Introduction

1Les effets directs de la pêche sur la répartition, la démographie et la structure des stocks d’espèces exploitées, associés aux modifications de productivité et de composition des communautés sous l’effet du changement climatique, sont susceptibles de limiter la capacité des pêcheries à fonctionner sous leur forme actuelle et à s’adapter aux changements futurs (Brander, 2007 ; Johnson et Welch, 2009). Dans ce contexte, la pêche artisanale, qui est définie selon le glossaire de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme « la pêche traditionnelle impliquant des ménages de pêcheurs (par opposition aux sociétés commerciales), utilisant des quantités relativement faibles de capital et d’énergie, des navires de pêche relativement petits (le cas échéant), effectuant de courtes sorties de pêche, près des côtes, et principalement pour la consommation locale », apparaît très vulnérable, en particulier dans la zone intertropicale. Cette dernière est en effet plus fortement exposée aux conséquences du changement climatique que le reste du globe ; les populations qui en dépendent ont un niveau de dépendance important vis-à-vis de la ressource exploitée et présentent des capacités d’adaptation limitées du fait d’un contexte socio-économique fragile. Malgré cette vulnérabilité avérée de la pêche artisanale, il n’y a que peu d’études à l’échelle locale qui s’intéressent à la façon dont la variabilité et le changement du climat affectent la vie et les moyens de subsistance de la « majorité tropicale » des petits pêcheurs, qui représentent plus de 90 % des pêcheurs et des commerçants de poissons du monde entier (sensu Badjeck et al 2010). Les moyens d’action pour réduire la vulnérabilité des pêcheries doivent être considérés aux échelles locale, nationale et internationale, et pour faire face à des risques intervenant à court, moyen et long termes (Cinner et al., 2012). Réduire la vulnérabilité de l’activité de pêche artisanale passe donc par une meilleure compréhension des processus qui interviennent à ces différentes échelles afin d’être en mesure d’évaluer son degré d’exposition et ses capacités d’adaptation aux conséquences du changement climatique. Cela doit permettre de renforcer la connaissance des processus mis en œuvre et la dynamique des écosystèmes marins pour mettre en œuvre une planification spatiale marine (PSM) en cohérence avec l’ensemble des usages.

2Afin d’aborder la façon dont le changement climatique interagit avec les pêcheries artisanales et comment cela ajoute de nouveaux défis à la mise en œuvre de la PSM, ce chapitre fait une synthèse des impacts du changement climatique sur les pêcheries, puis aborde la notion de vulnérabilité associée au cas particulier des pêcheries artisanales. L’étude de cas de la pêche aux coquillages dans le delta du Sine-Saloum, au Sénégal, est présentée et, enfin, sont discutés les défis scientifiques à surmonter pour soutenir la mise en œuvre d’une PSM adaptée aux problèmes des pêcheries artisanales.

Impacts du changement climatique sur les pêcheries

3Le réchauffement du système climatique est sans équivoque et a de nombreuses conséquences sur les océans (IPCC, 2019) :

• hausse des températures moyennes et augmentation des vagues de chaleur exceptionnelles ;

• acidification associée à l’absorption du CO2 atmosphérique dans la colonne d’eau ;

• diminution des teneurs en oxygène dans l’eau et augmentation du nombre de « zones mortes » (hypoxiques) ;

• hausse du niveau moyen des océans et augmentation des risques d’érosion côtière ;

• modification des apports terrigènes en zone côtière par la modification du régime des pluies.

4Ces conséquences du changement climatique sur les océans ont des impacts directs et indirects sur la distribution et la productivité des ressources naturelles. Elles modifient de façon directe les performances physiologiques et le comportement des espèces, affectant ainsi leur croissance, le succès, l’effort et la phénologie (c’est-⁠à-⁠dire la saisonnalité) de leur reproduction, perturbant leurs migrations et diminuant potentiellement leur survie en augmentant notamment leur vulnérabilité aux pathogènes (Beaugrand et Kirby, 2018 ; Burge et al., 2014 ; Doney et al., 2012). Le changement climatique agit également de façon indirecte, à l’échelle des populations et des écosystèmes, en générant des pertes d’habitats, en altérant les réseaux trophiques par la modification de la productivité des sources de nourriture et en modifiant les interactions entre espèces en modulant l’abondance des compétiteurs, prédateurs et pathogènes (Albouy et al., 2014 ; Doney et al., 2012).

