1Les milieux marins et l’économie bleue sont devenus porteurs d’une formidable promesse de croissance à l’heure où les possibilités des milieux terrestres semblent épuisées. Parallèlement, les environnements marins sont déjà soumis à des pressions intenses et en constante augmentation (Halpern et al., 2008 ; 2015) telles que le trafic maritime, la demande croissante et l’évolution de l’occupation des sols dans les zones côtières, l’exploitation des fonds marins, le dragage ou l’extraction minière, la pêche, le tourisme, le développement des énergies renouvelables, etc. Par conséquent, les océans sont aujourd’hui au centre d’intérêts variés et complexes, à la croisée de la conservation de la biodiversité, de la régulation du changement climatique, du développement économique, de la sécurité alimentaire, etc. Au niveau européen par exemple, les milieux marins sont au cœur d’une part, de la nouvelle stratégie de croissance Green deal qui vise « une société équitable et prospère avec une économie moderne, économe en ressources et compétitive, où il n’y a pas d’émissions nettes de gaz à effet de serre en 2050, et où la croissance économique est découplée de l’utilisation des ressources » (COM, 2019) ; et d’autre part, de la stratégie en faveur de la biodiversité (COM, 2020) qui vise à stopper l’érosion de la biodiversité, à « ramener la nature dans nos vies » et à mettre la biodiversité européenne sur la voie de la reconstitution d’ici 2030, dans l’intérêt des personnes, du climat et de la planète. Cette volonté politique de compromis entre les usages humains et la préservation de la nature marque un tournant par rapport à la précédente feuille de route de l’Union européenne qui était uniquement axée sur l’économie et qui visait à maximiser la croissance bleue (COM, 2014).

2Dans ce contexte politique, la planification spatiale marine (PSM) vise à concilier les demandes humaines et les besoins de conservation, et offre un cadre de réflexion et de décision, par le biais du zonage spatial, pour combiner différentes utilisations des ressources marines dans un même espace (Craig, 2012 ; Koehn et al., 2013 ; Ehler, 2014). La PSM est souvent définie comme « un moyen pratique de créer et d’établir une utilisation plus rationnelle de l’espace marin et des interactions entre ses utilisations afin d’équilibrer les demandes de développement avec la nécessité de protéger l’environnement, et de fournir des aménagements sociaux et économiques de manière ouverte et planifiée » (Ehler et Douvere, 2009). Les premières PSM ont été mises en œuvre dans les pays du Nord dans les années 2000. Une solide expérience a été acquise en Europe, en Amérique du Nord et en Australie (voir par exemple, Jay et al., 2013). Depuis juillet 2014, chaque État membre européen doit établir et mettre en œuvre des plans d’espace maritime (UE, 2014). Plusieurs pays européens ont déjà adopté des textes contraignants sur la planification de l’espace maritime (par exemple pour le Portugal, Ferreira et al., 2015).

3La PSM reste un domaine de recherche très actif, car tout en offrant une vision prometteuse de la gestion des activités humaines dans les espaces océaniques, il n’est pas encore évident de voir si et comment elle peut prendre en compte un certain nombre de caractéristiques typiques des socio-écosystèmes marins. Les approches existantes de la PSM, par exemple, n’intègrent pas encore l’occurrence de surprises écologiques (Kates et Clark, 1996 ; Paine et al., 1998 ; Williams et Jackson, 2007), les approches non territorialisées, la société globalisée ou, à plus grande échelle, la vitesse des changements environnementaux dans le contexte de l’Anthropocène (Gissi et al., 2019 ; Cosens et al., 2021) qui véhicule beaucoup d’incertitudes sur la durabilité du fonctionnement des environnements côtiers et marins (Maes, 2008 ; Wolff, 2015 ; Leenhardt et al., 2015 ; Bennett et al., 2015). Les cadres d’aménagement du territoire sont conçus pour des zones spécifiques, alors que les dynamiques sociales et naturelles n’ont pas de frontières. Les entreprises multinationales ont des stratégies à la fois mondiales et régionales, et les impacts environnementaux de leurs activités sont observés dans le monde entier, à de multiples échelles. Le changement global et l’évolution continue qu’il déclenche dans les écosystèmes marins remettent également en question la nature même d’une entreprise de planification qui implique de figer les règles du jeu pour une période donnée. En outre, une question cruciale se pose : comment la PSM sera-t-elle utilisée in fine ? La PSM vise-t-elle à garantir une utilisation des océans qui soit écologiquement et socialement durable ou plutôt à organiser le plus grand nombre d’utilisations possibles ? Ce processus apportera-t-il justice et équité entre les parties prenantes ou créera-t-il des gagnants et des perdants ? Certains auteurs (Flannery et al., 2018) expriment d’ailleurs déjà depuis un certain temps de sérieuses préoccupations à ce sujet : « Il existe une inquiétude croissante au sujet de la PSM, dans le sens où elle pourrait ne pas faciliter un changement de paradigme vers une gestion des espaces marins guidée par l’intérêt public, mais pourrait simplement consister à travestir la dynamique des pouvoirs par une rhétorique participative afin de légitimer les agendas des acteurs dominants ». Une série de projets de recherche sur la PSM sont, ou ont été, développés en Europe (Plasman, 2008 ; Trouillet et al., 2011 ; Queffelec, 2013) et ailleurs dans le monde (Day, 2008 ; Jay et al., 2013 ; Ehler et al., 2019) pour aborder ces différents sujets.

