidant au design et à la disposition des HA sur les fonds marins assurent les objectifs d’habitats et de fonctions écologiques selon les espèces cibles souhaitées (éthologie) (encadré 2).
Encadré 2
Les différents types d’habitats artificiels préconisés pour la pêche en Haïti
À l’aide d’une dizaine de dessins réalisés avec les pêcheurs (notamment les pêcheurs sous-marins professionnels) et des données de terrain recueillies, quatre designs originaux ont été conçus dans le cadre de cette expertise, en fonction des espèces cibles, mais aussi des matériaux et savoir-faire locaux disponibles : le récif bateau, le récif langouste, l’amas chaotique et l’amas mixte (voir annexe 4, II.3).
Récif bateau, proposant un habitat adapté pour adultes de langoustes, colas, vivaneaux (rose et argenté), sardes et kwokwo. Profondeur de 10 à 40 m.
L’intérêt de cet HA est qu’ilfacilite la pose en mer par son processus de conception en forme de bateau, c’est-à-dire une structure autoflottante qui peut être tirée du bord et immergée par voie d’eau, une fois sur site.
Récif langouste, profondeur de 11 à 25 m.
Ces modules sont des simples plaques de tôles, des dalles en béton ou des bambous liés et lestés, posés sur 4 blocs ou parpaings, sur le principe des « casitas » utilisés par les pêcheurs cubains et de la Caraïbe depuis plus de trente ans.
Amas chaotique,
pour juvéniles de fonds durs coralliens, de 7 m à 12 m.
Blocs de débris de chantiers de construction récupérés et lavés avant immersion (béton, pierre, acier, tôle). Volume de l’amas : 10 à 20 m3 soit 12 à 24 t. La hauteur est comprise entre 1 et 2 m, et la longueur de 7 à 9 m (deux bouées de surface permettent de baliser le site). La taille réduite des blocs permet le transport par les pêcheurs, jour après jour.
Amas mixte,
langoustes et juvéniles d’espèces cibles, profondeur 7 m à 20 m.
Cet HA fait la synthèse entre le récif langouste et l’amas chaotique, en visant deux objectifs sur un module. Il est conçu pour résister à des houles cycloniques (> à 17 m d’après essais en Guadeloupe) et pour une durabilité de plus de cinquante ans.
5Afin de valider ces informations, quatre enquêtes de terrain ont été conduites en 2018 et 2019 dans les départements du Sud et du Sud-Est (voir annexe 4, II.3). Au total, 147 entretiens avec les pêcheurs locaux, complétés de plongées sur les habitats naturels exploités et de reconnaissances éthologiques des espèces cibles, ont permis d’évaluer la faisabilité de pose d’HA. Le principe des récifs artificiels (RA) étant bien accepté par les pêcheurs locaux, ceux-ci ont participé au design des habitats artificiels (encadré 2) ; trois sites prioritaires ont été sélectionnés, un en baie d’Aquin, un autre en baie de Jacmel (ville qui présente l’avantage d’être reliée régulièrement par autocar au marché de Port-au-Prince), et un troisième entre l’îlot de Kaialo et la côte, disposant d’un haut potentiel pour la langouste (fig. 21).
6Un site est particulièrement intéressant pour la pose d’habitat artificiel. Il s’agit de la baie d’Aquin, dans le périmètre situé entre le Lozandier et Grosse Cayes, dans le périmètre de la future Aire marine protégée « baie d’Aquin » (fig. 22).
7Les récifs coralliens y sont rares et se composent principalement de blocs massifs (type Montastrea ou Orbicella). Certains de ces habitats naturels forment des pinacles coralliens (couramment appelés « patates » de corail) de 2 à 3 m, dont les plus richement colonisés sont disposés sur des fonds sableux, exposés au courant dominant avec des formes creuses particulières (hauteur et profondeur). Les habitats artificiels de type « bateau » et « mixte » reproduisent ces habitats naturels pour les espèces cibles (Lutjans, Serranidés, Haemulidés, Caranguidés ou Thazards), alors que les récifs langoustes sont plutôt destinés aux langoustes et que les amas chaotiques le sont à ces mêmes espèces à des stades plus jeunes. Ce site a fait l’objet d’une validation par les pêcheurs et leurs associations via des outils de cartographie participative (voir annexe 4, II.3). Il convient de noter que la zone la plus proche du village, en ce qui concerne l’accessibilité à la rame, correspond au site identifié, ce qui confirme les attentes des pêcheurs pour des sites côtiers, plus rassurants face aux moyens dont ils disposent (petites barques ouvertes, rame, voile, moteur de faible puissance, absence de sécurité).
