Introduction

1Les forêts tropicales représentent 60 % des forêts du monde (FAO, 2005) ; elles jouent un rôle crucial dans la fixation et le stockage du carbone et l’atténuation du changement climatique (FAO, 2020). Les besoins croissants des populations en ressources biologiques en général et en produits forestiers non ligneux en particulier, les feux de brousse et la sécheresse provoquent une dégradation de plus en plus marquée de ces habitats et la disparition des espèces végétales à fortes potentialités génétiques et socio-économiques (Assongba, 2014 ; Djego et al., 2011). L’homme a toujours utilisé différentes espèces végétales de son environnement à des fins médicinales, d’alimentation, culturelles ou artisanales, énergétiques (bois de chauffe, charbon), de construction, etc. (Mutamba, 2007 ; Ake-Assi et al., 2010).

2Le Bénin se situe dans le Dahomey Gap, un couloir sec de végétation où la savane s’étend jusqu’à la côte. Aussi, les ressources forestières de ce pays sont faibles et, de surcroît, disparaissent avec un taux de déforestation de 50 000 ha/an (FAO, 2020). Outre les utilisations citées précédemment, les arbres des forêts béninoises sont également utilisés par les populations rurales pour la fabrication des mortiers et des pilons (Houetchegnon, 2016). Les artisans qui fabriquent ces outils en tirent des revenus substantiels nécessaires à leurs besoins. Cependant, dans le contexte actuel d’épuisement et de raréfaction des ressources végétales locales, se pose le défi de la gestion durable de ces ressources au profit de leurs utilisateurs d’aujourd’hui et de demain. Les plantes utilisées pour la fabrication des mortiers et des pilons sont peu connues et les connaissances traditionnelles sont ainsi importantes pour leur conservation. Cette étude vise à faire l’état des lieux de la diversité des espèces végétales d’intérêt pour la fabrication des mortiers et pilons au Centre-Bénin. Ses objectifs spécifiques sont (1) d’inventorier les espèces d’arbres utilisées et établir les relations ethnies/espèces et (2) d’évaluer la disponibilité en bois desdites espèces dans la végétation.

Matériels et méthodes

Milieu d’étude

3Le centre du Bénin couvre les départements du Zou et des Collines. Deux types de climats règnent dans cette zone : le climat soudano-guinéen vers le nord et le climat de transition, entre climat subéquatorial et climat soudano-guinéen, vers le sud, alternant deux saisons de pluies avec deux saisons sèches. La moyenne pluviométrique annuelle peut atteindre 1 200 mm dans le département du Zou et 1 481 mm dans le département des Collines. La végétation comprend des forêts denses humides semi-décidues, des forêts marécageuses, des forêts inondables, des plantations, des jachères et des champs (Loko, 2013), ainsi que des palmeraies, des savanes graminéennes et quelques forêts classées et forêts sacrées (Insae, 2016).

Collecte des données

Enquête ethnobotanique

4Une enquête semi-structurée a été menée dans 30 villages choisis de façon raisonnée en fonction de la présence de l’activité de fabrication des mortiers et pilons.

5Les fabricants de mortiers et de pilons étant rares, voire même inexistants dans certains villages de la zone d’étude, il a été difficile de les identifier au sein de la population. Aussi, la méthode dite de « boule de neige » de Goodman (1961) a été choisie comme la plus adaptée pour les identifier. Cette méthode, non probabiliste, consiste à former une population de façon qu’un individu x déjà enquêté fournisse des informations permettant d’atteindre un autre individu x + 1 (Wilhelm, 2014). Ainsi, 84 fabricants de mortiers et/ou de pilons ont été identifiés et questionnés. La détermination des noms scientifiques des espèces d’arbres utilisées a été faite à l’aide de la Flore analytique du Bénin (Akoegninou et al., 2006) et du fascicule Les nouveaux ordres des angiospermes (Akoegninou et al., 2011). Des herbiers ont été également réalisés pour confirmer le nom desdites espèces à l’herbier national du Bénin. Afin de déterminer les espèces les plus connues par les populations, la fréquence de citation (FC) a été calculée pour chacune d’entre elles comme suit :

FC = n_i /N

avec n_i, le nombre de personnes ayant cité l’espèce i, et N, l’effectif total de personnes enquêtées.

Inventaire floristique et forestier

6Deux forêts ont été inventoriées. Il s’agit de la forêt communautaire de Gbadagba dans le département du Zou, vers le sud, et de la forêt communautaire de Fita dans le département des Collines, vers le nord de la zone d’étude. Ces forêts, proches des localités où l’activité de fabrication est la plus forte, ont été choisies parce que les fabricants ont témoigné s’y rendre le plus souvent pour s’approvisionner en bois.

