1De l’agglomération peuplée en continu aux marges du cercle de Kati, la marchandisation des terres villageoises impose de nouveaux défis de régulation foncière et d’aménagement des espaces ajoutés à la ville. Force est pourtant de constater que ce processus suit depuis les années 2000 une ligne de délitement du cadre juridico-réglementaire hérité de la colonisation.

2Le futur de la capitale malienne se joue pourtant dans ces changements d’usage du sol observés jusqu’à plus de 30 kilomètres du centre-ville. Les transactions qui les préparent sont pour certaines déjà inscrites dans le paysage ; d’autres ne sont visibles que dans le livre foncier de Kati. Leur gestion relève du Bureau des domaines et du cadastre du cercle, service déconcentré d’une administration qui a été rattachée dans son histoire tantôt au ministère des Finances, tantôt à celui des Domaines de l’État et des Affaires foncières¹. Il s’agit pour l’État de répondre aux demandes de cession des terres immatriculées d’abord en son nom, d’enregistrer les titres fonciers créés pour le compte de particuliers, de sociétés ou de collectivités territoriales, de suivre les changements de propriété sur la durée. À cela s’ajoute la responsabilité d’un cadastre géoréférencé que le Mali ambitionne de construire depuis les années 2000, en suivant des recommandations internationales. Mais plus encore à Kati que dans d’autres cercles, la rigueur administrative attendue pour ces titres reste incertaine (Bertrand, 2019-a).

3De quel socle foncier la région urbanisée bénéficie-t-elle alors ? Au-delà du district de Bamako, faut-il se limiter à la ville de Kati et à des banlieues-dortoirs dépourvues de zones d’activité ? Inclure des bourgades promues chefs-lieux par la décentralisation ? Ajouter des villages et leurs terres de culture ciblés par des entreprises de parcellement ? Assurément la métropolisation ici à l’œuvre ne repose pas sur des clusters d’activités ou la concentration d’emplois que l’on pourrait attendre d’un développement multipolaire relayant le centre-ville dans ses fonctions de commandement économique. Faute de réseaux techniques structurants, de corridors valorisant un transport plus fluide et moins énergivore, il faut plutôt prêter attention à l’activité commerciale qui se redéploie en suivant les radiales de la ville, souvent pour en approvisionner les chantiers de construction, à des espaces d’habitation effilochés, à un territoire mité par les transactions foncières et à une gestion foncière fragmentée.

De la mesure de l’avancée de la ville à la typologie des parcellements fonciers en 2017

4Au-delà de son bilan démographique (chapitre 8), l’avancée de la ville se lit au sol. Son marché foncier prend une tournure spéculative en se redéployant vers les communes rurales et en se faisant le baromètre des incertitudes économiques et politiques qui pèsent sur le Mali. L’économie de la construction continue de se partager entre des matériaux importés, attributs de la modernité, et des matériaux extraits localement, les uns et les autres boostés par la croissance urbaine. Mais de nombreuses transactions ont aussi pour effet de geler la valorisation immobilière, de court-circuiter les viabilisations annoncées sur plans, voire d’effacer les premières traces d’investissement dans le paysage. Le grand Bamako qui s’esquisse de fait dans les années 2010 montre ainsi de nombreuses difficultés : déboires de la programmation publique, pannes de capitaux immobiliers, incapacités à satisfaire les clientèles les plus exigeantes.

5Entre ces projets imprimés au sol avant de s’interrompre, d’autres beaucoup moins formels s’introduisent subrepticement sur les mêmes terroirs villageois, comme le montrent les exemples d’une à deux dizaines d’hectares extraits des communes de Kalabancoro (Kouralé et Sabalibougou) et de Baguineda Camp (Tiéguena) (planche 46). Ces concurrences ne sont pas sans rapport avec les crises politiques qui marquent la fin du second mandat présidentiel d’Amadou Toumani Touré, la fin du premier mandat présidentiel d’Ibrahim Boubacar Keïta, et entre les deux les années noires de 2012-2013 (Bertrand, 2014 ; 2018). Après avoir parié sur la demande en logements de hauts fonctionnaires et de Maliens expatriés au Gabon, en France ou aux États-Unis, des entreprises maliennes se retrouvent de même contrariées sur le terrain, les litiges fonciers qui les impliquent rebondissant sur la scène judiciaire et dans l’entourage présidentiel (Bertrand, 2015-b). Qu’il rende ou non visible un bâti urbain dans le paysage, l’analyseur retenu ici est donc foncier.

Planche 46. Des lotissements projetés sur plans puis gelés, effacés ou informalisés sur le terrain

Nouveaux parcellements dans les premier et deuxième cercles d’influence urbaine

6La cartographie de cette activité foncière occupe la première phase de l’enquête « Loin/près des routes : habiter les périphéries urbaines » (LPR) qui exploite l’historique des images Google Earth jusqu’à celles correspondant aux derniers relevés de décembre 2017. À 20 puis 40 kilomètres du premier pont de Bamako, il s’agit de préparer l’étude de terrain qui occupera la phase suivante en novembre et décembre 2018. Ces relevés s’ajoutent aux mesures géoréférencées mises à jour pour l’étalement de Bamako. Ils se calent sur la tache urbaine donnée en 2011 par le SIG de Bamako, et recherchent au-delà toute trace de progression du parcellaire d’habitation.

7Cette extension du socle foncier de la ville suit tantôt des formes orthogonales, selon les principes du lotissement, tantôt des logiques informelles, tantôt un profil hybride. Aux projets dessinés sur plan s’ajoutent des morcellements au compte-gouttes, qui produisent des parcelles à bâtir à partir de champs déjà bornés et de vergers encore en activité, de friches agricoles ou de hauteurs impropres à la culture. Mais le plus visible est la découpe des concessions rurales de quatre à cinq hectares que l’État du Mali avait attribuées aux élites bureaucratiques et militaires du pays dans les années 1970-1980². Dans l’actuelle commune de Kalabancoro, les secteurs de Diatoula, à l’est de la zone aéroportuaire de Sénou, et de Kabala, entre la route de Sikasso et le fleuve Niger en amont de Bamako, sont particulièrement concernés.

8Le démembrement de ces concessions destinées à la production agricole apparaît tantôt délibéré, tantôt improvisé par crainte du débordement d’initiatives voisines. Pour les propriétaires et leurs héritiers, il procède d’un calcul de coût qui suit de près, depuis les années 2000, les prix des lots d’habitation et la réduction de leur superficie à 300 voire 250 m², dans le cercle de Kati comme en ville. Même déduit d’un tiers de superficie à garder en servitude publique, un hectare permet de mettre sur le marché plus d’une vingtaine de parcelles à bâtir à ce compte, et chacune peut rapporter de quelques centaines de milliers à plusieurs millions de francs CFA.

9Initiées par quelques dizaines à centaines de propriétaires, imitées par les communautés villageoises voisines, ces entreprises de parcellement ne se donnent même pas la peine de se conformer au cadre réglementaire du lotissement d’habitation ni de jouer le respect des normes de bornage et de viabilisation. Advienne que pourra aux acquéreurs des lots à bâtir, trop heureux qu’ils sont de trouver un endroit pour installer leurs familles : la plupart des vendeurs ne ménagent ni place d’équipement ni voie d’accès. Seul le passage répété des nouveaux occupants, reprenant des chemins agraires ou leur substituant de nouvelles pistes pour amorcer la construction d’une maison, permet de repérer ce moment de conversion du sol agricole en sol urbain.

10Les transferts de propriété signent alors une nette contraction des espaces agricoles dans les environs de Bamako (carte 40). Ils signalent également la perte de cohésion des communautés villageoises, dont certains membres et représentants néocoutumiers cèdent aux propositions d’achat sans considération pour les besoins fonciers d’autres ayants droit ni pour les précédents prêts accordés à d’autres tenanciers de la terre. L’effet de contagion est manifeste au regard des initiatives prises dans les villages et hameaux voisins pour anticiper sur l’avancée de la ville, pour se défendre de menaces d’empiétement ou pour prendre les devants sur une réquisition publique qui ne tiendra aucune promesse : ni d’indemnisation en espèce ni de compensation en nature. Peu de fermes et de vergers résistent encore à cette pression foncière dans un rayon de 20 kilomètres.

Carte 40. Tache urbaine et parcellements fonciers relevés dans le cercle de Kati dans les années 2010.

11À cette distance du premier pont de Bamako, un premier cercle d’influence urbaine permet d’inclure la ville de Kati et ses propres débordements sur la commune rurale de Kambila. Il exclut au contraire les grandes forêts du Mandé et la Faya, qui s’étendent au-delà vers le sud-ouest et vers l’est, et dont les très vastes parcelles d’exploitation apparues en leur sein suivent d’autres logiques qu’immobilières ou d’implantation d’établissements industriels.

12C’est dans ce premier cercle que s’articulent les deux logiques spatiales de l’étalement urbain : un étirement le long des routes revêtues, d’une part, un glissement en tache d’huile entre ces axes principaux, d’autre part. Les extensions déjà mesurées en 2011 et 2015 se prolongent ainsi vers le plateau mandingue, en empruntant les rentrants de la falaise par les pistes encore non bitumées qui y montent. C’est le cas à l’ouest, vers la petite commune de Dogodouman, au nord par le bas-fond de Ngomi, depuis la commune II de Bamako, vers Safo depuis la commune I, et vers Dogobala depuis la commune rurale de Moribabougou.

13D’autres fronts d’activité foncière sont plus massifs : l’espace urbanisé entre Bamako et Kati est désormais continu, de même que les terres situées entre le fleuve Niger en aval de Bamako et la route de Ségou, entre celle-ci et la route de Sikasso. Dans ce vaste bloc oriental, ce n’est pas l’absence de contraintes topographiques qui est déterminante ; ce sont davantage les propriétaires qui se sont ralliés au morcellement dans les secteurs de concessions rurales, ainsi que les programmes immobiliers qui ont ciblé la zone : aux 20 000 logements sociaux promis à Tabakoro sous le mandat présidentiel 2008-2012, pari non tenu mais porté à 50 000 logements dès le début du mandat suivant, s’ajouteront des mesures d’échange de titres fonciers favorables aux opérateurs immobiliers privés (chapitre 8).

14Au-delà de ce premier cercle, jusqu’à 40 kilomètres du centre-ville, la pression foncière est moins continue. Son extension linéaire se maintient après Kati, où elle semble explorer les réserves foncières des communes de Diago et de Dio-Gare depuis les routes de Kita et de Kolokani. Mais ce sont principalement des chefs-lieux de commune qui accrochent les perspectives de parcellement dans ce deuxième cercle, comme le montrent Sanankoroba au sud et Kambila au nord. Certaines entreprises de parcellement ne sont guère visibles à cette échelle régionale, mais la course aux titres fonciers qui les prépare a bien commencé comme on le verra plus bas.

15Également discrètes sont les extensions de nombreux villages ne dépassant pas quelques centaines d’habitants. Les mieux situés, le long d’une piste ou à proximité d’un axe goudronné, témoignent d’un croît démographique qui ne s’explique pas seulement localement, enregistrant aussi l’installation d’actifs et de retraités venus de la ville. Le suivi de ces localités ne pouvait remonter avant les années 2000 dans l’historique Google Earth, et souvent pas avant 2008 pour les plus reculées. Il reste pourtant important pour caractériser ce processus de périurbanisation et le différencier des tendances suburbaines à l’œuvre dans le premier rayon de 20 kilomètres.

16Le chef-lieu de région de Koulikoro n’apparaît finalement qu’au-delà, dans le cercle des 60 kilomètres de Bamako. La ville comptait d’ailleurs deux fois moins d’habitants que Kati en 2009. Avec sa dynamique propre de lotissement et d’extensions bâties, elle offre un point d’ancrage à une influence métropolitaine procédant par satellisation de localités variées. Elle reste à surveiller à l’horizon 2030.

