Pourquoi le Sahara ?

1Après mes études en médecine et en sciences à l’université de Montpellier, j’eus la chance de me voir proposer en 1951 un poste d’assistant au laboratoire de botanique de la faculté des Sciences d’Alger. J’entrepris une thèse sur la végétation des hautes montagnes d’Afrique du Nord. De la sorte, j’ai pu parcourir et étudier la flore et la végétation des Atlas, du Djurdjura et de l’Aurès au cours des printemps et été des années 1951-1954. Cette thèse, soutenue en 1955, fit l’objet d’une publication dans la série Encyclopédie biologique et écologique des éditions Lechevalier.

Figure 11.Carte physique du Sahara centro-occidental avec les toponymes utilisés par les Français au milieu du xx^e siècle.

2Mon premier contact avec le Sahara eut lieu de façon inattendue à la demande du professeur J. Dubief, directeur du laboratoire de météorologie et physique du globe à la faculté des Lettres d’Alger qui, revenant du Hoggar à la fin du printemps 1953, avait été impressionné par la couverture végétale observée après des précipitations inhabituelles. Il demanda avec insistance qu’un botaniste soit envoyé sur le terrain à cette occasion. J’acceptai sans hésitation et organisai hâtivement une première mission financée par l’Institut de recherches sahariennes de l’université d’Alger (encadré 5).

3Cette mission d’un mois environ se déroula magnifiquement et les Touareg étaient heureux de voir un Français s’intéresser aux végétaux qu’ils connaissent bien en général, puisque les plantes revêtent un intérêt capital tant pour leur survie que celle de leurs troupeaux. Ce fut une découverte inoubliable du désert et surtout de la montagne saharienne, avec une flore abondante et en parfait état. De retour à Tamanrasset, je n’eus plus qu’un désir, retourner au plus vite au Sahara et continuer dans la mesure de mes possibilités à y travailler !

4Je ne savais pas que l’occasion m’en serait rapidement fournie. Mais en février 1954, notre laboratoire organisa une tournée qui nous permit d’effectuer une visite autour du Grand Erg occidental, au cours de laquelle je m’initiais à la flore du Sahara septentrional (fig. 11).

5Durant une partie des années 1955-1956, occupant la fonction de médecin militaire à Alger, j’achevais ma thèse d’État. Pendant cette période, je me vis également chargé d’assurer la totalité des évacuations sanitaires sur les bases sahariennes, ce qui me donna l’occasion de me rendre un peu partout au Sahara algérien, notamment à Béchar, Tindouf, Ouargla, Fort Flatters, Tamanrasset, Djanet, El Golea, etc.

6Une fois ma thèse soutenue, la situation politique s’est progressivement dégradée en Algérie méditerranéenne, rendant quasi impossible toute prospection sur le terrain, notamment dans les zones montagneuses. Aussi, à partir de 1956, j’orientais la majeure partie de mes recherches sur le Sahara qui était resté relativement à l’abri des turbulences politico-militaires. Je nouais progressivement des contacts scientifiques et amicaux avec divers chercheurs algérois qui travaillaient au Sahara. Il se constitua un petit groupe informel de réflexion regroupant des universitaires avec les professeurs H.-J. Hugot et L. Balout en préhistoire, R. Capot-Rey en géographie, R. Laffite en géologie, F. Bernard en zoologie, J. Dubief en physique du globe, et aussi des collègues des services de l’hydraulique (P. Simonneau) et de l’Office national anti-acridien, en particulier P. Bruneau de Miré. Il apparut bien vite que certaines régions encore restées très peu étudiées pouvaient présenter un grand intérêt botanique. Je pus ainsi d’abord parcourir, en mars-avril 1956, le massif de la Téfedest, au nord du Hoggar, dans le cadre d’une mission de l’Institut de recherches sahariennes.

7Mais le gros point d’interrogation restait le massif du Tibesti dont le seul travail floristique récent avait été publié par R. Maire et T. Monod en 1950. Aussi une première mission fut organisée de septembre à novembre 1956 avec l’aide de l’Institut de recherches sahariennes. En un peu plus de deux mois, cette tournée à chameaux et le plus souvent à pied, de plus de 850 km, nous conduisit de Faya-Largeau aux mares du Borkou, à l’Emi Koussi, aux vallées de Terrouane et du Miski, puis sur tout le revers sud-occidental du Tibesti jusqu’au Zouarké. Cette mission fut le prélude à d’autres tournées afin d’étudier diverses portions de cet immense massif qu’est le Tibesti. Durant l’été 1958, on réalisa un transect depuis Abéché à Bardaï via l’Ennedi qui nous permit d’étudier la végétation du Toussidé. Puis, en septembre-octobre 1958, nous visitâmes, à partir de Zouar, les grands oueds du versant nord-occidental du massif (enneris Mossoï, Tegaham, Maro en particulier), le Goubone, les Tarso et le Soborom pour retourner à Bardaï. Par la suite, il nous fut encore possible d’aborder le Tibesti en 1960 dans le cadre de la mission pluridisciplinaire Berliet au Tchad.

Figure 12. Trajets des principales missions effectuées par P. Quézel au Sahara, entre 1953 et 1994.

8D’autres missions, généralement de moindre importance, ont pu être réalisées jusqu’en 1962. Ces tournées ont intéressé surtout le Sahara oranais, la Saoura, le Tademaït (1961-1962), mais aussi l’oued Rhir en 1960. En 1957, eut lieu aussi une assez longue tournée avec le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), afin de tester la teneur en radioactivité des plantes sahariennes, mais les résultats sont restés secrets. La collaboration avec les préhistoriens a été également à l’origine de quelques missions, pendant lesquelles la découverte de pollens fossiles dans divers paléo-sols et gisements préhistoriques m’a conduit avec mon collègue A. Pons à souligner le rôle capital de la palynologie dans la connaissance des paléo-environnements sahariens (encadré 7). Citons pour terminer quelques visites au Sahara occidental en 1961, et une mission surtout aérienne en Mauritanie (Zemmour) et aux Eglabs la même année.

9L’indépendance de l’Algérie et ma nomination comme professeur à l’université d’Aix-Marseille a clos cette période saharienne particulièrement fructueuse et enthousiasmante. Toutefois, cette rupture n’a pas été totale puisqu’en septembre-octobre 1967 j’ai pu réaliser une intéressante tournée de 1 000 km environ, sur les plateaux du Darfour nord-occidental et sur le Jebel Gourgeil (ou Gourgeil, Soudan). Ce périple nous a permis de préciser et d’interpréter la limite vers le sud de la végétation saharienne, dans des régions restées pratiquement à l’écart de toute recherche botanique.

10Durant mes derniers séjours au Sahara et sur ses marges septentrionales, j’ai eu l’opportunité d’étudier avec mes collègues, d’une part les relations de la flore canarienne avec celle du Maroc sud-occidental, et d’autre part la transition entre les végétations méditerranéenne et saharienne sur les piémonts méridionaux du Haut-Atlas oriental et de l’Anti-Atlas. La liste détaillée de toutes ces missions et celles des publications qui en sont issues sont respectivement fournies dans l’encadré 6 et l’annexe 1.

Missions au Sahara septentrional, nord-occidental et occidental

11Une tournée exploratoire en région nord-saharienne fut organisée en février et mars 1954, autour du Grand Erg occidental, avec la visite des laboratoires sahariens de Beni-Ounif et de Béni-Abbès. Cette passionnante tournée suscita sur le terrain de nombreuses discussions aboutissant à la conclusion que l’étude de la flore et de la végétation sahariennes pouvait fort bien bénéficier des méthodes d’analyse de la phytosociologie. De la sorte, je signais en 1954 avec M. Guinochet mon premier travail consacré à la végétation du Sahara, en fournissant une caractérisation phytogéographique du Grand Erg occidental dans la région du M’Zab.