7Des placettes ont été posées dans ces deux forêts selon le dispositif suivant (fig. 1) en fonction du changement de la physionomie de la végétation : une grande placette circulaire de 18 m de rayon pour évaluer le peuplement principal (ligneux vivants, Dhp ≥ 10,0 cm, Dhp étant le diamètre à hauteur de poitrine), avec, en son centre, une placette de 6 m de rayon pour le sous-bois (ligneux vivants, 3 cm ≤ Dhp < 10 cm et h ≥ 1,30 m, h étant la hauteur de l’individu), ainsi qu’une grappe de quatre petites placettes de 3 m de rayon pour la régénération (ligneux vivants, Dhp < 3,0 cm et h ≥ 1,30 m) (IFN-PBF2, 2007). La formule utilisée pour calculer le nombre minimal de placettes à poser dans chacune des forêts ciblées est celle de Dagnelie (1998) :

n = [t_i-α/2 × (Cv/d)]²

avec n, le nombre de placettes, Cv, le coefficient de variation du diamètre des arbres, d, la marge d’erreur d’estimation (d = 8 %), t_i - α/2, la valeur de la statistique t de la distribution de Student pour un risque alpha de 0,05 (t_i - α/2 ≈ 2).

Figure 1 – Dispositif d’échantillonnage.

8Vingt-neuf placettes circulaires de 18 m de rayon telles que décrites ci-dessus, ont été ainsi délimitées dans la forêt communautaire de Fita et de 32 dans celle de Gbadagba.

Analyse des données

Enquête ethnobotanique

9La fréquence de citation de chaque espèce a été calculée à l’aide de la statistique descriptive. Les résultats obtenus ont permis d’établir une liste par zone des espèces d’intérêt pour la fabrication des mortiers et pillons. Une analyse factorielle des correspondances (AFC) a été faite afin de comprendre la relation ethnies/espèces de la zone d’étude à l’aide du logiciel R version 3.5.1 (R Core Team, 2018).

Inventaire floristique et forestier

10Les données collectées dans les deux forêts ont permis d’évaluer la disponibilité des espèces dans la zone d’étude à travers le calcul des paramètres suivants.

• La densité des peuplements N (arbres/ha) : il s’agit du nombre de pieds d’une espèce inventoriée à l’hectare. Elle est calculée en utilisant la formule :
  N = n/s
  avec n, le nombre de pieds recensés sur une superficie s donnée (ici s = 1 ha).
• La surface terrière G est déterminée par la formule suivante :
   ou 
  avec G la surface terrière des arbres de la placette considérée (m²/ha), di le diamètre (m) à 1,30 m du sol de l’arbre i et ci la circonférence (m) à 1,30 m du sol de l’arbre i.
• Le diamètre Dg de l’arbre de surface terrière moyenne est obtenu par la formule suivante :
  
  avec di le diamètre en cm de l’arbre i et n le nombre d’arbres dans la placette considérée.
• L’indice de diversité de Shannon (H ’) : il donne une mesure de la biodiversité en tant que quantité d’informations (Marcon et Morneau, 2006) ; cet indice mesure l’incertitude quant à l’appartenance à une espèce donnée d’un individu pris au hasard dans l’échantillon. Il varie de 0 (une seule espèce présente) à log2 S (toutes les espèces présentes ont une même abondance) (Tiébré et al., 2016). En considérant N l’effectif des S espèces considérées, ni l’effectif des individus d’une espèce i et Pi (ni/N) l’abondance relative de l’espèce i, l’indice de Shannon s’exprime comme suit :
  H’ = Pi × log₂(Pi)
• L’équitabilité E : cet indice renseigne sur la répartition des effectifs entre les différentes espèces d’un peuplement. Ainsi, le calcul de l’indice de diversité spécifique doit toujours s’accompagner de celui de l’équitabilité, car deux peuplements à physionomie différente peuvent avoir la même diversité (Tiébré et al., 2016). L’indice d’équitabilité se calcule selon la formule mathématique suivante :
  E = H’/log₂S
• Le coefficient de similitude de Sorensen Cs est utilisé pour mesurer le degré de ressemblance floristique entre les deux forêts inventoriées. Il est calculé selon la formule suivante (Gone Bi et al., 2013) :
  Cs = [(2C/(A + B))*100]
  avec A qui désigne le nombre d’espèces utilitaires présentes dans la forêt communautaire de Fita, B le nombre dans la forêt de Gbadagba et C le nombre d’espèces communes à ces deux forêts.