8Unanimement, les pêcheurs sont favorables aux immersions, même s’ils se posent quelques questions : quelle est la profondeur d’immersion suffisante pour éviter les risques pour la navigation (échouage) ? Peut-on utiliser les habitats artificiels comme attracteurs avec un lamparo (source lumineuse) ? Peut-il y avoir réversibilité de l’installation ? Quels sont le volume et la distance par rapport à la côte et aux récifs naturels ? Sur la base des réponses apportées à ces questions légitimes, les pêcheurs ont contribué à définir le plan d’organisation du site d’immersion, chaque type d’habitat artificiel étant distribué dans l’espace (fig. 23).
9À condition que s’appliquent une bonne gouvernance et une réorganisation du système commercial (partie III) pour les 200 pêcheurs concernés, 10 000 m3 de récifs artificiels immergés pourraient autoriser une production halieutique de 200 à 250 tonnes par an. Si l’on considère qu’un récif sain produit environ 35 tonnes par km2 de biomasse halieutique1, ces 10 000 m3 de récifs artificiels immergés pourraient avoir une production halieutique équivalente à une superficie de 5,5 à 7 km2 de récifs coralliens. Avec une durabilité du béton estimée à 50 ans, un tel projet permettrait de produire 10 000 à 12 500 tonnes de poissons, avec des moyens de pêche locaux (rame, voile ou petites unités motorisées) et des techniques connues et accessibles (hameçon, nasse).
10Cette opération pilote laisse espérer que, dans le cadre d’une gouvernance participative, les pêcheurs participent effectivement à la création d’un réseau d’habitats artificiels et qu’ils en prennent soin, surtout si le réseau est performant, à la fois pour la ressource et pour les écosystèmes. Le réseau peut l’être encore davantage sur le long terme, s’il se relie à une ou plusieurs AMP. Si l’expérience pilote était positive, il conviendrait de multiplier les sites dans le cadre d’un programme national. Le projet expérimental va se poursuivre et s’étaler sur trois années en partenariat avec la BID et des organisations locales (AMP, pêcheurs, entreprises de fabrication des récifs). Il permettra de comprendre les conditions de la réplicabilité et du développement d’un programme national d’habitats artificiels le plus efficient (coût/efficacité) avec, pour objectif, d’abord un site par bassin de pêche (fig. 16), puis dans chacune des grandes communautés de pêcheurs de chaque bassin.
Restauration écologique et création de territoires, les aires marines protégées (AMP)
11Comme la pose de récifs artificiels, les AMP ont pour principal objectif la restauration des habitats dégradés et des populations marines qui les peuplent. Définies par l’IUCN comme « un espace géographique clairement défini, reconnu, spécialisé et géré par des moyens légaux ou d’autres moyens efficaces, visant à assurer la conservation à long terme de la nature, des services écosystémiques et des valeurs culturelles qui y sont associés », les AMP sont des territoires de nature juridique qui compartimentent l’espace en zones auxquelles sont associées des règles qui en limitent l’accès et les usages, voire l’interdisent dans le cas des zones sanctuaire. À ce zonage est associé un plan de gestion, assimilable au mode de fonctionnement de l’AMP. Il ne s’agit pas de créer ex nihilo un nouvel écosystème, mais d’arrêter ou de réduire les pressions anthropiques sur l’écosystème marin afin que celui-ci retrouve sa productivité passée une fois la restauration des habitats achevée. L’intensification écologique est alors le produit de la restauration écologique.