4Suite à ces premières mises en œuvre dans les pays du Nord, la PSM s’étend maintenant aux milieux tropicaux (système conventionnel de la Convention d’Abidjan, Union africaine et autres) dans le cadre d’un processus plus large qui vise à organiser l’exploitation des milieux marins et à concevoir des formes modernes de gouvernance dans ces régions. Même si les pays du Sud sont encore très peu nombreux à s’engager formellement dans des processus de planification de l’espace maritime, un nombre croissant de gouvernements préparent les premiers documents politiques visant à concilier l’exploitation des ressources et la protection de l’environnement (voir par exemple, la stratégie marine du Cabo Verde¹ ou le plan brésilien de gestion intégrée des zones côtières). Pour accompagner cette démarche, et s’assurer que l’exploitation des ressources marines contribue de manière significative aux priorités politiques de réduction de la pauvreté et de la faim (Spalding et al., 2013 ; Sale et al., 2014), il y a un besoin pressant de recherches sur les déclinaisons possibles de la PSM en zone tropicale. Un aspect crucial de ces questions de recherche repose sur le fait que le cadre politique initialement conçu pour l’Union européenne pourrait se révéler inadapté aux spécificités des pays du Sud. L’instabilité politique de certains pays, notamment en Afrique, et la puissance économique des entreprises transnationales affectent l’équilibre des forces aux tables de négociation de la PSM. Par exemple, la PSM pourrait ouvrir la voie à l’accaparement des océans, c’est-à-dire « la dépossession ou l’appropriation de l’utilisation, du contrôle ou de l’accès à l’espace ou aux ressources océaniques au détriment des utilisateurs antérieurs des ressources, des titulaires de droits ou des habitants » (Bennett et al., 2015 ; voir aussi Wolff, 2015 ; Flannery et al., 2016 ; Queffelec et al., 2021).

5L’Atlantique tropical est un océan partagé qui relie des pays développés, émergents et en développement. L’exploitation de la mer par l’Homme s’est rapidement développée des deux côtés de l’Atlantique tropical au cours des dernières décennies. Les enjeux économiques et sociaux liés à l’exploitation pétrolière, à la pêche, à l’exploitation des fonds marins, à la sécurité alimentaire, etc. y sont importants. Les populations des pays riverains de l’Atlantique tropical ont en commun des liens historiques et économiques ainsi que des ressources naturelles. Ces pays partagent également certaines autres spécificités, telles que la rareté des données scientifiques longitudinales et une approche sectorielle de la gestion des océans. Dans le Nord-Est du Brésil et en Afrique de l’Ouest, la planification de l’espace marin en est encore à ses débuts (Agardy, 2010 ; Queffelec et al., 2021). Pourtant, la propagation du processus de PSM aura un impact sur les politiques de gestion de l’espace océanique ainsi que sur les connexions entre les autorités politiques et administratives, les mesures légales, la société civile (locale et mondiale) et les résultats de la recherche en sciences naturelles. À ce stade précoce, l’analyse de la diffusion du processus de planification permet en amont à la recherche de mettre en lumière les opportunités et d’identifier les limites de la PSM pour l’Atlantique tropical.

6Trois études de cas sont présentées dans cette introduction : le Sénégal, le Cabo Verde et le Brésil. Ces pays sont tous trois confrontés à des problématiques importantes en matière de pêche, de projets en cours ou à venir dans le domaine de la production d’énergie en mer, à un besoin crucial de maintenir la pêche artisanale et vivrière, et de négociation de l’exploitation de leur zone économique exclusive (ZEE) et de leur plateau continental avec d’autres pays (accords de pêche, exploitation pétrolière, parcs éoliens en mer). La conciliation des activités humaines en mer génère des défis communs et spécifiques selon les régions et leurs réalités respectives (fig. 1) et le partage des échecs et des réussites devrait apporter des éclairages fructueux.

Figure 1. Indicateurs géographiques, démographiques et socio-économiques illustrant les réalités contrastées du Sénégal, du Brésil et du Cabo Verde

7La PSM se veut un processus de décision collectif et rationnel qui implique une mobilisation d’ensemble des acteurs concernés, car son mécanisme est basé sur des informations transversales spatialement explicites (écologiques, légales, sociales, économiques, etc.). L’assimilation de la totalité des informations nécessaires à ce processus est un véritable défi. Elle doit dépasser la simple juxtaposition des perceptions et des capacités cognitives d’entités uniques (individus, États, institutions, etc.) – ce qui conduirait à une « tour de Babel » non opérationnelle – et fait naturellement appel à la transdisciplinarité et à un cadre d’intelligence collective. Une définition générique de l’intelligence collective ou « intelligence en essaim », couvrant à la fois les réalités animales et humaines, peut être formulée comme suit (Krause et al., 2010) : « Deux ou plusieurs individus acquièrent indépendamment, ou au moins partiellement, des informations et ces différents paquets d’informations sont combinés et traités par l’interaction sociale, ce qui fournit une solution à un problème cognitif d’une manière qui ne peut pas être mise en œuvre par des individus isolés ». McCauley et al. (2019) ont choisi une méthodologie d’intelligence collective pour consolider un récit permettant de faire émerger une culture océanique. Ils attendaient de cette méthodologie « l’habilitation d’un groupe de personnes à agir comme un organisme cohérent et intelligent travaillant avec un seul esprit, plutôt que le leadership d’un collectif qui concevrait les orientations politiques ». Dans cette démarche, l’intelligence collective dessine un compromis entre les différentes orientations souhaitables et les institutions de gouvernance jouent alors le rôle de garants des valeurs de légitimité, d’équité et de justice dans le processus (Cosens et al., 2021). Cette démarche est probablement le mécanisme le plus pertinent pour dépasser les points de vue personnels et transformer un objectif individuel, sectoriel en un objectif collectif. À ce titre, la prise de décision dans le cadre des procédures de PSM nécessite de relever un premier défi, celui de trouver les moyens de capitaliser les connaissances en silo pour construire une intelligence collective.

