1Ce chapitre vise à traiter de l’impact des crises sur les comportements alimentaires de la population et non de l’impact sur la santé des polluants comme le chlordécone ou le mercure. Les données sur les comportements face aux crises étant très peu nombreuses dans la littérature scientifique, nous nous sommes appuyés sur une courte revue de presse pour analyser les préoccupations qui semblaient émerger.

1. Pollution par le chlordécone aux Antilles

2La crise sanitaire qui a eu (et a encore) le retentissement sanitaire le plus élevé pour les Antilles est la pollution par le chlordécone24.

3Le chlordécone est un insecticide organochloré utilisé aux Antilles jusqu’en 1993 pour lutter contre le charançon du bananier. Cet insecticide organochloré se caractérise par une très faible capacité de dégradation dans l’environnement, expliquant ainsi sa persistance dans les sols plusieurs dizaines voire centaines d’années après son utilisation. De ce fait, la Guadeloupe et la Martinique sont confrontées à une importante pollution des anciennes soles bananières et à une contamination de certaines ressources alimentaires locales par le chlordécone. Les premiers signalements de cette pollution des sols et de la faune sauvage ont été faits par des chercheurs de l’Inra en 1977 et 1980, mais ce n’est qu’en 1999, suite à des vérifications de la qualité des eaux de consommation, que les autorités sanitaires locales ont pris conscience de l’étendue de la pollution. À partir de cette date, des mesures ont été prises pour contrôler les eaux de consommation et pour réduire l’exposition de la population par voie alimentaire, par le biais d’arrêtés préfectoraux régulant les cultures sur les sols pollués (Multigner, 2008).

4La connaissance de cette pollution s’est progressivement diffusée dans la population générale après avoir été dans un premier temps surtout dénoncée par des associations de défense de l’environnement ou des personnes de la société civile des Antilles (Boutrin et Confiant, 2007). Au niveau national, la première alerte concerne une tonne et demie de patates douces contaminées par le chlordécone en provenance de Martinique saisies dans le port de Dunkerque. Puis la pollution par le chlordécone a été fortement médiatisée en 2007 suite à la parution d’un rapport du Pr Belpomme (2007). En septembre 2007, les médias ont annoncé un désastre sanitaire aux Antilles, avec une explosion des cancers de la prostate et du sein dont les coupables étaient les pesticides et particulièrement le chlordécone. Pendant les semaines qui ont suivi, de nombreux intervenants (politiques, responsables d’agences sanitaires et scientifiques) n’ont cessé d’intervenir publiquement en affirmant ou infirmant les propos angoissants diffusés initialement. Cependant, le 8 novembre 2007, au cours d’une audition publique devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, celui qui avait annoncé cette explosion de cancers s’est finalement rétracté en prétextant qu’il avait été trompé par des épidémiologistes de la Martinique (Multigner, 2008). A posteriori, comme l’a écrit Pierre-Benoit Joly dans la saga du chlordécone (2010), la plupart des protagonistes s’accordent à dire que "l’affaire Belpomme" a relancé le dossier chlordécone et qu’elle est à l’origine du Plan d’action gouvernemental (Joly, 2010).

5Lorsqu’en France, la mise sur le marché puis les mesures dérogatoires pour les insecticides à base de chlordécone furent décidées, les connaissances sur l’impact d’une exposition à faible dose mais chronique par le chlordécone étaient rares ou plutôt mal connues par les autorités françaises. En effet, dès les années 60, soit une dizaine d’années après la synthèse de la molécule puis sa mise sur le marché, deux études montraient la toxicité de la chlordécone chez la souris de laboratoire (Huber, 1963) et chez la poule. Au milieu des années 1970, émergea la connaissance de l’exposition professionnelle des ouvriers travaillant dans l’usine qui fabriquait le Kepone^® à Hopewell en Virginie et la pollution environnementale (eau, sédiments et faune de la James River) générée par l’activité de cette usine. Cet incident, rapporté en détail dans le Times du 2 février 1976, généra de nombreuses publications et la connaissance des dangers de cette molécule conduisit l’Environmental Protection Agency à interdire sa fabrication et sa commercialisation en avril 1977 (Multigner, 2008).

6La situation est toutefois un peu différente aux Antilles, où la population a été exposée à une pollution de plus bas niveau d’exposition mais persistante.

