Introduction

1Les États du monde, qu’ils soient « du Nord » ou « du Sud », ont choisi, à différents moments historiques et pour des raisons variables, des options de régulations diverses en matière de distribution pharmaceutique. Ces options se cristallisent autour de la question du monopole du pharmacien, octroyé par l’État, et de son étendue variable suivant les pays.

2La France est le pays emblématique dans lequel l’application de ce monopole est la plus extensive¹ (Fouassier, 2017). Il s’agit dans ce pays d’une institution ancienne qui s’est peu à peu formée entre le xi^e et le xviii^e siècle (Leca et al., 2017) et qui a été établie par la « loi germinal », sous Napoléon Bonaparte le 21 germinal an xi (1803), alors que la préparation industrielle des médicaments n’a pas encore cours. Ce monopole a été octroyé aux pharmaciens en France en échange de leur constitution en véritable profession, dont l’exercice exige une compétence garantie par un diplôme (Guerriaud, 2017). Tout au long du xx^e siècle, le champ de la pharmacie s’est constitué dans ce pays à travers la consolidation de la profession de pharmacien (Van den Brink, 2017). Il en a été très différemment au Royaume-Uni, où ce domaine d’activité s’est structuré par le marché et sur le modèle du libre-échange. Stuart Anderson (2005 : 79) précise que, à travers le Pharmacy Act de 1868, « l’accent mis sur le “commerce” par opposition aux activités de dispensation a été maintenu² ». Le modèle de distribution au détail anglais est décrit aujourd’hui comme étant « basé sur l’ouverture du capital des pharmacies d’officine ainsi que sur une approche économique de la profession […] L’ouverture du capital des officines doit permettre d’augmenter la compétitivité et de favoriser la baisse des prix, l’intérêt économique étant mis en exergue » (Debarge, 2011 : 202).

3Le monopole pharmaceutique peut s’appliquer à différents aspects de la pratique de la pharmacie. Il peut s’agir d’un monopole professionnel, autrement dit d’accès à la profession : seuls les pharmaciens peuvent fabriquer et/ou distribuer des médicaments. Il peut s’agir d’un monopole officinal, autrement dit de dispensation : les médicaments doivent être vendus au détail uniquement en pharmacie. Enfin, il peut s’agir d’un monopole de propriété : seuls des pharmaciens peuvent être propriétaires d’un établissement dans lequel la pharmacie se pratique, qu’il s’agisse de la fabrication du médicament et/ou de sa distribution grossiste et/ou détaillante (Leca et al., 2017). En France, les actes réservés aux pharmaciens sont la préparation des médicaments humains, qu’elle soit industrielle, magistrale, hospitalière ou officinale, la vente en gros et celle au détail. En contrepartie du monopole qui leur est concédé, les pharmaciens ont des obligations afin d’assurer leurs missions de santé publique. « Une des plus importantes contreparties est celle de l’exercice personnel et exclusif : “le pharmacien titulaire d’une officine doit exercer personnellement sa profession […] Il en va de même pour le pharmacien responsable (ainsi que ses délégués et adjoints) assurant la fabrication ou la distribution en gros des médicaments”. » (Guerriaud, 2017 : 24-25). L’exercice personnel est fortement requis pour la pharmacie d’officine, dont le pharmacien titulaire ne peut avoir d’autre activité. En outre, le pharmacien d’officine doit dispenser les informations et les conseils nécessaires au bon usage du médicament. Ce point est un autre des piliers forts de la justification du monopole en France, rappelé dans le code de déontologie du pharmacien. Il est souvent précisé en matière de pharmacie dans ce pays que « le médicament n’est pas un produit comme un autre et il nécessite à cet égard de respecter les précautions d’emploi ou encore les contre-indications […] Chaque fois qu’il lui paraît nécessaire, le pharmacien doit inciter ses patients à consulter un praticien qualifié […] Ainsi le pharmacien officinal doit là encore faire passer les intérêts de la santé publique avant ses intérêts économiques » (Guerriaud, 2017 : 25).

4Mais les historiens nous rappellent que l’octroi par l’État français de ce monopole au pharmacien fait partie d’un mouvement plus vaste à travers lequel, depuis la Révolution française, l’État entretient un rapport privilégié de protection aux professions juridiques, médicales et pharmaceutiques : les professions libérales³. Selon Jean-Paul Gaudillière, « dans ce système de professions, le statut du médicament a d’abord visé à défendre le monopole de préparation et de vente accordé aux pharmaciens diplômés au nom de leurs compétences scientifiques » (Gaudillière, 2005 : 133). Ainsi, les actes réservés au pharmacien lui assurent également un monopole économique, « en défendant l’accès à la profession et une vente exclusive » (Guerriaud, 2017 : 12). Le pharmacien n’est pas seulement un professionnel de santé, il a aussi un « statut de commerçant ou exerce sa profession au sein d’une entreprise commerciale ». Il réalise presque toujours des « actes de commerce rémunérés par une marge de nature elle aussi commerciale » (Fouassier, 2017 : 52).

5Le caractère particulièrement polémique des débats qui agitent actuellement la question du monopole pharmaceutique en Europe est à souligner. Brandissant alternativement les exigences de la santé publique ou la primauté de la liberté économique et de la mise en concurrence des acteurs économiques, les tenants ou les détracteurs du monopole s’opposent régulièrement. Il est fréquemment rappelé, en France notamment, que ce monopole permet de respecter au mieux les exigences de la santé publique. Il s’agirait d’« un remarquable outil au service de la sauvegarde de la sécurité sanitaire » (Guerriaud, 2017 : 11), ce sur quoi ne s’accordent généralement pas les experts de la pharmacie anglais et américains. Nous entendons à travers ce chapitre interroger ce monopole et les conséquences de son application variable au Bénin et au Ghana en matière de distribution de détail et de gros, dans la lignée des legs institutionnels et juridiques de leurs anciennes puissances coloniales⁴.