Formes et acteurs de l’activité foncière à l’interface rural-urbain

17Les différences d’intensité et d’environnement des parcellements obligent donc à se concentrer sur un rayon d’influence intermédiaire, et à préciser ces logiques jusqu’à une trentaine de kilomètres du centre de l’agglomération (carte 41). C’est dans ce cadre élargi que de nouvelles zones d’étude sub et périurbaines ont été retenues par un choix raisonné qui rappelle les enquêtes PLMU. En s’éloignant des limites du district plus franchement qu’en 2011, l’enquête sur questionnaire LPR menée à la fin de 2018 a permis d’informer 812 maisons occupées depuis quelques années, la composition de leurs ménages, l’itinéraire résidentiel de leurs référents, la mobilité des actifs et des scolaires, ainsi que l’accès des habitants aux services de base et aux structures de soin.

Carte 41. Typologie des parcellements fonciers autour de Bamako.

18L’activité foncière relevée depuis 2011 représente un tiers de la tache urbaine de Bamako. Elle se présente d’abord en deux groupes de lotissements à angles droits et de parcellements irréguliers, reprenant en cela une dualité déjà éprouvée dans l’histoire de la ville. Mais elle oblige de nouveau à questionner la pertinence de l’opposition formel/informel dans cette dernière phase de croissance urbaine. Certaines trames parcellaires se caractérisent en effet comme ayant un pied dans les obligations réglementaires, un pied dans leur ignorance ou leur contournement : elles occupent même plus de la moitié des espaces classés de prime abord comme « lotis ». Il n’en reste pas moins que les formes irrégulières continuent de représenter la grande majorité des extensions urbaines récentes : plus des deux tiers des superficies ajoutées par ces activités foncières après 2011 (tableau 93).

Des parcelles bornées sur plan

19Le premier groupe identifié sur la carte et dans le tableau concerne des parcelles aux formes orthogonales mais il n’est homogène ni par ses promoteurs ni quant aux produits urbains générés. Il se diversifie ainsi selon que les projets sont purement fonciers (types bleu clair ou foncé) ou immobiliers (types violet et mauve), et selon les degrés de viabilisation des lotissements, d’avancement des constructions et d’occupation résidentielle.

20On repère ainsi, d’abord, des opérations conçues pour être immobilières. Parmi celles-ci, les programmes achevés sont encore peu nombreux et engagent des superficies moins importantes que les projets en cours à la date des relevés. L’ensemble ne représente surtout qu’une part très minoritaire des activités foncières relevées dans le cercle de Kati à la fin de 2017, et les maisons couvertes alors n’étaient pas toutes occupées un an plus tard. Le choix d’enquêter celles qui l’étaient se porta donc sur les logements sociaux de Kati promus moins de dix ans après ceux de Yirimadio à Bamako (planche 47). Tout comme à Tabakoro, les programmes immobiliers du nord-ouest de l’agglomération montraient en effet comment l’impulsion gouvernementale avait rapidement cédé la main aux opérateurs privés (chapitre 8).

Planche 47. Échantillonner les périphéries urbaines : paysages du lotissement

21Les attributaires des logements sociaux de Kati se sont installés après la remise des clés en 2012, la plupart après plusieurs candidatures infructueuses sur d’autres programmes et après avoir signalé divers problèmes de finition à l’Office malien de l’habitat qui garantissait leurs prêts. La reprise des travaux par l’opérateur privé, notamment pour des fuites constatées sur les dalles de toiture, leur permet alors de faire jouer les avantages comparatifs du secteur : aéré, bien approvisionné en eau et bien relié à Bamako, il offre des logements jugés moins bâclés que ceux des programmes de Tabakoro. Six ans après les déménagements, une association de développement du quartier se félicite d’avoir construit la mosquée en « partenariat » avec une association islamique. Mais elle regrette que le secteur soit rattaché administrativement à la commune de Kambila, qu’elle estime non concernée par ses demandes d’école, de centre de santé communautaire ou de marché, plutôt qu’à la ville de Kati dont il n’est séparé que par un marigot et… le rail ferroviaire du Dakar-Niger³. Les nouveaux ménages sont logés principalement en F3 (deux chambres et un salon)⁴, quelques-uns en F4 (une chambre supplémentaire, trois toilettes), et se considèrent propriétaires plutôt qu’en « location-vente ». Bon nombre ont déjà construit dans les arrière-cours, aménagé les terrasses, ou montent en étage.

22D’autres lotissements se repèrent sur l’image satellitaire par le grattage de quelques voies d’accès et de desserte interne, par le prolongement des lignes électriques EDM et les formes également géométriques des îlots en train de sortir de terre. La promotion est ici purement foncière, mais ces exemples se différencient entre eux selon les proportions de constructions en cours, de maisons déjà occupées et de parcelles toujours nues. L’initiative du chantier revenant à l’acquéreur, on retrouve alors des rythmes de déménagement qui varient plus sensiblement que dans les opérations livrant des maisons clés en main. Ces parcelles à bâtir sont nettement plus nombreuses que les précédentes offres de logements. Elles témoignent des limites persistantes du capital malien et du faible intérêt des investisseurs étrangers pour les activités de promotion immobilière.

23L’exemple retenu pour l’enquête à Samanko 2 (commune du Mandé) correspond à un lotissement qui n’a pu tirer des lignes électriques que sur quelques dizaines de mètres depuis la route de la Guinée (planche 47). Ce programme d’apparence administré n’échappe pourtant pas à divers arrangements : l’initiative de la demande revient à d’anciens lépreux soignés à Bamako et installés dans le secteur en postcure au cours des années 1970 : leur hameau se prévaut d’une chefferie tournante et est baptisé « nouveau Djikoroni », en référence au quartier urbain d’origine. Les inquiétudes commencent au début des années 2010 quand des ordures et boues de latrines commencent à être déposées dans les environs et que les occupants de champs voisins sont chassés. Plutôt que de voir leur terre réquisitionnée à son tour, ces propriétaires sans titre ni légitimité traditionnelle sollicitent la préfecture de Kati pour un lotissement dont ils attendent une part des parcelles. Entre la médiation de la commune et celle du préfet, la seconde prévaut pour faire venir les topographes et garantir aux villageois les meilleurs termes de compensation, bien qu’elle ne soit plus fondée en matière de concessions d’habitation. Le lotissement justifie donc son nom de Samanko 2 par des parcelles de taille standard et un plan d’aménagement approuvé administrativement. Un accès facile par une route nationale justifie aussi qu’on prévoit d’y déménager un service douanier d’envergure régionale. Mais le démembrement d’autres places réservées aux équipements collectifs suscite la protestation des nouveaux habitants dès leur installation, en moyenne en 2016. Une offre scolaire privée cherche très vite à prendre le relais de l’unique établissement public local, qui ne dépasse pas la sixième année du cycle fondamental.

24Autour de formes régulières et d’une apparence de lotissement, le parcellement peut se montrer ainsi bricolé, voire incertain, comme l’ont montré plus haut les exemples d’effacement des projets. La frontière entre formel et informel se montre une fois encore ténue, d’autant que les lotissements les plus aboutis entraînent souvent des bourgeonnements « spontanés » à leur bordure, l’installation de maisons dont les bâtisseurs sont intéressés par la proximité de réseaux de viabilisation. C’est déjà le cas en contrebas des logements sociaux de Kati : au flanc d’un marigot affluent du Niger, ces intrus sont menacés de déguerpissement par la mairie de Kati ; un peu plus au sud, ceux de Sirakoro sont par contre situés sur la commune de Kambila : leur noyau de peuplement grossit donc sans être inquiété et en profitant d’un accès rapide à Bamako par la route du Lido.

25Même en sollicitant tous des autorisations de lotissement en bonne et due forme, plan de masse et plan parcellaire à l’appui, même en mobilisant des géomètres agréés pour un circuit d’approbation technique compliqué à mener entre Kati et Koulikoro, les acteurs des morcellements fonciers réguliers se montrent surtout hétérogènes. Certains mettent en avant leur compétence administrative ou leur prérogative communale ; d’autres sont des sociétés qui se prétendent immobilières, des collectifs coutumiers, des groupes d’héritiers pressés d’entériner le partage successoral qui leur donne quelques lots, ou encore des particuliers flairant le bon coup. Beaucoup suivent les initiatives de leurs voisins ou craignent de s’y prendre trop tard face à la concurrence.

26Tous témoignent de l’opportunité à surfer sur la demande de logements, pour des activités relayées par de nombreux intermédiaires et courtiers qui sont perçues comme plus lucratives qu’exigeantes financièrement. De fait, la préparation des terrains est minimale : réduite au bornage, peu surveillée, elle néglige très largement le creusement de caniveaux à ciel ouvert. L’envergure de ces entreprises foncières se montre surtout très variable comme on le confirmera en suivant les titres fonciers : point n’est besoin de centaines de parcelles, format peu représenté en réalité ; quelques unités suffisent à se faire savoir vendeur. Sans plus de contraintes et avec une apparence de règles, le marché foncier s’est ainsi enflé dans différents secteurs de l’agglomération. Mais l’offre de « papiers de propriété » qui s’ensuit pour ces lots d’habitation est très inégale sur le plan juridique : ici des titres enregistrés au Livre foncier du cercle, ailleurs des « bulletins d’attribution » émis par un élu ou un préfet, et souvent de simples certificats de vente signés devant témoins. L’appropriation est même d’emblée contestable pour les acquéreurs qui se retrouvent à plusieurs sur les mêmes parcelles. Le cas n’est pas rare, et se manifeste sur les hauteurs de Yirimadio abordées plus loin.

27La porosité entre les voies formelles et informelles de parcellement est même évidente à l’observation des grands blocs de concessions rurales. Elle justifie d’isoler ce type d’entreprise en particulier dans les secteurs de Diatoula et de Kabala, qui présentent un pied dans la sécurité du titre provisoire, éventuellement transformé en titre définitif, et un autre pied dans la confusion foncière. Car si la propriété qui est à l’origine du morcellement se prévaut ici d’un fondement administratif, censé évoluer vers des droits formels, l’expertise de sa mise en valeur et la demande de changement de vocation du sol ne sont guère au rendez-vous sur le terrain. Le bâti qui en découle, à des rythmes de construction variant toujours d’une parcelle à l’autre, présente une qualité meilleure que dans les quartiers irréguliers populaires. Mais ce standing économique tient d’abord aux vendeurs, eux-mêmes triés sur le volet dans les décennies précédentes, car ce sont eux qui ont attiré les intermédiaires chargés de leur trouver de bons clients ou qui ont répondu aux sollicitations de citadins nantis.

28Peuplé depuis 2014-2015, l’échantillon visité à Kabala-Est montre ainsi de nombreux bâtiments à étages, villas et maisons en dur. Les terrains d’origine font chacun de cinq à six hectares (planche 47). Leur démembrement ne s’inspire pas moins qu’ailleurs de la réduction des formats d’habitation, même si la découpe des concessions rurales s’effectue plutôt entre 300 et 500 m² actuellement. Dans tous les cas, les transactions n’ont pas échappé à des critères d’interconnaissance et à des logiques de recommandation personnelle entre vendeurs et acheteurs.

Nouvelles précarités foncières

29Le second groupe de parcellements repérés montre des formes clairement irrégulières qui indiquent l’absence d’enregistrement des terrains grignotés par les transactions urbaines. Il reste majoritaire en superficie et en nombre d’exemples mais présente d’autres variantes, selon l’environnement dans lequel bourgeonnent quatre sous-types, et selon leur distance au reste de l’agglomération (blanc, rouge, orange et jaune). Un cinquième type d’entreprise foncière (vert) semble composer avec la norme du lotissement mais prend place dans un cadre physique précaire. L’enquête de terrain de 2018 confirme alors la vulnérabilité de ces installations : entre 37 et 79 % des ménages enquêtés à Dogobala, Farako, Sanankoroba et Sanankorobougou déclarent un conflit foncier, contre 4 à 13 % de ceux qui ont déménagé sur des bases plus formelles dans les autres zones d’étude (planche 48).