12D’autres portions du Sahara septentrional, et en particulier la vallée de la Saoura et celle du Ghir, mais aussi les peuplements à acacias de toute cette région furent étudiées dans un objectif de mise en valeur agricole, grâce à une étroite coopération avec les services de l’hydraulique et de pédologie de l’Algérie (notamment avec P. Simonneau, P. Dutil, P. Durand).

13Une coopération efficace fut également nouée avec l’Office national anti-acridien basé à El Harrach, et plus particulièrement avec P. Bruneau de Miré (Bruneau de Miré, 2013, 2015a, b) qui devint un compagnon assidu de plusieurs de mes tournées, aussi bien au Sahara septentrional qu’au Tibesti.

14Au Sahara nord-occidental, plusieurs missions furent organisées avec nos collègues géographes, mais également avec les botanistes marocains, qui nous permirent de visiter brièvement, mais fort utilement, le Zemmour, les Eglabs et la Kedia d’Ijil (Quézel, 1965).

15Le Sahara occidental océanique, longtemps resté le domaine de prédilection de T. Monod, ne fut que brièvement abordé, et bien plus tard, au cours de missions réalisées en 1979 et 1981 avec des collègues espagnols et marocains. Ces dernières se sont focalisées le long du littoral du Zemmour ainsi qu’à la Seguiet el Hamra, et elles ont permis des comparaisons avec la végétation des îles orientales des Canaries ; l’objectif était d’étudier la végétation à arganier (Argania spinosa) du sud-ouest marocain (Barbero et al., 1982) et d’analyser les affinités existant entre la végétation canarienne et celle du « secteur macaronésien marocain » défini par Emberger (1939) (chap. 5).

16Enfin, la végétation du revers saharien des chaînes atlasiques et la transition biogéographique entre les végétations méditerranéenne et saharienne furent étudiées sur le revers sud du Haut-Atlas oriental (1993), puis sur l’Anti-Atlas et le Jebel Bani (1994) avec nos collègues marocains et espagnols (Quézel et al., 1994, 1995).

Missions sur les montagnes du Sahara central

Missions dans le Massif central saharien

Missions au Hoggar

17Mes premières missions sahariennes ont été consacrées aux montagnes du Sahara central, et en premier lieu au massif du Hoggar. Ce choix initial fut conditionné par une saison pluvieuse particulièrement importante sur ce massif, certains oueds s’étant élargis de plus de 30 m ! En effet, durant l’été 1953, 100 à 150 mm de pluies, voire davantage localement, étaient tombées sur ce massif. Centrées sur les mois de mai à septembre, ces pluies correspondaient à une remarquable remontée vers le nord de la mousson en provenance des marges du golfe de Guinée.

18Cette première tournée nous conduisit dans le massif de l’Atakor, aux gueltas situées sur le flanc septentrional de l’Atakor, dans la région de Tazrouk, puis jusqu’à Tin Tarabine en suivant le revers nord du massif (fig. 13-14). Le retour à Tamanrasset fut au contraire effectué sur son revers sud. Au cours de la mission, nous parcourûmes plus de 350 km, parfois à chameau mais le plus souvent à pied.

Figure 13. Carte toponymique générale du massif du Hoggar (Quézel, 1965).

Figure 14. Carte de l’itinéraire de la mission effectuée par P. Quézel en novembre-décembre 1953 dans le massif du Hoggar (Algérie), organisée sous l’égide de l’Institut de recherches sahariennes (IRS).

19La caravane démarra les 5 et 6 novembre 1953 par quelques transects autour de Tamanrasset, et nous nous lançâmes vers le Hoggar à partir du 7 novembre. Outre des paysages admirables, l’état de la végétation était stupéfiant. Acacias en fleurs, tapis d’annuelles et de vivaces en plein développement formant çà et là des taches colorées où dominaient le rose et le jaune, tapis plumeux des graminées du genre Aristida sur les regs. Je récoltais d’emblée un grand nombre d’espèces, dont la détermination ne me posa que peu de problèmes, grâce aux travaux de R. Maire qui avait lui aussi découvert ce massif en 1928. J’effectuais de nombreux relevés de végétation, puisque l’un des buts principaux de la mission était de réaliser une étude des groupements végétaux du massif.

20Nous atteignîmes l’Asekrem en trois jours, et les trois jours suivants furent consacrés à l’étude de la végétation de montagne, dans la zone de l’olivier de Laperrine où, au sein de divers couloirs encaissés, se développent les vestiges de la flore méditerranéenne. Les jours suivants nous conduisirent dans la zone des grandes gueltas situées au nord de l’Asekrem : guelta Issakarassène, Imarhera, Tamada, en particulier, où se localisaient des végétaux méso-hygrophiles du contingent méditerranéen, dont le myrte de Nivelle et le laurier-rose, celui-ci plus fréquent toutefois à des altitudes inférieures.

21Il fallait ensuite réaliser un long trajet, plus de 100 km, sur le revers nord du massif, en étudiant les principaux oueds traversés ou suivis, jusqu’à Tazrouk puis Tin Tarabine, point extrême prévu vers l’est, en coupant ou longeant les vallées profondes de quelques grands oueds, notamment l’oued Egheghi.

22J’avais souhaité en effet atteindre Tin Tarabine, près du lieu du massacre de la mission Flatters en février 1881, afin de retrouver le majestueux tronc de tarout signalé par divers voyageurs et en particulier C. Killian durant sa mission de 1922, en amont de ce site. Pour les Touareg, ce nom s’applique au cyprès de Duprez (Cupressus dupreziana), connu actuellement de la seule Tassili n’Ajjer (encadré 21) ; il était donc important de vérifier sa présence, même ancienne sur le Hoggar. Parvenus à la fameuse localité, nous avons revu dans l’oued Egheghi, au sein d’une vaste forêt de tamaris (Tamarix aphylla), ce tronc haut de plus de 6 m et large à sa base de 2,8 m. Faisant confiance aux Touareg qui connaissaient bien cette relique, j’avais admis avec eux qu’il s’agissait bien d’un tronc de cyprès, mais j’eus le tort de ne pas récolter un échantillon de bois pour l’étudier en laboratoire. Cette énigme ne put être résolue qu’il y a quelques années, suite à un prélèvement in situ réalisé par le climatologue J. Dubief en 1985. L’analyse dendrologique par l’un de mes élèves (M. Thinon, comm. pers.), qui se rendit aussi sur place en avril 1998, conclut à un bois d’acacia (Faidherbia albida), l’ahtes des Touareg. Ce résultat me plongea tout de même dans l’étonnement, car je n’avais jamais vu au Sahara de troncs aussi imposants de cette espèce. Mais ainsi s’achève la « légende » du cyprès de Duprez au Hoggar !

23À Tin Tarabine, quelques rares individus d’une espèce nouvelle pour la science, Bergia mairei, furent découverts ; cette Élatinacée relique, de souche tropicale, était présente au pied de quelques rochers d’un oued. Neuf jours environ furent nécessaires pour regagner Tamanrasset et parcourir ces quelque 150 km qui traversent les innombrables oueds du revers sud du Hoggar. Si cette portion de la mission fut un peu monotone, quelques découvertes intéressantes y furent faites, notamment une Astéracée du genre Pegolettia (décrite sous le nom de P. dubiefiana, mais incluse maintenant dans P. senegalensis), encore inconnue au Sahara central.

