Introduction
p. 11-17
Texte intégral
1Depuis leur émergence au tournant des années 1990, les deux notions de biodiversité et de développement durable ont eu un profond impact sur les conceptions que nous avons des relations entre les humains et l’environnement. Malgré leur convergence, les articulations entre ces deux concepts n’ont pas toujours été évidentes, pour des raisons à la fois historiques et politiques, mais elles s’orientent actuellement vers une double exigence de connexion entre enjeux sociaux et écologiques et d’inscription de cette connexion dans un souci éthique et de justice.
Le temps long de la conservation de la nature
2Si le terme de biodiversité n’est créé qu’à la fin des années 1980, les politiques de conservation de la nature ont une histoire bien plus longue, dans laquelle l’UICN a joué un rôle tout à fait central. Les premières mesures de protection de la nature émergent dès la fin du xixe siècle, elles se diffusent à l’échelle mondiale dans la seconde moitié du xxe siècle et elles continuent depuis cette date à gagner en importance, à la fois quantitativement et qualitativement. Les aires protégées ont, en particulier, représenté l’outil principal des politiques de conservation pendant la majeure partie de leur histoire. Quasi inexistantes à la fin du xixe siècle, elles couvrent aujourd’hui environ 17 % des terres émergées. La montée en puissance des enjeux maritimes a eu, de plus, pour conséquence d’entraîner les politiques de conservation vers les océans où désormais se créent les plus nombreuses et les plus grandes aires protégées. Mais la conservation ne se limite pas à ces outils spatiaux et on a vu depuis une trentaine d’années se multiplier d’autres types d’instruments visant à protéger la biodiversité, au premier rang desquels ceux fondés sur les services écosystémiques, les paiements pour services environnementaux, la compensation biodiversité, etc. Ces différents instruments visent tout à la fois à renforcer la dimension incitative de la conservation en l’inscrivant dans des logiques marchandes et à diversifier les outils dont les politiques de conservation disposent.
La biodiversité : d’une approche sectorielle à un concept intégrateur
3Dans un mouvement concomitant, les politiques de la biodiversité ont cherché à diversifier les acteurs susceptibles d’être intéressés et engagés dans des actions de conservation. Cela s’est traduit dans un premier temps par une attention portée à ce qu’on appelle improprement les « populations locales », c’est-à-dire les acteurs les plus directement touchés dans leurs activités par les mesures de conservation. Une deuxième diversification s’est opérée, d’une part, avec la globalisation des acteurs de la conservation dans les réseaux professionnels dont les origines géographiques sont de plus en plus diverses et, d’autre part, avec les instruments scientifiques et les outils de communication, aujourd’hui structurés à l’échelle mondiale.
4En somme, les politiques de conservation ont tenté depuis l’apparition du concept de biodiversité de prendre en compte la biodiversité à différents niveaux. Déjà dans les dynamiques écologiques, évaluées non plus uniquement à l’aune du degré de perturbation par les activités humaines, mais en prenant en compte les histoires spécifiques des écosystèmes et la diversité que ces différentes trajectoires peuvent produire. Ensuite, la biodiversité a amené à tenir compte de la diversité humaine et de l’extrême multiplicité des pratiques et savoirs qui lui sont associés, ce qui a conduit à la diversification des instruments et outils aptes à réguler ces interactions complexes.
5On voit ainsi que la structuration de la science et de la politique autour du concept de biodiversité a suscité un basculement radical depuis une position d’isolement, où il s’agissait de protéger des espèces ou des espaces particuliers, vers un objectif d’incorporation de la biodiversité (ce que les anglophones appellent le mainstreaming) dans l’ensemble des domaines de l’action politique.
Le développement durable : une approche holistique
6Notion apparue au même moment que celle de biodiversité, le développement durable s’inscrit dans une dynamique similaire de transformation de notre rapport à l’environnement. Il s’en distingue cependant par une entrée résolument holistique. Comme la biodiversité, le développement durable est explicitement tourné vers la prise en compte des enjeux environnementaux dans le fonctionnement des sociétés. Mais il le fait d’une manière surplombante, comme cadre analytique devant orienter les choix sociétaux et l’action politique.