5Les conséquences pour les pêcheries sont multiples (tabl. 1). La variabilité des conditions environnementales va ainsi déterminer la distribution, la migration, l’abondance et la taille des espèces capturées. Cela redistribue les potentiels de capture à l’échelle globale, modifie la composition des espèces localement et modifie la taille moyenne des espèces exploitées (Brander, 2007). Conjointement aux conséquences sur les ressources, les opérations de pêche et les infrastructures sont elles aussi directement impactées. La hausse du niveau des océans et l’augmentation des occurrences d’évènements météorologiques extrêmes (c’est-⁠à-⁠dire tempêtes, cyclones) fragilisent les structures portuaires. L’effort de pêche est également impacté par la réduction des possibilités de sortie en mer et la nécessité imposée aux pêcheurs d’adapter leurs stratégies et engins de pêche. Les conséquences du changement climatique ne sont cependant pas homogènes à l’échelle globale. Une projection de la redistribution des potentiels de capture à l’horizon 2050-60 dans le scénario RCP8.5 « business as usual » (Cheung et al., 2009), montre de façon explicite que la zone intertropicale sera nettement plus impactée que le reste du globe, avec des diminutions comprises entre 40 et 60 %, là où les régions situées aux hautes latitudes pourraient voir leurs potentiels augmenter de 30 à 70 % (fig. 1). C’est un élément fondamental au regard de la notion de vulnérabilité qui est, suivant le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) (IPCC, 2001), la mesure dans laquelle le changement climatique peut endommager ou nuire à un système et qui dépend non seulement de la sensibilité d’un système, mais aussi de sa capacité à s’adapter aux nouvelles conditions climatiques. Dans le contexte de la pêche artisanale étudiée ici, le système fait référence à un système socio-écologique, qui est défini comme « un système qui comprend des sous-systèmes sociétaux (humains) et écologiques (biophysiques) en interaction mutuelle » (Gallopin et al., 1989). En considérant les impacts du changement climatique sur les ressources marines et leur niveau de vulnérabilité, les pêcheries artisanales des pays en développement dans la zone tropicale semblent être entre le marteau et l’enclume, avec une exposition plus élevée et une capacité d’adaptation plus faible (Allison et al., 2019).

Figure 1. Projection de la redistribution mondiale du potentiel de capture maximal d’environ 1 000 espèces exploitées de poissons et d’invertébrés marins

6L’impact du changement climatique doit également être évalué dans le contexte d’autres pressions anthropiques et/ou naturelles, qui ont souvent des effets importants et plus immédiats (Brander, 2010). En particulier, les espèces pêchées seront d’autant plus sensibles aux effets du changement climatique si leur habitat est dégradé. Les pratiques de pêche destructrices qui épuisent les stocks, réduisent la biodiversité par la mortalité des prises accessoires et endommagent la structure des fonds marins réduisent la complexité des habitats et compromettent ainsi la résilience des pêcheries au changement climatique (Johnson et Welch, 2009). Par ailleurs, la variabilité décennale des conditions climatiques à l’échelle régionale, notamment caractérisée par des indices climatiques tels que la NAO (North Atlantic Oscillation), ENSO (El Niño Southern Oscillation) ou la PDO (Pacific Decadal Oscillation), entraîne également des pressions sur les ressources liées, par exemple, aux conditions de vent qui conduisent à une intensité variable de la remontée des eaux côtières ou au ruissellement fluvial qui conduit à une eutrophisation côtière contrastée, en combinaison avec les effets du changement climatique (Lehodey et al., 2006).

7En conséquence, deux effets majeurs du changement climatique sont identifiés, qui sont susceptibles d’impacter significativement l’activité de pêche et notamment la pêche artisanale : la diminution de productivité des espèces et le déplacement géographique des espèces. Il s’agit de processus multifactoriels qui sont gouvernés par des forçages intervenant à de multiples échelles temporelles et spatiales. Afin de mieux évaluer les conséquences du changement climatique sur la pêche artisanale, il convient donc de préciser les processus à l’origine de ces effets. Cela doit permettre d’orienter la mise en place de systèmes d’observation des écosystèmes et ainsi soutenir la mise en œuvre de mesures de gestion appropriées.