12Depuis plus de vingt ans, la FAO promeut la pêche responsable/durable de manière à maximiser l’utilité économique et sociale des biens que nous fournit la nature tout en réduisant au maximum l’impact de la pêche sur les écosystèmes. Dans ce cadre, la gestion de la pêche par l’interdiction ou la réglementation dans des espaces formalisés juridiquement, réserve de pêche ou AMP, est devenue une pratique de plus en plus courante. On redécouvrait ainsi des pratiques ancestrales. En effet, le contrôle de l’accès aux lieux de pêche est une des formes de gestion halieutique les plus anciennes qui soient. Elle est toujours en vigueur dans l’Indo-Pacifique et depuis vingt/trente ans connaît un renouveau sous la forme des aires marines gérées localement (Locally Managed Marine Areas ou LMMA2). Né dans le Pacifique, le réseau des LMMA a gagné l’océan Indien et commence à s’étendre également dans la Caraïbe, favorisé par de nombreuses ONG qui cherchent à associer la protection de la biodiversité et la gestion locale des ressources naturelles. Les droits d’usages territoriaux pour la pêche (Territorial Use Rights in Fisheries ou TURF) relèvent d’une philosophie analogue. La pêche n’est plus conçue comme une activité régie par la règle du libre accès, mais comme une activité territorialisée. Le Plan national pour le développement de la pêche de 2010 établi par le MARNDR propose les Directives communales comme outil pour permettre une décentralisation de la prise de décision en matière halieutique. Dans ce cadre, il intègre l’idée de contrôle territorial pour l’accès à la ressource à travers la production de décrets permettant de réguler l’accès dans les eaux communales par l’autorité juridique des communes. L’opérationnalisation de cette approche demeure un défi. Une analyse des causes de ces difficultés, couplée avec une étude comparative avec d’autres pays aux contextes similaires serait pertinente.
13En Haïti, les AMP sont de création récente. Ce n’est qu’en 2013, après la création de l’Anap (Agence nationale des aires protégées) relevant de l’autorité du MDE (ministère de l’Environnement) que les premières AMP sont mises en place. Au nombre de neuf, elles sont situées dans le sud du pays pour sept d’entre elles, les deux autres étant situées sur le littoral de la Grande Anse. Fin 2013, une grande aire protégée intégrant les baies de Caracol, de Fort Liberté, de Limonade, et dénommée Parc national des Trois Baies est créée au nord du pays (fig. 24). À noter que quatre autres sont en cours de création : l’aire protégée du Banc des Rochelois, celle des Arcadins, des Quatre baies ainsi que l’aire protégée de la Tortue.
14Si au niveau international les AMP sont désormais considérées comme un outil de gestion de la pêche (Gascuel, 2019), rares sont celles créées spécifiquement pour réguler la pêche. Pourtant, en interdisant tout effort de pêche destructeur à l’intérieur de son périmètre, les AMP ont un effet immédiat sur la surpêche. Dès que l’effort de pêche se réduit, on assiste à la reconstitution des populations de poissons, à un accroissement du nombre des adultes, donc du nombre de reproducteurs. À moyen terme, les chaînes trophiques se reconstituent et se produisent les premiers effets de débordement des adultes : n’ayant plus assez de nourriture dans l’AMP, les prédateurs migrent au-delà, c’est ce que les auteurs de langue anglaise qualifient de spillover effect. L’effectif des reproducteurs étant reconstitué, le nombre de larves et de juvéniles transportés par les courants marins au-dehors de l’AMP s’accroît également de manière importante. Ces effets biologiques de la mise en réserve sont d’autant plus importants que l’effort de pêche est limité dans l’AMP. Les effets maximums sont atteints dans les zones sanctuaires (fig. 25).
15Si le principal objectif de toute AMP est la conservation, il est sous la dépendance des deux autres paramètres de durabilité : l’acceptation sociale et le financement (fig. 26). La création d’une AMP sous-entend la mise en action de moyens : information et formation de la population riveraine et des scolaires, navire de surveillance, plongées de surveillance régulière pour le suivi de la reconstitution de l’écosystème et de son état de santé, cogestion des zones par les populations considérées comme partenaires, et même copropriétaires. La surveillance est d’autant plus efficace et moins coûteuse qu’elle repose sur les pêcheurs eux-mêmes (encadré 3).
16Maintenir une acceptation suffisante des pêcheurs vis-à-vis de l’AMP est une rude tâche. À court terme, ceux-ci perdent une partie de leur territoire de pêche passé et donc une partie de leur capacité de revenus, sans que la baisse de production halieutique qui en découle soit compensée par une augmentation du prix du poisson. Plus leur territoire de pêche est amputé, plus faible sera leur acceptation de l’AMP.
17Une AMP sanctuaire, dont la totalité de la superficie serait interdite à tout usage, n’aurait des effets positifs pour la pêche qu’au bout de six à dix ans au mieux, avec entre temps un risque élevé d’une très faible acceptation sociale de la conservation. Pour devenir plus rapidement un bon outil de gestion halieutique, l’AMP doit combiner une zone sanctuaire et des zones suffisamment vastes pour assurer la viabilité économique des populations riveraines qui bénéficieront d’accès réservés et s’impliqueront dans la cogestion des ressources. L’accès réservé est un des grands avantages des AMP pour « contrecarrer » la règle du libre accès pour les nationaux dans les eaux territoriales, cause de surpêche et d’appauvrissement des populations de pêcheurs locaux. Une exclusivité dans l’exploitation halieutique incitera ces derniers à considérer les stocks halieutiques comme un capital naturel et un patrimoine à transmettre à leurs enfants (voir annexe 4, II.4 ; III.4).