7La question de l’impact d’une pollution à faible dose mais chronique sur la santé des populations des Antilles s’est d’abord posée en médecine du travail pour les personnes les plus exposées (personnel agricole de la banane) mais aussi pour la population générale exposée via l’alimentation, et les études ont vraiment été mises en place à partir de 2000 (Multigner, 2008). Pour connaître le niveau de contamination des populations antillaises par le chlordécone, son dosage dans le sang est un excellent indicateur de la charge corporelle, et les concentrations plasmatiques en chlordécone peuvent être reliées à ses effets toxiques à court et moyen terme chez l’adulte. Le chlordécone est le polluant persistant le plus fréquemment identifié dans le sang parmi les populations antillaises comme l’a montré l’enquête Kannari en 2013-2014 (Dereumeaux et Saoudi, 2018). Cependant, les concentrations se situent largement en dessous de celles ayant entraîné des effets sanitaires lors de l’exposition professionnelle qui s’est produite en Virginie.

8L’une des questions qui se pose actuellement aux Antilles est de savoir si de tels niveaux d’exposition peuvent à long terme favoriser ou non la survenue de certains cancers ou d’autres pathologies. Depuis les années 2000, plusieurs études réalisées principalement en Guadeloupe sont venues apporter des éléments de réponse.

9Le sol est le premier réservoir de chlordécone et la contamination des humains, des végétaux et du monde animal se fait principalement par cette voie (par exemple : ingestion d’aliments contaminés, ingestion de petites quantités de terre...). Les milieux aquatiques sont aussi touchés. Même si la molécule y est peu présente, il a été démontré que les crustacés ou d’autres espèces ont la capacité de bio-accumuler ce polluant. L’être humain se contamine donc principalement par son alimentation même s’il est possible également qu’une petite partie puisse pénétrer l’organisme par voie respiratoire (poussière venant d’un sol contaminé). Les aliments les plus à risque sont donc les légumes qui poussent dans le sol (ignames, patates douces, chou de chine, gingembre...), les œufs, la graisse des mammifères (viande), les poissons et crustacés d’eau douce... Des arrêtés préfectoraux ont été pris dès 2000 pour fermer certaines sources puis en 2003 (en mars en Martinique et en octobre à la Guadeloupe) pour limiter les cultures de légumes-racines sur les sols contaminés25.

1.1. Quelles sont les connaissances de la population vis à vis de cette pollution et comment y réagit-elle ?

10Le premier plan d’action interministériel chlordécone a été mis en place en 2008. L’un des quatre axes de ce plan concerne l’information des différents publics sur l’état des connaissances, les risques encourus et les précautions à prendre. Afin d’aider à définir les stratégies de communication, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) a été chargé de mettre en place une étude visant à mesurer les connaissances, les perceptions et les comportements de la population antillaise sur le chlordécone. Cette étude a été conduite par téléphone en Martinique et en Guadeloupe du 13 octobre au 26 novembre 2008 auprès de deux échantillons de 1 000 personnes chacun, représentatifs de la population de 18 à 75 ans (méthode des quotas).

11Les résultats (Inpes, 2009) montrent que la quasi-totalité des Antillais (93,8 % des Martiniquais ; 92,8 % des Guadeloupéens) s’approvisionnent en fruits, légumes et légumes racines via au moins un circuit court (achat en direct auprès des producteurs, achat dans les étals au bord des routes, dons de l’entourage, production personnelle dans jardin potager). Les deux tiers des interviewés affirment avoir confiance dans la qualité des fruits, légumes et légumes racines qu’ils consomment (68,0 % en Martinique, 64,1 % en Guadeloupe).

12Plus de 8 Antillais sont 10 ont entendu parler du chlordécone, ou à défaut du nom sous lequel cette substance était commercialisée, à savoir le Curlone^® ou le Kepone^® (85,1 % en Martinique, 85,0 % en Guadeloupe). Interrogés sur ce qu’est le chlordécone, 46,4 % des Martiniquais et 39,7 % des Guadeloupéens ayant entendu parler de ce produit citent spontanément que le chlordécone est un pesticide. Sa nocivité ne fait aucun doute dans l’esprit de la population puisqu’ils sont 91,7 % en Martinique et 91,4 % en Guadeloupe à penser que le chlordécone présente un danger pour la santé.

13En termes de perception du risque, sur les six problématiques proposées aux enquêtés, le chlordécone se situe en 4^e position devant la dengue et les cyclones et les tempêtes tropicales en Martinique, et en 5^e position en Guadeloupe. Près des deux tiers de la population pensent que le chlordécone présente un risque « très important » pour la population (64,5 % en Martinique, 61,1 % en Guadeloupe). Parmi les personnes qui ont entendu parler du chlordécone, près de 9 sur 10 pensent que l’utilisation de ce produit a des effets « très » ou « plutôt » importants sur la santé, l’environnement et l’économie locale en Martinique et en Guadeloupe. La population antillaise se sent personnellement concernée par la problématique du chlordécone : respectivement 77,6 % des Martiniquais et 77,2 % des Guadeloupéens ayant entendu parler du chlordécone estiment qu’il peut avoir des effets sur leur propre santé.