Diminution de la productivité

8En écologie, la productivité se réfère à la production de biomasse dans un écosystème. Dans le cas d’une ressource halieutique, cette productivité va dépendre de plusieurs processus :

• la reproduction et le recrutement qui déterminent l’arrivée de nouveaux individus dans une population ;

• le développement et la croissance individuelle qui augmentent la biomasse globale d’une population et permettent aux animaux d’atteindre le stade d’adulte reproducteur ;

• la mortalité qui va réguler le nombre d’individus. Cette mortalité peut être associée à de la prédation, à des maladies, des stress (thermiques, hypoxies, pollutions, etc.) ou à la pêche.

• la migration peut également intervenir comme élément régulant les biomasses localement lorsque l’on s’intéresse à une zone géographique donnée.

9Il existe de nombreux facteurs de stress associés au changement climatique et impliqués dans la diminution de la productivité des espèces exploitées. Ces facteurs de stress interviennent à de multiples échelles spatiales et temporelles, tout au long du cycle de vie des organismes.

10Le réchauffement compte parmi les principaux facteurs de stress associés au changement climatique. La température intervient dans la majorité des processus métaboliques et comportements saisonniers. Elle régule ainsi la vitesse des processus associés à la croissance, la reproduction et la survie (Pörtner et al., 2017). Les répercutions pour la pêche peuvent être très importantes. Lyne et al. (2003) évaluent à 35 % la réduction des revenus économiques de la pêche en Australie à l’horizon 2070 sous l’effet du changement climatique. La hausse des températures peut également avoir des effets indirects en dégradant les habitats des espèces d’intérêt. Le blanchiment des coraux associé au réchauffement de l’eau en est un des exemples emblématiques (Frieler et al., 2013), avec des conséquences néfastes pour la pêche artisanale pratiquée dans les écosystèmes récifaux (Cinner et al., 2012). La température est susceptible de s’associer à d’autres facteurs de stress. Cela va notamment augmenter les risques de mortalité comme dans le cas de l’huître creuse en Atlantique Nord. La sensibilité des huîtres aux maladies est accrue par le réchauffement de la période hivernale, qui favorise le développement des pathogènes et réduit le repos biologique de l’huître en maintenant une activité métabolique élevée et donc une plus grande fragilité (Fleury et al., 2020 ; Thomas et al., 2018). Enfin, la modification du cycle saisonnier des températures est susceptible d’engendrer un décalage dans la saison de reproduction des espèces (phénologie), provoquant une désynchronisation entre le recrutement des prédateurs et la présence des proies, entraînant ce que l’on appelle un « mismatch trophique » qui peut pénaliser la productivité des espèces exploitées (Edwards et Richardson, 2004 ; Régnier et al., 2019).

11Les modifications des propriétés physicochimiques de la masse d’eau, telles que l’acidification de l’eau liée à l’accumulation de CO₂ atmosphérique ou la désoxygénation liée à l’eutrophisation côtière, ont également un impact sur les ressources marines en dégradant la qualité des habitats marins. On constate ainsi une augmentation marquée des « zones mortes » hypoxiques dans les zones côtières sous l’effet du changement climatique en raison de l’augmentation de la stratification, du réchauffement et de l’augmentation des rejets de nutriments dans les écosystèmes côtiers (Diaz et Rosenberg, 2008). Cette désoxygénation nuit aux performances physiologiques des espèces et est susceptible de réduire leur productivité (Aguirre-Velarde et al., 2018 ; Lavaud et al., 2019 ; Thomas et al., 2019). L’acidification des océans va également impacter fortement la productivité des espèces, ce qui va réduire la survie des larves des organismes calcifiants comme les coquillages et réduire leur potentiel de recrutement (Andersen et al., 2013 ; Byrne, 2012). Les effets sur les ressources halieutiques peuvent également être indirects, par la modification des interactions trophiques associée à la réduction de la productivité des sources de nourriture (c’est-⁠à-⁠dire le phytoplancton et le zooplancton), ce qui induit une diminution des apports nutritifs pour la croissance et la reproduction des consommateurs (Brander, 2010). L’ensemble de ces contraintes s’associe aux pollutions d’origine anthropique, dont les sources se multiplient, et parmi lesquelles la pollution plastique constitue une menace forte pour les ressources marines comme pour toutes les espèces (Wilcox et al., 2015). Il a été démontré que la pollution par les microplastiques est susceptible de réduire de 40 % les capacités de reproduction de l’huître creuse (Crassostrea gigas) qui est la principale espèce de coquillage exploitée pour l’aquaculture dans le monde (Sussarellu et al., 2016).