18L’ingénierie écologique doit venir en appui à la création d’AMP en proposant des habitats artificiels qui viendront optimiser la diffusion spatiale de l’effet de débordement sur les eaux avoisinantes et améliorer l’acceptation sociale de l’AMP par les pêcheurs. Dès leur mise en place, les HA vont en effet permettre à plusieurs des espèces ciblées par la pêche de s’abriter. Plus l’HA va se couvrir de coraux et de larves, plus il va jouer un rôle de dispositif de concentration de poissons ; il permettra aux pêcheurs d’accroître leur production, surtout s’ils ont l’exclusivité de son usage et de la gestion des populations marines qu’il abrite. La pose de HA à proximité des AMP doit donc être présentée aux pêcheurs comme une mesure leur permettant, d’une part, de compenser en partie la baisse d’effort de pêche qui leur est demandée en raison de la création de l’AMP et, d’autre part, une opportunité pour avoir en plein usage et gestion un nouveau territoire de pêche aux potentialités productives qui n’iront qu’en s’accroissant avec le temps.
Agrégation de la ressource halieutique au large : les DCP ancrés
19L’usage des dispositifs de concentration de poisson (DCP) ancrés est apparu dans toute la région des Caraïbes dès la fin des années 1980 (Reynal et al., 2000). Lors du symposium international tenu en 1999 aux Trois-Îlets en Martinique, il a été présenté comme un soutien au développement durable dans la Caraïbe (Le Gall et al., 2000). Il a fait l’objet d’un groupe de travail de la FAO/Copaco, de projets (Dauphin, Magdelesa3, Carifico4) dans le cadre desquels des ateliers régionaux se sont tenus (CFRM, 2013), et d’un atelier de rédaction de manuels de bonnes pratiques en 2015 à Saint-Vincent-et-lesGrenadines (CFRM, 2015).
20En Haïti, l’attraction que les masses flottantes exercent sur la ressource a conduit les pêcheurs à construire de façon artisanale des DCP faits de végétaux et de matériaux de récupération, qui se prolongent sous l’eau par des filets, des cordages, des casiers. L’amarrage de feuilles de cocotiers en surface, couvrant environ 10 m2, est le plus ancien agrégateur de poissons volontairement disposé par les pêcheurs (utilisé depuis une quarantaine d’années). Aujourd’hui est plutôt adopté un système de capture constitué de flotteurs faits de bouteilles, de nasses flottant entre deux eaux et de nasses calées ancrées au fond par une roche ou une pièce métallique tel un moteur de voiture. Ce dispositif permet de capturer des petits pélagiques utilisés en appât. L’usage de ces DCP artisanaux a conduit à un redéploiement de l’effort de pêche progressif en direction des ressources grands pélagiques du large, dans des bathymétries supérieures à 100 m et pouvant aller jusqu’à 1 000 m, voire 2 000 m dans les zones les plus accores. À ces grandes profondeurs, le DCP artisanal laisse la place au DCP moderne, construit selon des plans largement diffusés à l’échelle internationale par la FAO (Ben-Yami et al., 1990) ou des organisations régionales comme la Communauté du Pacifique sud (Gates et al., 1996). Les DCP ancrés permettent la capture des grands pélagiques et particulièrement des espèces migratrices : thon, thazard, dorade coryphène…
21À partir de 2003, à l’initiative de l’État, des agences internationales, telles la BID ou la FAO, et surtout de la coopération hispano-haïtienne, l’installation de DCP s’est faite au large des côtes du département du Sud-Est. Au début de l’année 2008, le mouillage de 24 DCP, à raison de trois DCP par commune, a été programmé. Le temps nécessaire pour préparer les associations de pêcheurs à développer la pêche sur DCP, notamment la diffusion des informations relatives à la conception, à la fabrication et à la mise à l’eau des DCP (Gervain et al., 2015), à exploiter des ressources collectivement et à s’intégrer dans une filière a conduit à installer les DCP en 2011 seulement. Par ailleurs, suite aux formations délivrées par l’État et plusieurs ONG, la « technique du bidon » s’est généralisée. Elle consiste en l’utilisation de bidons attachés à une ligne dérivante verticale d’une longueur de 80 à 200 m employée pour la capture de gros individus en profondeur (thons jaunes et marlins en particulier).