Planche 48. Échantillonner les périphéries urbaines : des productions informelles elles aussi renouvelées

30Dans la continuité de précédentes poussées irrégulières ou de débordements informels sur des réserves d’équipement de Bamako, le type de parcellement cartographié en blanc participe de la dynamique d’expansion en tache d’huile : il prend place dans toutes les directions de l’agglomération. Il semble y rencontrer quelques morcellements d’impulsion administrative (à l’approche du périmètre irrigué de Baguineda, en aval du Niger, à Sénou et à Gouana). Mais leur gestion se surimpose elle-même à de plus anciennes cessions coutumières, ce qui suscite des conflits inextricables.

31Peuplé depuis 2012 en moyenne, le secteur de Dogobala est retenu par l’enquête de terrain. Il rappelle que la tache urbaine de Bamako dessinée un an avant s’étendait déjà dans les communes rurales du cercle de Kati. Celle de Moribabougou qui abrite la zone d’étude nourrit d’ailleurs la chronique des « magouilles foncières » de la dernière décennie. Dogobala constitue donc une réplique de l’occupation « spontanée » que Dialakorodji montrait dix ans plus tôt à la porte du district. L’avancée de la ville entre deux saillants du plateau mandingue est bien visible sur l’image satellitaire. Elle ne laisse plus de trace de l’activité agricole que quelques fermes et un bosquet planté qui profite du ruissellement des précipitations sur 200 mètres de dénivelé de part et d’autre du bas-fond. Selon le chef de village, les familles de Dogobala ont dû se résigner à voir leurs droits communautaires grignotés d’abord depuis la route de Koulikoro, et désormais depuis les hauteurs environnantes où des bornages privés se multiplient sans même que les villageois en soient informés. Les autochtones sont donc condamnés à renoncer aux cultures alimentaires qui les occupaient autrefois. Pour protéger leur réserve communautaire, ils n’ont plus de solution qu’à s’en partager les terres et les vendre eux-mêmes, ce qui implique de surveiller les risques de réquisition par la commune, d’empiétement et de double vente qui les menacent encore sur ces parcelles converties à l’habitation.

32À l’inverse, le type cartographié en rouge se définit par un front irrégulier distant des routes, qu’il n’est pas toujours aisé de démarquer d’autres greffons villageois. C’est donc la contrainte de l’éloignement qui prévaut ici sur des terroirs encore fortement revendiqués par les pouvoirs coutumiers. Farako-Irrégulier en donne une illustration intéressante au sud et à l’est d’un environnement de concessions rurales qui avait déjà mis les habitants du village sur la défensive avant la Troisième République malienne, mais qui cède aujourd’hui la place à la promotion immobilière. Seul un marigot intermittent sépare la zone d’étude des programmes de logement de Tabakoro qui ont glissé vers le sud en moins d’une décennie. Ce peuplement irrégulier est plus lâche que le type précédent. Il prend en écharpe plusieurs domaines fonciers, à la charnière de deux communes, et rappelle à quel point la délimitation des villages et de leur terroir est une question sensible.

33La localité de Farako qui revendique un « lotissement villageois » se trouve en effet traversée par la frontière entre la commune de Mountougoula, à laquelle elle se rattache, et celle de Kalabancoro, à laquelle le voisin Tabakoro est relié. Le plus gros du peuplement irrégulier pousse en réalité vers les terres de ce dernier et sur un territoire administratif qui n’est pas celui de Farako. Mais tous les habitants partagent bien le ressenti de l’éloignement : l’absence d’éclairage public, le manque de transport collectif desservant la zone au quotidien, viennent largement en tête des problèmes pointés par quelques résidents anciens et surtout les nouveaux venus depuis 2012. Tous se plaignent du temps qu’il leur faut pour rejoindre Bamako et des alternatives à prévoir pour rattraper d’autres lignes de minibus Sotrama à plusieurs kilomètres de marche.

34Les deux profils suivants sont liés à la taille des localités sur lesquels ils se greffent, en simple extension irrégulière plutôt qu’en suivant un plan complet de réhabilitation villageoise et de réarrangement de l’occupation du sol. On s’éloigne donc de l’agglomération en continu pour aborder des formes de périurbanisation. Dans les zones d’étude correspondantes, les itinéraires résidentiels des chefs de ménage mentionnent des séjours intermédiaires dans le cercle de Kati (46 et 34 % des séjours identifiés entre les lieux de naissance et les lieux enquêtés) moins souvent qu’à Bamako ; mais la proportion atteinte par séjour hors district est plus importante que pour le reste de l’échantillon (29 %).

35Dans le type cartographié en orange, l’informel retrouve une logique de progression à la fois linéaire et discontinue : elle suit en effet le chapelet des plus gros villages et des bourgs chefs-lieux qui sont précisément situés le long de routes nationales. Le cas de Sanankoroba, le plus peuplé d’entre eux, était donc à retenir : son étalement vers l’ouest, au-delà du noyau villageois ancien, profite de la jonction entre une piste à forte utilité agricole et la route très empruntée de Sikasso. Son peuplement commence en réalité vers 2008 mais les ménages enquêtés déclarent 2013 comme année d’installation médiane.

36Constituer un échantillon d’une centaine de maisons se montrait plus difficile dans de plus petites localités situées entre les axes routiers majeurs : l’expansion du parcellaire y reste discrète et ne permet pas de démarquer les ménages installés récemment de ceux qui ont progressivement essaimé depuis les anciens noyaux de peuplement. Le recensement de 2009 montrait pourtant de nombreux villages gagnés eux aussi par un net grossissement de population. L’enjeu de l’enquête est donc d’en comprendre les sources.

37Dans la commune de Mountougoula, Sanankorobougou et son voisin Bandougou ont fait l’affaire à eux deux, en étant situés comme la zone d’étude précédente dans le deuxième cercle d’influence urbaine, à une trentaine de kilomètres du centre-ville. On trouve ici les densités d’habitation les plus faibles, au contact direct des champs, mais comptant quelques actifs déboutés de la vie urbaine entre les maisons des autochtones. L’année médiane d’installation des ménages enquêtés ici, 2004, est aussi la plus ancienne de tout l’échantillon. Certains de leurs référents sont tentés de reprendre une activité agricole ; d’autres sont chauffeurs, maçons, mécaniciens, enseignants et recherchent un toit sans frais ou à moindre coût ; peu ont trouvé à s’employer dans la carrière industrielle toute proche qu’exploite une société chinoise. Loin de la ville et des radiales de l’agglomération, la demande d’équipement et de services de ces ménages porte sur tous leurs besoins sociaux.

38Enfin, un dernier profil ressort de contraintes topographiques et environnementales fortes. Elles montrent à quel point la pression foncière ne s’embarrasse plus des falaises remontant vers le plateau mandingue ni des hauteurs isolées qui surplombent la vallée du Niger ; ni de tabous d’occupation associés autrefois au repos des génies ni de l’exploitation sans contrôle des sites de carrière. En rive droite de Bamako, plusieurs buttes, que contournent les deux routes d’accès à Baguineda, sont ainsi transformées en sites d’extraction artisanale de sables et de graviers pour les besoins immobiliers urbains. Elles sont aussi gagnées par un parcellement informel montant vers l’est depuis les derniers quartiers de Bamako, et par ceux décidés de manière concurrente par la préfecture de Kati ou la municipalité de Baguineda.

39Le caractère hybride de ce profil, mi loti-mi précaire, tient à une véritable boulimie foncière : l’offre de parcelles peut venir encore de propriétaires coutumiers s’ils sont divisés entre eux ou sont démarchés par des courtiers en vente. Mais il s’agit aussi d’entreprises de lotissement bâclées, dont les parcelles sont attribuées sans voie d’accès ni préparation des terrains. Ces projets précipités illustrent avant tout le défaut de coordination qui prévaut entre les services domaniaux de la préfecture et ceux des communes rurales. Alors que les seconds recevaient la compétence d’attribuer des parcelles à bâtir et leurs concessions à usage d’habitation dans le dernier Code domanial et foncier, les premiers se la voyaient retirer dans la même refonte juridique de 2000-2002, et ne gardaient que la prérogative des concessions rurales, à vocation agricole. Dans les faits, les maires ne sont guère parvenus à obtenir de l’État qu’il leur affecte les terrains immatriculés nécessaires au lotissement. Le préfet de Kati, quant à lui, a maintenu une pratique de morcellement d’habitation. Sous ces formes officieuses, et selon ces sources concurrentes, le parcellement des hauteurs multiplie donc les exemples de bornages superposés.

40L’exemple retenu à Yirimadio-Plateau correspond à ce type, d’autant que le vaste terroir de Yirimadio auquel il se rattache coutumièrement est traversé par la frontière du district (planche 47). Alors qu’aucune maison n’y est implantée jusqu’en 2010, des constructions font leur apparition en 2011 ; elles se multiplient à partir de 2016, année moyenne d’installation des ménages enquêtés, en suivant la piste sinueuse tracée depuis le versant occidental jusqu’au sommet de la butte par les camions d’exploitation des carrières. Le bâti ne cesse ensuite de progresser vers l’est, sur un sol où alternent des affleurements rocheux et la croûte latéritique entaillée par ces exploitants pour mettre à nu les bancs sableux. Les flancs oriental et septentrional de la butte sont abrupts, ce qui rend inaccessible directement une grande partie des parcelles situées en hauteur. À la fin de 2018, plus de la moitié du sommet est désormais habitée, et un nouveau lotissement se profile sur la portion orientale restante.

41Entre formel et informel, ce dernier type constitue donc le pendant du morcellement des concessions rurales, en se montrant tout autant improvisé voire inapproprié au regard de la vocation première des sols. Dans le contexte des années 2010, entre libéralisme économique et crise politique, les dispositions juridiques et techniques du lotissement d’habitation sont oubliées. Seules les rappellent les bornes qui sont piquées dans le paysage avec les noms et numéros de téléphone des acquéreurs. Sous la pression foncière, c’est même tout un régime réglementaire de production de la ville qui est sciemment contourné : les droits coutumiers à purger, les navettes à prévoir entre les services domaniaux du cercle et les techniciens régionaux de l’urbanisme, les documents à établir pour que les nouveaux venus soient reconnus parmi tous les administrés des communes, etc. Et pour les vendeurs, peu importe que ces hauteurs soient en l’état impropres à la construction, puisque la demande est là.

42Les raccourcis de procédure et les bricolages environnementaux qui ont accompagné l’attribution de parcelles sont donc, avec ces deux types cartographiés en marron et vert, du même ordre que d’autres déplorés à la préfecture de Kati au tournant des années 2010 : les représentants de l’État et leurs intermédiaires dans les communautés villageoises ne cessent de « doubler » les communes en matière de lotissement d’habitation, conduisant les municipalités à devenir à leur tour « prédatrices » pour ce qui reste de disponibilité foncière. De nombreux exemples de « petits papiers » et de doubles jeux administratifs ajoutent une couche d’insécurité foncière à la précarité que continuent d’éprouver de nouvelles générations d’irréguliers et à la vulnérabilité que peuvent ressentir des familles sur des parcelles « bornées » mais éloignées de points d’eau, de routes et d’équipements publics.

43Quant aux établissements industriels, ils se comptent sur les doigts de la main dans les relevés de 2017. Même dans la zone d’activité qui leur est réservée à Dialakorobougou dans la dernière décennie, cette emprise économique reste ponctuelle et ne fait pas cluster urbain. Les parcelles identifiées consomment beaucoup moins de foncier que la somme des plus grosses entreprises agricoles. Celles-ci résistent à l’avancée de la ville en se dotant de titres définitifs, d’enceintes en dur, et en répondant aux besoins alimentaires des citadins par de nouveaux équipements avicoles, piscicoles et d’embouche bovine. L’agriculture villageoise reste quant à elle sans mesure d’accompagnement économique dans le milieu périurbain, ni protection des voies coutumières d’accès aux terres qui font au contraire l’objet de convoitises marchandes et de concurrences inédites dans la dernière décennie.