Déplacement géographique des espèces

12Différents processus sont à l’origine du déplacement des espèces : la perte d’habitats, la modification des migrations, ou la modification de la connectivité entre habitats, en particulier au moment du recrutement. Cela va provoquer le déplacement, la contraction, voire l’extension, de l’aire de distribution des espèces. Chaque espèce possède une niche écologique définie par (1) la gamme des paramètres physicochimiques dans laquelle elle peut évoluer et (2) les interactions biotiques de l’espèce (c’est-⁠à-⁠dire les proies, prédateurs, etc.). Si ces conditions optimales sont modifiées dans un habitat, l’espèce est susceptible de ne pas pouvoir se maintenir. Elle se déplacera ou s’éteindra localement, ce qui modifiera sa répartition.

13Les limites thermiques d’une espèce constituent l’une des principales variables qui déterminent sa distribution géographique (Pörtner, 2002). Par exemple, Cheung et al. (2009) ont étudié 1 066 espèces de poissons et d’invertébrés marins exploitées dans le cadre d’un scénario de réchauffement climatique (scénario A1B « business as usual ») par le biais de la modélisation. Ils prévoient de nombreuses extinctions locales dans les régions subpolaires, dans les tropiques et dans les mers semi-fermées d’ici 2050. Les espèces ont en effet tendance à se déplacer vers les hautes latitudes et les eaux profondes pour se maintenir dans des conditions thermiques favorables. C’est ainsi que certaines pêcheries localisées dans les hautes latitudes sont susceptibles de profiter d’un réchauffement de l’eau, au détriment des zones tempérées et tropicales. C’est par exemple le cas pour la pêche à la morue en Atlantique du Nord-Est (Schrank, 2007). Chaque espèce est susceptible de réagir différemment à un stress. Le changement climatique va donc modifier la structure des communautés et donc les interactions entre les espèces, comme la relation proie/prédateur, la compétition trophique ou pour l’espace et ainsi modifier les densités localement (Poloczanska et al., 2008).

14Par ailleurs, en raison du déplacement géographique des espèces sous la contrainte du changement climatique associé à l’augmentation du commerce international et notamment du transport maritime, le nombre et la gravité des invasions d’espèces non indigènes augmentent à l’échelle mondiale, avec des impacts importants sur les écosystèmes marins, les habitats et les ressources halieutiques (Rius et al., 2014 ; Ruiz et al., 1997). Il est apparu que le réchauffement des océans facilite en effet ces invasions d’espèces non indigènes (Stachowicz et al., 2002). Ceci a été mis en évidence, par exemple, avec l’introduction de l’huître du Pacifique dans le nord de l’Europe au xx^e siècle, qui tend à augmenter sa productivité locale et à étendre son aire de répartition vers le nord sous l’effet du réchauffement climatique (King et al., 2021 ; Thomas et al., 2016).

15De nombreuses espèces, comme les coquillages ou les crustacés, ont un cycle de vie avec une phase larvaire pélagique. Le recrutement va ainsi dépendre de la dispersion des larves par le courant et le comportement de nage des larves. C’est ce que l’on appelle la connectivité (Cowen et al., 2007), qui définit la probabilité qu’un individu qui naît dans un habitat A soit recruté dans un habitat B, plus ou moins distant. Les perturbations liées au climat modifient non seulement les voies de dispersion des larves en réduisant leur exportation des zones touchées et en modifiant l’hydrodynamique ; elles peuvent également entraîner des changements dans plusieurs processus impliqués dans la connectivité (voir par exemple Cowen et Sponaugle, 2009) :

• la phénologie de la reproduction (ponte plus précoce des adultes) ;

• le transport des larves (durée plus courte de la phase larvaire pélagique) ;

• la mortalité des larves (exposition réduite à des températures mortelles et durée de vie plus courte des larves) ;

• le comportement (augmentation de la vitesse de nage des larves).

16La connectivité des populations joue un rôle clé dans la dynamique des populations et des communautés, la diversité génétique et la résilience des populations marines à l’exploitation humaine (Fogarty et Botsford, 2007). Dans ce contexte et à des fins d’aménagement du territoire, la connaissance des schémas de dispersion et de leur variabilité sera particulièrement importante pour l’établissement d’aires marines protégées, afin d’optimiser les potentiels de recrutement (Krueck et al., 2017 ; Magris et al., 2014).

