1Les derniers développements territoriaux de la capitale du Mali ont montré une redéfinition sans précédent des droits de propriété. Celle-ci donne à certains, dont l’entrepreneuriat est plus marchand qu’immobilier ou directement urbain, des perspectives inédites d’accaparement de la rente foncière. La tendance est lourde de conséquences sur la manière dont la ville se renouvelle, en déplaçant la frontière entre production réglementaire et production informelle de parcelles d’habitation. La seconde se déploie dans les communes rurales qui sont moins enclines au déguerpissement, dans les années 2000, que les autorités bamakoises dans la décennie précédente. Des lotissements de réhabilitation, de nouveaux arrangements avec les acteurs néocoutumiers locaux donnent quelques marges de manœuvre à leurs municipalités, ce qui explique que les parcellements irréguliers progressent plus vite que les lotissements administrés, et que la mise en œuvre de ces derniers s’informalise à bien des égards. Les convoitises foncières dont l’argument est le logement prennent surtout une ampleur régionale qui non seulement dépasse le district mais va au-delà de sa banlieue immédiate pour inclure des espaces encore agricoles et des localités villageoises.

2Ce marché foncier est décrit à travers des marqueurs paysagers (chapitre 8) puis les titres définitifs (chapitre 9). Avec ses normes cadastrales et ses contraintes financières, il dément bien des idées reçues selon lesquelles l’Afrique urbaine ne serait « pas assez ouverte sur le monde », ou attendrait des acteurs privés qu’ils contribuent toujours vertueusement au financement des infrastructures urbaines (Lall et al., 2017). Si l’administration domaniale et les élites politiques du Mali ont promis au pays une nouvelle réforme pour sécuriser les transactions foncières et encourager les propriétaires à investir, le défaut d’équipement et de préparation des sols à bâtir n’a jamais été autant ressenti dans la capitale. Des épargnes y sont pourtant placées dans une logique de « bon coup » à court terme et comme la meilleure solution du moment pour un négoce inscrit dans le monde, qui mise sur l’importation des marchandises consommées dans le pays. D’inextricables conflits liés à la marchandisation des ressources foncières locales sont aussi l’occasion de confronter des arguments de bonne gouvernance fondés sur le droit positif, et des plaidoyers tout autant mondialisés aujourd’hui pour inclure d’autres légitimités foncières ou le droit de chacun à une place en ville.

3En moins de vingt ans, la ruée sur les terres du cercle de Kati a donc accentué la confusion parmi les actes administratifs voués à encadrer la croissance urbaine. Elle rend compte d’attentes certes plus individualisées, qui se satisfont finalement de lots à bâtir de 250 à 300 m² ; mais elle diffuse aussi des réflexes spéculatifs déjà anciens vers les marges rurales de la capitale malienne. Les données analysées à cette échelle permettent de revenir sur le soubassement économique des problèmes : des concessions accordées sans clause ni contrôle de mise en valeur, des titres délivrés sur des parcelles nues, des cumuls non filtrés, une concentration de la ressource juridique et de l’accès au crédit bancaire sur des non-producteurs, l’absence de redistribution des revenus tirés du domaine de l’État sous la forme d’un aménagement territorial ou d’une réserve d’équipement.

4Obsession de la propriété, accaparement foncier : force est d’aller au-delà d’une vision simpliste de « la ville prédatrice » pour « la campagne spoliée », qui confond à bon compte Bamako et ses élites, en négligeant la demande de logements et les entreprises immobilières du plus grand nombre. Les processus de division sociale de l’espace urbanisé sont en effet plus subtils. De même qu’il ne s’agissait pas de confondre précarité territoriale et vulnérabilité économique dans les limites du district (chapitres 3 à 5), de même l’interface rural/urbain n’est ni la zone de refoulement des seuls ménages déshérités ni l’espace de concurrence réservé aux plus riches. Ce qu’il convient davantage d’apprécier sont les discriminations pesant de manière croissante sur l’étalement urbain, des inégalités devenues aussi banales et constitutives d’une grande ville africaine que son brassage migratoire (chapitres 6 et 7).