24Tout au long de cette tournée, je pus observer un certain nombre de paléosols noirâtres, intercalés dans des sédiments détritiques, surtout à proximité de gueltas ou dans les ravins de berge d’oued. Ces paléosols furent étudiés plus tard à Alger pour y rechercher l’éventuelle présence de pollens fossiles. À mon retour à Tamanrasset, C. Blanguernon, intéressé par ces observations, me fit don d’un fragment d’une substance noirâtre récoltée dans un abri-sous-roche dans le massif de la Taessa, et considérée par les Touareg, sous le nom de raisin d’Élias, comme un remède précieux pour soulager diverses maladies. Il s’agissait en fait d’un fragment issu d’une accumulation de déjections de Daman des rochers, herbivore toujours abondant dans la région. Cet échantillon se révéla particulièrement riche en pollens et il fit l’objet d’une étude au laboratoire et d’interprétations paléoécologiques fort discutées par la suite.

25J’eus par la suite l’occasion de retourner à diverses reprises au Hoggar, mais je me contenterai de signaler deux missions marquantes.

26En 1957, une mission fut réalisée à la demande du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), déjà en quête à cette époque de gisements uranifères, afin d’assurer l’inventaire botanique de vastes zones, notamment dans la région d’In Ecker (Algérie), puis dans la portion occidentale du Hoggar, afin de rechercher des espèces végétales accumulatrices de radioéléments. Bien évidemment, rien ne fut officiellement publié sur ce sujet !

27Une autre mission fut effectuée avec une douzaine d’étudiants inscrits au certificat de botanique approfondie. Ce périple d’une huitaine de jours permit de parcourir à pied le massif granitique de la Taessa, alors que durant la tournée de 1953 nous étions restés à peu près tout le temps sur des substrats volcaniques ou alluvionnaires. Il était tentant de préciser le rôle que pouvait jouer ce type de substrat sur la végétation. Nous étudiâmes des groupements végétaux très particuliers avec, outre l’olivier de Laperrine, le pistachier de l’Atlas et le myrte de Nivelle, un certain nombre de plantes que je n’avais pas observées précédemment ; citons une espèce cactoïde abondante par endroits, le caralluma de Tombouctou (Desmidorchis retrospiciens), taxon soudano-sahélien présent jusqu’au Yémen mais rarissime au Sahara central (encadré 14), tout comme la Scrophulariacée Aptosimum pumilum revue récemment à proximité par O. et J.-L. Bernezat (Médail et al., 2014).

28Les résultats scientifiques de ces diverses missions au Hoggar furent fructueux. Ils firent l’objet de plusieurs publications, dont une Contribution à l’étude de la flore et de la végétation du Hoggar, publiée en 1954 par l’Institut de recherches sahariennes de l’université d’Alger, mais aussi pour certains résultats postérieurs dans l’ouvrage La végétation du Sahara, du Tchad à la Mauritanie (Quézel, 1965).

29Concernant la dynamique phytoécologique, j’observais que la végétation à base d’espèces annuelles de petite taille et à court cycle de développement (éphémérophytes), qui germent juste après les pluies sur les limons humides des oueds, se caractérisait par une composition nettement différente selon la période des précipitations (encadré 1). Après les pluies de printemps d’origine septentrionale, les espèces méditerranéennes dominaient largement, alors qu’après les pluies estivales liées à la mousson, cette place était occupée par les espèces de souche tropicale. La description de la végétation, selon la méthode phytosociologique de J. Braun-Blanquet, permit de définir 18 associations végétales nouvelles, grâce à plus de 200 relevés floristiques. Ces études phytoécologiques pionnières ont conduit à proposer un schéma synthétique d’organisation des structures de végétation du Hoggar (Quézel, 1954).

30Les connaissances botaniques et phytogéographiques progressèrent également puisque la flore connue du Hoggar fut portée à 410 espèces, dont plus d’une trentaine n’avait jamais encore été signalée sur ce massif. Lors de la mission de 1953, huit taxons nouveaux pour la science furent décrits (annexe 2), la moitié étant encore considérée comme valide sur le plan taxinomique. Du point de vue biogéographique, une interprétation du zonage altitudinal de la végétation a été proposée, ainsi que la signification biogéographique des espèces présentes dans nos relevés phytosociologiques. Une esquisse paléobotanique du peuplement végétal de ce massif a même été suggérée à la lumière des données accessibles à cette époque.

31Ajoutons encore qu’au cours de ces diverses missions, je récoltais un certain nombre de déjections, surtout d’animaux sauvages, qui, étudiées à Alger du point de vue mycologique après humidification, permirent à L. Faurel et G. Schotter de décrire nombre d’espèces et même de genres coprophiles nouveaux pour la science, dont un Quezelia hoggariana Faurel et Schotter 1965 !

Missions dans la Téfedest

32Dans le prolongement septentrional du Hoggar, le massif de la Téfedest était resté pratiquement à l’écart des prospections botaniques. Seul R. Maire avait longé en 1928 son revers oriental, mais la flore de ses sommets restait inconnue. Cette chaîne granitique, qui culmine à environ 2 400 m et se termine au nord par la Garet ed Djenoun, méritait bien une exploration, que j’ai pu réaliser en mars-avril 1956. Les prospections se sont focalisées dans la partie méridionale du massif, de plus grande largeur, et où les points d’eau sont les plus nombreux. Cette magnifique chaîne où dominent les chaos et les dômes granitiques s’est finalement révélée très proche du Hoggar du point de vue de la végétation. Ont été en effet retrouvés la plupart des groupements décrits au Hoggar, avec toutefois la présence de quelques espèces végétales plus septentrionales comme l’aresu (Calligonum polygonoides subsp. comosum), ou encore la Composée Chiliadenus sericeus, connue aussi de la Tassili n’Ajjer. Suite aux précipitations des hivers 1955 et 1956, la flore était bien développée et deux taxons nouveaux pour la science furent décrits, un brome (Anisantha madritensis subsp. tefedestica) et un hélianthème (Helianthemum geniorum var. grandiflorum). Certains individus d’olivier de Laperrine étaient de dimensions remarquables, accompagnés du selluf (Periploca angustifolia) et du tahûnek (Rhus tripartita). Les banquettes de bords d’oued à myrte de Nivelle étaient aussi particulièrement bien développées à partir de 1 500 m d’altitude, le myrte bordant le lit humide de l’oued Ahor d’une façon ininterrompue, sur plus de 15 km.

33Ce massif mérite également d’être évoqué pour l’abondance des gravures et peintures rupestres, notamment sur les marges des oueds Mertoutek et Ahor, ce dernier coulant lors de notre passage sur plus de 10 km. Une autre remarquable particularité est la présence, notamment sur l’oued Mertoutek, de vastes terrasses alluvionnaires hautes localement de 20 à 50 m, qui témoignent de l’importance des flux aquatiques ayant coulé là au cours des périodes humides (pluviaux) de l’Holocène (chap. 7). Deux ou trois terrasses emboîtées étaient bien individualisées, mais, à notre connaissance, leur étude géomorphologique n’a jamais été réalisée.

34Signalons enfin que, si j’ai également visité la Tassili n’Ajjer à l’occasion d’une mission militaire depuis Djanet, je n’ai pas publié de travaux relatifs à ce massif puisque C. Leredde y achevait son doctorat ès sciences qui a donné lieu à une importante monographie, l’Étude écologique et phytogéographique du Tassili n’Ajjer (Leredde, 1957).