17Une modification des aires de distribution d’espèces exploitées associée au changement climatique est déjà observée dans l’ensemble des océans (Johnson et Welch, 2009). Les conséquences pour la pêche sont multiples et vont modifier les potentiels de capture à l’échelle globale. Un déplacement des stocks peut notamment poser des problèmes de gouvernance, en impliquant une gestion transfrontalière des pêcheries. Selon Pinsky et al. (2018), la quasi-totalité des zones économiques exclusives mondiales serait touchée par cette problématique à l’horizon 2100, si aucune mesure de réduction des émissions de CO₂ n’intervient.

Vulnérabilité de la pêche artisanale

18La vulnérabilité est généralement considérée comme le degré de modification auquel un système est susceptible d’être confronté suite aux effets néfastes d’une perturbation chronique ou stochastique et auquel il ne sera pas capable de faire face (Adger, 2006). Plusieurs cadres de recherche ont été élaborés pour examiner la vulnérabilité des sociétés face aux changements environnementaux. Ces recherches mesurent généralement trois dimensions clés de la vulnérabilité (Adger, 2006 ; Cinner et al., 2012 ; fig. 2a) :

• l’exposition désigne l’ampleur, la fréquence et la durée auxquelles un système est exposé à une perturbation climatique ou environnementale ;

• la sensibilité est le degré d’effet à partir duquel un système est modifié ou affecté par des perturbations. La sensibilité peut être fortement influencée par le degré de dépendance à l’égard d’une ressource susceptible d’être perturbée (par exemple, un stock de poissons) ;

• la capacité d’adaptation représente la capacité d’un système à s’adapter aux risques ou aux conditions changeantes, et à élargir la gamme de variabilité à laquelle il peut faire face.

19Plus un processus, une activité ou une communauté est sensible, plus sa capacité d’adaptation est faible et plus elle est vulnérable (fig. 2). Cette vulnérabilité est exacerbée par un niveau d’exposition élevé.

Figure 2. Représentation de la vulnérabilité des communautés côtières en fonction de leur exposition, sensibilité et capacité d’adaptation

20Comme l’exposent Johnson et Welch (2009), « les pêcheries marines les plus menacées par le changement climatique sont celles dont les stocks de poissons subiront les impacts écologiques les plus importants en raison de leur forte exposition et de leur sensibilité à l’évolution du climat océanique, dont la résilience est compromise par d’autres pressions (telles que la surexploitation) et dont la capacité d’adaptation est limitée par la dépendance à l’égard des ressources et la faiblesse des économies ». Dans un tel contexte, la « résilience » est comprise comme la capacité du système socio-écologique à absorber les chocs tout en conservant sa fonction, et à se réorganiser après une perturbation (Walker et al., 2004). À l’échelle globale, la vulnérabilité des pêcheries au changement climatique est très hétérogène (Allison et al., 2009). Il apparaît nettement que les pays les plus pauvres sont les plus vulnérables, notamment dans la zone intertropicale. Ces pays associent une importante exposition au changement climatique, sont fortement dépendants des ressources halieutiques et présentent de faibles capacités d’adaptation. En particulier, les nations africaines sont particulièrement vulnérables en raison de leur grande sensibilité, du fait de (1) leur dépendance nutritionnelle vis-à-vis des ressources halieutiques : la pêche fournit un emploi à 10 millions de personnes et constitue une source vitale de protéines pour 200 millions de personnes en Afrique, (2) leur climat semi-aride augmente leur exposition au réchauffement, aux précipitations et aux inondations côtières, et (3) leur faible capacité pour s’adapter aux changements due à la faiblesse de l’économie et des indices de développement (FAO, 2007a ; Johnson et Welch, 2009 ; Lam et al., 2012).