La pression foncière vue des titres définitifs : bilan des années 2010

44Cartographier la progression du marché foncier demandait une exploitation systématique des registres de l’immatriculation, seule source administrative de la propriété « pleine et entière » établie sur des parcelles bornées après avoir été enregistrée sur le domaine privé de l’État. Les grands volumes de ce livre foncier, de 200 folios chacun, consignent les titres définitivement cédés aux demandeurs et les transactions privées afférentes. Avec ces droits irrévocables, on touchait donc au « haut du panier » de la propriété urbaine. On abordait surtout une norme de sécurité juridique devenue « prédatrice » dans le sens commun, venant perturber la légitimité et compromettre les rentes tirées d’autres sources d’accès à la terre. La dynamique d’étalement de la capitale en effet ne « mange » pas seulement les espaces productifs et les tenures agricoles du cercle voisin. Avec ces titres, elle déstabilise aussi des droits préexistants sur le sol dont les tenants se rallient inégalement à l’idée de vendre des parcelles pour satisfaire la demande de logements. Que ces droits soient précaires, selon le régime de la concession, ou plus anciennement communautaires, selon le régime des coutumes et ses adaptations néocoutumières aux mutations socioéconomiques du 20^e siècle, tous sont rattachés au même Code domanial et foncier depuis sa révision au début des années 2000.

45Dans la pratique, les communs villageois restent sans reconnaissance écrite ni délimitation cartographique. Leur fractionnement par lignage et par famille est souvent avancé dans les terroirs. Aucune indemnisation n’est réellement prévue pour ces propriétaires coutumiers en cas de réquisition pour cause d’utilité publique. Mais leur protection est plus encore défaillante lorsque des acquéreurs voisins se lancent dans une procédure d’immatriculation sans autre publicité donnée aux enquêtes de commodo et incommodo, censées purger les droits communautaires antérieurs, puis au bornage contradictoire, censé révéler d’autres propriétaires, que les avis publiés à distance dans le quotidien national L’Essor et au mieux un placard adressé au tribunal de première instance ou à la commune. Les exemples d’empiétement sur ces domaines coutumiers ou d’oppositions non prises en compte pour certains de leurs ayants droit, sont légion.

46Jusqu’à l’adoption de la loi foncière agricole en 2017, l’enregistrement local de ces communs fait l’objet d’un plaidoyer croissant auprès du ministère du Développement rural. Mais les sollicitations marchandes dont ils font l’objet sur les bordures d’agglomération les exposent à un fort émiettement et à des conflits accrus entre propriétaires coutumiers. Quant aux détenteurs de titres provisoires, ils se voient rappeler une obligation juridique quasi historique à faire constater et expertiser leurs investissements, habitations ou exploitations agricoles, pour évoluer vers des titres définitifs. Mais le caractère sélectif des longues et coûteuses procédures d’immatriculation n’est pas remis en cause. La délivrance de ces titres devient au contraire une source de recettes surveillée dans les comptes domestiques du Mali⁵, en même temps que se multiplient les « deux poids, deux mesures », les mesures dérogatoires, les cas d’exception et les réductions tarifaires dont bénéficient une poignée d’acquéreurs de ces titres à l’encontre de la grande majorité des demandeurs. Qu’elles soient rurales ou d’habitation, les concessions souffrent de plus d’une documentation dispersée dans les services de l’administration territoriale, mal tenue sinon livrée aux termites ou disparue dans les incendies. Se prévaloir de ces droits provisoires ne permet pas non plus d’obtenir un crédit financier sur hypothèque, ce dont les détenteurs de titres définitifs ne se privent pas, quant à eux, auprès des banques.

47Forte de ces avantages et malgré son coût d’immatriculation, la propriété titrée connaît donc une envolée dans les registres de Bamako et de Kati. De ce fait, elle aussi est gagnée par une insécurité grandissante : de multiples contestations de droit sur le terrain, des titres qui se chevauchent, des propriétaires cachés derrière des prête-noms, des héritiers mal identifiés longtemps après le décès du premier propriétaire, une confusion administrative assez générale… tout cela affecte la dynamique immobilière des périphéries bamakoises.

La demande d’immatriculation foncière et sa difficile régulation administrative dans la région capitale

48Depuis les années 1990, le Livre foncier n’avait pas été exploité aux fins d’analyse dans la capitale quand les lotissements promus par l’ACI dans le district de Bamako suscitaient l’engouement d’une clientèle aisée pour les titres définitifs (Bertrand, 1999-c ; 2001 ; 2003-b). Quant à la demande périurbaine d’immatriculation foncière, elle restait à mettre à jour de manière élargie dans le cercle de Kati (Djiré, 2007). Après la crise politique de 2012-2013, la relance de l’idée de cadastre donne en effet l’occasion d’informer cette production au Mali et de concentrer l’information foncière sur les deux entités de Bamako et de Kati. Menée en partenariat avec la Direction nationale des domaines et du cadastre et l’université des sciences juridiques et politiques de Bamako, l’étude est réalisée en 2015-2016 pour le compte du ministère des Domaines de l’État et des Affaires foncières. Celui-ci venait de suspendre dans le pays tous les actes administratifs concernant les parcelles demandées en concession ou en cession définitive, et ne les reprit que deux ans plus tard (Bertrand, 2016-b).

49L’analyse repose donc sur les données de première main de la conservation foncière. Il s’agissait d’abord d’une source restant à apurer : la base informatique constituée sur recommandations de la Banque mondiale pour centraliser l’inventaire des titres créés au Mali depuis moins d’une quarantaine de cercles⁶. Ce registre foncier urbain reprenait donc les informations du Livre foncier saisies rétrospectivement en 2006. Il ne bénéficia ensuite que de deux mises à jour partielles depuis les seuls bureaux domaniaux les plus actifs : la saisie de 2012 abordait les changements de propriétés et les titres nouvellement créés dans le cercle de Kati ; celle de 2014 rendait compte des changements intervenus dans le district de Bamako depuis 2006. Pour informer plus précisément les périphéries urbaines, de plus, les registres papiers de Kati ont été dépouillés directement au Bureau des domaines et du cadastre du cercle : 110 volumes, représentant 22 000 nouveaux titres, ont été consultés pour la seule année 2014. À cela s’est ajoutée la consultation détaillée des dossiers de 350 titres archivés dans la décennie précédente, pour lesquels un questionnaire dédié aux parcellements d’habitation a été appliqué.

Emballements de la délivrance des titres fonciers

50La base de données relative aux propriétés immatriculées rend compte d’abord d’un stock de titres constitué sur près d’un siècle dans le pays. Elle permet de dépasser le caractère fragmentaire des études consacrées au contexte périurbain (Bourdarias, 1999 ; Djiré, 2007 ; Becker, 2013 ; Durand-Lasserve et al, 2015), en mettant en évidence la croissance exponentielle du nombre de titres enregistrés depuis les années 2000 (carte 42).

Carte 42. Évolution des stocks de titres au Mali, 2006-2014.

51Dans cette géographie de l’immatriculation foncière, Kati s’impose loin devant les autres cercles et régions du pays. Avec près de 60 000 titres en 2012, il dépasse même le stock bamakois évalué par le RFU à 37 000 titres deux ans plus tard. Le suivi chronologique des données livrées par les différents bureaux domaniaux du Mali met aussi en évidence le fait que le nombre de titres enregistrés dans le pays a doublé en une décennie, pour atteindre les 115 000 en 2012. La grande majorité d’entre eux se concentre dans la capitale et plus encore sur les bordures du district.

52Avec 11 100, 7 500 et 21 700 hectares de superficies cumulées, les trois communes rurales de Kalabancoro, Sanankoroba, et Baguineda sont plus particulièrement concernées dans le cercle de Kati. Ce total ajoute, artificiellement, la superficie des titres créés par diminution d’autres titres, qui sont donc antérieurs et sont identifiés comme des « titres-mères ». Quant aux premiers, générés par des prélèvements ponctuels ou systématiques, ils sont appelés « titres-parcelles ». En réalité leur création n’augmente pas la superficie globalement immatriculée. Mais le report des informations concernant la diminution des plus grands titres est si négligé dans les registres, qu’il n’est plus possible aujourd’hui de connaître la superficie encore disponible pour ces titres-mères. Cette mauvaise gestion des données cadastrales est source de confusions multiples dans la capitale malienne. Des titres-mères totalement épuisés en superficie, du fait d’un parcellement intégral, ne sont pas toujours annulés comme ils le devraient dans les registres.

53La création accélérée de nouveaux titres coïncide avec le tournant libéral de l’économie malienne sous la Troisième République (figure 33). Le gonflement annuel de ce stock est continu depuis les années 1990, puis spectaculaire depuis les années 2000, mais il ne s’arrête pas avec la crise politique qui vient durement éprouver le pays en 2012, quand son président est renversé à la veille de nouvelles élections, qu’une nouvelle insurrection marque le nord du pays qui se retrouve alors occupé par divers groupes terroristes. Au contraire : la faillite de l’État semble amplifier la progression des titres dans la suite de la décennie ; son échelle de mesure dans la région de Koulikoro dépasse clairement celles du district de Bamako et des autres régions maliennes.

Figure 33. Évolution du stock de titres du cercle de Kati dans son environnement régional.

54Même les fortes envolées de Sikasso, Ségou et Mopti restent dans des ordres de grandeur d’une dizaine de milliers de titres (figure 34), contre les 120 000 atteints en 2015 par le seul cercle de Kati : le nombre de titres y a donc doublé en seulement trois ans depuis 2012, au plus fort des difficultés de gestion du pays et de sa capitale. La progression annuelle du stock n’y est d’ailleurs pas descendue en deçà de 20 000 titres durant la mesure de suspension des cessions administratives. Autant l’évolution mesurée dans chaque région doit principalement à son chef-lieu et à l’immatriculation de terres de son cercle, autant celle de Kati est donc à relier à l’étalement de Bamako, plutôt qu’à l’influence de Koulikoro.

Figure 34. Évolution du stock de titres enregistrés par cercle dans les régions à forte dynamique d’immatriculation, 2007-2015.

55Cette pression venue de la ville explique finalement le point de basculement de l’année 2008, quand les titres fonciers rattachés à Kati sont devenus plus nombreux que ceux de Bamako. Alors que la courbe d’évolution du cercle continue ensuite de s’envoler, celle du district s’infléchit après les deux sauts qu’elle a connus depuis les années 1990 : d’abord sous l’impulsion de l’ACI et de ses ventes de lots titrés, puis au début de la décennie suivante en écho au nouveau Code domanial et foncier et de la libéralisation des activités immobilières. Non seulement la capitale a épuisé ses réserves foncières et ne peut plus proposer de grands lotissements dans son périmètre propre, mais la transformation en titres définitifs des concessions d’habitation attribuées dans les décennies précédentes reste inaccessible à la majorité des Bamakois.

Logiques de diffusion urbaine

56La dynamique de titrisation suit alors une progression vers des ressources foncières de plus en plus distantes du centre commercial : vers les marges du district de Bamako au cours des années 1990, au bénéfice des communes V, VI et I ; puis à travers les communes du cercle de Kati (planche 49). Sous le bénéfice marqué de celle de Kalabancoro se cachent en réalité des concentrations plus locales. Les propriétaires de Diatoula et de Kabala, que l’on a déjà vus se distinguer autour des concessions rurales, sont les principaux gagnants de la carte établie par localité. Avec près de 10 000 titres pour les premiers et 5 700 pour les seconds, l’ensemble représente 63 % des enregistrements localisés dans la commune et 29 % de ceux du cercle en 2012.

Planche 49. Titres enregistrés dans l’agglomération de Bamako par période d’étalement urbain

57Deux ans plus tard, Diatoula et Kabala apparaissent de nouveau en tête des quelque 22 000 enregistrements comptés sur folios pour la seule année 2014⁷, ce qui ajoute plus de 5 200 titres à leurs propres stocks. Mais les deux localités sont désormais talonnées par les immatriculations menées à Gouana, dans la même commune de Kalabancoro, et à Dialakorobougou sur le territoire de Mountougoula. Plus d’une trentaine de localités rurales comptent, de plus, entre une centaine et près d’un millier de titres supplémentaires, ce qui dépasse de loin les créations relevées dans les quartiers bamakois pour la même année. La géographie de l’immatriculation s’est donc encore élargie en 2014, au-delà de la quinzaine de communes riveraines du district : huit nouvelles collectivités présentent désormais des enregistrements significatifs à distance de la ville ; deux autres, Bougoula et Dombila, comptent des titres sur les marges du cercle du Kati, alors qu’elles n’apparaissaient pas du tout dans le RFU.