8Sur la base des trois études de cas susmentionnées, nous proposons ici de passer en revue (1) ce qui peut être capitalisé à partir des connaissances en silo existantes et les barrières structurelles qui peuvent entraver le chemin vers l’intelligence collective dans la PSM ; (2) les voies qui pourraient être empruntées pour surmonter ces obstacles et (3) comment donner une place à la nature pour qu’elle « revienne dans nos vies », en particulier à une table de négociation de la PSM alimentée par l’intelligence collective humaine ?

De la connaissance en silo vers l’intelligence collective

Capitaliser les connaissances en silo

9Les socio-écosystèmes marins peuvent être appréhendés comme des systèmes complexes. Un système complexe est défini comme un ensemble d’un grand nombre d’entités en interaction, dont l’intégration produit une trajectoire globale. Les systèmes complexes sont caractérisés par des propriétés émergentes, distinctes de celles de leurs constituants, par l’existence d’interactions non linéaires, l’émergence de différents niveaux d’organisation, ou par leur comportement collectif non trivial (par exemple, états stationnaires multiples, bifurcations, phénomènes émergents, boucles de rétroaction). La conséquence de ces propriétés est qu’un observateur ne peut pas facilement, ni complètement, comprendre et anticiper les évolutions des systèmes complexes par intuition ou par calcul.

10Aborder un système complexe tel que les socio-écosystèmes marins en découpant d’abord le problème en plusieurs morceaux ou « silos » disciplinaires est une prémisse naturelle et indispensable. Elle permet de comprendre en profondeur le fonctionnement des différentes composantes du système, la gouvernance qui les régit et leur évolution possible. Grâce à cette lecture en silos, nous pouvons par exemple souligner un écueil juridico-politique commun aux trois études de cas considérées ici autour de la question de la distribution des compétences (voir les contributions de Galletti et Da Silva Leite Noury : chapitre 7 ; Ly et al. : chapitre 8 ; Guerreiro et al. : chapitre 9 de cet ouvrage). Au Brésil, cette question complexe est liée à l’organisation fédérale avec de nombreuses compétences partagées entre les États et l’État fédéral. Au Sénégal et au Cabo Verde, les défis à surmonter émergent de la sectorisation des institutions et de l’absence d’une tradition de gestion intégrée de la zone côtière. Des différences entre les études de cas sont également mises en évidence et soulignent l’importance (1) des incitations suprarégionales en Afrique de l’Ouest, qui semblent être liées à l’émergence d’une préoccupation supranationale encadrée notamment par la Convention d’Abidjan sur la protection de l’environnement marin en Afrique atlantique (Ly et al. : chapitre 8) et (2) des risques liés aux incohérences du système législatif brésilien qui pourraient contrarier la recherche d’un équilibre entre développement économique et protection de l’environnement (Galletti et Da Silva Leite Noury : chapitre 7). L’approche disciplinaire est également un prérequis nécessaire pour expliciter l’état des écosystèmes et leur dynamique (Bertrand et Zimmer : chapitre 1) et pour éclairer les enjeux spécifiques de certains secteurs d’activité, comme la conchyliculture au Brésil (Soudant et al. : chapitre 5) ou la vulnérabilité de certains secteurs d’activité comme la pêche artisanale au Sénégal (Thomas : chapitre 6).

11La connaissance en silo permet ainsi une compréhension riche et kaléidoscopique des défis qui affectent les différentes facettes des socio-écosystèmes marins. Le risque cependant, lorsqu’on découpe la complexité en de nombreux morceaux, est de ne plus parvenir à penser les liens, les interactions, les imbrications entre les parties. Des silos peuvent ainsi émerger de visions disciplinaires si elles restent cloisonnées. Mais les silos peuvent aussi résulter d’un manque d’intégration entre les échelles. Suárez de Vivero et al. (chapitre 11) montrent que dans l’Atlantique Sud – contrairement au bassin Nord – un puissant réseau d’intérêts communs n’a pas encore émergé et que la construction d’une communauté transatlantique sera un préalable essentiel à l’harmonisation des approches de PSM.

12Il ne suffit pas de comprendre isolément les différentes parties des systèmes complexes, car ceux-ci se caractérisent notamment par l’existence de phénomènes émergents et de boucles de rétroaction qui font que la trajectoire des systèmes diffère de celle de la somme de ses parties, ce qui rend la prévision assez incertaine (voir par exemple, Cosens et al., 2021). En outre, les impacts du changement climatique exacerbent la variabilité naturelle de ces systèmes, tant en termes de fréquence que d’ampleur, ce qui accroît l’incertitude. Par conséquent, cette structuration en silos de connaissances, qu’elles soient disciplinaires, sectorielles ou dépendantes de l’échelle, induit des limites cognitives qui peuvent entraver les possibilités d’aborder la trajectoire future et la durabilité des socio-écosystèmes marins.