Missions au Tibesti

35Le Tibesti, cet énorme massif volcanique qui forme le point culminant du Sahara avec l’Emi Koussi qui culmine à 3 445 m, était resté encore peu connu du point de vue botanique. En dehors des récoltes de J. Tilho et de M. Dalloni, étudiées par Maire (1932, 1935b), puis celles de T. Monod (Maire et Monod, 1950), peu de chose avaient été publiées sur la flore de ce massif, même si quelques récoltes d’agents de la recherche anti-acridiennne avaient permis de compléter l’inventaire floristique (Chevassut et Quézel, 1956). Mais avec toutefois 356 espèces citées par R. Maire et T. Monod, nous disposions déjà d’une assez bonne évaluation de sa flore. Ainsi, apparaissaient certaines affinités avec la flore du Hoggar, avec toutefois un lot appréciable de plantes de souche tropicale absentes de ce dernier massif.

36Après l’étude du Hoggar, il était donc tentant de réaliser là de nouvelles explorations botaniques afin de compléter éventuellement cet inventaire floristique, mais surtout d’étudier les structures de végétation et leur signification biogéographique. Toujours avec l’aide de l’Institut de recherches sahariennes, il me fut possible d’y réaliser un certain nombre de missions, en compagnie de quelques collègues.

Mission de 1956

37Cette mission, préparée avec l’aide des autorités civiles et militaires de l’ancienne administration de l’Afrique équatoriale française (AEF) fut réalisée avec P. Bruneau de Miré, pour l’entomologie. Nous arrivâmes à Faya-Largeau le 1^er septembre 1956. Notre itinéraire fut établi avec notre guide, qui demeura sceptique devant notre désir de gravir l’Emi Koussi, et nous prîmes le départ le 4 septembre (fig. 15). Cette caravane d’une dizaine de chameaux et plusieurs chameliers comprenait aussi, outre le guide, un cuisinier et un goumier armé, chargé d’assurer notre protection mais aussi notre ravitaillement en gibier.

Figure 15. Carte des différents itinéraires suivis par la mission de l’Institut de recherches sahariennes (IRS) effectuée en septembre-novembre 1956 dans le massif du Tibesti et au Borkou (Tchad) (Quézel, 1958).

38Environ 200 km étaient à parcourir avant d’atteindre le massif, mais toute cette région du Borkou méritait d’être mieux connue sur le plan floristique et nous commençâmes à travailler dès le départ. En effet, le Borkou représente dans sa majeure partie, l’ancien bas-fond d’un vaste lac en eau jusqu’à la fin du dernier grand épisode pluvial, c’est-à-dire il y a environ 4 000 ans avant le présent. Il est couvert de sédiments variés apparaissant souvent sous un couvert dunaire intermittent en général de type « barkhanes ». La nappe n’est jamais très profonde et les palmeraies, souvent plus ou moins abandonnées, sont fréquentes.

39Çà et là, des bas-fonds et des buttes d’érosion de diatomites apparaissaient, et la végétation, même peu variée, n’était pas sans intérêt. De plus, il existait encore des lacs ou des mares dont l’exploration se révéla passionnante, aussi bien pour le botaniste que pour le zoologiste qui étudia poissons et invertébrés. Les mares de Kaortchi, Bedo et Tigui furent visitées et, si elles n’occupaient pas les dimensions de celles des Ounianga, leur biodiversité était remarquable et diverses espèces nouvelles y furent découvertes. La présence de ces mares ou lacs permanents pose bien sûr le problème de leur alimentation hydrique, dans une zone où l’évaporation annuelle représente une lame d’eau de 6 à 8 m au moins. Les sources qui les alimentent doivent donc être assez abondantes pour maintenir ce niveau hydrique. Leur origine est sans doute liée aux précipitations affectant ou ayant affecté le Tibesti, mais nous ne disposions pas de travaux précis sur ce sujet.

40Le 11 septembre, la caravane quitta Tigui, et depuis cette date jusqu’au 17 octobre, jour de notre rencontre avec un peloton méhariste, nous ne rencontrâmes pas âme qui vive. La saison était assez favorable pour les prospections botaniques car des lambeaux de mousson avaient atteint cette année-là le massif du Tibesti et son piémont. Les points d’eau étaient fréquents et, sur le massif, les gueltas en eau nombreuses. Il nous fallut quatre jours à partir de Tigui pour arriver au pied de l’Emi Koussi, itinéraire qui atteignit bien vite le socle, gréseux, primitif ou volcanique suivant les endroits. Avec ce changement de paysage apparurent bientôt les oueds, avec leur cortège habituel d’épineux, ponctués çà et là d’abris pour bergers, désespérément vides. De fabuleux paysages ruiniformes, surtout au niveau des grès de Nubie, ou des regs couverts de bombes volcaniques surent nous faire oublier la monotonie botanique de la zone traversée, alors que se précisait progressivement, à l’horizon nord, la masse impressionnante de l’Emi Koussi.

41L’Emi Koussi, cet énorme volcan en forme de pyramide écrasée, large à sa base de plus de 100 km et se dressant brutalement à plus de 3 000 m au-dessus de la zone de piémont, fut enfin atteint à Yi Yerra. Ce site, bien connu des Toubous qui viennent y soigner leurs rhumatismes et bien d’autres maladies, offre en effet une source chaude s’écoulant au niveau de diverses marmites de géant. La végétation était banale, malgré la présence de tufs suintants, toujours rares au Sahara. Là, il fallut discuter avec le guide qui présentait de multiples raisons pour ne pas gravir ce volcan. Toute la diplomatie de P. Bruneau de Miré fut nécessaire pour finalement le faire changer d’avis après de longues palabres.

42Il nous fallut quatre jours pour faire l’ascension très éprouvante de l’Emi Koussi. Le flanc du massif était constitué de coulées volcaniques de teintes variées ou le noir des basaltes dominait largement, coulées entrecoupées de profonds ravins encaissés, où une végétation abondante trouvait refuge. Chaque ravin différait plus ou moins du précédent, et les récoltes s’accumulaient. Au-delà de 2 200 m d’altitude, la présence localisée d’un fenouil inconnu (Foeniculum scoparium) nous plongea dans l’étonnement. Les arbres étaient également nombreux au fond de ces ravins. Il s’agissait de ceux déjà connus au Hoggar dans des situations écologiques comparables, avec en plus un lot important d’espèces buissonnantes de souche tropicale, absentes de ce dernier massif et dont plusieurs nous étaient inconnues.

43À partir de 2 700 m, la végétation se modifia totalement et nous entrâmes dans une zone de steppe buissonnante à armoise et éphédra, singulièrement proche physionomiquement de celle que nous avions observée sur les sommets du Hoggar : des buissons épars, souvent jaunâtres, et de rares herbacées annuelles malgré l’état relativement satisfaisant de la végétation. Cette steppe était néanmoins constituée par des espèces spéciales à ce massif, exception faite de la Composée Pentzia monodiana, également présente au Hoggar.

44Le col de Taï-Taï, à un peu plus de 3 000 m, fut enfin atteint, et nous découvrîmes la gigantesque caldera principale de l’Emi Koussi, de 14 km de diamètre, entièrement occupée par le même type de végétation steppique, avec sur son flanc sud-est la fameuse subcaldera de l’Era Kohor, profonde de 440 m par rapport au bord du cratère principal, le fameux cratère du « Trou au natron », profond de plus de 1 000 m et d’un diamètre voisin de 3 km !

45La caldera était totalement déserte, parsemée de quelques abris de bergers inoccupés ; seuls quelques mouflons pâturaient dans le lointain. Nous nous installâmes pour trois jours afin d’explorer la caldera et faire l’ascension du sommet.