22L’hameçon, généralement unique, est appâté avec de petits thons vivants « bonites » (Katsuwonus pelamis, Thunnus alalunga). Jusqu’à une douzaine de bidons peuvent être mouillés simultanément autour du DCP et surveillés visuellement par une ou deux équipes de pêcheurs (fig. 26).
23Chardonnières est la commune d’Haïti la mieux équipée en DCP. La proportion de sorties sur DCP y atteint les 60 %. Deux associations sont responsables de cette dynamique : l’Apec (Association des pêcheurs de Chardonnières), créée en 2002 et forte de 173 membres dont 60 pêcheurs actifs, 13 pêcheurs non actifs, 100 femmes marchandes ; le RPOC (Regroupement de pêcheurs organisés de Chardonnières) créé en 2009 et comprenant 48 membres, tous pêcheurs actifs. À Bainet, les pêcheurs sont regroupés en une fédération dénommée Ucapeb (Union communale des associations de pêcheurs de Bainet). Des embarcations en fibre de verre leur ont été fournies avec des moteurs hors-bord et du matériel de sauvetage par le MARNDR, Food for the Poor, la FAO… Les pêcheurs de Chardonnières sur DCP capturent en moyenne à l’année 10 550 livres de poissons (environ 5 tonnes) pour une valeur marchande d’environ 357 046 gourdes (de 4 800 à 5 000 euros). À titre de comparaison, les autres pêcheurs du village capturent une moyenne annuelle de 4 594 livres de poissons (2,25 tonnes) correspondant à un revenu de 247 037 gourdes (3 000 à 3 500 euros). Même si elle offre un revenu plus important, la pêche sur DCP reste limitée du fait de sa nature aléatoire (moins, cependant, que la pêche à la traîne) et de l’éloignement des lieux de pêche ; toute sortie infructueuse grève le budget de fonctionnement des pêcheurs. L’arrivée des DCP et de la motorisation (selon les ports, 92 à 100 % des sorties sur DCP utilisent un moteur) n’a guère allégée la pression sur les zones côtières, mais a simplement permis de valoriser des ressources peu ou pas exploitées (telles que le thon à nageoires jaunes et le marlin bleu) en les rendant accessibles aux petites unités non pontées qui constituent l’essentiel de la flotte de pêche artisanale de la région, à condition que l’éloignement ne soit pas trop important (voir annexe 4, I.4).
24Les pêcheurs se forment et peu à peu modifient leurs pratiques, les rationalisent. Ils se regroupent, essaient de faire face aux contraintes de la modernisation, adoptent des modes de cogestion des zones, deviennent responsables des mises en territoire. Mais l’aide qui leur est apportée n’est pas assez généralisée, ou des obstacles majeurs « brisent » la chaîne : absence de chantiers navals pour des constructions d’embarcations idoines, absence de règlements pour assurer la sécurité des hommes, absence de routes maritimes strictes qui augmente le risque de destruction des DCP par des navires de commerce. Le parc des embarcations reste fragile. La plupart ne répondent pas aux normes internationales de sécurité en mer ; elles ne sont ni pontées, ni dotées d’abri pour les pêcheurs, toutes sont sous-dimensionnées pour naviguer au-delà de la mer territoriale. Les motorisations trop faibles allongent le temps de trajet vers les DCP, réduisant d’autant le temps de pêche sur place. Ces nombreuses difficultés doivent être prises en compte, et les solutions définies localement devront être un point clé des enseignements à partager. Il est essentiel de veiller à ce que les connaissances acquises par les différents groupes de pêcheurs soient diffusées et capitalisées afin que les savoirs et savoir-faire en Haïti concernant les DCP puissent encore progresser, et que la pêche artisanale de grands pélagiques devienne un des principaux piliers du développement halieutique d’Haïti (voir partie IV, R8 DCP et pêche démersale profonde).
Notes de bas de page
1 Cette valeur est loin d’être surévaluée. Ainsi à Mayotte, la biomasse de poisson est estimée à 90 t/km2 (Wickel et al., 2006). Dans les récifs coralliens vierges de l’océan Indien occidental, elle peut atteindre 120 t/km2 (Trégarot et al., 2020).
2 Voir le site https://lmmanetwork.org/
4 https://www.crfm.int/index.php?q=carifico+project&option=com_finder&view=search%20&Itemid=186
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