5Ces écarts de moyens se mesurent dans les caractéristiques des logements et dans l’accès aux ressources auxquelles l’habitat est relié par la mobilité urbaine : le marché du travail, le marché foncier, les services de base. À observer un accès plus sélectif à ces ressources, on peut comprendre que Bamako s’organise désormais « à guichets fermés » (Antoine et Diop, 1995), que son espace imprime aujourd’hui ces exclusions marchandes plus que les grandes évictions foncières qu’il a connues dans les années 1990. Ni les unes ni les autres n’en font pour autant un espace ségrégé : les voisinages étudiés préservent une mixité socioéconomique assez générale ; différents droits du sol et tenures résidentielles se montrent intriqués localement malgré leur inégale protection. De nombreux quartiers ressortent de la carte urbaine dans un large entre-deux : ni pour les seuls nantis ni pour de complets démunis.

6La conflictualité à l’œuvre dans le cercle de Kati fait alors la différence au regard de précédentes phases d’étalement urbain : par sa diffusion et sa radicalisation dans tous les terroirs, son évolution vers d’interminables litiges en justice, les démolitions qui s’ensuivent, les nouvelles ventes de terres qu’elle stimule, avec leur lot de violences économiques. Après des années de procédures et de crise des médiations traditionnelles, cette brutalisation des rapports sociaux et de voisinage affecte le fond de civilité reliant la ville à son histoire séculaire. Si les logiques d’interconnaissance ont longtemps entretenu le récit et l’imaginaire collectif du « gros village » que restait Bamako, malgré ses centaines de milliers d’habitants, leur dense vie de relations, en ville et au-delà (chapitre 7), ne résiste plus aux logiques de classes et d’intérêts économiques.

7On retire cependant de cette expérience malienne que les habitants d’une métropole toujours mal définie dans les années 2010, et qui seront sans doute plus de trois millions dans la prochaine décennie, restent bien les principaux acteurs de la fabrique urbaine. Leur croissance démographique, marquée par une transition tardive et par la charge des jeunes, leurs pratiques d’accueil dans les maisons, leurs flux qui se croisent à l’entrée, en sortie et dans l’agglomération, l’augmentation des valeurs de densité et de verticalité de leurs bâtiments, les substitutions dans l’occupation de leurs logements, le renouvellement du parc locatif et des formes d’hébergement gratuit, des cohabitations intergénérationnelles plus tendues au quotidien, des communs fonciers qui se fragmentent… tout cela constitue la matière sociale de la ville qu’il s’agit de suivre dans les générations à venir.

8Faute d’action publique et de politiques coordonnées « d’en haut », les périphéries de l’agglomération ne dérogent pas en effet à ces logiques « d’en bas ». Elles s’imposent même pour apprécier les défis de l’urbanisation toujours plus loin du centre-ville. Avec des titres créés en nombre sur les terres de Kati et leur parcellement non moins massif, ce milieu périurbain s’inscrit dans une donne marchande encore mouvante, une transition géographique à l’égard desquelles les autorités maliennes ont du mal à redéfinir des limites administratives et un gouvernement métropolitain. Après près de dix ans de préfiguration d’un « grand Bamako », la proposition gouvernementale d’élargir le territoire du district de six à dix communes urbaines, d’une soixantaine à une centaine de quartiers, reste sans suite législative¹. Les élections régionales promises au pays après la normalisation politique de 2013, et reportées ou oubliées à plusieurs reprises, ne seront pas tenues non plus pour le district de Bamako dans les années 2010.

9Mais il aura suffi de trois années, depuis 2012, pour que le stock de parcelles immatriculées double dans le Livre foncier de Kati, après qu’il a déjà doublé en cinq ans. Il gagne alors autant de titres qu’il en a créés en un siècle. Une fois l’enquête LPR achevée à la fin de 2018, il nous suffit encore de quelques mois pour constater que le nombre de chantiers de construction et celui des maisons achevées, désormais habitées, s’envolent dans les mêmes proportions dans ces zones d’étude emblématiques de la périurbanisation, et qu’une vie de quartier s’y installe autour de quincailleries et de groupes scolaires privés. Ce front de transformation des terroirs ruraux est par définition instable ; le relais d’activité que prennent des commerces de proximité, y compris celui de l’eau, en donne un banal indicateur paysager.