46La végétation était monotone, et en dehors de la steppe à Pentzia monodiana et Artemisia tilhoana, il faut souligner l’existence de pelouses rases à graminées (Eragrostis kohorica), avec une belle Géraniacée (Erodium oreophilum) surtout présente au pied des rochers directement exposés aux éventuelles pluies de mousson et bénéficiant des eaux de ruissellement. Particulièrement développé près des sommets, ce groupement végétal se révéla fort riche en espèces remarquables, souvent nouvelles pour le massif ou pour la science (fig. 16). Lors de notre passage, il offrait un spectacle inoubliable, coloré et fleuri, avec campanule, silène, érodium, linaire, séneçon, lotier…

Figure 16. Planche figurant quatre espèces endémiques (Oldenlandia toussidana, Pentas tibestica, Wahlenbergia tibestica et Erodium oreophilum) décrites par P. Quézel lors de sa mission de septembre-octobre 1956 au Tibesti (Tchad) (Quézel, 1958 : 150).

47Nous décidâmes ensuite de tenter une courte expédition sur le revers nord-ouest du massif. Cette initiative nous permit la découverte de sites parmi les plus intéressants du massif sur le plan floristique. Vers 3 000-3 100 m d’altitude, un véritable lapiaz s’était édifié sur des coulées basaltiques compactes (fig. 17). Il était constitué de couloirs étroits, profonds de 5 à 15 m, larges de 2 ou 3 m, où l’eau coulait en filet sur des dizaines de mètres, avec en bordure, une pelouse exiguë où je repérais rapidement une magnifique immortelle à grands capitules et à bractées blanchâtres ; cette espèce inconnue, qui rappelait indiscutablement les immortelles des hautes montagnes africaines, fut ensuite décrite et dédiée à T. Monod sous le nom d’Helichrysum monodianum (encadré 22).

Figure 17. Schéma de l’organisation de la végétation dans les lapiaz du flanc nord-ouest de I’Emi Koussi vers 3 300 m d’altitude (Quézel, 1958 : 300).

48Une exploration méthodique de ce lapiaz permit de découvrir encore d’autres espèces inconnues du massif, les unes d’affinité oro-africaines, les autres méditerranéennes. Les fougères étaient abondantes. Une fois ce site bien inventorié, je cherchais vainement à en découvrir d’autres à proximité, mais mes recherches restèrent vaines.

49Ce type de station n’est cependant pas unique sur l’Emi Koussi puisque deux ans plus tard, P. Bruneau de Miré hivernant sur ces sommets retrouva des lapiaz situés plus au sud-ouest. Il découvrit, associées aux espèces précédemment citées, de véritables galeries formées par la bruyère arborescente (Erica arborea), population nouvelle et incroyable relais entre celles de Méditerranée et des hauts sommets d’Afrique de l’Est (encadré 23) (Bruneau de Miré, 2013). En raison de la saison favorable, P. Bruneau de Miré échantillonna aussi un lot de graminées remarquables sur le plan biogéographique, toutes de souche oro-africaine. Il est certain que de nouvelles explorations permettraient encore d’enrichir la flore de ce massif en espèces inconnues !

Armoise de Tilho (Artemisia tilhoana, Astéracées), taxon endémique du Tibesti décrit par P. Quézel, présent dans les lapiaz volcaniques de l’Emi Koussi, vers 3 000 m d’altitude.

Silène de Bruneau de Miré (Silene mirei, Caryophyllacées), taxon endémique du Tibesti décrit par P. Quézel, présent dans les lapiaz volcaniques de l’Emi Koussi, vers 3 200 m d’altitude.

50Mais il fallait à présent quitter la caldera, ce que nous fîmes par le flanc ouest, dans un paysage grandiose de coulées volcaniques multicolores. La descente réservait encore de bonnes surprises. L’eau ne manquait pas et des pelouses rases à graminées abritaient diverses plantes à bulbe et fougères encore inconnues sur le massif. À partir de 2 500 m, le paysage changea rapidement et dans les thalwegs arborés apparut un acacia à tronc rouge ou verdâtre, que nous avions alors rapporté à Acacia stenocarpa en raison des difficultés qui régnaient alors à propos de la systématique des acacias. En fait, c’est bien au véritable A. seyal Delile qu’il convient de rattacher l’arbre du Tibesti, et non à l’A. seyal des nombreux auteurs sahariens qui est rapporté actuellement à A. ehrenbergiana. Cet Acacia seyal, abondant en zone tropicale, était accompagné d’autres arbres et buissons que nous n’avions pas encore observés. Plusieurs jours furent nécessaires pour explorer cette région nommée Koudou par notre guide, où je récoltais un lot impressionnant de plantes remarquables, dont plusieurs nouvelles pour la science. Ce paysage, qui s’étendait jusqu’à 2 100 m d’altitude, s’imposa à nous comme l’équivalent de ce que l’on observe sur de nombreuses montagnes africaines, surtout en limite sud du Sahara : Aïr méridional, Ennedi, Jebel Marra, plateau abyssin en particulier ; plus de 15 espèces arborescentes, dont quatre figuiers, figurent dans les relevés effectués.

51On devait ensuite redescendre dans la vallée du Miski, pour rattraper le flanc sud-ouest du massif et remonter jusqu’à Zouar, soit pas loin de 400 km. L’itinéraire jusqu’à Terrouane et le Miski s’avéra sans grand intérêt botanique après ce que nous venions de voir. Mais, à peine atteinte la pointe sud de l’Aguer Taï, face à l’Emi Koussi toujours visible, le paysage changea encore, et ce fut la traversée d’innombrables enneris qui offraient une végétation d’épineux plus classique et proche, au moins localement, de celle que l’on observe dans le Sahel. Il avait plu, les enneris avaient coulé et les plantes annuelles, pâturées par les gazelles, étaient très abondantes et en parfait état. Quelques faits saillants méritent d’être notés. Tout d’abord, dans l’enneri Terrouane, puis surtout dans l’enneri Korom, nous rencontrâmes par place une véritable forêt sahélienne à couverture arborescente jointive, absolument imprévue au Tibesti. Il était évident qu’il s’agissait là d’une flore et d’une végétation de type tropical, qui avait atteint le Tibesti au cours du dernier pluvial et était restée piégée en quelques stations résiduelles (chap. 7). La remontée vers le nord-ouest, quoique moins remarquable, nous permit d’observer encore divers biotopes intéressants. Par exemple, la guelta de Totous, où T. Monod avait observé une petite méduse d’eau douce appartenant au genre tropical Limnocnida ; cette espèce était toujours bien présente.

Guelta de Totous, sur le revers sud-ouest de l’Emi Koussi (Tibesti, Tchad).

52La traversée du plateau du Zouarké me conduisit à encore allonger la liste des espèces tropicales, dans ce cas plutôt liées aux regs. Trois à quatre jours furent consacrés à l’analyse de la végétation de la somptueuse vallée du Zouarké, déjà bien explorée par T. Monod.

53Nous retrouvâmes le professeur R. Capot-Rey à Zouar le 25 octobre. Là, notre mission se scinda et P. Bruneau de Miré partit encore à chameau par l’enneri Areun pour atteindre le Trou au natron et faire l’ascension du Toussidé, alors que je rentrais par la piste à Faya-Largeau avec R. Capot-Rey. P. Bruneau de Miré fit encore bien d’intéressantes trouvailles (tel que le myrte de Nivelle), au sein d’une région où j’allais me rendre deux ans après. Durant notre voyage de retour vers Largeau, la Land-Rover tomba en panne près du pic de l’Ehi Atroun. L’attente de deux jours fut mise à profit pour faire l’ascension de ce pic rocheux culminant à 613 m, sans faire de découverte botanique notable.