21Cette vulnérabilité est exacerbée dans le cas de la pêche artisanale (Belhabib et al., 2016). Cette activité est pratiquée intensivement dans des zones géographiques tropicales fortement exposées au changement climatique (Cheung et al., 2009 ; IPCC, 2019). Elle présente une forte dépendance vis-à-vis de la ressource. La pêche artisanale rapporte 5-7 milliards de dollars par an et emploie plus de 12 millions de personnes à l’échelle globale, contre 25-27 milliards de dollars et 0,5 million d’emplois pour la pêche industrielle (Jacquet et Pauly, 2008). La sensibilité de la pêche artisanale au changement climatique est importante, notamment du fait des faibles capitaux disponibles, qui ne permettent pas de faire face à de fortes fluctuations des revenus. Les capacités d’adaptation sont limitées par la petite échelle à laquelle est pratiquée l’activité, les zones de pêche étant souvent localisées à proximité des zones d’habitation du fait d’équipements (bateaux, moteurs) de petite taille. Les pêcheries artisanales sont également fragilisées, car focalisées sur un nombre d’espèces limité, avec de faibles opportunités d’alternatives liées à la culture, aux habitudes alimentaires et aux marchés disponibles (Belhabib et al., 2016 ; Coulthard, 2008). Ce phénomène qui incite les pêcheurs à « suivre le poisson » est susceptible d’accroître la vulnérabilité de l’activité en obligeant les pêcheurs à augmenter leurs efforts de pêche et à élargir leur zone de pêche, voire à migrer vers d’autres, plus productives (Belhabib et al., 2016).

22Le changement climatique représente ainsi un fardeau supplémentaire dans le cas des pêcheries artisanales pratiquées dans des pays au contexte socio-économique peu favorable, en particulier dans la zone intertropicale. Ces contraintes vont en effet s’associer à d’autres sources de vulnérabilité liées aux risques climatiques (par exemple la submersion, la salinisation, les inondations, la sécheresse), qui vont fragiliser la sécurité alimentaire, réduire les moyens de subsistance alternatifs et amplifier les risques sanitaires pour les populations les plus pauvres (Allison et al., 2009).

Exemple de la pêche artisanale des coquillages au Sénégal

23L’exploitation des coquillages par les humains dans les écosystèmes côtiers est très ancienne et remonte à plusieurs dizaines de milliers d’années (Klein et Bird, 2016). C’est en particulier le cas en Afrique de l’Ouest, où des amas coquilliers datés de plusieurs milliers d’années résultant de l’accumulation par la pêche sont retrouvés sur les côtes (Hardy et al., 2016 ; Klein et Bird, 2016).

24Au Sénégal, le delta du Sine-Saloum, situé au Centre-Ouest du pays à 150 km au sud de Dakar, accueille une importante activité de pêche artisanale des coquillages. Le delta est classé réserve de biosphère (réserve de biosphère du delta du Saloum, RBDS) depuis 1981, et il est inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité depuis 2011, ce qui permet le développement d’actions pour la conservation, le développement et l’appui logistique aux populations. Le delta du Sine-Saloum est une mosaïque de zones humides, de milieux terrestres, lacustres et palustres, ouverte sur l’océan. D’un point de vue écologique, cette zone d’interface présente diverses unités géomorphologiques : vasières à mangroves, tannes, cordons sableux et amas coquilliers.

25Le delta est à la base d’une activité humaine développée autour de la pêche et de l’agriculture. L’exploitation des coquillages, en particulier de l’arche (Senilia senilis), est très ancienne (près de 5 000 ans, Hardy et al., 2016), et fait partie intégrante de la culture et des traditions locales, notamment celles des communautés de femmes (fig. 3). Cette pêche artisanale est très vulnérable au changement climatique, ce qui est favorisé par :

• une forte exposition aux impacts du changement climatique. La zone est soumise à une importante aridification depuis quelques dizaines d’années (Descroix et al., 2020) ; les apports d’eau douce dans le delta sont réduits et les propriétés hydro-biologiques des eaux modifiées. Le delta du Sine-Saloum est un estuaire inverse naturel, qui ne reçoit de l’eau douce que pendant la saison des moussons et contient de l’eau hyperhaline le reste de l’année en raison de l’évaporation. Le delta étant situé au nord de la zone de développement de la mousson d’Afrique de l’Ouest, cet écosystème est très sensible au régime de mousson associé à la dynamique de la zone de convergence intertropicale (ZCIT) et aux maxima pluviométriques associés (Sultan et Janicot, 2003). Conjointement, l’élévation du niveau de la mer provoque une érosion côtière marquée, ce qui a favorisé l’apparition d’une brèche dans les années 1980 et a considérablement modifié la morphologie du delta (Dieye et al., 2013). Les terres agricoles se salinisent sous l’effet de l’élévation du niveau de la mer, ce qui réduit la production agricole et donc la diversification des activités.