58Ce modèle de dissémination en tache d’huile montre cependant deux limites. Comme on l’a vu, la première est la concentration des titres sur le territoire de Kalabancoro qui ceinture la capitale au sud. Dès la première moitié des années 2000, ses créations dépassent en nombre celles des communes urbaines de Bamako, qui s’effondrent ensuite. Dans la décennie suivante, toutes les communes rurales riveraines du district ont pris le relais, souvent même en dépassant Kati-ville, seule commune urbaine du cercle. Mais avec plus de 160 000 habitants, Kalabancoro reste en tête de la ruée sur les terres et friches agricoles et de leur métamorphose en parcelles d’habitation. Ses nouveaux quartiers adossés à une douzaine de villages constituent la banlieue-dortoir quasi continue de la capitale, à moins de 20 kilomètres du centre. Un contraste s’esquisse donc avec les titres moins nombreux sur le plateau qui domine l’agglomération d’une centaine de mètres au nord, et reste tributaire de rares voies d’accès.

59Une seconde perturbation du modèle auréolaire découle en effet de l’impact des routes. Celle de Koulikoro ressort de la carte par la ligne de titres accompagnant la poussée de la ville vers le nord-est, dans les communes de Sangarebougou, Moribabougou et Ngabacoro Droit. À l’est, un chapelet suit de même la route de Ségou dans la commune de Baguineda. La route de Sikasso se repère enfin par un point méridional dans la commune de Sanankoroba, dans le prolongement de Kalabancoro. En dehors de ces routes bitumées, les critères d’accessibilité conduisent les démarcheurs fonciers à privilégier les abords de pistes rurales. Les plus chanceux parviennent même à les intégrer aux plans de morcellement qu’ils font valider quelque temps après l’immatriculation. Il s’agit alors d’optimiser la part du sol revendable par rapport à ce qui devra être réservé en voirie et espaces publics.

60Mais jusqu’à 40 kilomètres de Bamako, la marchandisation des terres fait subir au milieu périurbain un mitage plus fin des droits fonciers, selon d’autres logiques d’opportunité. Entre les routes d’intérêt national et à distance des pistes reliant déjà les villages entre eux, il n’est pas rare de rencontrer, comme sur les terres de Banancoro, des projets immobiliers de plus d’une dizaine d’hectares enclavés au milieu d’autres usages fonciers et en attente d’investissement. De coûteuses transactions greffent des démarches d’immatriculation dans un environnement de brousse, de champs et de vergers. Ces titres s’imposent parfois brutalement aux domaines coutumiers et aux concessions que les villageois ont acceptées selon leurs critères sociaux, parmi lesquels des logiques d’autochtonie et d’interconnaissance avec les acquéreurs. Les propriétés sont plus ou moins rapidement redécoupées en petits lots, sur plans de géomètres ou par un déstockage au compte-gouttes à l’égard de solliciteurs urbains. Mais cette détermination des gros acquéreurs à tirer ainsi une rente foncière s’imprime dans un paysage qui n’est desservi par aucun réseau ni routier, ni d’électricité, ni d’eau. Au contraire, ce sont ces nouvelles immatriculations qui finissent par imposer leurs voies d’accès dans un désert de peuplement.

61La progression des stocks de titres donne finalement le pouls de la compétition économique qui s’exerce au-delà du district de Bamako, sur un front de transactions particulièrement actif. L’entité administrative de Kati a pris la tête des immatriculations maliennes, et se démarque du reste de sa région qui ne pèse que pour 1,5 % des titres nationaux en 2014. Bien que concentrée aux abords de la capitale, cette tendance rappelle les inquiétudes relevées dans d’autres contextes africains, quand la titrisation vantée par la Banque mondiale en matière de sécurisation foncière ne profite pas aux classes pauvres (Myers, 2008 ; Meyer, 2018). Au contraire, les garanties juridiques données aux titulaires de droits d’user et abuser, triés sur le volet, laissent les marchés fonciers dans un réel défaut de régulation au Mali, ce qui fragilise les droits provisoires et communautaires (Camara, 2017 ; Bertrand, 2019-a).

62Ce gonflement depuis le 20^e siècle apparaît en effet vicié par de nombreuses limites de gestion : des droits communautaires mal ou non purgés, des échanges de titres expéditifs, des constats de mise en valeur très insuffisants pour les concessions, un bornage contradictoire censé être public mais mené de manière confidentielle pour leur transformation en droits définitifs, des cessions administrées sans considération pour les principes de zonage urbain, des propriétés dont la valeur financière est sommairement expertisée... À cela s’ajoutent la mauvaise tenue du Livre foncier, un registre informatique peu utilisable, le faible crédit administratif et judiciaire d’un outil présenté comme cadastral⁸. À travers ces négligences, l’État est accusé d’incohérence, de favoritisme et de corruption. Il est pris à défaut de jouer son rôle d’imposition fiscale, de captation et de redistribution, sous la forme d’aménagements territoriaux, de la valeur créée par le marché foncier.

63Si le Livre foncier du Mali progresse encore de 17 % entre 2013 et 2014, en comptant finalement près de 188 000 titres, sa croissance reste due pour l’essentiel à ceux créés depuis Kati : pas moins de 40 000 titres en deux années. Alors que 70 % des enregistrements du pays se trouvent dans la capitale et ses environs, la part propre du cercle monte à 59 % en 2015, contre 47 % en 2007.

Photo 10. Une piste en latérite bordée de grands domaines titrés entre Sabalibougou et Dougourakoro.

Vers un parcellaire d’habitation

64C’est ici que le suivi des marchés fonciers et celui des périphéries urbaines se rejoignent, car le morcellement des terrains les plus grands consacre le changement de vocation des sols et leur basculement économique, du rural à l’urbain.

65La libéralisation des activités de lotissement est en effet un fait acquis dans les années 2000. Si les promoteurs immobiliers sont tout juste organisés en association, pas encore en ordre professionnel, il en va différemment d’autres corporations techniques et professions libérales qui plaident aussi pour la promotion du secteur privé au Mali. Parmi ces architectes, ces urbanistes, ingénieurs et géomètres-experts, certains sont à l’origine de sociétés immobilières ou collaborent à des lotissements initiés par des non-spécialistes. Mais sur le plan foncier, la mobilisation de terrains suffisamment grands pour être découpés en lots d’habitation se fait souvent en court-circuitant ou en biaisant le contrôle réglementaire. La ville en train de sortir de terre échappe à toute planification urbanistique.

Trois filières pour obtenir un titre

66La tendance découle de la diversification des procédures d’établissement des titres fonciers dans les bureaux domaniaux. La transformation des concessions de droit précaire en droits pleins et irrévocables de propriété, filière issue du legs colonial, reste majoritaire y compris pour de futurs titres-mères : 87 % des 350 dossiers fonciers étudiés en détail à Kati relèvent de cette voie classique d’immatriculation. Mais elle est aujourd’hui beaucoup moins conditionnée qu’avant à des preuves tangibles et dûment expertisées d’investissement économique. Le respect de clauses de mise en valeur inscrites dans le cahier des charges des concessions n’est plus garanti.

67Une autre voie d’obtention s’est en effet imposée plus récemment sous la pression d’acquéreurs fonciers empressés, habitués des passe-droits ou surfant sur la promotion du secteur privé. Dans les années 2000, des « cessions directes » commencent ainsi à être menées par les préfets et les sous-préfets, les gouverneurs de région et des ministres, chacun selon sa compétence territoriale : il s’agit bien d’éviter le long passage par la concession provisoire et ses conditions. Cette filière assez offensive caractérise les plus grosses acquisitions observées dans l’enquête et les délais les plus courts d’obtention des titres. Dans un réel désordre de lecture du Code domanial et foncier pour ces différents guichets d’autorisation, les cessions apparaissent ainsi diligentées et défraient la chronique des réseaux d’influence. Elles prennent en réalité le relais des « convoitises » qui avaient marqué de la même manière les premières années de la Troisième République. Un démarchage personnel avait en effet encouragé des Bamakois nantis à s’approprier notamment les abords du fleuve Niger dans les quartiers de Niaréla, Sotuba, de la Cité du Niger et de Badalabougou. Dans la dernière décennie, un titre sur dix de l’échantillon des grands domaines relève d’une cession directe dans le cercle de Kati.

68Quant aux diminutions opérées sur des titres-mères, elles constituent la troisième filière de création de titres. D’initiative privée, elles concernent les parcelles générées par un prélèvement de superficie sur un domaine antérieurement immatriculé. Elles deviennent un recours massif lorsqu’il s’agit d’entreprises de morcellements fonciers portant sur toute l’étendue du titre-mère d’origine. Contrairement aux procédures précédentes, ces créations n’augmentent pas les superficies immatriculées. La pratique n’est d’ailleurs pas nouvelle mais elle change la composition des stocks de titres depuis le début du 21^e siècle : en démembrant des terrains déjà titrés, leurs propriétaires s’assurent autant de droits que ces terrains peuvent compter de parcelles cessibles.

69Comme les cessions directes, cette voie de bornage fait sauter des verrous de contrôle des investissements et d’estimation de la valeur des propriétés. De nombreuses opérations procèdent en effet au « lotissement » intégral des titres-mères disponibles ; d’autres mènent un parcellement partiel qui permet aux propriétaires et à leurs héritiers de ne déstocker que quelques lots selon leurs besoins financiers, et ce sans veto administratif. Aussi bien les demandes à soumettre au service domanial de l’État, que les visas techniques à requérir selon la procédure du lotissement, sont négligés dans une large proportion des dossiers observés à Kati. Comme la précédente, cette troisième voie bâcle les écritures sur le Livre foncier, multiplie les exemples de données floues et de manques réglementaires.

70La gestion libérale des années 2000 explique ces dérives et confusions venant de la multiplicité des guichets d’attribution foncière et de la dispersion des services censés garantir les procédures : le Livre foncier et les dossiers des titres sont conservés au Bureau des domaines de Kati, mais l’établissement des concessions rurales et le bornage contradictoire des terres demandant à être immatriculées relèvent de la préfecture. Ce bornage est en principe public mais il est rarement annoncé dans le voisinage du terrain concerné. Les dossiers techniques de lotissement sont examinés plus loin encore, par les services régionaux de l’urbanisme, de l’hydraulique et du génie rural basés à Koulikoro, à 60 kilomètres de la capitale et à l’opposé de Kati. Enfin, les coordonnées géographiques des titres sont centralisées à Bamako, à distance des dossiers fonciers… Cette fragmentation de l’archivage s’ajoute au manque de coordination des services recevant les différentes demandes. Elle laisse leurs agents démunis face à la pression qu’exercent d’autres représentants de l’État, depuis leurs ministères, sur les registres de la conservation foncière.

Des stocks dominés par les titres-parcelles

71Ces transformations de la gestion des demandes d’immatriculation expliquent que les droits enregistrés à Kati dans la dernière décennie se comptent désormais par dizaines de milliers. En 2012, l’incertitude politique qui frappait alors le pays poussait déjà de nombreux propriétaires à rechercher des liquidités à travers la vente de parcelles. Avec la suspension administrative des cessions qui intervient ensuite, ce mode de création de titres sur le stock déjà existant devient le seul possible. L’accélération d’une tendance au morcellement privé, dont les bases étaient jetées dans les années 2000, est même l’effet pervers en 2014 de la tentative de reprise en main des affaires domaniales par l’État du Mali.