54Les nombreux résultats floristiques, biogéographiques et phytoécologiques de cette mission furent publiés dans une monographie de l’Institut de recherches sahariennes (Quézel, 1958).

Missions de 1958

55Deux missions importantes ont été effectuées en 1958. La première a eu lieu durant l’été, en compagnie de chercheurs de l’Office national anti-acridien et de mes collègues P. Bruneau de Miré et J.-A. Rioux, professeur de parasitologie et d’histoire naturelle à la faculté des Sciences de Montpellier ; elle partit d’Abéché pour atteindre le Toussidé et Zouar par la piste. La seconde, réalisée à l’automne avec ces deux derniers collègues, nous conduisit de Zouar à Bardaï par le revers sud des Tarsos, Goubone, Tarso Yéga, et Soborom.

Mission en Ennedi et au Toussidé

56La première mission fut réalisée durant les mois de juillet-août 1958, et sa mise en route à partir d’Abéché fut laborieuse en raison des pluies de mousson qui nous retardèrent beaucoup. Je n’insisterai pas sur la partie sahélienne qui nous permit de visiter et d’étudier les régions de Biltine, Arada, et d’Oum Chalouba, puis d’atteindre le massif de l’Ennedi. Nous visitâmes durant quelques jours ce magnifique massif, étudié par ailleurs par H. Gillet du point de vue botanique. Mais il est difficile de ne pas évoquer notre enthousiasme devant les paysages verdoyants, peuplés d’une multitude de ruminants et d’oiseaux, alors que des femmes récoltaient les graines de graminées sauvages (encadré 25). Des arrêts aux gueltas de Bachikélé et d’Archei (avec ses fameux crocodiles du Nil), puis sur le plateau et dans la région de Fada, restent pour moi l’un des spectacles les plus impressionnants de ma vie. Je découvris les structures de végétation étudiées par H. Gillet, et dont certaines évoquaient ce que nous avions observé au Tibesti. Le voyage entre Fada, Faya-Largeau et Zouar se passa sans encombre et nous retrouvâmes rapidement les paysages sahariens classiques et déjà connus.

57Je repris activement mon travail à partir de Zouar (fig. 18), et plus particulièrement lors de la remontée de l’enneri Tao, où vers 2 000 m apparurent les Acacia seyal déjà observés sur l’Emi Koussi et accompagnés sensiblement du même type de végétation. Arrivés sur le plateau où la steppe à armoise se révéla fragmentaire mais présente au moins par endroits, nous atteignîmes rapidement le fameux Trou au natron pour bivouaquer au pied du Toussidé. Notre camp se situa dans une zone alluvionnaire, où j’eus l’occasion de rencontrer pour la première fois, une flore nitrophile liée aux reposoirs de troupeaux, où figurait un gaillet uniflore (Galium uniflorum) nouveau pour la science.

Figure 18. Carte de l’itinéraire suivi par la mission de l’Institut de recherches sahariennes (IRS) effectuée en septembre-octobre 1958 au Tibesti nord-occidental, de Zouar à Bardaï (Tchad) (Quézel, 1959b).

Le Trou au Natron, dans la caldera du Toussidé (Tibesti, Tchad), mars 2016.

58Le cône hardi du Toussidé, qui culmine à 3 313 m, se dressait devant nous. T. Monod, qui l’avait escaladé peut-être le premier, avait signalé sur son sommet la présence de fumerolles actives, colonisées par la végétation, et nous souhaitions bien sûr pouvoir les étudier. L’ascension se révéla extrêmement pénible et la végétation quasi nulle à moyenne altitude. Ce n’est qu’à partir de 2 700-2 800 m que le paysage changea. Le basalte disparut et laissa la place à des tufs volcaniques blanchâtres, le sol devenant progressivement chaud au niveau de petites dépressions terreuses envahies par une pelouse rase, assez proche de celles que nous avions observées sur l’Emi Koussi. Le plus frappant était que l’ensemble des végétaux accusait un nanisme marqué, fait déjà souligné par T. Monod, puis R. Maire lorsqu’il étudia les récoltes de ce dernier. R. Maire décrivit donc diverses variétés ou formes naines dont l’origine et la valeur taxinomique posent encore problème.

59Les fumerolles apparurent pratiquement en même temps que les tufs. Constituées par des bouches dépassant rarement un mètre de diamètre, elles émettent une fumée discrète et chargée de vapeur d’eau, inodore, et dont la température se situe autour de 30-40 °C. Nous avons analysé et interprété en détail la composition floristique et la végétation de ces fumerolles qui apparaissent avec un manchon verdoyant entourant leur orifice (Bruneau de Miré et Quézel, 1959b ; Bruneau de Miré, 2015b) (fig. 86). Le fond de la fumerolle est colonisé par des Cyanophycées, puis par des Ptéridophytes (cinq espèces dont deux sélaginelles) en mélange avec deux Rubiacées du genre Oldenlandia, s’imbriquant progressivement à un épais manchon de bryophytes (23 espèces récoltées : encadré 24) ; puis une zone de condensation d’eau abrite en particulier la campanule de Monod (Campanula monodiana), un Fimbristylis nain, Mollugo nudicaulis, et quelques autres espèces, toutes atteintes de nanisme et généralement présentes sur les sommets du massif. Parmi ces espèces, trois sont endémiques du site, et d’autres, isolées de plusieurs milliers de kilomètres de leur aire continue, se rattachent à des lignées tropicales. Cet inventaire n’est certainement pas exhaustif, et il faudrait encore consacrer bien plus de temps à analyser la flore et la végétation de ces fumerolles.

Mission au Tibesti nord-occidental

60Zouar n’était certainement pas l’endroit idéal pour mettre sur pied une tournée d’un mois environ, en septembre-octobre 1958. L’itinéraire prévu devait nous conduire à étudier, à l’intérieur du massif, les grandes vallées des enneris descendant des Tarsos, pour atteindre Goubone, Tarso Yega, Tarso Voon, Soborom, puis regagner Bardaï, où devait s’achever cette expédition (fig. 18). Il s’agissait donc surtout de parcourir et d’étudier l’arc montagneux ouvert au sud-ouest, et donc directement exposé aux influences éventuelles de la mousson, et ensuite les Tarsos.

61Par un itinéraire en zigzags, nous parcourûmes au moins une partie du cours des enneris Mossoï, Tegaham et Debahar. Ces trois vallées formaient un paysage admirable, avec des gorges souvent profondes, sur des substrats variés, primitifs, gréseux, mais le plus souvent volcaniques. Elles offraient parfois sur des dizaines de kilomètres, de véritables cours d’eau plus ou moins abondants selon les endroits, tout à fait inattendus. Certes, les pluies de mousson avaient été assez appréciables cette année-là, mais la composition faunistique de ces cours d’eau (poissons divers, moules d’eau douce, larves de simulies, etc.) imposait d’admettre leur caractère pérenne.

62Pour le botaniste, les récoltes furent également abondantes, surtout au niveau des banquettes et des remarquables forêts riveraines que formaient là divers acacias, le palmier doum, Salvadora persica, Capparis decidua, et des tamaris. Le cortège floristique lié à cette véritable ripisylve était surtout constitué d’éléments tropicaux, dont plusieurs nouvelles espèces découvertes pour le massif. De nombreuses lianes, où prédominaient les Cucurbitacées, s’y développaient. Au niveau des lits d’enneris, apparaissaient par endroits des formations herbacées à massettes (Typha elephantina, T. australis), avec des roseaux. Cette végétation se retrouve encore à Goubone (1 400-1 500 m), au niveau de sources tombant en cascade dans une gorge basaltique éboulée.