Des différences législatives concernant la distribution pharmaceutique

Pharmacies, dépôts pharmaceutiques et OTC Medicines sellers

6Au Bénin, tout comme en France, le monopole du pharmacien prévaut. Il a été établi par l’ordonnance n^o 73-38 du 21 avril 1973, portant création et organisation de l’Ordre national des pharmaciens⁵. L’officine y est définie comme « un établissement de santé ouvert et dirigé par un pharmacien propriétaire », affecté à l’exécution des ordonnances, à la préparation des médicaments et des produits pharmaceutiques. La distribution au détail des médicaments se pratique au Bénin légalement uniquement dans ces officines de pharmacie privées⁶. Tout comme dans la loi française, le pharmacien titulaire doit être inscrit à l’Ordre des pharmaciens et ne peut être propriétaire que d’une seule officine. En 2015, il existait 243 officines privées en exercice dans le pays⁷. Elles sont autorisées à vendre l’ensemble des médicaments enregistrés au Bénin⁸.

7Au Ghana, deux types de licences sont octroyés pour la vente des médicaments au détail. Il existe, d’une part, la licence générale, celle des pharmacies gérées par un pharmacien diplômé, enregistré auprès du Pharmacy Council, mais dont il n’est pas forcément le propriétaire, il peut être un employé⁹. D’autre part, la licence limitée est octroyée aux OTC Medicines sellers, communément appelés chemical shops, qui sont gérés par des non-pharmaciens se prévalant néanmoins d’un niveau scolaire minimum (le certificat de fin d’études secondaires, Middle School Leaving Certificate¹⁰) et devant suivre obligatoirement et régulièrement des séances de formation continue (post registration training)¹¹. Les commerces sont inspectés par les agents du Pharmacy Council et doivent respecter certaines conditions en termes notamment d’espace et d’aération avant d’obtenir une autorisation¹². À la différence des pharmacies, la licence pour les OTCMs est octroyée pour une personne qui opère dans un unique magasin.

8En 2015, il existait au Ghana 2 175 pharmacies d’officine et 10 424 OTCMs¹³. Les pharmacies installées au Ghana sont autorisées à vendre l’ensemble des catégories de médicaments stipulées dans les classifications de la FDA, à savoir les médicaments vendus sur prescription médicale uniquement (prescription only medicines, également appelés Class A drugs), ceux que les pharmaciens peuvent conseiller eux-mêmes au regard de leurs compétences scientifiques (pharmacy only medicines, également appelés Class B drugs) et les médicaments Class C (ou OTC Medicines)¹⁴. Dans les OTCMs, seuls sont autorisés à la vente les médicaments classés C par les autorités, parmi lesquels se trouvent ceux qui sont inclus dans certains programmes de santé publique, comme la lutte contre le paludisme ou le planning familial. Les antibiotiques, mis à part le Cotrimoxazole, ne sont officiellement pas vendus dans ces commerces.

9Au Bénin, bien que le statut des médicaments OTC ne soit pas reconnu, il existe depuis 1975 des dépôts pharmaceutiques privés, installés en milieu rural, dont les propriétaires ne disposent pas du diplôme de pharmacien, mais d’un niveau scolaire au moins équivalent au certificat d’études primaires élémentaires, et ont reçu une « formation appropriée » au démarrage de leurs activités (article 1 du décret n^o 2000-410 du 17 août 2000). Ils sont autorisés à vendre des médicaments de première nécessité selon une liste limitative¹⁵. Ils ont été mis en place de manière à élargir l’offre pharmaceutique dans le pays, mais ils sont soumis à une législation stricte qui freine le développement de leurs activités¹⁶. En effet, dans le respect du monopole du pharmacien, ils sont placés sous la supervision d’un pharmacien, et l’installation d’une pharmacie dans un rayon de moins de 10 km implique la fermeture du dépôt. Le dépositaire doit s’approvisionner auprès d’un pharmacien d’officine. Les produits doivent être vendus au prix public alors qu’ils sont achetés selon une marge préétablie au pharmacien, qui les vend ainsi au dépôt à un taux supérieur à celui qu’il a lui-même acheté aux grossistes. Cette catégorie d’acteurs de la distribution pharmaceutique est ainsi peu développée au Bénin et leur nombre tend à décroître : ils étaient 279 en 2006, 250 en 2007, 179 en 2013 et 165 en 2018¹⁷.

10Dans les deux pays, les pharmacies ne sont pas également distribuées à l’échelle du territoire national. Elles sont surtout présentes en milieu urbain. Au Bénin, en 2015, sur les 243 pharmacies en exercice dans le pays, 97 se trouvaient dans la capitale économique, Cotonou, 29 dans les villes immédiatement limitrophes à l’ouest, Godomey et Abomey-Calavi, et 33 dans la capitale administrative, Porto-Novo, située à 42 km au nord-est de Cotonou, c’est-à-dire toutes en ville et au sud du pays. Au Ghana, sur les 2 175 pharmacies que comptait le pays en 2015, 1 323 se trouvaient dans la mégalopole d’Accra (Greater Accra). À Accra même, nos enquêtes de terrain ont souligné que les pharmacies étaient majoritairement présentes dans les quartiers les plus huppés de la ville (Agblevor, 2016). Dans la zone semi-rurale où nous avons travaillé dans ce pays, Breman Asikuma dans la région Centre (Central region), aucune pharmacie n’était présente. Au Bénin, la zone semi-rurale où nous avons mené nos enquêtes, dans le département du Mono, comptait à l’époque une pharmacie dans la ville de Comè.

11Des différences majeures apparaissent ainsi en matière de distribution détaillante entre les deux pays. Qu’en est-il concernant la distribution grossiste ?