72D’après le RFU, les deux tiers des titres créés dans le cercle de Kati sont issus du morcellement d’un titre-mère précédemment enregistré ; un quart ne provient même que de 111 titres-mères comptant parmi les propriétés les plus étendues. La superficie médiane des parcelles, 360 m², renvoie au format des lots destinés à l’habitation plutôt qu’à une valorisation agricole. Elle confirme le changement d’usage de la terre qui se joue ici par le truchement de l’immatriculation. Les grands titres sont au contraire les moins nombreux, et ceux dépassant le format des premières concessions rurales, au-delà de cinq hectares, ne sont pas plus de 2 000 dans le bilan de 2012 (tableau 94).

73Parmi les titres créés en 2014, seule une petite minorité (moins de 3 000) est issue de cessions qui sont encore possibles dans les premiers mois de l’année. Avec elle, le gain de superficie immatriculée est de 5 016 hectares, 1,8 hectare par titre en moyenne, ce qui peut rapporter à l’État entre deux et quatre milliards de francs CFA selon le barème appliqué pour les cessions administratives⁹. Ces titres contribuent donc à étendre la réserve de propriétés privées morcelables. Leur géographie est plus diffuse que celle des parcelles titrées aux fins d’habitation : avançant plus loin que l’agglomération, vers ses franges rurales, elle se montre pionnière dans certaines localités et communes des confins du cercle.

74Les titres-parcelles représentent quant à eux 87 % du nouveau stock de 2014. Cette redécoupe du sol couvre moins de 600 hectares de titres-mères, mais elle gonfle considérablement les portefeuilles de titres dont les promoteurs des morcellements se prévalent devant leurs notaires et leurs banques. Elle continue de distinguer les terroirs de Diatoula et de Kabala comme étant les plus opportuns pour ces opérations. Mais l’accroissement du nombre de titres générés par ces remaniements parcellaires concerne désormais, comme on l’a vu, bien d’autres localités dans l’environnement de Bamako. Dans le même temps, la superficie médiane des lots ainsi disponibles à la vente, 300 m², a également baissé par rapport au bilan de 2012. Les parcelles destinées à une habitation périurbaine évoluent selon le même standard qu’en ville, en deçà duquel des superficies de 250 m² se comptent aussi en grand nombre. Le nombre de ces initiatives privées confirme le relais pris par de nouvelles offres sur le marché du logement (planche 50).

Planche 50. Titres ajoutés au Livre foncier de Kati en 2014

75D’autres tendances ressortent d’ailleurs des registres fonciers. Selon le RFU, il s’est écoulé en moyenne six ans entre l’immatriculation de la propriété d’origine et sa ou ses diminutions de consistance. Mais pour les morcellements révélés en 2014 sur quelque 557 titres-mères, 26 % avaient été créés entre 2007 et 2012, et déjà 17 % en 2013. Il y a donc un raccourcissement du délai entre l’immatriculation de domaines fonciers et leur démembrement au profit de petites parcelles.

76À cela s’ajoute le fait que les morcellements récents sont plus composites : 15 % de ceux reconstitués en 2014, contre 5 % avant, mobilisent plusieurs titres-mères différemment datés, au moins deux et jusqu’à six, ou bien des titres reçus en échange ou en seconde main. Pour les propriétaires, il s’agit de jouer sur des superficies plus importantes et de produire plus de lots. Ce montage leur permet de considérer comme « espace de servitude » des pistes déjà présentes dans l’environnement des titres, des communs sont donc détournés et incorporés au cahier des charges d’une opération privée.

77De cette dynamique marchande découle alors l’idée que « tout est vendu aujourd’hui sur les terres de Kati ». Les ayants droit de domaines coutumiers se disent notamment spoliés par les ventes qu’ont menées à leurs dépens, ou sans les associer au bénéfice financier, des représentants de leur village ou des parents influents. Ce sentiment de dépossession vient de terroirs agricoles évoluant en peau de chagrin et compromettant l’accès à la terre des actifs les moins qualifiés. Il se double d’un sentiment d’injustice à voir comment des étrangers à ces communautés traditionnelles préparent la revente en lots de leurs acquisitions. Si l’idée doit être nuancée au vu des surfaces réellement immatriculées, qui restent minoritaires à l’exception des communes de Sangarebougou et de Kalabancoro, la tendance est néanmoins forte.

78Malgré des protestations et des mobilisations politiques, cette lame de fond est bien irréversible, spéculative et disruptive. Fractionnées autour d’intérêts familiaux, les communautés coutumières sont fragilisées ; elles se divisent sur l’opportunité à vendre, sur les voies de résistance, et sur le bénéfice des transactions. Depuis 1990, quelque 70 000 hectares supplémentaires ont été prélevés sur leurs droits, et réattribués comme titres provisoires par les autorités concessionnaires du cercle de Kati. 48 500 concessions rurales, représentant 45 000 hectares, figureraient notamment aux archives de la préfecture de Kati entre 2004 et 2014¹⁰. Destinées en principe à l’approvisionnement alimentaire de Bamako, ces propriétés couvrent des superficies de 25 ares à cinq hectares, selon des formats d’acquisition plus variés que ce que montraient les blocs concédés par l’État à Diatoula ou Kabala dans les décennies précédentes. Si certaines sont effectivement dédiées à l’investissement agricole, la plupart finiront en « lotissement » à court ou moyen terme, voire sont d’emblée programmées à ces fins dans un rayon de 30 kilomètres autour de Bamako.

La fin du monopole public de lotissement foncier

79L’enquête menée sur les transactions enregistrées dans le cercle de Kati, selon les mêmes sources d’étude, permet d’apprécier les acteurs et les logiques économiques du parcellement (tableau 95).

État versus sociétés privées

80Dès 2012, les grands titres maintenus durablement au nom de l’État pour sa politique d’équipement et son patrimoine immobilier propre apparaissent moins nombreux que ceux établis pour le compte d’opérateurs privés (carte 43). Les sociétés commerciales et immobilières possèdent alors 12 % des titres rattachés à Kati et 14 % de ceux de Bamako, tandis que la puissance publique ne contrôle plus que 3 % des titres rattachés à Kati, contre 21 % à Bamako. Alors que les opérateurs privés ont tôt franchi la limite administrative du district pour leurs activités foncières, l’État reste encore très discret dans les communes rurales : tant pour lancer des opérations d’aménagement en son nom que pour leur affecter des terrains immatriculés sur son domaine.

Carte 43. Titres fonciers enregistrés au nom de l’État et de sociétés privées par commune de l’agglomération.

81La tendance s’amplifie en 2014, quand les sociétés immobilières se portent acquéreuses de nouveaux terrains destinés à être lotis, ainsi que des parcelles générées par le morcellement de titres-mères déjà acquis avant que celles-ci soient valorisées et vendues. Leurs titres se montent alors à 22 % du stock créé dans l’année si l’on ajoute à ces opérateurs la part prise par d’autres entreprises commerciales et par des coopératives d’habitat.

82Pour l’heure, l’assise territoriale du grand Bamako compte très peu d’espaces publics bornés. Les quelques réserves d’aménagement constituées par l’État au début des années 2000 dans le cercle de Kati, notamment dans le secteur de Diago, sont même démembrées en quelques années, vendues sans clauses résolutoires, et surtout détournées de leur vocation initiale à abriter de grands équipements collectifs ou des zones d’activité économique. Dans ce bradage domanial, les superficies en jeu vont de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’hectares, elles sont bien au-delà du format des concessions rurales dont se prévalaient jusque-là les cadres de la haute administration malienne pour installer vergers et poulaillers dans des conditions privilégiées d’accès à la terre.

83Dans le même temps, les réserves foncières occupées illégalement sur le territoire de Bamako n’ont pas été récupérées au-delà de quelques démolitions ciblant des quartiers irréguliers dans les années 1990 et ménageant ensuite les concentrations de villas. L’État central apparaît donc dépassé et instrumentalisé dans la vision stratégique et la gestion ordinaire de la ville qui devraient s’organiser à une échelle élargie. Il laisse au contraire désigner à bon compte les communes « complices » de morcellements débridés. La faible réactivité de l’administration domaniale face aux besoins urbains se manifeste en effet d’abord à l’égard des collectivités territoriales bordières de Bamako, les premières à recevoir la demande de logements : dans les années 2010, le cercle de Kati ne compte quasiment aucune affectation domaniale pour ces communes rurales. Leurs dossiers de lotissement administratif sont bloqués par les délais qui caractérisent la procédure d’immatriculation et qui ne sont guère compatibles avec les mandats quinquennaux des élus.

84Leurs villages s’étendent alors de manière informelle et leurs municipalités préfèrent négocier avec les pouvoirs coutumiers locaux pour mobiliser, sans titre ni viabilisation, des terrains à attribuer en concessions d’habitation. Au mieux le concours d’une société immobilière est recherché pour l’établissement d’un plan de bornage et le service privé d’un géomètre. Mais ces lotissements n’ont de réhabilitation ou de schéma normé que le nom. L’offre de parcelles multiplie les intermédiaires prompts à demander chacun leur part à vendre ; les promesses de rétrocession de lots aux villageois suscitent des doubles sinon triples ventes à plusieurs personnes en même temps. D’autres petits arrangements personnalisés entraînent un ressentiment croissant contre les formes clientélistes que prend la décentralisation quand la vente des parcelles fait l’objet de quotas d’attribution répartis entre conseillers municipaux. On comprend surtout pourquoi les extensions mesurées plus haut depuis 2011 progressent selon des jeux informels plus souvent qu’en suivant la réglementation urbaine (chapitre 8).

85Quant aux sociétés déclarées immobilières, peu d’entre elles se montrent en réalité en capacité de produire les logements ou même les lots viabilisés attendus, y compris parmi les moins de cinquante qui adhèrent à l’association des promoteurs immobiliers du Mali au milieu des années 2010. Une dizaine d’années après leur apparition, ces sociétés maliennes restent en effet limitées en nombre et en capital. Leurs acquisitions foncières se fondent parfois sur les mêmes pratiques que celles d’hommes d’affaires avec lesquelles elles sont liées : des échanges de parcelles et des litiges en justice retardant le démarrage des travaux, des empiétements sur les domaines voisins, une détermination à maximiser les profits en jouant sur des barèmes négociés de cession administrative et en multipliant les parcelles cessibles au détriment du sol nécessaire aux besoins collectifs, peu de considération enfin pour l’environnement de leurs projets et de dispositions prises pour l’intégration de ces lotissements dans de futurs quartiers urbains.

86Sur le terrain, les démarcheurs de ces sociétés contribuent eux aussi à semer le trouble dans les municipalités et la zizanie dans les communautés villageoises. Seule une poignée d’entre elles, parmi plus de cent identifiées dans le Livre foncier, est susceptible de contribuer au partenariat public-privé vanté en la matière depuis la fin des années 2000. Seulement quinze parvenaient en 2014 à tirer plus d’une centaine de parcelles d’un terrain titré. Beaucoup œuvrent pour le compte de coopératives d’habitat selon une logique d’opportunité chargée de risques et difficile à répliquer. Les logements se font surtout attendre, car ces promoteurs privés ont des activités plus foncières que réellement immobilières. La viabilisation des lots se limite au grattage de latérites d’accès. Les emplacements réservés sur le papier aux places publiques n’ont aucun statut juridique. Ils menacent de finir, comme à Bamako, détournés à leur tour (Dembele et Soumare, 2016).

Photo 11. Trois titres pour Monsieur, Madame et un même contact téléphonique à 50 mètres de distance.

Une poussière d’acquéreurs-vendeurs

87L’enquête met pourtant d’abord en évidence le rôle pris par d’autres parties prenantes de cette offre foncière. Le plus grand nombre des propriétaires donnent en effet l’impression d’une forte dispersion sociale de l’intéressement aux titres fonciers ce qui, au-delà de la satisfaction d’intérêts patrimoniaux, n’augure guère de capacités ni de coalitions d’investissement pour la ville. Au-delà du district, la propriété se montre fragmentée autour d’un grand nombre de droits individuels se substituant au contrôle coutumier des terroirs.