63Goubone était un des rares villages toubous habité à l’année par une maigre population, tout au plus une vingtaine de cases traditionnelles à notre passage. Après Goubone, nous découvrîmes en excellent état des formations à Acacia seyal avec leur cortège floristique maintenant bien connu, mais leur existence n’avait jamais été signalée dans ce secteur. Vers 2 000 m et le plateau des Tarso atteint, nous obliquâmes vers le sud pour atteindre Tarso Yega. Vaste cratère d’explosion, peu profond, avec une source et un petit ruisseau, Tarso Yega est bien connu des populations locales. En effet, le substrat terreux permet ici la culture des céréales sans irrigation, et en particulier du blé, qui trouve là une de ses localités les plus méridionales, du moins au Sahara. Une végétation rudérale se développait là, surtout à base d’ivraies, de chénopodes et du brome du Tibesti.

64En route vers le vaste Tarso Voon, nous eûmes la surprise d’observer, sur une longue zone de tufs volcaniques blanchâtres, les vestiges d’une route fossile où s’observaient encore, sur plus de 50 m de large, les traces de passage de chariots et de bétail, en place sans doute depuis la dernière période humide, quand le massif était largement peuplé. La végétation des Tarso est constituée essentiellement par des herbacées annuelles assez banales, avec çà et là quelques vestiges de la steppe à armoise. Il en était ainsi sur l’ensemble de Tarso Voon, mais je découvris une légumineuse nouvelle que je dédiais à J.-A. Rioux (Lotononis riouxii), mais qui est maintenant incluse dans Leobordea platycarpa, taxon à vaste distribution africaine.

65L’étape suivante permit de gagner Soborom, site volcanique majeur du Tibesti, dont la beauté et l’étrangeté étaient à couper le souffle. Nous progressâmes au milieu de fumerolles énormes, faisant un véritable bruit de locomotive pour laisser échapper des fumées fortement chargées en anhydride sulfureux d’où s’écoulent des ruisseaux chargés en minéraux divers, responsables de dépôts marginaux bleus, verts, bruns ou blanchâtres. Çà et là, des bassins de boues bouillonnantes glougloutaient à qui mieux mieux. La moisson botanique fut nulle, du moins pour le phanérogamiste. Notre retour à Bardaï coïncida par miracle au jour où était prévue la rotation aérienne vers Largeau.

Mission Berliet au Tchad

66C’est un peu par hasard que j’ai eu l’occasion de participer au trajet retour de la mission Berliet au Tchad depuis Fort Lamy (l’actuelle N’Djamena) jusqu’à Djanet, seconde partie de la mission qui s’effectua du 17 novembre au 5 décembre 1960 (fig. 19). En effet, le botaniste ayant participé à la première mission Berliet au Ténéré (du 14 novembre 1959 au 9 janvier 1960) n’était plus disponible, et c’est sur la proposition de nos collègues préhistoriens qu’il me fut demandé de le remplacer. Si ces missions dirigées par Maurice Berliet étaient des opérations de prestige et de communication en faveur des camions Gazelle, les activités scientifiques étaient l’un des objectifs majeurs (Hugot, 1962).

Figure 19. Carte des itinéraires effectués par les deux missions Berliet au Sahara : la mission Ténéré de novembre 1959 à janvier 1960, et la mission Tchad d’octobre à décembre 1960.

67Certes, il ne fallait pas s’attendre à des trouvailles mirobolantes du point de vue botanique, mais c’était l’occasion d’effectuer un transect saharien dans des conditions de confort inégalables, de parcourir des zones qui m’étaient inconnues, et surtout de réaliser l’ascension du mont Greboun dans l’Aïr septentrional, point culminant d’un massif à peu près resté vierge de toute étude botanique.

68Cette mission comprenait six camions Gazelle, trois véhicules tout-terrain Land-Rover et un hélicoptère Bell 47 piloté par le chef pilote Voirin (Frison-Roche, 1961 ; Hugot, 1961). Une douzaine de personnes, dont le commandant Armand, navigateur, et le journaliste et écrivain R. Frison-Roche y participaient, à côté de l’équipe scientifique constituée par les préhistoriens H.-J. Hugot et R. Mauny, le D^r Cohen et moi-même.

69La période était favorable pour la flore car la mousson avait été copieuse, et dès notre départ nous eûmes presque la sensation de rouler dans des prairies normandes, mais remplies de cramcram (Cenchrus biflorus), une graminée épineuse très redoutée par les nomades, et où les Acacia et Commiphora tenaient lieu de pommiers ! En quatre jours, nous atteignîmes Largeau, après avoir rapidement quitté les paysages verdoyants du Sahel, pour plonger en suivant le cours fossile de Bahr el Ghazel, vers la dépression du Borkou ennoyée de sédiments lacustres, diatomites en particulier.

70Divers prélèvements en vue de leur étude palynologique purent être réalisés dans une végétation bien pauvre que j’avais déjà parcourue. L’hélicoptère que nous utilisions comme passager à tour de rôle permit de se faire une bonne idée du passage de la végétation sahélienne à la végétation saharienne. Après Largeau, un crochet à la source d’Aïn Galaka me permit de réaliser quelques récoltes notables en particulier la fougère Marsilea minuta. Un bivouac eut lieu au « rond-point De Gaulle », en plein erg, puis une piste monotone, rectiligne et bien connue, nous conduisit à Zouar.

71La traversée des grands oueds en provenance du Tibesti, et qui avaient largement coulé peu de temps auparavant, s’avéra parfois délicate. En revanche, d’hélicoptère, le spectacle était grandiose ; chaque vallée s’accompagnant d’une suite de barkhanes parfaites, s’alignant dans le sens du vent dominant. De même, divers vestiges pré-islamiques furent découverts et visités par les préhistoriens, alors que le botaniste était très peu sollicité.

72À la sortie du Zouarké, l’aventure commençait. Il fallait longer l’extrémité nord de l’erg de Bilma pour atteindre Séguédine par une piste hésitante qui nous permit tout de même d’étudier quelques bas-fonds envahis par les palmiers doum et parfois les palmiers dattiers, données qui se révélèrent fort utiles lorsque je réalisais plus tard la carte de la végétation de la région de Bilma (Quézel, 1968).

Mission Berliet au Tchad, de Ouargla (23 octobre 1960) jusqu’à Djanet (28 octobre), puis de Fort Lamy (N’Djamena, 17 novembre) pour un retour à Djanet (5 décembre 1960).

Carrefour du « rond-point De Gaulle », au sud-ouest du Tibesti en remontant la piste après Largeau.

73Après la visite de Séguédine et de ses salines encore en exploitation, et l’exploration de quelques villages abandonnés du Djado, nous partîmes le 29 novembre pour la traversée est-ouest du Ténéré. Cette traversée était, semble-t-il, inédite et représentait quelque 500 km pour atteindre le pied de l’Aïr septentrional. Cette distance fut parcourue en deux jours dans une solitude lunaire et sur un reg sablonneux pratiquement plat, où les véhicules pouvaient avancer à bonne allure. De rares petits talwegs montraient quelques touffes de graminées (Aristida surtout), et les arbres se comptaient sur les doigts d’une main en dehors d’un ou deux lits d’oueds peu profonds où des acacias furent même observés, accompagnés d’une petite douzaine d’espèces. Par contre, notre attention fut attirée rapidement par des affleurements noirâtres, qui se révélèrent correspondre à peu près tous à des vestiges des industries humaines variées, essentiellement néolithiques datant de la dernière période humide.