7Là où les politiques de biodiversité partent d’un objectif spécifique — la protection des organismes vivants — et cherchent à l’intégrer à l’ensemble des dynamiques sociales, la durabilité offre un contexte théorique dans lequel peut se positionner tout type d’action. Le graphique le plus représentatif du développement durable — où la sphère « écologie » chevauche les sphères « social » et « économie » — résume l’ambition du concept : celui-ci poursuit avec l’objectif initial du développement de subsumer en un seul référent la totalité des objectifs de l’action politique, mais en lui adjoignant une préoccupation environnementale.
Les objectifs du développement durable : la réinscription d’enjeux éthiques
8La formalisation des objectifs du développement durable (ODD) sur le plan international en 2015 pourrait apparaître comme un simple degré supplémentaire de prise en compte de la question environnementale dans les sphères décisionnelles au niveau global. Il apparaît néanmoins que les ODD opèrent en réalité un glissement partiel mais significatif de retour vers les enjeux sociaux. Les objectifs d’égalité entre les sexes, d’éducation de qualité, de vie saine ou encore de réduction des inégalités entérinent, parmi d’autres, la réinscription des questions d’éthique et de justice dans les cadres normatifs des institutions internationales. Ce faisant, ils traitent moins de l’incorporation des problématiques environnementales dans les affaires humaines que de l’impulsion d’une dimension éthique dans les politiques de la nature.
9Quels peuvent être les résultats concrets de ces normes et de ces référents politiques énoncés dans des instances politiques nationales ou globales ? L’histoire des politiques de développement, comme les controverses qui ont accompagné l’institutionnalisation du développement durable, révèle les problèmes d’articulation entre des déclarations politiques et leur application effective, que ceux-ci soient dus à des difficultés réelles de mise en œuvre ou à des prises de position masquant des stratégies diamétralement opposées. Les enjeux de transformation structurelle que pose le réchauffement climatique illustrent parfaitement le décalage qui peut exister entre une scène médiatique d’énonciation et l’inscription à l’agenda politique. Dans le domaine de la biodiversité, ce décalage peut être exacerbé encore davantage par les spécificités de structure et de fonctionnement écologique et social propres à chaque milieu et à chaque territoire, pour lesquelles une gouvernance globale de la biodiversité ne peut se résumer à une solution unique.
Durabilité, diversité et éthique au cœur des enjeux scientifiques
10Si le triple enjeu d’incorporation de la biodiversité dans la société, d’approche holistique et de réinscription éthique du développement durable dessine un cadre politique d’autant plus complexe qu’il est ambitieux, son appropriation dans les pratiques de la recherche constitue un socle sur lequel peut se bâtir la science actuelle, dans ses rapports au monde social et naturel comme dans son fonctionnement interne.
11Les différents exemples présentés dans cet ouvrage illustrent chacun dans leur domaine des pratiques de recherche, des collaborations institutionnelles, des engagements sociaux et des résultats scientifiques s’inscrivant dans ce cadre. Ils contribuent à définir des jalons d’expérience, où la science est pensée et mise en pratique à travers quatre exigences :
une prise en compte des interactions complexes entre dynamiques écologiques et sociales ;
un engagement auprès du monde extérieur à la recherche, seul capable d’identifier les enjeux auxquels font face les sociétés et de pouvoir y répondre ;
une capacité à répondre à la fois à des problématiques globales, au sens holistique du terme, et à des contextes spécifiques, non réductibles à des solutions universelles ;
une pratique de recherche intégrant une démarche éthique, depuis le positionnement individuel des chercheurs jusqu’aux objectifs institutionnels en passant par les logiques de collaboration et de partenariats.
12L’organisation de l’ouvrage permet de rendre compte de cette quadruple exigence à travers différentes expériences et résultats de recherche. L’ouvrage aborde la biodiversité via quatre thématiques : les outils d’étude et d’observation, les enjeux de protection, les interactions avec la santé et les liens avec l’alimentation.