Identifier les obstacles à une vision systémique de l’océan complexe

Enjeu de technicité et défi informationnel

13La PSM s’efforce d’être un processus rationnel et fondé sur des preuves (Pınarbaşı et al., 2017). Ainsi, ancré dans l’analyse des données, les outils d’aide à la décision (OAD) se sont avérés indispensables pour informer rationnellement le processus décisionnel. Les OAD prennent la forme d’outils spatialement explicites, impliquant des logiciels interactifs comprenant des cartes, des modèles, des modules de communication et des éléments supplémentaires qui peuvent aider à résoudre des problèmes à multiples facettes, trop complexes pour être résolus par la seule intuition humaine ou par des approches conventionnelles. Si ces outils permettent de soutenir la prise de décision de manière plus systématique et objective (Pınarbaşı et al., 2017), ils ont également introduit une grande technicité dans le processus de sélection des scenarii de zonage des usages de l’océan. Comme l’illustrent Brunel et Lanco Bertrand (chapitre 15) dans une étude de cas brésilienne, les résultats fournis par ces OAD peuvent être très sensibles au formatage des données d’entrée, aux paramètres des modèles, voire à la façon dont la question du zonage est formulée mathématiquement. L’équité dans le processus de négociation de PSM nécessiterait une mise à niveau technique minimale de toutes les parties prenantes sur la mécanique de ces OAD et sur la manière dont elle peut affecter les scénarios de zonage optimal à discuter. Fotso (2019) fait la même observation : les OAD ont acquis un tel rôle critique dans le processus de décision de la PSM qu’il est nécessaire d’établir un cadre juridique clair garantissant que l’argument de la technicité ne prenne pas le pas sur les valeurs de transparence, d’équité ou de justice dans les négociations.

14Étant donné que les OAD et les données spatialement explicites qu’ils requièrent sont devenus centraux dans le processus de PSM, Trouillet et al. (chapitre 10) mettent en lumière l’émergence d’un « défi informationnel » : le simple fait de disposer de données, idéalement spatialement explicites, sur son activité procure à un acteur un avantage indéniable dans le processus de négociation. En prenant l’exemple de la pêche artisanale sénégalaise, ces auteurs questionnent le rôle de l’information géographique et des géo-technologies associées dans la PSM dans le but d’identifier les principaux points de vigilance à considérer, notamment dans les pays en développement ou émergents où les données sont souvent rares.

Une vision anthropocentrée des relations homme-nature

15Les sociétés humaines sont liées aux environnements marins de diverses manières : elles vivent à proximité, elles y voyagent/transportent, elles en extraient, elles en dépendent. Pourtant, elles ne vivent pas à proprement parler dans cet environnement à trois dimensions, de sorte que l’approche reste le plus souvent assez utilitaire et définitivement anthropocentrée. La vision principale est une lecture économique basée sur l’activité (par exemple, la formidable promesse de la croissance bleue), où le milieu marin est un fournisseur de ressources, ou même, comme l’illustrent bien Machu et al. (chapitre 2) un exutoire négligé pour les externalités négatives des activités terrestres, comme la pollution au Sénégal. Le paradigme d’un océan immense, d’une mer capable de « nourrir les hommes » tout en « mangeant leurs déchets », perdure malgré toutes les preuves scientifiques du contraire qui s’accumulent depuis des siècles.

La course de la Reine Rouge imposée par le changement climatique

16L’océan est fortement touché par les effets du changement climatique dû aux émissions de CO₂ et d’autres gaz à effet de serre provenant des activités humaines : changements de la température de l’eau, acidification et désoxygénation des océans, entraînant des modifications de la circulation et de la chimie océanique, une élévation du niveau des mers, une augmentation de l’intensité des tempêtes, ainsi que des changements dans la diversité et l’abondance des espèces marines. Ces effets se combinent avec l’hystérésis – propriété d’un système dont l’évolution ne suit pas le même chemin selon qu’une cause externe augmente ou diminue – et qui est assez répandue dans le fonctionnement des systèmes marins (voir par exemple Fauchald, 2010 ; Blackwood et al., 2012 ; Garbe et al., 2020). En conséquence de cette non-stationnarité fondamentale, de la non-linéarité et de la grande incertitude des trajectoires futures des socio-écosystèmes marins soumis aux effets du changement climatique, les acteurs et les institutions de gouvernance devront relever le défi d’une adaptation constante. Comme l’indique Roddier (2012), l’humanité serait engagée dans une course où plus elle dissipe efficacement de l’énergie, plus elle modifie rapidement son environnement, plus elle doit acquérir rapidement des informations sur cet environnement – ce qui à son tour dissipe de l’énergie – afin d’évoluer en conséquence et ainsi rester adaptée à celui-ci. C’est un cas typique du paradoxe de la course de la Reine Rouge dans Les aventures d’Alice au pays des merveilles (Carroll, 1865) : « Maintenant, ici, tu vois, il te faut courir le plus vite que tu peux pour rester au même endroit. Si tu veux aller ailleurs, tu dois courir au moins deux fois plus vite que ça ! ».

Des approches innovantes pour briser les silos

Vers une gouvernance basée sur l’impact

17L’interaction avec un système complexe est un défi, car elle introduit une tension entre la nécessité d’agir et le fait que nous ne comprendrons jamais que partiellement le système. Cette interaction avec des systèmes complexes est néanmoins pratiquée dans de nombreux domaines de la vie. La médecine en fournit un exemple essentiel. Face à un problème (une maladie), un praticien va, sur la base des connaissances établies, proposer une intervention (un traitement) pour le patient. La pertinence du traitement sera évaluée par le suivi clinique du patient, et réajustée jusqu’à ce que l’objectif d’amélioration de la santé du patient soit atteint. En d’autres termes, un processus adaptatif, dynamique, basé sur l’évaluation constante des impacts des actions et leur réajustement permanent, est utilisé pour atteindre les objectifs de survie et de bien-être. Il n’y a pas de garantie absolue que l’objectif de bonne santé sera atteint, mais les chances d’amélioration seront maximisées par cette rétroaction clinique continue.