74Divers arrêts nous permirent de récolter de nombreux outils souvent admirables : des pointes de flèches, des meules, des broyeurs, des haches à gorge, de multiples fragments de poteries, et même des poteries pratiquement intactes qui furent dégagées avec soin. Quelle ne fut pas ma surprise de récolter, en les vidant des sédiments sableux qu’elles contenaient, une multitude de graines, essentiellement de micocoulier et de jujubier. De toute évidence, elles avaient été amassées là par les populations responsables de ces industries préhistoriques.

75Nos collègues préhistoriens les datèrent approximativement de 3 000 à 4 000 ans, c’est-à-dire de la fin de la dernière phase humide (chap. 7). Cette traversée se termina à l’Adrar Bous, autre haut lieu de la Préhistoire, déjà étudié par H.-J. Hugot, où faute de végétaux, je récoltais de superbes pointes de flèches en obsidienne et réalisais un certain nombre de prélèvements de paléosols.

76Alors que le reste de la mission demeurait à l’Adrar Bous, une reconnaissance de deux jours (les 1^er et 2 décembre) pour effectuer l’ascension et l’étude sommaire du Greboun, grâce à un bivouac près du sommet, fut prévue par une petite équipe formée de R. Frison-Roche, le cinéaste H. Montangerand et moi-même (encadré 8). Point culminant de l’Aïr septentrional, et probablement de l’ensemble du massif, le Greboun était resté à peu près totalement à l’écart des reconnaissances scientifiques antérieures, et n’avait jamais été visité par un botaniste. Cette ascension assez longue et éprouvante sur un massif torturé et complexe, se montra d’un intérêt botanique modéré. L’explication en est probablement l’extrême sécheresse ambiante. Il n’avait pas plu depuis plusieurs années, comme cela nous fut confirmé ultérieurement. J’eus cependant la chance de trouver quelques individus d’olivier de Laperrine, certainement multimillénaires dans un thalweg du flanc septentrional. Mon altimètre indiqua approximativement 2 300 m au sommet, une altitude bien surévaluée car le Greboun culmine en fait à 1 944 m (Morel, 2014) ! Si la récolte botanique fut médiocre, le panorama du sommet était admirable : Ténéré à l’est, avec un grand massif dunaire entourant le massif lui-même, et formant, toujours d’après R. Frison-Roche « une véritable corolle dorée à la masse bleutée des montagnes. Le plus beau paysage saharien jamais rencontré ! »

77Il restait un peu moins de 700 km à parcourir pour rejoindre Djanet, ce qui demanda trois jours, avec une courte exploration des monts Gauthier et la remontée du mythique Tafassasset.

78Si cette mission ne rapporta que des résultats mitigés sur le plan botanique, elle me permit toutefois de réaliser un transect saharien inoubliable, et d’observer de mes yeux l’énorme accumulation de vestiges humains présents de nos jours dans l’une des régions les plus désolées de la planète. Les Documents scientifiques de cette mission, et de la précédente consacrée à l’exploration du Ténéré, furent publiés dans un volumineux ouvrage dirigé par Henri-Jean Hugot (1916-2014) (Sèbe, 2014).

Mission au Darfour

79À mon arrivée à la faculté des Sciences de Marseille en 1962, il est devenu bien difficile de poursuivre l’exploration du Sahara où, pourtant, il restait encore beaucoup à faire. Toutefois, quelques années plus tard, mon laboratoire fut contacté pour participer à une mission dans le cadre d’une Recherche coopérative sur programme du CNRS (RCP n° 45) « Populations anciennes et actuelles des confins tchado-soudanais », organisée par J. Tubiana, professeur à l’École des hautes études des langues orientales. Cette opportunité était à saisir, bien que la région proposée pour l’étude se situe essentiellement en zone sahélienne, et donc nettement au sud du Sahara. En effet, les recherches menées sur les hautes montagnes sahariennes avaient clairement montré qu’une partie appréciable de leur flore faisait partie d’un contingent oriental, développé surtout au Yémen, en Éthiopie et sur les hautes montagnes centrafricaines. En particulier, un certain nombre des espèces que j’avais rencontrées, notamment au Tibesti, se retrouvait ou offrait des espèces vicariantes sur la chaîne du Jebel Marra au Soudan (Wickens, 1976a, b). Ainsi, l’olivier de Laperrine y était connu depuis longtemps.

80Une mission fut donc organisée en septembre-octobre 1967, pour explorer le Darfour nord occidental et visiter le Jebel Marra. Elle comprenait aussi deux chercheurs de mon laboratoire, P. Bourreil (maître-assistant) et Y. Reyre (attaché de recherches au CNRS), et le professeur H. Sarre, géographe.

81Une première tournée de plus de 600 km devait nous conduire d’El Fasher à la lisière saharienne en passant par Kutum, Bor, Umm Burru et Musmat (fig. 20). Une seconde tournée était initialement prévue pour explorer le Jebel Marra à partir d’El Fascher, mais l’état des pistes, après d’importantes pluies de mousson, ne devait pas permettre au véhicule mis à notre disposition d’atteindre ce massif. Aussi, nous nous résolûmes à nous orienter vers le Jebel Gourgeil, culminant à 2 400 m d’altitude, et représentant l’extrême avancée vers le nord du Jebel Marra. Ce choix pouvait être intéressant car, à notre connaissance, aucune équipe de botanistes ne s’y était encore rendue.

Figure 20. Carte topographique du Darfour nord-occidental (Soudan), montrant les massifs montagneux de la région du Jebel Gourgeil (ou Gurgeil) (Quézel, 1969).

82Les résultats scientifiques de cette première tournée furent l’objet de diverses publications, dont une concernant l’analyse de la flore et de la végétation des plateaux du nord-ouest Darfour (Quézel, 1969). Elle me permit d’établir une synthèse phytoécologique sur cette région fort intéressante du point de vue botanique, en raison de la coexistence de substrats primitifs, des grés de Nubie et des coulées volcaniques, ainsi que de nombreux reliefs de type inselberg ou des rebords de plateaux gréseux. La flore s’avéra donc bien plus diversifiée que nous n’avions pu le penser, et elle me permit d’utiles comparaisons avec celle du massif de l’Ennedi tout proche sur le plan géographique, mais finalement de composition bien différente.

83La seconde tournée, sur le Jebel Gourgeil, s’effectua elle aussi sans problème, mais la population locale constituée par des Furs vivait dans des conditions bien plus difficiles que les Zaghawas, essentiellement nomades rencontrés plus au nord. Cette population de cultivateurs avait mis à profit tous les terrains utilisables à la culture du mil, le plus souvent en poquets, et sur des pentes assez raides, entraînant une déforestation importante des zones inférieures et moyennes du massif volcanique. Mais, à partir de 1 800-1 900 m, se développait encore une véritable forêt où l’olivier de Laperrine constituait l’essence dominante, à côté de Rhus tripartita, Maytenus senegalensis, etc., formation qui n’était pas sans évoquer la végétation de l’étage montagnard-supérieur définie au Hoggar et Tibesti. Sur le Jebel Gourgeil se rencontrait également un certain nombre des espèces observées au Tibesti, ou leurs vicariantes, et notamment : Rhynchosia totta, Clematis hirsuta, Phagnalon stenolepis, Erigeron pyrrhopappus, Galium uniflorum, Glossocardia bosvallia. Je pus ainsi les comparer utilement, en laboratoire, aux échantillons recueillis sur les hautes montagnes sahariennes.

84Les 467 taxons récoltés au cours de cette tournée peuvent être actuellement consultés dans mes herbiers, en dépôt au Muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence, où est également déposée la totalité de mes exsiccata sahariens (encadré 9).