1Le milieu marin exploité par la pêche artisanale haïtienne héberge plusieurs biotopes abritant de nombreuses espèces qui offrent des potentialités non négligeables en matière de pêche et d’aquaculture marine (Célestin, 2004). Aux trois écosystèmes majeurs qui caractérisent les milieux insulaires de la mer des Caraïbes : les mangroves, les récifs coralliens et les herbiers de phanérogames marines qui occupent le littoral et les « petits fonds » de la partie supérieure de la plateforme insulaire, s’ajoutent les écosystèmes de la zone néritique puis les écosystèmes benthiques et démersaux du tombant de la plateforme et de sa partie basse, les écosystèmes pélagiques côtiers et hauturiers, les espèces mésopélagiques et les espèces bathypélagiques et bathyales (fig. 9).

Figure 9 – Principales subdivisions de l’habitat marin.

2D’une manière générale, les habitats marins d’Haïti sont mal connus, y compris les plus côtiers comme l’atteste le peu d’informations concernant Haïti dans les atlas mondiaux des mangroves et des récifs coralliens (Spalding et al., 1997 ; Spalding et al., 2001). Les écosystèmes marins les mieux inventoriés sont ceux situés autour de l’îlot Navassa. Les récifs coralliens de la côte des Arcadins ont également fait l’objet d’inventaires écosystémiques au milieu des années 2000 (Bouchon et al., 2006 ; Bouchon-Navarro, 2006). La mise en place d’aires marines protégées dans le sud du pays et au nord dans la zone des Trois Baies a été l’occasion d’apporter de nouvelles connaissances sur les écosystèmes mis en protection. En 2014, la Fondation pour la protection de la biodiversité marine (Foprobim) a dressé un inventaire rapide des mangroves, récifs coralliens et herbiers à l’échelle du pays (Wiener, 2013). Le développement de la télédétection satellitaire à haute et très haute résolution ces dix dernières années a également permis de dresser les premières cartographies des habitats côtiers d’Haïti (fig. 10).

Figure 10 – Habitats côtiers d’Haïti (mangroves, récifs coralliens et herbiers de phanérogames marines et aires protégées, 2021).

Les récifs coralliens

3À l’échelle de la planète, les récifs coralliens occupent une place exceptionnelle dans le domaine de la biodiversité marine puisqu’ils abritent environ un tiers des espèces des mers et océans (Moberg et Folke, 1999 ; Reveret et Dancette, 2010). Leur contribution à la sécurité alimentaire des populations littorales de la zone inter-tropicale est essentielle (Hugues et al., 2012). Or cet écosystème est sous les pressions conjointes des activités humaines et du changement climatique (Salvat, 1987 ; Pendleton et al., 2016), et les massifs coralliens en bon état de santé sont de moins en moins nombreux. La Caraïbe est la zone corallienne la plus dégradée de la planète, comme l’attestent les évaluations mondiales des récifs conduites durant la décennie 1998-2008 par le GCRMN (Gobal Coral Reef Monitoring Network), structure technique associée à l’ICRI (International Coral Reef Initiative1) en charge du suivi de l’état de santé des récifs coralliens à l’échelle mondiale (Wilkinson, 1998 ; 2000 ; 2002 ; 2004 ; 2008). La tendance d’une évolution de l’écosystème corallien vers un écosystème dominé par les macro-algues a été notée dès le début des années 1990 (Hughes, 1994) puis confirmée dix ans plus tard (Bellwood et al., 2004). Toutefois, les observations de terrain montrent que la résilience des coraux semble plus élevée que prévu (Bruno et al., 2009) ; les coraux qui subissent des stress anthropiques locaux fréquents s’y sont adaptés et semblent moins vulnérables au changement climatique (Bruno et Valdivida, 2016). Dans ce contexte, il est essentiel de disposer d’informations précises concernant la situation des massifs coralliens et de suivre leur état de santé. En ce domaine, Haïti fait figure de « parent pauvre » de la Caraïbe. C’est l’unique pays (sur 35) à ne pas avoir fourni de rapport national pour l’étude du GCRMN sur l’évolution de l’état de santé des récifs de la région entre 1970 et 2012 (Jackson et al., 2014). Le même constat peut être fait pour l’analyse des impacts de l’épisode de blanchissement massif qui a affecté les écosystèmes coralliens de la Caraïbe en 2005 (Wilkinson et Souter, 2008). Aucun inventaire des espèces coralliennes n’a encore été produit à l’échelle nationale, même si des informations existent à l’échelle locale ; ainsi 51 espèces de coraux, 43 d’octocoralliaires et 21 d’échinodermes ont été recensées dans le parc national des Trois Baies (Kramer et al., 2016). L’unique inventaire national des récifs d’Haïti qui ait été fait ne porte que sur les surfaces occupées par les communautés récifales. Il est tiré de l’analyse d’images satellite réalisée à la fin des années 1990 pour l’atlas mondial des récifs (Spalding et al., 2001) ; il montre que les récifs coralliens sont distribués tout au long du linéaire côtier (incluant les îles de la Gonâve, de la Tortue, à Vache, Cayamites) et couvrent environ 450 km2. Depuis, la résolution spatiale des satellites d’observation de la terre s’est améliorée. De 1985 à 2000, la plus petite unité spatiale détectable est passée de 900 m2 à 16 m2. Aujourd’hui, elle est parfois inférieure au m2, ce qui permet une cartographie bien plus précise. Dans le cadre de la présente expertise, une cartographie en 15 classes de l’île de la Gonâve a été réalisée (fig. 11).