Grossistes répartiteurs versus grossistes privés

12La législation qui encadre la pratique des grossistes privés au Bénin et au Ghana est radicalement différente. Alors qu’ils sont, au Bénin, fortement contraints par la législation et considérés comme des acteurs à part entière de la délivrance du service public, ils disposent, au Ghana, de marges de manœuvre beaucoup plus grandes dans la conduite de leurs activités.

13En France, c’est en 1962 que le législateur codifie, dans le contexte de la mise en place de la sécurité sociale, l’exercice des sociétés de grossiste pharmaceutique et qu’il reconnaît le métier de « grossiste répartiteur ». En effet, la généralisation de la Sécurité sociale, et la prise en charge par celle-ci des coûts des traitements, impose la mise en place d’une régulation plus forte de la part de l’État, qui cherche à contrôler plus efficacement le coût des produits¹⁸ (Chauveau, 2005). C’est également à partir de cette époque qu’il commence à fixer le prix des médicaments et les marges bénéficiaires des distributeurs (Lanore, 2008 ; Le Guisquet et Lorenzi, 2001). Avant cela, lorsque les premières entreprises de répartition pharmaceutique apparaissent à la fin du xix^e siècle, elles n’hésitent pas à réaliser la réclame des spécialités qu’elles proposent et la concurrence qu’elles se livrent est totalement débridée (Chauveau, 2005 ; Faure, 2005 ; Sueur, 2018). Au Bénin, bien que le pays ait tout juste acquis son indépendance au moment de l’instauration de la législation française sur les « grossistes répartiteurs » et qu’il n’y ait pas de système universel de prise en charge des dépenses de santé¹⁹, la régulation concernant ce métier spécifique de la distribution pharmaceutique est adoptée en des termes très proches. Les premiers grossistes se sont installés au Bénin dans les années 1980 sans qu’il y ait de textes législatifs spécifiques à leur sujet (voir chapitre 2), puis des dispositions ont été entérinées à travers le décret n^o 2000-450 du 11 septembre 2000 portant application de la loi n^o 97-020 du 11 juin 1997. Elles stipulent que les sociétés de grossistes répartiteurs sont un « établissement pharmaceutique et de vente en gros de médicaments et objets de pansement ouvert et dirigé par un pharmacien […] de nationalité béninoise engagé exclusivement dans cette activité ». La société doit être « la propriété d’un pharmacien ou d’une société dont la direction générale est assurée par un pharmacien. Le président ainsi que la majorité des membres du conseil d’administration doivent être pharmaciens ». Tout comme dans la législation française (Lomba, 2014), ces sociétés ont des obligations de service public contraignantes. Elles doivent « détenir un assortiment de spécialités représentant au moins les neuf dixièmes de celles autorisées au Bénin », dont elles assurent l’importation. Chacune d’entre elles doit également « détenir à tout moment un stock minimum pouvant couvrir trois mois de consommation de sa clientèle habituelle ». De plus, « les prix de cession pratiqués sur les médicaments enregistrés en République du Bénin par une société de grossistes répartiteurs aux pharmaciens détaillants ou aux formations sanitaires publiques sont fixés par décret pris en conseil des ministres ». Ainsi, de par leur rôle en tant qu’acteurs de la santé publique, ces sociétés ne sont en concurrence ni en termes de produits distribués, ni financièrement les unes avec les autres²⁰. Elles ne peuvent légalement s’investir dans la promotion des médicaments et ne peuvent non plus vendre ceux-ci au détail. De par ces obligations contraignantes, ils étaient au moment de nos enquêtes, cinq acteurs à se partager le marché pharmaceutique privé.

14Une tout autre législation encadre les grossistes privés en exercice au Ghana. Elle laisse une marge de manœuvre importante aux acteurs qui investissent des capitaux dans cette activité. Comme précédemment pour les officines de pharmacie, ceux-ci peuvent être ou non pharmaciens. Ceux qui ne le sont pas sont tenus d’employer un pharmacien diplômé (voir Act 489 et Act 857). Ils ne distribuent pas l’intégralité des médicaments autorisés sur le territoire national, certains s’investissent uniquement dans la distribution d’un seul produit ou dans celle des médicaments fabriqués par une unique firme pharmaceutique. C’est ce qui explique leur nombre très élevé. Ils étaient 576 en activité dans le pays à la fin de l’année 2013, dont seulement une petite partie (38 sociétés) disposait de plusieurs agences implantées en différents endroits du territoire national²¹. 377 de ces sociétés étaient à la fois grossistes et détaillantes et 199 étaient uniquement grossistes. Une partie non négligeable d’entre elles importait des médicaments, suite à un enregistrement auprès de la FDA²². Une grande partie de ces sociétés était localisée dans le secteur appelé drug lane du marché Okaishie d’Accra (voir portfolio, photo 2).

15Au contraire de leurs homologues béninois, les grossistes privés en exercice au Ghana font la promotion des médicaments qu’ils distribuent, c’est d’autant plus le cas lorsqu’ils sont importateurs des produits. Ainsi, en fonction du capital de leur société et du nombre d’employés dont ils disposent, leur propriétaire recrute des sales reps ou des medical reps, ou se charge lui-même de cette promotion (voir chapitre 9). Enfin, autre différence de poids en matière de distribution entre les deux pays, le prix des médicaments, et les marges bénéficiaires des distributeurs, grossistes comme détaillants, est librement fixé par le marché au Ghana, alors qu’il l’est, nous l’avons vu, par les autorités publiques au Bénin²³. Ainsi, au Ghana, les grossistes privés sont en concurrence à la fois financière et en termes de produits distribués.

16Que ce soit pour la distribution de gros comme de détail, les éléments législatifs qui viennent d’être présentés le montrent : alors qu’il est très fort au Bénin, le monopole du pharmacien est très restreint au Ghana, tout comme le souligne Aurélie Mahalatchimy (2017) dans le cas du Royaume-Uni. Quelles conséquences pouvons-nous mettre en évidence de ces applications variables du monopole du pharmacien ?