18Dans le cadre de la gouvernance des océans, qui régit nos interventions dans les systèmes complexes que sont les socio-écosystèmes marins, nous n’adoptons pas encore vraiment ce schéma d’intervention. Le diagnostic est là : comme ailleurs sur la planète, la biodiversité s’érode à un rythme sans précédent (IPBES 2019), les ressources s’épuisent (Jackson et al., 2001 ; Myers et Worms, 2003), et les tensions entre usagers pour l’accès aux espaces et aux ressources s’intensifient (Flannery et al., 2016 ; Queffelec et al., 2021). Nous mettons en place des politiques pour mettre en œuvre des interventions en réponse à ces « maladies » des socio-écosystèmes. Cependant, le « suivi clinique », c’est-à-dire l’évaluation continue de l’impact de ces remèdes, leur éventuelle remise en cause et le réajustement du traitement, fait encore défaut. L’analogie médicale ci-dessus montre clairement que la valeur que nous accordons à la vie humaine ne nous permet pas de prendre le moindre risque quant au traitement choisi, et c’est pourquoi l’évaluation clinique dynamique et adaptative est si fondamentale dans cette science. « Augmenter la valeur accordée à la protection et à la restauration des écosystèmes naturels », comme le propose l’Union européenne par exemple, nécessite donc, entre autres, une transition de nos instruments de gouvernance des océans vers des procédures dynamiques, réajustées en permanence en fonction des impacts observés. Bien que la nécessité de cette transition ait déjà été identifiée (voir par exemple, Douvere et Ehler 2011), nous utilisons encore en pratique des cadres dans lesquels nous fondons les décisions de gouvernance sur des vues instantanées et statiques des océans.

19Dans le cas de la PSM, les OAD visent à renseigner une partition de l’espace marin, avec des règles d’accès et d’usage distinctes, permettant d’atteindre des objectifs fixés pour le bien-être humain (moins de conflits) et/ou pour la biodiversité (maximiser la conservation tout en minimisant les impacts négatifs sur les activités humaines). Cependant, chaque OAD mobilise des représentations partielles des socio-écosystèmes : synthèses des visions des acteurs (Seasketch), représentations statiques des socio-écosystèmes pour optimiser l’architecture des aires marines protégées (Marxan ou prioritizR), modèles dynamiques de l’environnement (Atlantis, ISIS-fish) expliquant une petite ou grande partie des mécanismes qui font évoluer le système. Chacune de ces approches a des points forts, mais aucune n’est capable (1) de rassembler les points de vue de différentes cultures disciplinaires (par exemple, océanographie, écologie, économie, sociologie, sciences politiques) et les représentations des différents acteurs impliqués dans ces mesures, (2) d’anticiper la dynamique et l’évolution à court terme du système sous différents scénarios de gouvernance ou de changement global, et (3) de fournir une représentation transparente des effets des incertitudes (sur les données, sur les processus, sur les effets du changement global) et de la multiplicité des objectifs concurrents sur le scénario simulé. Pourtant, dans le monde liquide tridimensionnel de l’océan, les changements naturels et anthropiques sont rapides et permanents et se produisent dans des domaines distincts (côtiers, au large, en surface et en profondeur), mais interconnectés. Par ailleurs, aucune procédure de retour d’expérience formelle et/ou standardisée n’est réellement mise en œuvre pour assurer l’examen périodique de l’efficacité de ces outils de zonage et réajuster, en fonction des effets observés, leur taille, leur architecture ou d’autres propriétés (par exemple, la rigueur ou non des interdictions, le caractère pérenne ou temporaire de la zone protégée). Quelle chance avons-nous vraiment de « ramener la nature dans nos vies océaniques » avec l’application de ces traitements sans aucun « suivi clinique » formel de leurs effets ?

20Pour remédier à ces limites et mieux se protéger des risques qu’elles impliquent, il faut imaginer une nouvelle relation entre la gouvernance et les socio-écosystèmes marins, une relation capable d’intégrer une évaluation continue de l’impact de ses actions et qui sache réviser en permanence ses modes d’action en fonction des effets observés. En d’autres termes, il s’agit de passer d’une gestion où les objectifs sont les moyens, comme c’est le cas actuellement, à une gestion où les objectifs sont les fins. Des outils et des protocoles doivent donc être mis en place pour faire fonctionner ce type de boucle de rétroaction adaptative.

Développer de nouveaux types d’observations

21Les outils, les modes de traitement des données ou leur représentation peuvent contribuer à enrichir et décloisonner la vision kaléidoscopique que nous avons des socio-écosystèmes marins. Lebourges Dhaussy (chapitre 3) illustre par exemple comment les données de relevés acoustiques, qui ont été mis en œuvre dans de nombreux pays du Nord et du Sud dans le but premier d’évaluer la taille des stocks de poissons exploités, peuvent aujourd’hui être utilisées pour documenter les écosystèmes dans leur ensemble. Brunel et al. (chapitre 12) fournissent un exemple, tiré d’une étude de cas brésilienne, de la manière dont les données de Google Earth peuvent être utilisées pour quantifier, de manière spatialement explicite, les indicateurs des activités anthropiques sur le littoral et la puissance de pêche potentielle par le biais du comptage des navires. Un atlas des règles juridiques s’appliquant sur le milieu marin sénégalais a également été réalisé dans le cadre du projet Paddle (Planning in a liquid world with tropical stakes). Une étude (Le Tixerant et al., 2020) sur l’utilisation de cet atlas a mis en évidence comment, en rendant lisibles des règles juridiques complexes, cette lecture géographique a un impact sur les autorités administratives.