14L’impact sur les comportements concerne environ 4 personnes sur 10 puisque 39,3 % des personnes interrogées en Martinique et 40,2 % en Guadeloupe affirment avoir changé certaines de leurs habitudes depuis qu’elles ont entendu parler de chlordécone. La précaution la plus souvent déclarée consiste à limiter la consommation de certains produits considérés comme plus contaminés tels que les légumes racines (respectivement 72,4 % des Martiniquais et 73,4 % des Guadeloupéens qui déclarent avoir modifié certains comportements).

15Enfin la moitié des Antillais qui ont entendu parler de chlordécone se dit « tout à fait » ou « plutôt » satisfaite de l’information reçue sur le chlordécone, mais la population porte en revanche un jugement très critique sur la manière dont les instances publiques ont géré le dossier chlordécone. Environ un quart des interviewés se dit « tout à fait » ou « plutôt » satisfait de l’action conduite par l’État (27,0 % en Martinique, 20,2 % en Guadeloupe) et par les élus (28,4 % en Martinique, 21,2 % en Guadeloupe). En outre, 8 personnes sur 10 sont d’avis que les instances publiques leur cachent des choses sur la chlordécone (79,2 % en Martinique, 79,0 % en Guadeloupe). Environ un tiers d’entre elles affirme ne pas avoir confiance dans les études scientifiques (30,3 % en Martinique, 33,5 % en Guadeloupe) ; et une personne sur 10 ne se prononce pas. À peine plus du tiers des personnes interrogées pensent que les pouvoirs publics ont conduit des actions par rapport à la chlordécone (38,9 % en Martinique et 34,3 % en Guadeloupe) et une personne sur 10 ne sait pas si des mesures ont été mises en œuvre (10,8 % en Martinique, 12,3 % en Guadeloupe).

16En 2013, l’enquête Kannari a permis d’actualiser certains de ces indicateurs même si le mode de sélection de l’échantillon (aléatoire et non méthode des quotas) et d’interrogatoire (face à face et non par téléphone) était différent.

17Ainsi le mode d’approvisionnement en circuit court (dons, autoproduction, achats de bord de route) concerne, en 2013, 52 % des Guadeloupéens et 31 % des Martiniquais (Anses, 2017).

18Le mode d’approvisionnement a son importance car les analyses de l’Anses réalisées à partir des données de l’enquête Kannari montrent un lien entre exposition au chlordécone et mode d’approvisionnement. Ainsi les individus les plus exposés (90^e centile) s’approvisionnent en majorité via les circuits informels. En effet, en Guadeloupe, le don, l’autoproduction et les achats de bord de route représentent 65 % de l’approvisionnement chez les individus les plus exposés (90^e centile). Cette tendance est moins marquée chez les individus les moins exposés (10^e centile) où les circuits informels représentent environ 45 % de l’approvisionnement. La même tendance est observée en Martinique. En effet, les circuits informels (don, autoproduction et bords de route) représentent près de la moitié des approvisionnements chez les individus les plus exposés, contre moins de 20 % chez les individus les moins exposés (Anses, 2017).

19Les aliments les plus contributeurs à l’exposition au chlordécone sont les œufs, les poissons, les crustacés d’eau douce, la volaille et les racines et tubercules.

20La crise sanitaire du chlordécone est régulièrement présente dans les médias en Guadeloupe et Martinique. Les résultats des études scientifiques sont repris par le quotidien local (France Antilles) et les radios et télévisions locales en parlent aussi au gré de l’actualité. Par exemple en décembre 2018, la sortie du rapport de l’Anses a été largement reprise dans les médias et une journaliste de Martinique Première a ainsi déclaré pendant une émission télévisée consacrée au chlordécone : « faut-il aller faire ses courses avec le rapport Kannari pour bien choisir ses aliments ? «

21La Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) de Martinique a organisé en 2017 une série de débats citoyens sur la perception par les Martiniquais du lien entre santé et environnement afin d’enrichir les propositions d’orientations et d’actions du Plan Régional Santé Environnement. Un sondage, mené par téléphone auprès d’un échantillon de 403 personnes représentatif de la population générale, a montré que d’une manière générale, les Martiniquais se disent sensibles à l’environnement. La qualité de l’air est, selon eux, le premier facteur environnemental qui peut impacter la santé (note de 4,1/5) suivie par les déchets et les contaminations alimentaires (note de 3,6/5). Pour protéger leur santé vis-à-vis de l’environnement, 41 % des Martiniquais interrogés disent avoir modifié leur alimentation en mangeant plus sain et/ou bio. Si 68 % des personnes interrogées se disent globalement bien informées sur la qualité de l’air, elles ne sont plus que 30 % à l’affirmer quand il s’agit des contaminants alimentaires. Comme lors de l’enquête de 2008, les Martiniquais appellent à une plus grande transparence sur les questions environnementales et se disent insatisfaits des actions mises en place dans la gestion de ces questions. On note également une réelle remise en question de la crédibilité des pouvoirs publics à apporter une information fiable aux populations sur les questions liées aux effets des algues sargasses, des brumes de sable et du chlordécone notamment (CRSA Martinique, 2017).