88Après plusieurs décennies d’immatriculation, les particuliers représentent ainsi 59 % des propriétaires enregistrés à Bamako et 76 % de ceux de Kati. Profitant de ce boom sécuritaire, la part des femmes progresse même plus vite dans l’agglomération qu’en ville. Quelques-unes sont animées d’un mimétisme économique porteur pour elles d’émancipation. Mais les acquéreuses restent globalement minoritaires et peu autonomes dans un marché foncier dominé par les hommes ; leur émergence est souvent en trompe-l’œil : filles et épouses, élèves et ménagères, elles sont en réalité dépourvues de revenus propres et sont davantage les prête-noms des acquéreurs les plus entreprenants. Un morcellement relevé dans les archives de la Direction régionale des domaines et du cadastre de Koulikoro implique ainsi un titre de trois hectares créé à usage d’habitation en 2014 à Dialakorobougou, par cession directe, pour le compte d’une jeune fille de 19 ans.

89Ces tendances se renforcent de nouveau après la crise politique de 2012, car des particuliers en nombre impressionnant apparaissent à l’origine des morcellements (tableau 96).

90Parmi les nouveaux titres établis dans les premiers mois de 2014, avant la suspension des cessions administratives, la proportion des particuliers (94 %) est en effet maximale. Mais la grande majorité des droits relèvent, comme on l’a vu, des parcelles générées la même année par diminution de titres-mères déjà enregistrés. Le bénéfice en revient avant tout à des particuliers (72 %) avant que ces vendeurs ne cèdent eux-mêmes leurs lots à de nouveaux acquéreurs. Enfin, 1 690 nouveaux propriétaires apparaissent dans les registres du fait précisément de la revente des titres-parcelles l’année même où ils sont établis. Déjà 9 % de ceux qui ont été créés en 2014 ont ainsi trouvé acheteur. Une poignée des nouveaux acquéreurs (3 %) a même déjà revendu ses droits à d’autres, toujours en 2014. La part des opérateurs immobiliers s’effondre dans ce dernier segment d’acquisition, au profit presque exclusif des particuliers (93 %) : les logiques patrimoniales semblent avoir pris le pas sur les logiques d’intermédiation marchande.

91D’autres tendances au cumul des titres et à leur concentration sociale font pourtant le lien avec des logiques d’accumulation déjà rodées dans l’histoire du Mali. C’est sur cette économie politique de la rente foncière qu’il convient de conclure.

Un accaparement foncier aux mains des élites maliennes

92Vu de l’interface rural/urbain, le caractère spéculatif du marché foncier repose en effet sur une sociologie de la propriété et sur des transactions inachevées conduisant à dépasser l’impression première de dispersion des droits. La problématique de l’accaparement s’impose même au vu des perspectives de cumul et de démultiplication des titres que recherchent certains détenteurs alors qu’ils bénéficient déjà de la meilleure sécurité juridique. L’analyse se fonde ici sur les ressources professionnelles des acquéreurs qui sont classés comme gagnants et perdants du marché relativement à leur poids dans la demande citadine plus générale. Elle montre sur le fond une polarisation de la propriété des titres qui augmente au fur et à mesure que leur géographie s’élargit.

93Un recul historique s’impose pourtant sur les tenants de cet accaparement. Sont-ils les mêmes aujourd’hui que ceux d’hier, quand leur relation à l’État apparaissait centrale ? Les transactions à Bamako sont-elles reliées davantage aujourd’hui aux capitaux internationaux, à l’heure d’un néolibéralisme qui inscrit toute agglomération africaine dans des flux économiques mondialisés ? Ou faut-il garder le débat sur le land grabbing pour d’autres terres et d’autres investissements agricoles (Cotula et al., 2009 ; Cotula, 2013) ? Les données foncières mises à jour dans les années 2010 renvoient davantage à la manière dont les périphéries d’agglomération se relient au centre commercial de la ville, d’une part ; à la trajectoire d’un État affaibli par une crise multidimensionnelle, d’autre part (Zoomers et al., 2017 ; Van Noorloos et al., 2019).

Petits déstockages, gros spéculateurs

94Les stratégies d’accumulation mesurées dans le Livre foncier s’adossent à la pratique du morcellement : soit pour légitimer la constitution de nouvelles réserves d’action, soit pour user d’autant de lots bornés que peuvent en contenir les titres déjà établis. Dans ces conditions, l’analyse des propriétaires compare : d’une part, les acquéreurs de grands domaines de plusieurs hectares à plusieurs dizaines d’hectares et ceux qui en mènent le parcellement, avec ou sans suites commerciales ; d’autre part, les vendeurs effectifs des titres-parcelles et leurs nouveaux acquéreurs.

95La distribution des morcellements observés à Kati montre que la limite entre une propriété « raisonnable » et une autre qui fait jouer les accusations de prédation foncière n’est pas toujours simple à faire passer dans ces sources d’étude et dans le débat urbain des années 2000. De même, discriminer investissement et spéculation n’est pas aisé face aux commentaires répétés sur les « mafias du foncier » dans les arènes politiques locales : l’apport en capitaux sur les titres est encore moins renseigné dans les dossiers consultés à Kati que les conditions de vente des parcelles.

96Parmi les propriétaires qui ont prélevé au moins dix lots d’habitation sur leur titre-mère, la grande majorité n’a pas tiré de ces opérations plus d’une trentaine de titres (figure 35). Elle n’offre à la vente, petit à petit, que quelques parcelles qui n’effacent pas totalement les droits du titre source. Il s’agit davantage de régler des besoins financiers familiaux et de répondre à des sollicitations directes. Un déstockage progressif, notamment depuis les anciennes concessions rurales et les biens hérités, semble donc une pratique courante, partagée par de nombreux propriétaires. Avant d’être jugées « frauduleuses », ces transactions relèvent d’une économie morale : elles sont rapportées à des besoins patrimoniaux, socialement louables autant pour les vendeurs que pour les acquéreurs.

Figure 35. Morcellements identifiés dans le cercle de Kati pour au moins dix parcelles produites.

97À cela s’ajoute la crainte que la puissance publique procède à des réquisitions dont on sait qu’elles sont généralement mal et tardivement compensées financièrement. Celle menée à Tabakoro en 2008 a eu beau ériger les logements sociaux en cause d’utilité publique, elle a décidé à vendre de nombreux propriétaires qui ne figuraient pas parmi les professionnels de l’immobilier et les coopératives d’habitat. En cédant une partie de leurs biens, ils ont réagi non seulement aux « accidents de la vie », mais aussi aux incertitudes politiques et économiques pesant déjà sur le pays au seuil des années 2010.

98Enfin, les délais pris par les successions en héritage, après le décès de propriétaires polygames, expliquent une part non négligeable des plus petits parcellements. Ils rendent compte de la difficulté ou du refus des héritiers de conserver ces biens dans leur intégrité du fait de la pauvreté que vivent certains d’entre eux ou de conflits qui les divisent sur ce qu’il convient de faire pour anticiper l’avancée de la ville (Sow, 2016).

99À l’autre extrême du graphique, l’hétérogénéité de la pratique du morcellement se révèle au fait, qu’une opération sur six, correspondant à des titres d’au moins cinq hectares, fournit plus de cent parcelles. Le nombre de ces grands déstockages déclenchés en 2014 dépasse même les précédents cumulés jusqu’en 2012. Les inquiétudes qu’ils soulèvent ne concernent pas seulement les droits communautaires qui sont ici évincés. Elles portent également sur le futur de la ville qui se prépare ainsi sans schéma directeur, la révision du dernier restant attendue depuis 2005, et en dépit des efforts de programmation que les nouvelles collectivités décentralisées avaient dû mener dans les années 2000.

100Dans les dossiers techniques consultés à Koulikoro pour ces grandes opérations, la seule mention du bornage des parcelles fait office de « travaux partiels de viabilisation », tandis que les rubriques portant sur la voirie, l’électrification, l’adduction d’eau et le creusement de caniveaux à ciel ouvert sont informées à « 0 % » des préparatifs pour le même certificat valant acceptation du lotissement. Dans la pratique, cette production de titres-parcelles à grande échelle s’accompagne souvent d’empiétements sur les propriétés voisines. Elle brouille l’idée de servitude publique en localisant des places d’équipement collectif et des « espaces verts » tantôt en bordure de route, tantôt en fond de plan, ce qui argumente ensuite leur réorientation en espaces commerciaux pour les plus valorisants et en espaces d’habitation pour les plus discrets. Dans ces conditions, il est difficile de faire avancer à Bamako la cause du financement de l’aménagement urbain par la capture de la valeur foncière générée localement. Non seulement la faiblesse des réserves foncières et des régulations publiques, mais aussi la sociologie de ces entrepreneurs fonciers expliquent un emballement marchand sur lequel l’État n’a plus de prise (encadré 13).

101Un premier argument d’accaparement vient en effet du constat que bon nombre d’acquisitions affichées comme immobilières ne se traduisent pas, de fait, par la vente des parcelles que les promoteurs ont fait titrer.

102En amont d’une éventuelle mise sur le marché des lots d’habitation, les délais se raccourcissent pourtant entre l’acquisition du terrain source et son immatriculation, entre l’obtention du titre-mère et son parcellement. L’échantillon de 350 dossiers fonciers suivis à Kati en donne une mesure précise : les titres ont été créés entre 1980 et 2014, mais les morcellements qui s’ensuivent interviennent principalement entre 2000 et 2014, et même après mars 2011 pour la moitié de ces initiatives privées. Cette conjoncture récente correspond à la multiplication des projets affichés comme « soutien au gouvernement du Mali pour sa politique de logements ». Moins d’un dossier concerné sur deux est cependant complet quant aux navettes administratives requises entre le bureau domanial de Kati et les services techniques de Koulikoro ; la copie du plan d’approbation du morcellement, qui est attendue pour évaluer la conformité des projets avec un schéma de développement communal, n’est présente que dans une poignée de cas ; une minorité des démarches porte le sceau d’un géomètre, et le visa des urbanistes est encore plus marginalement apposé.

Photo 12. Le parcellement à grande échelle : un intérêt partagé dans la commune de Ngabacoro.

103Beaucoup de morcellements annoncés par ces dossiers en laissent surtout les parcelles aux mains des propriétaires du titre-mère. Ils ne contribuent donc pas à satisfaire la demande de logements et de terrains à bâtir : soit que les lots ne trouvent pas acheteurs dans ces conditions de non-aménagement, comme en témoignent les frustrations régulièrement exprimées par la diaspora malienne à l’égard du marché foncier bamakois ; soit que la vente est volontairement retardée par les propriétaires : soit enfin qu’elle échappe à l’enregistrement au Livre foncier du fait de transactions restant cousues d’informalité.

104La valorisation financière de la terre emprunte alors d’autres canaux, et notamment ceux du crédit bancaire comme on le précisera plus bas. À court terme, l’envolée des prix que guettent les vendeurs potentiels est bien manifeste dans le Livre foncier. En l’absence d’investissement substantiel, la comparaison des prix aux différents moments de l’histoire des titres argumente ce caractère spéculatif des opérations de parcellements : alors que les titres-mères sont cédés à 80 francs CFA/m² au moment de l’immatriculation, et parfois à la moitié du barème administratif de 2015 quand des faveurs tarifaires sont accordées à certains demandeurs, les lots qui en sont extraits sont eux revendus quelques années plus tard entre 4 000 et 6 000 francs CFA/m².

105Une soixantaine de titres revendus une à deux fois en 2014 rend cette tournure inflationniste encore plus explicite : les prix que laisse la dernière transaction sont en moyenne cinq fois plus élevés que ceux de la transaction précédente sur la même superficie ; le coefficient de multiplication est cependant moins élevé pour les titres issus de morcellements, dont les prix ont « simplement » doublé en quelques mois, que pour les titres procédant de cessions administratives, dont la valeur finale a été multipliée par 17 ! Les ruses des propriétaires pour maximiser la rente de sécurité que leur donne l’immatriculation sont déjà nombreuses dans la dernière décennie, mais s’y ajoutent des marges bénéficiaires élevées, disproportionnées par rapport aux investissements réellement consentis. L’offre foncière suscitée par la titrisation instaure finalement d’importants écarts avec les moyens économiques de la grande majorité des citadins en quête de logement. Ceux-ci se reportent alors sur les filières informelles de parcellement ou sur des lots bornés mais vendus sans titre de propriété.