Figure 11 – Cartographie récifale de l’île de Gonâve réalisée à l’aide de satellites à très haute résolution spatiale.

4Ce type de cartographie est très utile s’il est complété par des mesures in situ. En l’absence d’une équipe scientifique locale permettant de suivre régulièrement l’évolution des habitats coralliens pour évaluer les effets de la pression anthropique, mais aussi du changement climatique, seul un suivi embryonnaire des récifs est assuré par l’ONG Reef Check. Axé sur le taux de recouvrement des habitats coralliens et la production d’indicateurs, le protocole Reef Check est suffisamment simple pour pouvoir être mis en œuvre par des non-professionnels, des plongeurs volontaires formés par des biologistes marins ; mais il est suffisamment précis pour détecter les changements de l’écosystème corallien lorsque les suivis sont effectués à des intervalles de temps réguliers, ou pour estimer les dégâts après le passage d’un cyclone ou des épisodes de blanchissement, comme en 1987 et 2005. Reef Check peut donc être déployé à coût réduit sur un grand nombre de sites si le nombre de personnes mobilisables le permet.

5Les suivis effectués ces dernières années montrent que près de 80 % des récifs coralliens haïtiens sont aujourd’hui fortement dégradés, victimes des ouragans, du réchauffement des eaux, de la sédimentation provenant des bassins versants et des pollutions d’origines agricole ou urbaine. S’ajoute la surpêche, qui entraîne la disparition des poissons brouteurs. Petit à petit, les coraux se recouvrent d’algues et les récifs coralliens disparaissent au profit des récifs algo-coralliens spongiaires. Ainsi les suivis effectués par Reef Check en 2011 ont montré que les colonies coralliennes vivantes occupaient moins de 10 % des substrats durs quand les macro-algues et les éponges en couvraient environ 50 %. Cette évolution est particulièrement préoccupante, car toute barrière récifale et tout front récifal de récifs frangeants en bon état constituent une protection essentielle contre l’érosion côtière. Tous deux brisent l’énergie des vagues et de la houle, permettant ainsi le développement des herbiers de phanérogames marines dans les zones de dépression du platier récifal où les sédiments s’accumulent.