Conséquences dans la pratique de la pharmacie

17Pour cette deuxième partie du chapitre, nous n’avons pas été exhaustifs de toutes les pratiques en cours en matière de pharmacie au Bénin et au Ghana. Nous avons choisi les aspects qui nous semblaient les plus illustratifs des conséquences des applications variables du monopole du pharmacien dans les deux pays. On aurait pu notamment décrire certaines pratiques informelles existant dans les pharmacies et dépôts pharmaceutiques au Bénin, telles que la vente de médicaments sans ordonnance, qui ont néanmoins été décrites ailleurs dans le cas du Bénin (Anago et al., 2016) et d’autres pays (Kamat et Nichter, 1998 ; Van der Geest, 1987).

Un important marché informel du médicament au Bénin

18Le tableau 2 permet de synthétiser les informations présentées précédemment. Il met en exergue de manière flagrante une des conséquences majeures de ces différences législatives. Bien que la population et la superficie du Ghana représentent plus du double de celles du Bénin, ces différences numériques ne permettent pas d’expliquer la disproportion du nombre de structures de distribution pharmaceutique détaillantes légales dans les deux pays. Alors que le Ghana disposait en 2015 de 2 175 pharmacies d’officine, celles-ci étaient 243 la même année au Bénin. 10 324 OTCMs existaient cette même année au Ghana, contre 179 dépôts pharmaceutiques en 2013 au Bénin. Certes, s’agissant des officines, les pharmacies ghanéennes, tout comme les grossistes en exercice dans ce pays, ne distribuant pas l’essentiel des médicaments autorisés, le profil de ces structures diffère entre les deux pays. Néanmoins, il apparaît bien au Bénin que le vide laissé par les structures officielles de distribution est comblé par un important marché informel du médicament²⁴.

19Il est vrai que nous avons observé des vendeurs informels itinérants dans l’hypercentre d’Accra, qui vendaient généralement des médicaments qu’ils venaient d’acheter chez les grossistes privés des alentours²⁵. En milieu rural, autour de Breman Asikuma, nous avons croisé quelques marchands ambulants, plusieurs d’entre eux étaient en fait associés à un OTCMs des environs et, de la sorte, allaient proposer des médicaments aux villages et hameaux les plus reculés²⁶. Lors d’une observation menée auprès d’un OTCMs en milieu rural, l’un d’entre eux, qui venait s’y approvisionner, a expliqué : « Je suis dans le commerce des médicaments depuis environ dix ans maintenant. J’ai commencé avec un homme avec qui je faisais l’ambulant, mais maintenant cet homme possède un chemical shop, mais moi, je n’ai pas été en mesure de créer mon propre magasin. » (journal de terrain, le 10 juin 2015). Plusieurs propriétaires d’OTCMs que nous avons interrogés en milieu rural étaient dans les années 1980-1990, voire 2000, des vendeurs ambulants. Nous avons également observé des vendeurs informels itinérants dans les transports en commun, notamment dans les bus intercommunaux ou interrégionaux²⁷. Il n’est pas question de nier la présence d’un marché informel du médicament au Ghana, mais de souligner qu’il n’y a aucune comparaison possible avec celui que nous étudions depuis le milieu des années 2000 au Bénin. Des OTCMs disposant d’une autorisation du Pharmacy Council sont installés absolument partout dans le pays, dans les villages les plus reculés, dans les quartiers les plus populaires, y compris dans les bidonvilles.

20Au Bénin, au moment où nous avons conduit nos études, le marché informel était extrêmement développé. Une étude précédente, que nous avons réalisée à Cotonou auprès des détaillants comme des grossistes du grand marché Dantokpá (Baxerres, 2013 a), s’était attachée à décrire l’émergence progressive de ce phénomène dès le début des années 1950, son fonctionnement ainsi que le rôle avant tout de distribution qu’il remplissait auprès des habitants de la ville. Entre quatre et six ans plus tard, les réalités étaient sensiblement les mêmes. L’enquête quantitative que nous avons menée sur l’accès aux soins à Cotonou auprès de près de 600 familles souligne qu’en cas de besoin de médicaments pharmaceutiques, même si les personnes s’approvisionnent préférentiellement dans les pharmacies officielles (65 %), 26 % déclaraient avoir recouru aux vendeuses informelles²⁸. Celles-ci étaient, tout comme auparavant, omniprésentes dans la ville, à travers différentes catégories d’acteurs : vendeuses sur étals, en boutique, marchandes ambulantes, vendeuses de bord de voie, vendeuses à domicile, vendeuses dans les marchés de quartiers (Baxerres, 2013 a), ainsi qu’à proximité des chantiers de construction (Kpatchavi, 2012).

21La réalité du marché informel était sensiblement différente en milieu rural et semi-rural du département du Mono où nous avons enquêté. Les vendeuses informelles y étaient qualitativement encore plus présentes, les acteurs de la distribution formelle étant nettement moins représentés qu’en milieu urbain. Ainsi, à Lobogo, où nous avons mené une étude quantitative auprès de 580 familles, les personnes ont déclaré s’approvisionner en médicaments auprès de la pharmacie du centre de santé (39 %) mais presque autant auprès des vendeuses informelles (35 %). Les achats dans les officines et dépôts pharmaceutiques privés ne représentaient que 23 % de l’ensemble. En outre, l’influence que ces vendeuses ont sur leurs clients en termes d’achat de produits apparaît bien supérieure qu’en milieu urbain. Dans 30 % des cas, elles prodiguent des conseils à leurs clients pour l’achat de médicaments ; cette réalité était tout autre à Cotonou où c’était le cas dans seulement moins de 6 % des achats (Baxerres, 2013 a) (voir portfolio, photo 16). Cet extrait d’entretien avec une mère de famille « intermédiaire » le souligne : « J’ai dit que mon enfant a commencé la fièvre. Elle m’a demandé quelle fièvre, depuis quand il a commencé et je lui ai dit depuis trois jours. Elle a demandé ce que je faisais depuis trois jours à la maison, je lui ai répondu que je lui donnais para et d’autres médicaments, c’est pour cela que j’ai attendu pour voir s’il y aura de l’amélioration mais comme ce n’est pas le cas, […] je l’ai amené. Alors, elle lui a vendu les médicaments […], elle a dit qu’elle va lui vendre le vermifuge et j’ai dit que j’en ai déjà […] Ce qu’elle m’a vendu, c’est beaucoup… elle m’en a vendu qui ressemble au para… elle m’a vendu beaucoup de médicaments, y compris celui de palu sur lequel on a dessiné les moustiques. » (entretien, 4 janvier 2015).