Construire l’interdisciplinarité

22La nécessité de l’interdisciplinarité est souvent affirmée. Pourtant, elle est rarement mise en pratique à grande échelle. Ragueneau (chapitre 16) propose de se pencher sur ce paradoxe, en revisitant les différentes approches permettant l’interaction entre les disciplines (multi, inter ou transdisciplinarité), en illustrant pourquoi il est essentiel de la mettre en œuvre pour appréhender les systèmes complexes, et en identifiant les conditions qui permettraient son émergence. L’urgence de l’interdisciplinarité ne concerne pas seulement les domaines scientifiques. Pettorelli et al. (2021) ont illustré comment il est temps d’intégrer les agendas scientifiques et politiques du changement climatique global et de la biodiversité.

Réintégrer les communautés locales dans une gouvernance participative

23Bien que souvent peu représentées dans les processus de PSM, les communautés locales sont essentielles en tant qu’acteurs de la dynamique du socio-écosystème, et en tant que cible ultime des politiques au niveau national. Silva et al. (chapitre 4) donnent ici un aperçu de ces interactions entre communautés locales et ressources globales à travers l’exemple de la pêche au thon albacore au Cabo Verde. Toonen et al. (chapitre 13) décrivent pour leur part comment les jeux sérieux et la cartographie participative peuvent améliorer la participation du public à la définition de nouvelles règles de gouvernance. Enfin, Duarte et al. (chapitre 14) rapportent une nouvelle expérience de gestion collective à travers la création de réserves dédiées à des usages récréatifs, comme le surf. Ces initiatives vont dans le sens envisagé par Cosens et al. (2021) : développer des processus ascendants, innovants et collaboratifs, facilités par des objectifs clairs établis par le gouvernement « pour résoudre les compromis entre les parties prenantes et relier les connaissances locales et indigènes au système biophysique, permettant une adaptation aux résultats émergents de la complexité ».

Les promesses de l’intelligence artificielle

24Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) révolutionne notre façon d’aborder l’analyse de l’information et la simulation des systèmes. Elle adopte une approche qui imite algorithmiquement l’intelligence naturelle, et nous permet ainsi d’envisager de nouvelles façons, peut-être plus opérationnelles, de traiter numériquement des systèmes complexes. Les méthodes d’IA impliquant des algorithmes d’apprentissage profond ont la particularité d’être capables d’apprendre par le biais de leur propre traitement des données. En d’autres termes, les algorithmes d’apprentissage profond peuvent se nourrir de données brutes et identifier de manière autonome l’ensemble des métriques et des variables dérivées qui décrivent et simulent le mieux le comportement du système étudié.

25L’IA, avec l’apprentissage profond, est au cœur du concept de jumeau numérique qui a vu le jour dans l’aéronautique, puis qui s’est étendu à l’industrie pour émerger aujourd’hui en force dans de nombreux domaines scientifiques, dont ceux liés à l’océan. Le jumeau numérique peut être compris comme une empreinte virtuelle d’un système réel, qui évolue dans le temps en parallèle avec le système réel grâce à son alimentation en données collectées en continu via des capteurs. Le jumeau numérique « apprend » par lui-même à ressembler au système réel en utilisant les données fournies au départ et acquises en continu, mais aussi en intégrant des connaissances spécialisées ou en s’inspirant d’autres systèmes réels au fonctionnement similaire. Le jumeau numérique devrait être capable de prédire les états du système, dans un délai suffisamment court pour être compatible avec la prise de décision. Ces jumeaux devraient également fournir une représentation du même système sous différents angles, facilitant ainsi les dialogues interdisciplinaires et l’intégration des connaissances entre, par exemple, les sciences naturelles et humaines.

Ramener la nature dans la PSM

26Le défi de redonner à la nature la place qui lui revient dans des procédures telles que la PSM est à la fois important et urgent. Comment relever ce défi ? Comment l’intégrer de manière pratique dans les mécanismes de gouvernance des océans ? Loin d’avoir une feuille de route claire et définitive sur ce sujet, nous proposons néanmoins ici quelques pistes conceptuelles et pratiques pour initier une avancée dans cette direction.

Reformuler le problème : et si nous invitions Bartleby à la table des négociations ?

27En droit, la séquence « éviter, réduire, compenser » est reprise dans plusieurs législations nationales. En France, depuis 1976 (L122-3 du Code de l’environnement), il est précisé que dans tout projet d’aménagement on doit éviter toute atteinte à l’environnement, réduire les impacts qui n’ont pu être évités et compenser les dommages qui n’ont pu être évités ou réduits. En Europe, cette séquence est un objectif de la directive 2011/92/UE du 13 décembre 2011 (article 5-b, cf. UE, 2011). Cette séquence est également incluse dans le Green Deal. Le Green Deal est une feuille de route pour rendre l’économie européenne durable en transformant les défis climatiques et environnementaux en opportunités dans tous les domaines politiques et en assurant une transition juste et inclusive pour tous. À cette fin, l’exposé des motifs accompagnant chaque proposition législative et chaque acte délégué comprendra une section spécifique expliquant comment chaque initiative respecte ce principe. Malheureusement, les gestionnaires de projet et les instances de gouvernance sont généralement prompts à oublier la première étape, qui consiste à éviter avant tout la création d’une externalité négative. C’est en partie ce qui a conduit Varoufakis (2020) à considérer que « Le Green Deal de l’Union européenne est une énorme manœuvre de greenwashing ».