Les herbiers

6Constitués de huit espèces de phanérogames, les herbiers d’Haïti se développent dans des zones abritées, des parties basses de la zone intertidale aux fonds de moins de 15 m, à l’exception de deux espèces qui s’étendent jusqu’à 25 et 30 m de profondeur. Du fait de la bathymétrie d’Haïti, les zones d’herbiers sont étroites et leur superficie s’en trouve réduite. Ce sont des sites d’alevinage et des sources alimentaires pour les poissons herbivores (perroquets, labres, demoiselles, bourses…), les mollusques dont le lambi, Lobatus gigas, et les autres strombes. Parmi ces espèces, l’herbe à tortue, Thalassia testudinum, joue un rôle essentiel comme habitat préférentiel de la macrofaune marine.

7Les informations détaillées sur ces herbiers, leurs compositions spécifiques et leurs localisations sont rares, mais trois études peuvent être signalées. Réalisée au nord de la baie de Port-au-Prince, la première rend compte d’un bon état des herbiers de cette région, peu impactés par les dépôts sédimentaires et constitués en majorité de Thalassia testudinum et de Syringodium filiforme (Louis et al., 2006). Conduite dans la région de Port Salut, la deuxième fait état de la présence d’Halodule beaudettei avec les espèces précédentes (Reef Check, 2013). La dernière étude a été effectuée dans le cadre de la proposition d’instauration de dix AMP formulée par Foprobim et Reef Fix (Wiener, 2013). Sur les dix sites inventoriés, seul l’herbier de Caracol (les Trois Baies) couvre de vastes étendues : 7 140 ha. Sur les neuf autres sites, l’imbrication entre les herbiers et les coraux durs n’a pas permis d’estimer les surfaces. En revanche, l’état de santé des herbiers a pu être évalué. Il a été jugé bon pour six herbiers (notamment à Caracol), moyen pour deux autres et très dégradé pour le dernier, situé à Gonaïves-Grande Saline.

8Les herbiers sont vulnérables aux épisodes de dépôts massifs de sédiments lorsque les fortes pluies s’accompagnent d’une forte érosion du sol des bassins versants. Lors des cyclones, les vagues de tempête qui passent par-dessus le front récifal peuvent entraîner le déchaussement des plants. Les herbiers sont également vulnérables aux pollutions organiques ou d’hydrocarbures, à l’arrachage imputable au passage des ralingues inférieures lestées des sennes de plage, au mouillage des ancres qui, selon la vitesse que le courant imprime à l’embarcation, peuvent parcourir de 10 à 20 m avant de « crocher » de manière définitive.

Les mangroves

9Les mangroves sont l’unique exemple de forêt maritime qui existe au monde. Confrontées à deux contraintes rédhibitoires pour toutes les plantes terrestres, à savoir la sursalure du milieu et l’asphyxie du sol sur lequel elles poussent, elles ont développé deux formes d’adaptation : des racines aériennes qui leur permettent de capter l’air de l’atmosphère à marée basse, et une pression osmotique exceptionnelle grâce à laquelle elles tolèrent des salinités parfois bien supérieures à l’eau de mer. Elles se développent principalement en zone abritée sur des substrats meubles (limon, vase, sable) en front de mer ou en position d’interface entre les eaux marines et les eaux continentales (estuaires, embouchures de rivière). Plus le milieu est salé, moins les mangroves atteignent une haute taille. Dans les zones distantes du front de mer qui ne sont baignées par les eaux marines que lors des grandes marées, l’évaporation de l’eau de mer entraîne une forte salinité. Dans ces conditions extrêmes, les mangroves utilisent toute leur énergie pour lutter contre la sursalure et n’atteignent que le stade arbustif. Dans les zones les plus salées, appelées « tanne », le sol reste nu, aucune espèce de mangrove ne pouvant se développer dans ces conditions.

10Les mangroves d’Haïti sont constituées de quatre espèces principales. Les palétuviers rouges (Rhizophora mangle) sont les plus tolérants à la salinité. Ils peuvent se développer en front de mer dans les eaux marines soumises aux marées et forment 80 % des peuplements de mangrove d’Haïti. Les palétuviers noirs (Avicennia germinans) poussent dans les zones abritées, inondées à chaque marée. Ils représentent 15 % des peuplements de mangrove d’Haïti. Les palétuviers blancs (Laguncularia racemosa) préfèrent les zones les moins salées, ils n’occupent que 5 % des surfaces de mangrove du pays, tandis que le palétuvier gris (Conocarpus erectus) est encore plus rare (1 % des mangroves d’Haïti). Il se rencontre en lisière de mangrove, au contact de la forêt de l’intérieur des terres (Aubé, 1999 ; Wiener, 2014 ; MDE, 2016 ; Kramer et al., 2016).