22En dehors des règles et normes qu’ils se donnent à eux-mêmes et des patentes qu’ils paient aux sociétés de gestion des marchés pour ceux qui en font le commerce dans ces lieux, ces nombreux vendeurs informels ne sont régulés par aucune entité institutionnelle. Leur activité est totalement dérégulée. Selon Joseph Nyoagbe, alors directeur du Pharmacy Council du Ghana, le fait qu’il n’y ait pas, dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, d’échelon de distribution pharmaceutique privée inférieur à celui des pharmacies²⁹, explique le développement massif du marché informel du médicament dans ces pays (entretien réalisé lors de l’étude précédente en juillet 2007 à Accra). Nous allons voir dans les deux parties suivantes que, bien que les autorités de régulation pharmaceutique ghanéennes exercent un réel contrôle de la pratique de la pharmacie, il n’empêche que des pratiques informelles se développent dans ce pays pour les activités détaillantes comme pour les grossistes.

Des pratiques informelles chez les détaillants ghanéens

23Bien que l’ensemble des OTCMs en activité dans les lieux où nous avons enquêté au Ghana disposent d’une licence octroyée par le Pharmacy Council, plusieurs de leurs pratiques sortent du cadre des législations présentées précédemment (Act 489 et Act 857).

24Tout d’abord, les personnes qui reçoivent la licence et suivent les formations continues ne sont pas forcément celles qui officient effectivement et en permanence dans les magasins ; ce dont ne sont pas dupes les agents du Pharmacy Council : « Si vous faites la formation […], comment pouvez-vous être vraiment sûr que cet homme qui participe est réellement celui qui est assis dans le magasin ? […] La majorité des personnes dont le nom figure sur les licences n’y sont pas. » (directeur du département Éducation et Formation, Pharmacy Council, Accra, 3 juin 2016). En effet, il s’agit, pour beaucoup, de commerces familiaux dans lesquels s’investissent différents membres de la famille, l’époux, l’épouse, les enfants, y compris les collégiens ou lycéens de retour de l’école, et parfois même des membres plus éloignés de la famille (un oncle, une cousine, un neveu). Lorsque les magasins ne sont pas des commerces familiaux, ce sont généralement des employés qui se succèdent aux côtés ou non du ou de la propriétaire³⁰. Ces employés sont rarement des medicine counter assistants³¹, même si c’est plus fréquemment le cas en milieu urbain. Ce sont plus souvent des personnes, qualifiées alors simplement de shop attendants. Il arrive également, lorsque le propriétaire officiel décède ou qu’il cède sa licence, que celle-ci reste à son nom et soit renouvelée ainsi plusieurs années durant. Enfin, certains propriétaires d’OTCMs ouvrent plusieurs magasins en utilisant l’identité d’autres personnes pour obtenir leur autorisation alors qu’ils n’en ont pas le droit.

25Sans en avoir non plus l’autorisation, nous avons observé plusieurs OTCMs, en milieu rural comme urbain qui, en plus de leurs activités de distribution de médicaments, s’adonnent à des activités de soins (pratiques d’injections, de perfusions, tests diagnostiques par microscope, « hospitalisations » très ponctuelles), soit dans une pièce directement attenante à la boutique, soit dans un local situé à proximité. Certains d’entre eux ouvrent un commerce de vente de médicaments après avoir obtenu une retraite d’agent de santé (infirmier, sage-femme), mais ce n’est pas le cas de tous. Étonnamment, alors que la pratique illégale de la médecine semble très réprimée par les autorités sanitaires ghanéennes – nos études de terrain ont montré, y compris en milieu semi-rural, la très faible présence de structures ou d’agents de santé informels, au contraire de ce qui se pratiquait dans les années 1990 (Senah, 1997) –, ces pratiques de soins exercés dans les OTCMs ne semblent pas concentrer les efforts de répression des agents du Pharmacy Council (Arhinful et al., 2018). Sortant également du cadre légal de leurs activités, certains OTCMs, notamment en milieu rural ou semi-rural où l’accès aux grossistes formels est moins aisé, remplissent le rôle de grossistes auprès des OTCMs de leur voisinage et parfois des structures de santé publiques voisines³².

26Enfin, la plus grande critique adressée aux OTCMs est celle de vendre des classes thérapeutiques bien au-delà de celles qui sont prévues par la législation. La classe la plus en jeu est sans aucun doute celle des antibiotiques, notamment de nos jours où la résistance à ces molécules est plus que critique. Mais d’autres médicaments de prescriptions (médicaments de classes A et B) sont aussi concernés (anxiolytiques, abortifs, anti-hypertenseurs, antidiabétiques, anti-asthmatiques, etc.)³³. En somme, suivant la loi de l’offre et de la demande, les OTCMs vendent ce que leurs clients leur demandent, ce dont ces derniers pensent avoir besoin et qui est à leur portée financière.