28Bartleby est le titre d’un court roman publié en 1856 par Herman Melville. Bartleby est engagé par un notaire en tant que clerc pour copier des documents. Au fil du temps, cet homme, qui s’était d’abord montré travailleur et consciencieux, commence à refuser le travail demandé en rétorquant simplement « J’aimerais mieux ne pas le faire ». Cette histoire a longtemps fasciné les philosophes, qui ont été nombreux à la commenter (Deleuze, Derrida, Blanchot, Zizek, Lordon ; voir Berkman, 2011). Incarnation de la résistance passive, ce roman met en lumière « le pouvoir de ne pas faire » (Ego, 2011). Dans l’espace public d’aujourd’hui, une posture « à la Bartleby » pourrait consister à cesser les activités qui ne créent rien de véritablement nouveau et/ou utile, et ainsi marquer le point de départ d’un autre monde.

29Plus concrètement, dans le cadre de la PSM, il est temps de mettre en place les outils permettant de documenter objectivement ce qui pourrait être gagné en renonçant à certaines activités humaines. Les OAD, ainsi que les évaluations stratégiques d’impact, devraient inclure des protocoles formels permettant de prendre en compte, d’évaluer et de peser le pour et le contre de l’interdiction de l’activité humaine dans certaines zones marines. Les OAD, qui sont aujourd’hui largement utilisés pour la sélection systématique de réserves, comme Marxan par exemple, sont formulés mathématiquement de telle sorte que des objectifs minimaux de maintien de la biodiversité sont fixés (par exemple maintenir « au moins 50 % de la biodiversité actuelle »), puis l’architecture des zones protégées qui maximisera le maintien et/ou le développement des activités humaines est recherchée. Inviter Bartleby à la table de la PSM pourrait aussi signifier inverser la charge d’effort dans ces formulations d’optimisation mathématique : fixer un niveau d’activité humaine considéré comme indispensable, la biodiversité à maximiser étant le degré de liberté d’optimisation.

Questionner certains « axiomes » pour imaginer de nouvelles solutions

30Dans ses différents ouvrages, la philosophe de l’environnement Virginie Maris a proposé un certain nombre d’éclairages essentiels sur le rapport de nos sociétés à la nature (Maris, 2010 ; 2014 ; 2018). Elle a notamment mis en évidence comment un certain nombre de notions présentées comme axiomatiques minent notre capacité à repenser et réinventer notre rapport à la nature. Nous empruntons et retranscrivons ci-dessous certains éléments de cette réflexion et tentons d’identifier les manières dont ils pourraient être utiles dans le contexte des démarches de PSM.

Vers des méthodes de gestion moins réductionnistes et plus intégratives

31La notion de services écosystémiques a dans un premier temps été une stratégie argumentative pour requalifier la nature et sa protection en des termes audibles par les tenants de la sphère économique. Cette notion a tellement séduit les entrepreneurs, les décideurs et les scientifiques que la stratégie argumentative a fini par devenir un pseudo-axiome. La notion de services écosystémiques a pour corollaire immédiat l’évaluation de ces services. Les économistes ont alors adopté divers outils méthodologiques pour rendre visibles des valeurs qui étaient souvent cachées. Ces outils ont fait l’objet de nombreuses critiques tant d’un point de vue méthodologique que conceptuel. D’une manière générale, le principe même de quantification, inhérent aux évaluations monétaires, présuppose, sans presque jamais l’énoncer explicitement que les différentes valeurs de la nature sont réductibles à leur seule dimension instrumentale, peuvent être exprimées dans une unité commune, et deviennent alors incidemment substituables (ce qui donne lieu à la notion de compensation). En adoptant le registre économique, d’abord de manière métaphorique, puis de manière très concrète en laissant les logiques de marché s’infiltrer de plus en plus profondément dans les politiques publiques de protection de la nature, nous avons ouvert la voie à une dissolution de la nature dans la sphère économique. Dans une logique de maintien du capital naturel et des services écosystémiques associés, les décideurs sont encouragés à se concentrer uniquement sur les valeurs instrumentales de la nature, c’est-à-dire à ne protéger les milieux naturels que dans la mesure des bénéfices qui peuvent en être tirés.

32Une vision alternative, et particulièrement pertinente pour la PSM, consiste à impliquer les populations locales pour faire de la protection de la nature un levier de réduction de la vulnérabilité des communautés humaines (voir par exemple Diaz et al., 2018 ; Lindquist, 2017). Préserver le caractère naturel d’un site n’implique certainement pas d’exclure tout usage, mais seulement de s’assurer que les activités humaines ne perturbent pas la trajectoire de l’écosystème dans son ensemble. La préservation peut ainsi servir de rempart pour protéger des cultures et des modes de vie menacés par les multiples projets répondant à la logique néolibérale de croissance économique et de compétition entre les peuples et les territoires. À cet égard, les réserves extractives existant dans la législation brésilienne (Resex, espaces territoriaux protégés dont l’objectif est de protéger les moyens de subsistance et la culture des populations traditionnelles, ainsi que d’assurer l’utilisation durable des ressources naturelles de la zone) constituent un cadre intéressant qui pourrait être exploré dans le contexte des espaces marins.