11Deux autres espèces plus rares de palétuviers ont été signalées : l’une par le NMHN de Washington, Avicennia marina, sur l’île de la Tortue (GBIF, 2019) ; l’autre, A. schueriana, dans la mangrove de Fort-Liberté (Kramer et al., 2016).

12La première estimation des superficies couvertes par les mangroves à l’échelle nationale a été effectuée en 2015 à l’aide d’images du satellite Landsat. L’évolution diachronique de ce capital naturel a aussi été effectuée, des images du satellite Landsat étant disponibles pour les années 2015, 1995 et 1985 (Cyprien, 2016). En trente ans, la superficie est passée de 14 200 ha à 13 600 ha, soit une régression de 4 % (600 ha). Au total, 94 % des mangroves du pays se distribuent en vingt massifs forestiers. Sur la période 1985-2005, sept d’entre eux ont connu une croissance significative (+ 25 %), passant de 2 010 à 2 656 ha ; huit massifs ont été amputés de 39 % de leur surface, régressant de 2 810 à 1 706 ha. Les cinq autres massifs, les plus importants du pays (8 520 ha), ont peu évolué. Parmi ceux-ci figure la mangrove de Caracol, dont les près de 2 000 ha sont abrités par une barrière de corail qui les protège de la houle et des vagues (fig. 12). Les mangroves situées près des centres urbains sont celles qui ont le plus fortement régressé pendant la période 1985-2015 (Cyprien, 2016). La région de Cap-Haïtien est emblématique de cette évolution (fig. 13). Déjà lors de la décennie 1978-1989, les coupes de bois pour la production de charbon avaient entraîné une dégradation de 43 % des superficies de mangroves en bordure de la ville (Aubé, 1999), prélude à leur occupation par les populations urbaines les plus pauvres qui y trouvent un foncier gratuit. Au total, en trente ans (période 1985-2015), 48 % des mangroves de la région de Cap-Haïtien ont disparu (fig. 13).

Figure 12 – La mangrove de Caracol en 2016 (image spot 7) et évolution 1985-2015.

Figure 13 – La mangrove de la région de Cap-Haïtien en 2016 (image spot 7) et évolution 1985-2015.

13La régression des mangroves est hautement dommageable. En bordure de zones urbaines, elles assurent une fonction d’épuration des eaux domestiques usées. En bordure de récifs coralliens, elles assurent un autre service écosystémique de régulation en piégeant une partie des sédiments provenant de l’érosion des bassins versants entraînés vers le milieu marin par les pluies intenses. Elles évitent ainsi qu’une partie des récifs ne soit affectée par un épisode de blanchissement, car les eaux trop turbides empêchent les micro-algues zooxanthelles qui vivent en symbiose avec les polypes coralliens d’assurer leur photosynthèse.

14Les mangroves sont également très efficaces dans le rôle de stockage du carbone. Des études en Guyane et au Gabon ont ainsi pu montrer que des mangroves de haute taille pouvaient stocker 1 000 tonnes de carbone à l’hectare (Messame Me Mba et al., à paraître). Elles jouent aussi un rôle essentiel dans le renouvellement des populations marines en hébergeant les juvéniles de nombreuses espèces qui trouvent dans ce milieu des abris contre les prédateurs.

15Les mangroves d’Haïti sont propriété de l’État et sont protégées par la loi. L’arrêté ministériel du 10 juillet 2013 réaffirme l’interdiction de construction dans les mangroves, de la chasse et de la pêche et de l’exploitation du bois, et prévoit la « restauration systématique » des mangroves dans les cinq ans suivant l’arrêté (Martelly, 2013). Depuis, huit opérations de réhabilitation des mangroves ont été réalisées dans le pays.