27Néanmoins, malgré toutes ces critiques, il convient de préciser que les OTCMs doivent répondre de leurs pratiques devant les inspecteurs du Pharmacy Council, plus nombreux et plus efficients que leurs homologues béninois³⁴. Un agent d’un OTCMs expliquait à ce sujet : « Le Pharmacy council nous surveille. Ils ne vous donnent pas de date pour leur visite. C’est impromptu. S’ils voient un article inapproprié, ils le prennent […] Parfois, ils peuvent fermer le magasin à clef et emmener la clef à leur bureau pour quelques jours³⁵. » (journal de terrain, milieu semi-rural, 24 juillet 2015). Les inspecteurs de la FDA réalisent aussi des contrôles dans ces commerces. De plus, les OTCMs distribuent des médicaments achetés auprès de grossistes autorisés. Enfin, et nous y reviendrons au cours du chapitre 10, les OTCMs jouent un rôle clef au Ghana en tant que premier mode de recours aux soins – tout comme peuvent le faire en milieu rural les vendeuses informelles béninoises – de par leur très grande accessibilité géographique, l’amplitude de leurs horaires d’ouverture et la forte proximité sociale de leurs vendeurs avec les clients (Agblevor et al., 2016).

Des pratiques informelles chez les grossistes ghanéens

28Au-delà des détaillants, ce sont les pratiques informelles observées auprès des grossistes au Ghana qui nous ont semblé le plus porteuses de dérives face aux exigences de la santé publique. Elles questionnent, de notre point de vue, la très faible application du monopole du pharmacien dans ce pays.

29Nous l’avons vu, au contraire du Bénin, un homme ou une femme d’affaires peut tout à fait ouvrir une société grossiste et importer des médicaments sans être pharmacien. Sur les vingt-cinq propriétaires de société grossiste que nous avons interrogés, neuf étaient pharmaciens. Les seize autres n’avaient pas de formation théorique spécifique, c’était le cas des plus anciens, ou avaient suivi des études de marketing, comptabilité, affaires ou administration et l’un d’entre eux avait suivi trois ans d’études scientifiques (chimie, géologie, botanique). Assez souvent, lorsque le patron n’est pas pharmacien, le superintendent pharmacist, celui par lequel l’autorisation d’ouvrir la structure a été obtenue, n’est concrètement pas ou peu présent au sein des structures grossistes. Il remplit généralement des fonctions d’enseignements ou dans des administrations ou encore travaille pour d’autres établissements pharmaceutiques. Il a souvent consenti, moyennant rémunération, à remettre sa licence pour l’obtention des autorisations auprès du Pharmacy Council, mais n’est pas présent en permanence dans les magasins où il se contente de passer de temps à autre.

30Un employé d’une société grossiste l’explique : « Les pharmaciens [dans les deux succursales qu’ils ont] ne viennent pas souvent, peut-être une fois par semaine ou même parfois une fois par mois. » (entretien, Accra, le 19 septembre 2015). Un autre également : « Tous les jours, il [le pharmacien] vient ici mais il travaille aussi ailleurs, mais tous les jours il vient ici. » (entretien, Accra, le 21 août 2014). Un autre précise aussi : « Nous avons un pharmacien, il ne vient pas… il ne vient pas du tout ici… on lui donne juste son argent. Il vient juste pour son argent. » (entretien, Accra, le 30 novembre 2015). Ceci est d’autant plus vrai que les sociétés sont de taille restreinte et qu’elles auraient concrètement du mal à payer le salaire d’un pharmacien à temps plein.

31Les sociétés les plus influentes sur le marché, qui ne peuvent se permettre d’enfreindre la législation, emploient des pharmaciens qui sont présents en permanence. Mais le fait qu’ils soient employés, et donc subordonnés au propriétaire, change la donne. Leurs activités se cantonnent souvent, d’après nos observations, à des tâches d’inventaires des produits détenus, de ceux qui manquent et de ceux qu’il faut absolument acquérir à des coûts avantageux. Comme l’exprime le directeur du service Éducation et Formation du Pharmacy Council de l’époque : « Parfois, je me dis que si nous devons réellement appliquer les lois sur la réglementation, alors le pauvre pharmacien sera fini, parce qu’il y aura tellement de questions que le pharmacien ne pourra pas expliquer […] Vous réglementez le pharmacien… est-ce que le pharmacien sera capable de contrôler les autres ? Comment ? Le pharmacien ne possède pas la pharmacie, il est un employé. » (entretien, Accra, le 1^er juin 2016).

32Quelles sont les implications de cet investissement important de non-pharmaciens dans la pratique de la pharmacie grossiste ? Tout d’abord, un temps considérable est utilisé dans le champ de la pharmacie au Ghana par les grossistes, à travers leurs sales representatives (représentants de commerce), pour entretenir leurs business relations, faire la promotion de leurs produits et se tenir au courant des nouveautés du marché. Il en sera question dans le chapitre 9. Lors des observations empiriques, ces activités qui ont trait au commerce et non à la pratique de la pharmacie ou à la santé prennent un temps considérable. Le fait que les produits ne soient pas vendus partout au même prix et que les grossistes ne vendent pas tous les mêmes produits explique pour beaucoup ces multiples activités commerciales. Au-delà de ces activités relationnelles qui n’ont rien d’informel, nos études de terrain et entretiens conduits auprès de grossistes à Accra ont souligné deux types d’informalités importantes.