Situation de référence, ligne de base glissante et principe de non-régression

33La conservation de la nature, notamment avec l’émergence de la notion de ré-ensauvagement (Nogués-Bravo et al., 2016 ; Perino et al., 2019), est confrontée au problème de la définition d’états de référence spatiaux et temporels sur lesquels fonder des objectifs de restauration. Il est difficile, voire impossible, d’identifier ce que serait un « état de référence naturel », tant nous sommes affectés par le syndrome de la référence glissante (Pauly, 1995) et l’amnésie environnementale qu’il engendre. Ceci est particulièrement vérifié dans les environnements marins où l’observation directe est assez difficile. Inviter la nature à revenir à la table de la PSM, par le biais du ré-ensauvagement de certaines zones, ne signifie pas nécessairement passer par la restauration active des conditions écologiques sauvages avec la réintroduction d’espèces par exemple. Cela peut signifier des attitudes beaucoup moins intrusives qui combinent la notion de ré-ensauvagement avec la notion de lâcher-prise afin de cibler l’établissement d’une nature férale (Schnitzler et Genot, 2020). Dans cette perspective, les gestionnaires ne devraient pas essayer de fabriquer la nature, mais plutôt de l’accompagner dans son parcours, de réparer les dégâts ici et là pour qu’elle puisse reprendre son chemin, de supprimer certains pièges et de démêler ses entraves.

34En droit, l’application du principe de non-régression (Prieur, 2012) serait fondamentale pour accompagner une telle démarche au sein de la PSM. Ce principe implique que nous ne revenions pas sur notre engagement envers les résultats de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement qui s’est tenue à Rio en 1992. Afin d’évaluer si une nouvelle règle ou la modification d’une ancienne règle est régressive, un chapitre spécial devrait être inclus dans l’étude d’impact du projet de loi ou du décret pour démontrer la non-régression sur la base d’indicateurs scientifiques et juridiques pertinents de l’état de l’environnement. Actuellement, il n’en existe pas de traduction juridique au Sénégal et en Afrique de l’Ouest. Mais il est certain que ce principe est mis à mal au Brésil par une politique de croissance définitivement coupée du processus de protection de l’environnement. Un des exemples est la ré-autorisation de plusieurs centaines de pesticides interdits dans la législation brésilienne par l’exécutif actuel (voir par exemple Braga et al., 2020). En Europe, les pays accordent plus ou moins d’importance à ce principe. Ce dernier a été reconnu, car l’environnement étant devenu un droit de l’homme, il pouvait bénéficier de l’intangibilité des droits de l’homme.

Surmonter l’opposition nature/culture dans les écosystèmes marins

35Différentes perspectives anthropologiques (Lévi-Strauss, Descola, Pignochhi) nous ont alertés sur le fait que la question de la relation entre les humains et la nature sera probablement la plus cruciale à l’avenir. Elles ont décrit la façon dont les humains perçoivent l’environnement qui les entoure comme leur manière de « composer » le monde. Les sociétés dites occidentales composent le monde sur la base de l’opposition entre nature et culture, ce qui est le ferment d’une vision strictement utilitaire des écosystèmes naturels en général et marins en particulier. L’enjeu d’une transition consiste alors à transformer notre vision utilitariste et anthropocentrée du monde en une vision fondée sur la reconnaissance de la valeur intrinsèque des écosystèmes marins. Dans cette nouvelle vision, la définition de la gouvernance des espaces marins dépasserait le seul objectif de maintien des fonctions exercées ou des services rendus par les écosystèmes pour reconnaître que la préservation d’espaces marins et d’êtres vivants sains est un axiome qui n’a pas besoin de justification, au même titre que le bien-être humain. Dans un tel paradigme par exemple, la notion de compensation perd toute pertinence : si l’on accepte l’axiome selon lequel un être humain ne peut en aucun cas être remplacé par un autre être vivant, alors tout être vivant devient également irremplaçable.

36Les prémisses d’un tel changement de paradigme émergent de toutes parts, en science, en éthique environnementale et en droit. L’hypothèse Gaïa développée par l’environnementaliste James Lovelock (1979) revisite la relation homme-environnement. Au lieu de considérer la Terre comme un univers où coexistent des êtres vivants, elle part de l’idée que la Terre est en soi un méta être vivant. Les flux, les organes et les tissus doivent être intègres et fonctionner ensemble. Dans le domaine du droit, la proposition d’accorder une personnalité juridique à la nature ou à ses éléments constituerait également une étape déterminante pour « ramener la nature dans nos vies » (Hermitte, 2011). Aux frontières des sciences de l’écologie et de la géographie (Mathevet et al., 2010 ; Mathevet, 2012), la notion de « solidarité écologique » s’est développée, pour inspirer la législation des parcs nationaux en France depuis 2006, et celle de 2016 sur la biodiversité. La solidarité écologique se définit comme « le concept qui reconnaît l’étroite interdépendance des êtres vivants entre eux et avec les milieux naturels ou aménagés ». Ce concept met également l’accent sur la « communauté de destin » entre l’homme, la société et son environnement, en intégrant la coévolution des sociétés humaines et de la nature à travers l’utilisation de l’espace et des ressources naturelles. Il se décline en une solidarité écologique d’action où les habitants, usagers et visiteurs des différents espaces, jugent leurs actions ou non-actions en fonction de leurs conséquences sur les composantes de la communauté. Traduits en PSM, ces concepts peuvent remettre en question l’objectif générique actuel du processus (résoudre les conflits pour satisfaire au mieux chacune des parties prenantes) et suggèrent une transition vers un autre type de pacte, où les parties prenantes prendraient des décisions en fonction de l’évaluation des impacts de leurs actions et non-actions sur les socio-écosystèmes marins avec lesquels elles ont choisi de vivre.