• une forte sensibilité : une large majorité des femmes des villages côtiers pratiquent la pêche aux coquillages et dépendent directement de cette activité pour leur subsistance et celle de leurs familles. Par ailleurs, le passage d’une activité vivrière à une activité commerciale a provoqué une surexploitation des stocks, qui sont de ce fait plus sensibles aux effets du changement climatique. Enfin, le nombre d’espèces exploitées est limité, et les tonnages sont principalement liés à une seule espèce, ce qui augmente le degré de dépendance.

• une capacité d’adaptation limitée : la surface des zones de pêche disponibles (bancs de sable qui découvrent à marée basse) est limitée ainsi que les capacités de déplacement des femmes. Nombreuses sont celles qui vont pêcher à pied. La méconnaissance du fonctionnement de l’écosystème et de la biologie des espèces exploitées (par ex. niches écologiques, cycles biologiques, dynamique des populations) fragilise également les capacités d’accompagnement des mesures de gestion dans un contexte de stress environnemental.

26Des leviers d’action pour accroître les capacités d’adaptation des communautés de femmes ont été mis en place. En effet, les femmes sont accompagnées par différents partenaires aux échelles nationale et internationale, afin de promouvoir leurs savoir-faire traditionnels et de les moderniser sur l’ensemble du cycle de transformation, améliorant ainsi la qualité des produits. Cela les positionne comme un modèle de pêche artisanale dans la région ouest-africaine. Par ailleurs, en partenariat avec des chercheurs et des gestionnaires, les femmes ont mis en place des pratiques de gestion pour lutter contre la surexploitation des ressources, telles que le repos biologique pendant l’hivernage, la rotation des sites exploités et la mise en place d’une taille minimale de pêche (Diouf et al., 2014 ; Diouf et Sarr, 2014). Des actions de repeuplement des vasières et de reboisement de la mangrove ont par ailleurs permis de renforcer la disponibilité des stocks et donc d’améliorer les captures, ce qui contribue in fine à pérenniser la sécurité alimentaire des femmes et de leurs familles en disposant de ressources tout en améliorant leurs revenus. L’exploitation artisanale des coquillages par les femmes s’accompagne également de nombreuses autres activités, comme la transformation de ressources naturelles telles que les poissons, les crevettes, les fruits forestiers ou les céréales. Cette diversification offre aux femmes de nombreux leviers d’action, leur permettant de gérer durablement les ressources marines et ainsi de limiter leur vulnérabilité.

27Malgré l’importante implication des communautés locales, et en particulier des femmes collectrices, les connaissances sur le fonctionnement de l’écosystème et la réponse des espèces marines aux stress restent limitées. Soutenir le développement durable de la pêche repose sur une meilleure compréhension de la réponse des populations d’espèces exploitées aux facteurs biotiques et abiotiques de l’environnement. Cela permettrait d’anticiper la mise en place et l’évaluation des mesures de gestion appropriées. Ces démarches doivent impliquer les acteurs, notamment pour établir un système d’observation à même de fournir des informations sur la dynamique de l’écosystème. La mise en place d’approches participatives et de médiation contribue à sensibiliser les communautés locales aux questions environnementales et renforce leurs capacités d’adaptation au changement climatique.

Figure 3. Pêche artisanale aux coquillages pratiquée par les femmes dans le delta du Sine-Saloum (Sénégal)

Défis d’une PSM impliquant la pêche artisanale

28Pour orienter au mieux les mesures de gestion, il est impératif que les décideurs, les chercheurs et les parties prenantes considèrent conjointement les pressions associées à la pêche et au changement climatique afin de soutenir les communautés de pêcheurs et accroître leur capacité d’adaptation. Comme le proposent Cinner et al. (2018), les voies d’amélioration des capacités d’adaptation des communautés de pêcheurs artisanaux au changement climatique peuvent être identifiées selon cinq domaines fortement interconnectés (sensu Cinner et al., 2018) :

• les actifs, qui reposent sur les ressources disponibles pour les personnes, telles que les ressources financières (par exemple, l’épargne ou le crédit), technologiques (par exemple, les engins de pêche) et les services (par exemple, les soins de santé) ;

• la flexibilité, qui reflète la capacité à saisir la diversité des options d’adaptation potentielles disponibles (par exemple, changer de stratégie de pêche, de lieu de pêche ou même de secteur professionnel) ;

• l’organisation sociale, qui est associée aux relations formelles et informelles entre les individus, les communautés et les organisations, et qui fournit un soutien social et un accès aux connaissances et aux ressources (par exemple, le renforcement des réseaux, la création d’arènes d’interaction) ;