33Premièrement, aux côtés des acteurs autorisés à s’approvisionner auprès des grossistes (pharmacies, OTCMs, centres de santé publics et privés, autres grossistes), trois types d’acteurs informels font aussi partie de leur clientèle. C’est le cas des quelques détaillants informels dont il était question précédemment et qui revendent des médicaments dans l’hypercentre d’Accra. Les vendeurs grossistes informels, en provenance des pays francophones de la région ouest-africaine (Togo, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Bénin, Mali, etc.), dont il était question précédemment concernant le Bénin, représentent une clientèle importante, tant quantitativement que qualitativement (ils achètent beaucoup et paient cash), pour les sociétés grossistes, surtout celles du marché Okaishie d’Accra. C’est d’ailleurs une des spécificités d’Okaishie que de pouvoir accueillir ce type de clientèle. Enfin, troisième catégorie de clients informels observés auprès des grossistes, les intermédiaires ou independent sales reps (pour representatives), comme les a qualifiés un employé d’une société grossiste (entretien réalisé à Accra, le 4 juin 2016). Ce sont des personnes qui n’ont pas d’autorisation formelle, mais qui s’investissent dans le commerce du médicament en achetant des produits à des grossistes et en les revendant à des détaillants ou éventuellement à des particuliers qui en ont besoin. Ils proposent des services extrêmement souples à leurs clients (se déplacer à des heures très tardives, proposer très rapidement les produits souhaités, trouver des médicaments en rupture ou difficiles d’accès, etc.), ce qui leur permet de se constituer une clientèle qui préfère passer par eux plutôt que de se déplacer chez les grossistes, alors même que le coût d’achat en est forcément augmenté. Ils rendent également service aux grossistes qui peuvent, par leur intermédiaire, augmenter leur clientèle et par là même leur chiffre d’affaires. Ils participent aussi à la promotion des produits des importateurs, généralement des sociétés de petite taille, qui ne disposent pas de représentants de commerce, et travaillent parfois aussi pour des grossistes plus importants. Ces intermédiaires profitent aussi des ruptures occasionnelles de stock de médicaments, présentées comme inévitables dans le marché, pour mettre en vente ces produits qu’ils auront achetés précédemment et réaliser ainsi des bénéfices supérieurs en les vendant à ces périodes de rupture. Ainsi, tout le monde peut acheter des médicaments auprès des nombreuses sociétés grossistes autorisées au Ghana, et d’autant plus à Okaishie³⁶. Nos observations ont aussi montré que, dans la pratique, les clients formels comme informels peuvent acheter toutes les classes thérapeutiques qu’ils veulent auprès des grossistes. Observer la manière dont sont réalisées les factures dans les sociétés grossistes, ainsi que celle dont sont constitués les fichiers clients des logiciels utilisés, le montre aisément : « Un homme vient acheter 20 boîtes de Tanzol [un anti-helminthique], comme nom de client, la jeune femme chargée de faire la facture écrit “cash”. Elle m’explique ensuite que quand les clients ne viennent pas d’une pharmacie ou d’un chemical shop et quand ils achètent seulement pour eux, ils [le personnel de la société grossiste] inscrivent “cash”³⁷. » (journal de terrain, Accra, 8 août 2014).

34Deuxième informalité importante, bien que les capacités d’inspection et de contrôle de la FDA et du Pharmacy Council du Ghana soient non négligeables (voir chapitre 1), le fait que des acteurs informels, comme les independant sales reps, puissent s’investir aussi facilement dans la distribution pharmaceutique laisse présager également l’introduction de produits non autorisés. Il en a été question à plusieurs reprises lors de nos enquêtes³⁸. Le fait que presque 600 sociétés grossistes formelles s’investissent dans la distribution pharmaceutique au sein d’un même territoire ne facilite certainement pas le travail des autorités de régulation. En comparaison, le fonctionnement de la distribution grossiste au Bénin, à travers le monopole du pharmacien et le statut spécifique des grossistes répartiteurs, assure, nous l’avons vu, une plus grande traçabilité des produits (voir chapitre 2).

35Selon nos informateurs, le fait que des businessmen et parfois women dirigent les sociétés, et ainsi « mettent le profit avant la pratique » (entretien avec la propriétaire, pharmacienne, d’une société grossiste, Accra, le 30 novembre 2015) ou encore que « c’est vraiment le business, l’argent qui commande tout ici » (journal de terrain, discussion avec un pharmacien employé d’une société grossiste, Accra, le 2 décembre 2015), explique pour beaucoup les différentes informalités qui viennent d’être décrites. Le directeur du Pharmacy Council de l’époque soulignait aussi au sujet des sociétés grossistes installées à Okaishie : « La philosophie de la plupart de ceux qui dirigent les sociétés est le profit, pas la pratique. Donc ils ne font que du commerce. Donc, quiconque entre dans le magasin, ils ne font que vendre des produits aux gens. Donc les choses qu’ils doivent faire, ils ne les feront pas… c’est le profit, le profit, le profit. » (entretien, Accra, le 1^er juin 2016).

Conclusion : des évolutions en cours concernant le monopole du pharmacien ?

36En France, le monopole du pharmacien et ses différentes applications sont régulièrement remis en question (Fouassier, 2017). Plusieurs rapports officiels ont été publiés ces dernières années en ce sens³⁹. La société de grande distribution E. Leclerc développe des campagnes de sensibilisation depuis le milieu des années 1980 en direction de ses clients et tente de faire pression sur les autorités publiques pour pouvoir distribuer des médicaments⁴⁰. Jusqu’à tout récemment, les autorités sanitaires françaises, largement encouragées par l’Ordre des pharmaciens, très dynamique sur ces questions (Brutus et al., 2017), se prononcent favorablement pour le maintien du monopole tel qu’il l’a été jusqu’à présent. De nouvelles fonctions sanitaires sont plutôt mises en avant pour les pharmaciens d’officine de manière à les identifier clairement du côté de la santé publique et non du commerce : accompagnement du patient et suivi des traitements, intégration du pharmacien dans le cadre des soins de premiers recours, dispensation de certains médicaments à prescription médicale obligatoire⁴¹. En Europe, en respect du principe de subsidiarité, le monopole pharmaceutique relève de la compétence des États, qui doivent néanmoins respecter le droit de la concurrence et le principe de libre circulation des marchandises concernant la délivrance. Ainsi, il ne leur est plus possible d’interdire la vente par correspondance (via internet) de médicaments non soumis à prescription médicale obligatoire, d’où son autorisation en France depuis 2012⁴². La Commission européenne est par principe plutôt opposée aux monopoles, tout en reconnaissant le rôle du pharmacien comme véritable professionnel de santé (Debarge, 2017). Une tendance à la libéralisation partielle de la distribution des médicaments au détail semble néanmoins bien être en cours en Europe depuis les années 2000 (Danemark en 2001, Norvège en 2003, Portugal en 2005, Italie en 2006 et Suède en 2009) (Leca, 2017).