Les gagnants du marché foncier

106Jusqu’en 2012, 81 % des bénéficiaires de titres dans le cercle de Kati mentionnent une adresse à Bamako, et seulement 8 % d’entre eux résident dans le cercle. Les autres adresses au Mali ne représentent que 5 % de ces propriétaires périurbains, contre 6 % pour des résidents à l’étranger¹¹. Cette part des Bamakois, et très en retrait celle des habitants du cercle de Kati, progressent encore de quelques points parmi les titres créés en 2014. Mais la répartition d’ensemble se confirme : l’accaparement des terres immatriculées est bien une affaire nationale. Les propriétaires qui y contribuent depuis l’étranger suivent en fait les orientations de la diaspora malienne (Bertrand, 1999-c).

107La polarisation de la propriété est donc plus sûrement mesurée à travers les catégories socioéconomiques qui concentrent les titres et les transactions. Près de 40 % des propriétaires, cependant, ne sont pas informés quant à leur activité professionnelle dans la principale source d’étude. C’est pourtant cette variable qui permet de classer la masse des acteurs « particuliers », hommes et femmes, sur une échelle de moyens économiques.

Les élites du négoce prennent le pas sur les élites bureaucratiques du Mali

108Le terme d’accaparement urbain se justifie en effet non pas comme le fait d’investisseurs étrangers mais comme la suite d’intérêts déjà posés à l’égard de l’État (Bertrand et Djiré, 2016 ; Bertrand, 2016-b).

109Deux séries de conclusions sont à rappeler en la matière. Dès avant la Troisième République, la concurrence entre « bourgeoisie d’État » et « bourgeoisie d’affaires » est centrale dans ces jeux d’influence construits au sommet de la bureaucratie, et se présente comme au Niger sur un double versant de complicités et de rivalités (Amselle et Grégoire, 1988). Elle explique la concentration des concessions rurales, attribuées par décision politique, entre les mains de hauts fonctionnaires et du pouvoir militaire qui prend les rênes du Mali en 1968 (Bagayogo, 1982). Les élites marchandes des deux pays se lancent également dans une stratégie d’accumulation foncière qui dépend étroitement de l’appareil d’État et de son monopole de cession administrative. Mais ces grands commerçants ne sont pas toujours en capacité de soumettre les cadres administratifs à leurs logiques de circulation de l’argent : ni pour gagner la maîtrise des activités d’import-export ni pour trouver un intérêt aux affaires foncières.

110D’autres sources d’étude mobilisées à Bamako au début de la Troisième République montrent ensuite ces deux groupes dans un rapport inégal de satisfaction à l’égard des attributions administratives de lots d’habitation (Bertrand, 2011-a). Avec les programmes d’ajustement structurel des années 1980, les fonctionnaires ont vu leur pouvoir d’achat se dégrader, ce qui se traduit par une baisse relative de leur présence dans l’offre de parcelles à bâtir au regard des demandes qu’ils formulent en masse, et de manière très majoritaire, au gouvernorat du district dans l’attente de nouveaux lotissements administrés. Quant aux commerçants, ils constituent le premier groupe servi sur le domaine de l’État dès le début des années 1990. Mais alors qu’ils représentent entre 9 et 13 % des concessions d’habitation attribuées, ils dépassent de huit points la part prise par l’ensemble des salariés du secteur public dans l’histoire de la propriété immatriculée, et comptent déjà 38 % des titres fonciers de la capitale¹².

111Les premières ventes aux enchères menées par l’ACI sur ses lotissements viabilisés montrent déjà la percée que les commerçants réalisent, avec 10 % des lots titrés à Kalaban Coura et Baco Djicoroni, aux côtés de cadres d’entreprises et d’émigrés internationaux. L’essai est ensuite transformé dans les lotissements d’ACI 2000 et de Sotuba, où les plus fortunés se distinguent par des cumuls non déguisés et des stratégies d’acquisition ciblant en particulier les bordures de routes. La traversée de Bamako d’ouest en est par l’avenue Cheik Zayed et la route de Sotuba donne une bonne illustration du renouvellement du bâti commercial que mène cette élite marchande au seuil des années 2000 et qui lui assure le meilleur potentiel locatif.

112L’intérêt pour les titres et le savoir-faire de la bourgeoisie d’affaires se confirme ensuite dans le cercle de Kati. Ces « pétroliers », ces grossistes ayant pignon sur rue dans les grands marchés de la capitale, ces transporteurs bien représentés au centre et au sud du pays, et au-delà dans les ports de la sous-région, profitent de la libéralisation économique qui a promu le secteur privé et fait émerger de nouvelles corporations professionnelles « partenaires » de ces commerçants sur les marchés urbains : des géomètres, des comptables, des notaires et bientôt les sociétés immobilières. Parmi les propriétaires de titres fonciers, la percée récente des géomètres et des topographes se comprend fréquemment dans leur sillage, pour des activités de morcellement et de bornage qui sont rémunérées de préférence en nature, en part des titres produits, plutôt qu’en espèce.

113En 2012, commerçants et salariés réunis concentrent environ quatre titres enregistrés à Kati sur cinq (tableau 97). Leurs propriétés immatriculées ont clairement marginalisé les actifs des secteurs productifs, artisans et agriculteurs, qui ont pourtant besoin d’accéder au sol pour sécuriser leur emploi et consolider leur entrepreneuriat.

114Longtemps affairée autour des concessions rurales, la classe politico-administrative se montre ici dispersée sur un grand nombre de groupes professionnels, chacun entre 1 et 7 % des titres. Les plus intéressés sont les cadres des services économiques de l’État (contrôle financier, douanes, impôts), de la magistrature, des corps en tenue (armée, police, gardes et gendarmes). Quelques concentrations secondaires profitent aussi à des groupes professionnels représentant les classes moyennes émergentes, comme les ingénieurs (jusqu’à 8 %). Mais ce salariat n’est plus autant rattaché à la fonction publique qu’avant la Troisième République.

115Le cercle de Kati fait surtout monter en tête du tableau, loin devant les autres catégories professionnelles, la part des commerçants : 22 % des titres, toutes origines et années de création confondues, leur reviennent. Leur stratégie d’accumulation gagne encore trois points parmi les titres créés après 2007, c’est-à-dire au moment où le stock périurbain dépasse en nombre celui de Bamako. Mais cette position de force s’illustre surtout parmi les titres créés plus rapidement en cession directe et parmi les titres les plus grands, dont ils représentent 23 et 30 % des propriétaires. Leur schéma d’appropriation s’illustre également dans la place prise autour d’eux par des prête-noms : avec près de 9 % des titres du cercle de Kati, les élèves et les ménagères réunis occupent la deuxième place du classement.

116Les activités foncières les plus récentes précisent enfin cette prééminence économique qui ne relève ni d’un entrepreneuriat agraire ni d’un investissement immobilier, en donnant aux commerçants une part globale de 30 % des titres. Ils représentent ainsi 28 % des nouvelles cessions administratives de 2014, sur les titres les plus grands, et 31 % des parcelles produites la même année par diminution de titres-mères. Cette élite marchande n’est pas seulement la plus active pour prospecter de nouvelles possibilités d’achat vers la frange rurale de la capitale, les entreprises de parcellement la montrent encore acquéreuse de 20 % des parcelles revendues en seconde ou troisième main. Entre ces achats et les lots qui ne sont pas encore vendus après avoir été bornés en 2014, elle parvient alors à son meilleur score : 43 % des titres-parcelles.

117Les commerçants se démarquent désormais clairement des élites bureaucratiques maliennes. Dans les morcellements mis en œuvre dans la dernière décennie, ils sont encore plus présents parmi les acheteurs, en bout de circuit marchand, que parmi les promoteurs en amont. Leurs acquisitions sont manifestement dédoublées : premier groupe de bénéficiaires des cessions administratives, ils sont aussi les premiers à démembrer des titres-mères, à vendre des parcelles titrées et à en acheter, et ce bien au-delà de leurs besoins familiaux¹³. Le détail de ces transactions privées montre ces hommes d’affaires prompts à s’échanger entre eux, ou via leurs employés, les lots non mis en valeur qui gonflent leurs avoirs fonciers.

Vers une financiarisation de la propriété foncière

118C’est pourtant hors du cercle de Kati que se comprend le mieux cet entrepreneuriat : en se déplaçant de grands terrains, dont l’immatriculation est provisoirement suspendue au milieu des années 2010, vers les produits de morcellement, les cumuls de titres donnent à cette élite marchande un accès privilégié au crédit bancaire.

119Pour de nombreux commerçants, l’économie des lots à bâtir sert d’abord le besoin de replier leur argent quand certaines affaires vont mal, en attendant que soient relancées les possibilités de constituer et d’écouler de nouveaux stocks de marchandises selon une meilleure fluidité financière. Produits du commerce, valeurs foncières, l’un ne va pas sans l’autre pour les plus fortunés, d’autant que leurs réseaux économiques fabriquent aussi de l’échange symbolique. Des enfants associés aux affaires de leurs parents, des employés de commerce qui se considèrent comme les « petits » des « patrons », attendent d’eux plus que du travail : ils dépendent aussi de faveurs en nature qui leur permettront d’établir leurs propres maisons et affaires.

120Mais la stratégie des commerçants ne s’arrête pas à la constitution de réserves de monnaie d’échange pour leur négoce. Les titres offrent aussi une clé d’entrée dans les banques de Bamako.

Figure 36. Nombre d’hypothèques enregistrées sur les titres fonciers de Bamako et environs, 1914-2014.

121La prise d’hypothèques est en effet réservée aux seuls biens immobiliers titrés, les autres n’autorisant que des mises en gage dans ces réseaux marchands. Les mentions reportées dans les Livres fonciers de Kati et de Bamako, avec beaucoup de lacunes, suivent ainsi la même courbe exponentielle depuis deux décennies, seulement interrompues par la crise de 2012. Sur les 457 hypothèques inscrites pour Bamako entre 2010 et 2013, pour un montant total de plus de 94 milliards de francs CFA, 6 % sont mentionnées libérées à la dernière mise à jour des données.

122La capitale et ses environs représentent ainsi 93 % des crédits consentis au Mali sur les droits formels de propriété, selon une tendance qui s’accélère depuis 2007 et se redéploie sur les petits lots titrés. Les titres ajoutés au Livre foncier de Kati en 2014 sont trop récents pour faire apparaître un grand nombre d’hypothèques : 219 opérations bancaires seulement sont bien identifiées (moins de 1 % des nouveaux titres), parmi lesquelles quelque 120 titres portent à plus de 42 milliards de francs CFA le total des prêts accordés. Mais ces hypothèques sont accordées six à huit mois seulement après la création des titres, et plus souvent à l’issue du morcellement d’un titre-mère que d’une nouvelle immatriculation. Les montants moyens des mentions, 380 millions par titre et 123 000 francs CFA/m², cachent de fortes disparités. C’est finalement le cumul de titres qui fait la différence entre les commerçants maliens et d’autres emprunteurs : seuls les premiers sont capables d’enchaîner plusieurs prêts bancaires en mettant en avant leurs portefeuilles de parcelles titrées.

123Cette financiarisation se révèle surtout dangereuse, car la valeur des propriétés hypothéquées est mal estimée. Les banques se plaignent de catégories administratives trop grossières pour évaluer les demandes d’immatriculation¹⁴, d’investissements non vérifiés sur le terrain au moment de la création des titres, d’expertises bâclées, de lotissements autorisés à la va-vite, etc. La plupart s’abstiennent cependant de retirer les titres en cause quand les prêts tardent à être remboursés, imputant plutôt à l’État le risque de bulle financière que ces hypothèques et valeurs incertaines font courir à l’économie malienne.