10Des années 1990 aux années 2010, la dynamique de Bamako est donc loin d’être achevée. Elle combine une maturation interne, marquée par l’augmentation des charges résidentielles et de la proportion de ménages locataires, et un mode extensif de développement territorial, la reproduction en périphérie d’un schéma de peuplement peu dense. Ce formidable élargissement du socle foncier de la capitale, qu’il soit déjà habité ou tout juste convoité par les citadins, l’émergence d’une région urbanisée au-delà de simples extensions de banlieue, demandaient donc que les mesures se renouvellent, que les sources d’étude se diversifient, que la recherche intègre des outils qui n’existaient pas ou n’étaient pas disponibles auparavant.

11Cet ouvrage en rend compte, notamment à l’intention d’étudiants et de jeunes praticiens de la ville. Poser le continuum spatial du district de Bamako et du cercle de Kati ne visait pas seulement à intégrer de nouvelles localités concernées par l’étalement urbain ; il s’agissait de tirer parti de changements méthodologiques : du questionnaire papier au formulaire électronique d’enquête, de la carte papier aux données GPS, des relevés de terrain géoréférencés à la série des recensements, les occasions n’ont pas manqué. La recherche a donc progressé aussi en élargissant un premier échantillon d’îlots bâtis, puis en posant plus loin de nouveaux observatoires du développement local. Au final, ce sont 18 zones d’étude qui portent aujourd’hui les mesures résidentielles, les perspectives de faire dialoguer données d’enquête et données censitaires, et de comparer des profils territoriaux. Ce n’est pas une enquête, ni une couche d’information géographique, ni un instantané qui conviennent à ce recul. Ce sont des visites répétées, des SIG, l’historique d’images satellitaires, auxquels la recherche s’est habituée pour produire et restituer ses diagnostics urbains. Ces différents passages sur le terrain ne rendent que plus féconde l’analyse longitudinale qui est appliquée à la ville comme à ses habitants. Ils enrichissent la compréhension de cycles et de gradients, de ruptures et de continuités, de transitions longues et de moments critiques.

12La capitalisation des connaissances passe donc par ces navettes entre les niveaux micro et macro de suivi de la ville : les premiers ont valorisé les pratiques citadines et leurs logiques sociales ; les seconds ont mis en jeu la structuration spatiale de Bamako et son modèle d’étalement. Poser le devenir d’une grande agglomération, en aborder la territorialité au-delà de limites administratives, c’est donc revenir sur la composition des quartiers pour envisager celle de localités plus éparses. Ces différences ont été modélisées en suivant des contrastes (peuplement des rives gauche et droite), des oppositions (trames loties et irrégulières), et leur sensibilité au temps. Le croît démographique, un programme de régularisation foncière, la libéralisation du marché du logement, ont chacun relativisé ou déplacé ces nuances depuis les années 1990. Ils ont rééquilibré les peuplements de part et d’autre du fleuve Niger, effacé certains clivages pour en laisser d’autres, juridiques ou morphologiques, se manifester.

13Mais sur le fond, la ville s’élargit en maintenant principalement une logique de différenciation de ses territoires selon leur durée d’urbanisation : des vieux foyers de peuplement au centre, aux quartiers émergents dans les périphéries, ce gradient décroissant de maturation urbaine reste très structurant au-delà du district de Bamako. Il semble même l’emporter sur les critères de solvabilité économique des ménages et de niveau d’équipement des environnements. La visibilité croissante des classes moyennes salariées, l’influence des routes sur l’avancée de la tache urbaine perturbent certes ce modèle, mais selon des radiales routières assez peu nombreuses et de plus petites poches spatiales.

14Pour les politiques publiques qui sont attendues dans ce milieu original et mouvant, cela implique de tenir l’interface rural/urbain par ses deux bouts, car la cohésion du territoire tient à la fois à la demande de logements venant de la ville et à la disponibilité foncière venant des villages. Maintenir une observation des changements à l’œuvre dans cette transition urbaine, en affiner la mesure, sortir la gestion de la capitale de constantes interférences avec les crises de gouvernance nationale : tels sont les défis auxquels la recherche se doit aussi de participer.