37Au Bénin et au Ghana, des évolutions sont en cours également. Nous avons constaté au Bénin une sorte de « conquête du milieu rural », tout au moins dans le sud du pays, par les pharmaciens d’officine. Ceux-ci avaient tendance à ouvrir plus fortement qu’avant des officines dans des villages.

38D’autres mettaient en place des dépôts pharmaceutiques en milieu rural et les géraient ainsi à distance avec l’aide d’employés (auxiliaires de pharmacie formés dans des écoles privées ou pas)⁴³. C’était notamment le cas de quatre dépôts pharmaceutiques au sein de notre zone d’études, dont deux avaient ouvert leurs portes au cours de nos enquêtes. Au Ghana, il pourrait y avoir également, dans les années à venir, une évolution quant au nombre très important de sociétés grossistes. En effet, la législation qui encadre leurs activités est semblable sur certains aspects à celle en vigueur aux États-Unis et au Royaume-Uni (possibilité d’être grossiste et détaillant à la fois, pas d’obligation de distribution de l’ensemble des médicaments autorisés, activités non réservées aux pharmaciens) (Baxerres, 2013 a ; Mahalatchimy, 2017). Ces acteurs économiques ne sont ainsi pas non plus, comme au Ghana, soumis aux obligations de service public contraignantes auxquelles répondent les grossistes répartiteurs béninois et français. La différence avec la situation décrite au Ghana réside dans le fait que ces acteurs ont connu, aux États-Unis et au Royaume-Uni, un mouvement de concentration qui n’a pas encore eu lieu au Ghana. On comptait ainsi à la fin des années 2010 trois principaux acteurs de la répartition « de gros », qui assuraient près de 90 % des livraisons au Royaume-Uni, et trois également aux États-Unis (Baxerres, 2013 a). Il se pourrait qu’un mouvement de concentration de ce genre s’amorce au Ghana. Toutefois, cette évolution n’est pas apparue à travers nos observations, comme nous l’avons vu précédemment, où finalement peu de sociétés disposent de plusieurs agences, mais uniquement par le biais d’un entretien réalisé avec le propriétaire pharmacien d’une société grossiste. Celui-ci mettait en avant un fonctionnement par franchise qu’il voulait mettre en place dans les années à venir pour la distribution de ses produits.

39Ainsi, face aux dysfonctionnements soulignés dans ce chapitre, des évolutions pragmatiques pensées par les acteurs économiques et les régulateurs des deux pays semblent bien en cours. Lors de la restitution des résultats du programme Globalmed au ministère de la Santé du Bénin le 21 février 2017, alors que nous mettions en avant la nécessité, selon nous, d’une discussion autour de l’ouverture du monopole du pharmacien pour la distribution détaillante⁴⁴, le directeur général de la DPMED avait solennellement répondu qu’il n’était pas question pour eux, en tant que francophones portant les valeurs pharmaceutiques qui vont avec la formation francophone du pharmacien, d’imaginer des commerces tels que les OTCMs du Ghana⁴⁵. Mais il avait poursuivi en disant que les autorités sanitaires allaient en revanche faire en sorte de multiplier les dépôts pharmaceutiques à l’échelle du territoire béninois. La situation très troublée du Bénin dans le secteur pharmaceutique à l’heure où ces pages s’écrivent ne permet pas d’étudier actuellement le devenir de cette affirmation. On pourrait néanmoins y voir une manière fort judicieuse d’ouvrir dans les faits le monopole du pharmacien de détail sans donner l’impression d’y toucher réellement. Pour le directeur du Pharmacy Council du Ghana au moment de nos études, beaucoup des informalités décrites précédemment dans la pratique de la pharmacie seraient largement diminuées si des pharmaciens étaient réellement à la tête des sociétés grossistes : « Ceux qui avaient de l’argent étaient pour la plupart des non-pharmaciens. C’est maintenant qu’avec un certain niveau de conscience, nous éveillons celle des pharmaciens pour qu’ils aient la majorité des parts ou qu’ils créent leur propre entreprise. Ainsi, progressivement, la situation évolue […] Ce sur quoi nous voulons insister, c’est que toutes les étapes doivent être supervisées par le pharmacien […] Maintenant, si nous sommes en mesure d’inverser cette tendance, c’est-à-dire que les pharmaciens resteront plus longtemps et superviseront les activités, alors il est attendu que l’accès, l’accès illégal ou l’accès non autorisé à ce type de personnes et de médicaments sera réduit au minimum. » (entretien avec Joseph Nyoagbe, 1^er juin 2016).

40Ces formules hybrides qui aménageraient le fonctionnement de la distribution dans les deux pays sont nécessaires. Elles proposeraient de nouveaux équilibres entre profession et capital, entre santé publique et commerce, se distançant progressivement des héritages coloniaux. Elles dépendent avant tout des capacités de régulation des pays qui, dans le cas du Bénin, demandent à être largement renforcées. Ces solutions de rapprochement entre les législations disparates des différents pays d’Afrique de l’Ouest s’avèrent de plus nécessaires à la concrétisation des initiatives actuelles d’harmonisation de la régulation pharmaceutique à l’échelle de cette région.