Résultats

Diversité des espèces utilisées

11Ces travaux ont permis de recenser 24 espèces végétales dont les plus fréquentes sont, par ordre décroissant, Prosopis africana, Vitellaria paradoxa, Terminalia glaucescens, Pterocarpus erinaceus et Azadirachta indica (tabl. 1). Le nombre d’espèces citées par personne interviewée varie de 1 à 11 pour les mortiers, avec une moyenne de 5 ± 2, et de 1 à 10 pour les pilons avec une moyenne de 5 ± 1. Les 24 espèces appartiennent majoritairement à douze familles. Les Fabaceae sont plus représentées (avec neuf espèces, soit 38 % de l’effectif total des espèces recensées), suivies des Meliaceae (avec trois espèces, soit 13 % de cet effectif), des Combretaceae et des Sapotaceae (avec deux espèces pour chaque famille), des Ebenaceae, Euphorbiaceae, Moraceae, Myrtaceae, Ochnaceae, Rutaceae, Verbenaceae et Anacardiaceae (représentée chacune par une espèce). Deux espèces recensées servent exclusivement à la fabrication de pilons, dix exclusivement à la fabrication de mortiers et les autres (douze espèces) servent pour les deux (tabl. 1).

Relation entre les ethnies et les espèces utilisées

12L’espèce est le premier critère de choix du bois pour la fabrication des mortiers et pilons (92 % des enquêtés), les autres critères étant le diamètre du tronc (89 %), sa rectitude (81 %), son état sanitaire (60 %) et sa longueur (11 %). Les enquêtés appartiennent à huit groupes ethniques que sont les Fon (31 %), Mahi (30 %), Idaatcha (21 %), Ifè (6 %), Holi (5 %), Tchabè (4 %), Itcha (2 %) et Losso (1 %) (cette dernière ethnie est représentée par un immigré togolais enquêté à Tchèti, une zone frontalière entre le Bénin et le Togo). Les espèces utilisées varient en fonction des groupes ethniques. Selon, les résultats de l’AFC, les deux premiers axes expliquent 54,65 % de la variance totale. Ils sont donc suffisants pour comprendre la relation entre les ethnies et les espèces utilisées. La figure 2 indique que les variables Tchabè et T. glaucecsens sont corrélées négativement avec l’axe 1 (fabrication des mortiers), alors que les variables Holi, D. oliveri, A. indica et A. auriculiformis le sont positivement. Cela pourrait s’expliquer par le fait que les fabricants tchabè utilisent plus fréquemment T. glaucecsens dans la fabrication, contrairement aux Holi qui se servent plutôt de D. oliveri, A. indica et A. auriculiformis. Sur l’axe 2, qui concerne la fabrication des pilons, les variables P. kotschyi et A. africana, corrélées négativement, s’opposent à Itcha, et P. laxiflora, corrélées positivement. Cela s’explique par le fait que les Itcha utilisent plus fréquemment P. laxiflora que P. kotschyi et A. africana.

Figure 2 – Projection des ethnies et des espèces végétales utilisées dans le plan factoriel.

Caractéristiques floristiques et structurales des forêts inventoriées

13Les densités moyennes des peuplements dans les forêts communautaires de Fita et de Gbadagba sont respectivement de 284 ± 100 pieds/ha et de 263 ± 53 pieds/ha, avec des surfaces terrières moyennes respectives de 23,61 ± 3,70 m²/ha et de 17,69 ± 1,74 m²/ha. Les espèces d’intérêt représentent dans ces deux forêts respectivement 73,59 % et 37,80 % des densités totales des arbres, ce qui correspond à des surfaces terrières respectives de 10,14 ± 7,67 m²/ha et 3,56 ± 1,16 m²/ha. Ces valeurs renseignent sur la disponibilité de ces espèces. Par ailleurs, les indices de diversité de Shannon (I, 0,94 et 0,87 respectivement à Fita et Gbadagba) et les équitabilités (E, 0,84 et 0,78 respectivement à Fita et Gbadagba) obtenus indiquent, d’une part, une diversité d’espèces d’intérêt dans ces deux forêts et, d’autre part, une bonne structuration spatiale en leur sein. Le coefficient de Sorensen évalué à 0,92 entre ces deux forêts indique que leurs végétations se ressemblent du point de vue floristique.

14Les espèces d’intérêt de la forêt de Fita ont été regroupées en trois catégories (fig. 3), à savoir : (1) les espèces A. africana, D. mespiliformis et P. africana, dont les structures diamétriques présentent une allure en forme de « J », avec la majorité des individus appartenant aux classes de grands diamètres ; (2) A. leiocarpus, T. glaucescens, V. paradoxa, P. laxiflora, P. erinnaceus, P. kotschyi, I. doka et B. africana, espèces dont les structures en diamètre présentent une forme en « J renversé », et (3) les espèces D. oliveri et P. biglobosa, dont les structures diamétriques présentent une forme « en cloche », avec les plus grands effectifs dans les classes intermédiaires de diamètre.