• l’apprentissage, qui implique la capacité de générer, de s’approprier et de traiter de nouvelles informations sur le changement climatique, les options d’adaptation et les moyens de vivre avec l’incertitude et de la gérer (par exemple, connaître de nouvelles zones de pêche, de nouveaux engins, de nouveaux modèles météorologiques, de nouvelles technologies, de nouvelles espèces) ;

• l’action, qui fait référence à la capacité des personnes – individuellement ou collectivement – à avoir le libre choix de répondre aux changements environnementaux (par exemple, prendre en compte les connaissances, les compétences et la gestion locales à la fois dans la science et la politique et accroître les processus participatifs).

29Compte tenu de ce cadre conceptuel et des multiples voies par lesquelles le changement climatique a un impact sur les pêcheries artisanales, la réduction de la vulnérabilité passe d’abord par une réduction de l’exposition aux stress associés au changement climatique. Le principal – et peut-être le seul – levier pour les communautés est d’éviter la surpêche, qui conduit à la fragilité des espèces et augmente les conséquences des stress environnementaux (Brander, 2007 ; Perry et al., 2010). Cela nécessite de renforcer les connaissances pour mieux évaluer la production des espèces à l’échelle locale, régionale et mondiale. L’amélioration de notre capacité à modéliser les processus à l’échelle locale en intégrant la variabilité interannuelle, décennale (régionale) et le changement climatique mondial sera essentielle pour fournir des informations pertinentes pour la gestion des pêches et la planification adaptative. Cela se fera principalement par l’amélioration de la capacité d’observation pour fournir des informations sur l’état actuel et les tendances à court et moyen termes. Il s’agit d’un élément fondamental pour évaluer les progrès vers les objectifs de gestion (Weigel et al., 2018). Les systèmes d’observation fournissent également des mesures pour valider et évaluer la sensibilité des modèles prédictifs et pour ajuster la structure des modèles existants. Le renforcement de ces systèmes d’observation doit être envisagé sous l’angle de l’appropriation par la communauté et du partage des connaissances. Dans ce contexte, les approches de science ouverte et de développement à faible coût sont des éléments fondamentaux dans lesquels ces dynamiques doivent se construire.

30Pour mieux comprendre les interactions entre les processus écologiques et les usages, il est indispensable de mettre en œuvre une approche interdisciplinaire, associant sciences naturelles et sciences humaines. Cela nécessite d’intégrer les savoirs locaux indigènes et d’impliquer les acteurs dans les démarches d’élaboration et de mise en œuvre des plans de suivi et de gestion. Les communautés qui montrent une forte capacité d’auto-organisation réduisent leur vulnérabilité au changement climatique, comme c’est le cas dans certains villages du Sine-Saloum grâce à la modernisation, la diversification des activités et la gestion des ressources ; cela a été également montré dans d’autres exemples de pêche artisanale dans le monde (Kalikoski et al., 2010). Cette auto-organisation semble difficile à généraliser en raison des spécificités des communautés locales. Un élément primordial pour réduire la vulnérabilité des pêcheries artisanales réside dans la mise en place de politiques publiques et d’institutions pour la gouvernance des ressources afin de renforcer la capacité d’adaptation (Kalikoski et al., 2010).

31Les mesures de gestion, ainsi que la recherche en appui de cette gestion, doivent être adaptées à la diversité des échelles spatiales et temporelles auxquelles se produisent les effets combinés du changement climatique et de l’exploitation des ressources naturelles. Conjointement, les impacts du changement climatique sont susceptibles d’exacerber la variabilité existante des conditions climatiques, à la fois en termes de fréquence et d’ampleur, et donc d’augmenter l’incertitude, ce qui nécessitera une plus grande flexibilité des mesures de gestion pour soutenir les pêcheries. Enfin, l’analyse de la vulnérabilité doit passer de l’échelle mondiale à une échelle plus locale et intégrer la diversité des revenus et/ou des niveaux de pauvreté des populations nationales pour pouvoir proposer une planification adaptative appropriée à l’échelle nationale et locale (Allison et al., 2009). En effet, face aux défis posés par les contraintes liées au changement climatique, qui s’ajoutent aux défis de l’aménagement du territoire, il est essentiel que les pêcheries artisanales soient correctement prises en compte dans leur diversité et avec leurs spécificités (Cohen et al., 2019).