13Les outils utilisés et développés par l’IRD pour étudier la biodiversité visent à l’acquisition de données de masse encore trop souvent lacunaires dans les pays du Sud, à l’amélioration de leurs usages et à l’accompagnement dans leur diffusion et leur appropriation par les acteurs des pays partenaires. Des approches transectorielles permettent par exemple de croiser les données de la biodiversité avec de multiples autres dynamiques : changement climatique, évolution de l’utilisation du sol, déforestation, etc. De même, la complexité des processus écologiques amène à privilégier des technologies innovantes comme l’intelligence artificielle pour comprendre leur mécanisme, ou des technologies originales comme l’enregistrement sonore pour appréhender l’état de la biodiversité. Mais les outils sont également conçus comme des interfaces avec les acteurs de la biodiversité, à l’image du protocole de Nagoya qui définit les conditions d’utilisation de la biodiversité à des fins scientifiques et de partage des avantages de cette utilisation, ou des instruments au croisement de la participation naturaliste et des logiciels d’analyse d’image, comme l’application Pl@ntNet.
14La protection de la biodiversité n’est pas envisagée à l’IRD comme une politique réduite à la conservation d’espaces hors des sociétés. Elle prend au contraire en compte les potentialités de protection qu’offrent certaines pratiques anthropiques (comme l’utilisation des eaux usées comme engrais), les risques que d’autres activités peuvent faire courir aux espaces protégés (comme le tourisme animalier dans des îlots isolés) et veille surtout à ce que les mesures réglementaires et législatives puissent être en concordance avec les logiques d’appropriation sociale de ces mesures. En parallèle, l’IRD s’intéresse aux enjeux de protection d’espèces mobiles, qu’il s’agisse de l’impact des pêcheries sur les oiseaux marins ou des réseaux éco-techniques d’espèces invasives.
15La santé est probablement l’un des domaines où les avancées récentes sont les plus importantes et mettent en exergue des interactions fortes avec la biodiversité, comme l’a illustré en négatif la crise de la covid-19. L’IRD a développé depuis longtemps des recherches dans ce champ, en montrant par exemple la corrélation négative entre diversité biologique et risque de diffusion de maladies entre animaux et humains, ou encore en décrivant les liens entre maladies infectieuses et l’écosystème intestinal qu’est le microbiote. Dans le domaine médical, l’IRD s’est également distingué par une attention portée aux croisements avec des thématiques sociales, à l’image des études portant sur l’ethnopharmacologie.
16La question alimentaire est un autre domaine qui croise la biodiversité de manière multiforme et dont les enjeux sont aujourd’hui au cœur des politiques de durabilité. L’IRD intervient ici dans l’étude de socioécosystèmes qui peuvent être marginaux dans les approches dominantes des politiques de biodiversité mais s’avèrent cruciaux à la fois pour la biodiversité et l’alimentation des populations de ces espaces. C’est le cas des agroforêts, des mangroves, ou encore de pâturages aussi particuliers que les zones herbeuses situées en dessous des glaciers andins. Des systèmes alimentaires durables doivent également être adaptatifs – ce que montrent des études sur les pêcheries au Pérou –, intégrés – à l’image des expériences menées autour de l’aquaculture durable ou de la prise en compte de la diversité biologique des sols – et politiques – quand des chercheurs du monde entier séquencent le génome du riz pour qu’il ne soit pas privatisé. En parallèle, l’IRD s’intéresse au maintien de la diversité des ressources génétiques et à la compréhension des mécanismes permettant de réduire les intrants pétrochimiques, par exemple en étudiant les symbioses plantes-bactéries capables de produire des engrais naturels.
17On le voit, l’ensemble des exemples développés dans l’ouvrage montre à quel point la biodiversité ne peut plus être envisagée scientifiquement dans une vision disciplinaire et sectorielle, mais qu’elle doit au contraire être croisée avec les principales dynamiques, humaines et non humaines, qui déterminent les changements globaux et localisés auxquels nous faisons face aujourd’hui. La démarche de durabilité mise en place par l’IRD se veut une modeste contribution à cette entreprise titanesque, mais exaltante !
Auteur
Directeur de recherche en géographie environnementale.
Directeur du département Sociétés et mondialisation de l’Institut de recherche pour le développement.
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