Figure 3 – Structures diamétriques des espèces dans la végétation locale.

15Les espèces d’intérêt dans la forêt de Gbadagba ont des structures diamétriques qui montrent le niveau de dégradation de cette forêt, sauf pour l’espèce Parkia biglobosa dont la structure diamétrique a une allure erratique, avec les plus grands effectifs dans les classes de petits et de grands diamètres.

Discussion

Diversité des espèces utilisées

16Les espèces utilisées pour fabriquer les mortiers et les pilons au centre du Bénin sont diverses. À l’exception de Prosopis africana et de Pterocarpus erinaceus respectivement citées par Laouali et al. (2014) et Traore et al. (2011), l’utilité de la plupart des espèces recensées dans cette présente étude n’avait jamais été évoquée dans la littérature scientifique. Le choix de ces espèces serait dû à la résistance de leurs bois soumis à des chocs répétés lors de l’utilisation des mortiers et pilons. Le bois préféré est Prosopis africana du fait de son bois très dur et très résistant à la dégradation (Laouali et al., 2014 ; Akoegninou et al., 2006). Cependant, des mesures de dureté et de résistance du bois des espèces sont encore nécessaires pour confirmer les propriétés évoquées, alors que six espèces (soit 25 % des espèces utilisées) sont déjà inscrites sur la liste rouge des espèces menacées au Bénin (tabl. 2) (Neuenschwander et al., 2011).

Préférences des fabricants

17Les fabricants du centre du Bénin n’ont pas les mêmes préférences pour les espèces choisies pour confectionner les mortiers et pilons. Les raisons de ces divergences sont diverses. Elles seraient dues à la disponibilité locale des espèces, celles-ci pouvant être également utilisées à d’autres fins (Mutamba., 2007 ; Ake-Assi et al., 2010) ou certaines étant interdites d’utilisation selon certaines croyances ethniques (Hountondji et al., 2019).

Disponibilité des espèces en forêt

18Bien que les densités des espèces d’intérêt rencontrées dans les forêts inventoriées soient considérables montrant une disponibilité significative de ces espèces, il est important de renforcer les stratégies de leur conservation afin de réduire les pressions qui pèsent sur elles. La plus faible densité des espèces d’intérêt observée dans la forêt communautaire de Gbadagba (37,80 % de la densité totale des arbres contre 73,59 % à Fita) serait due aux fortes pressions anthropiques dans cette zone, notamment celles liées aux activités agricoles (Akplo et al., 2019) et à la fabrication du charbon de bois. Les individus de gros diamètres recensés dans cette zone se rencontrent à l’état de reliques, plus ou moins naturelle, dans des forêts claires de montagne, difficiles d’accès (Agbo et al., 2017). La structure diamétrique de forme erratique de l’espèce P. biglobosa dans cette forêt peut s’expliquer par le fait que celle-ci est utilisée plus fréquemment pour l’alimentation des populations que pour la fabrication de mortier (Koura et al., 2013). En effet, ses graines servent à la fabrication d’un condiment utilisé pour cuisiner (l’afintin) et sont donc commercialisées. Ainsi, les populations préfèrent conserver les spécimens de P. biglobosa dans les peuplements pour y récolter des fruits plutôt que de les couper pour la fabrication de mortier, ce qui réduit considérablement sa fréquence de coupe par rapport aux autres espèces.

Conclusion

19Cette étude a permis de recenser 24 espèces végétales utilisées pour la fabrication des mortiers et pilons au centre du Bénin. Deux d’entre elles (P. africana et P. erinaceus) avaient déjà été citées par d’autres auteurs comme espèces d’intérêt pour cet usage. Six d’entre elles (soit 25 % du nombre total d’espèces recensées) sont déjà déclarées menacées au Bénin, dont quatre en danger et deux vulnérables. Les inventaires forestiers ayant révélé la faible disponibilité de ces espèces, il est nécessaire de mettre en place des stratégies de production pour assurer leur conservation à long terme comme l’enrichissement de la végétation au travers de la production massive de plants issus de graines de diverses provenances pour chacune de ces espèces. Cette activité nécessiterait une gestion participative de ces ressources, impliquant populations, autorités locales et agents forestiers. Il est également urgent d’étendre ces travaux à d’autres zones du territoire pour mieux cerner les différents enjeux liés aux espèces utilisées dans les métiers du bois au Bénin.