22La crise sanitaire du chlordécone resurgit régulièrement dans les médias locaux au fil des études ou des commissions d’enquête26. Dès 2007, le chargé de mission interministériel et interrégional dans une présentation au Grephy27, soulignait les inquiétudes de la population et le fait que les consommateurs, rendus méfiants, ne savaient plus qui croire. En 2019, malgré les différentes mesures prises par les autorités sanitaires pour garantir la sécurité des aliments, une grande partie de la population des Antilles conserve une grande méfiance vis à vis des produits locaux susceptibles d’être contaminés par cette molécule.

1.2. L’exemple du programme Jafa

23Le programme Jafa (Jardins familiaux) a été développé dans l’objectif de réduire l’exposition au chlordécone des consommateurs de produits des jardins ou d’élevages familiaux issus de terrains contaminés. Une première phase d’enquêtes de terrain a été menée entre 2008 et 2010 sur des zones ayant été anciennement cultivées en banane. Après plus de 14 500 enquêtes de terrain et 6000 foyers questionnés, 1400 analyses de sol ont permis d’identifier 205 foyers dont les jardins étaient suffisamment contaminés pour que les légumes racines cultivés puissent dépasser les limites maximales résiduelles (LMR) en chlordécone et dont 99 présentaient un risque de surexposition. Depuis la fin de ces enquêtes, il est proposé à tous ceux qui le souhaitent un diagnostic gratuit de la pollution du sol de leur jardin, cultivé à des fins alimentaires ou destiné à un élevage familial. Cent onze nouveaux foyers dont les sols sont contaminés au-delà de 100 µg/kg ont été identifiés, dont 61 présentaient un risque de surexposition. Ce programme se poursuit au rythme de 300 nouveaux diagnostics annuels.

24Les solutions proposées pour réduire l’exposition au chlordécone sont issues des recommandations de l’Afssa et des travaux de recherche agronomique menés par le Cirad et l’Inra. Des conseillers Jafa assurent un accompagnement des foyers qui le souhaitent. Ils rendent visite à domicile, assurent un suivi personnalisé en agronomie et en nutrition et proposent des ateliers thématiques. Dans un premier temps, la limitation de la consommation des légumes racines à 2 fois par semaine peut être proposée, ainsi qu’un lavage soigneux et un épluchage épais avant cuisson. Cette recommandation pour les légumes racines dont on ne connaît pas la provenance ou qui pourraient être issus de terres polluées permet de réduire suffisamment l’exposition. La connaissance du niveau de pollution du sol permet de choisir les productions adaptées. La culture sur des sols reconstitués, en buttes ou hors-sol peut également être mise en œuvre pour les plantes sensibles. La diversification de l’alimentation, en introduisant plus de légumes verts permet aussi de réduire l’exposition avec d’autres avantages d’ordre nutritionnel.

25Des conseils sont également donnés aux éleveurs amateurs pour éviter de produire de la viande ou des œufs contaminés, les élevages de volailles sur des sols pollués étant particulièrement vulnérables. En aucun cas, la présence de chlordécone dans le sol ne doit conduire à abandonner toute production dans le jardin : il existe toujours des végétaux cultivables sans risque et des aménagements possibles sur de petites surfaces pour s’affranchir de la pollution. La principale précaution est d’éviter le contact des animaux avec le sol pollué. La décontamination des animaux reste possible, sur une durée qui dépendra du niveau de contamination et de l’espèce.

26Toutes les personnes qui cultivent un jardin familial pour leur consommation ou ont un élevage familial peuvent demander à bénéficier gratuitement d’un diagnostic de pollution du sol. Ils doivent adresser leur demande à la Fédération Régionale de Défense contre les Organismes Nuisibles (FREDON) qui effectue les prélèvements. Le résultat est communiqué par courrier avec des informations personnalisées tenant compte de la contamination du sol.

27Les conseillers Jafa proposent une visite à domicile lorsque le niveau de contamination du sol est supérieur à 100 µg/kg de sol sec et adressent de la documentation sur la sensibilité des cultures et des animaux d’élevage à la pollution, ainsi que sur les techniques permettant de réduire les risques de contamination. Des élevages familiaux conduits avec une bonne analyse des risques et des pratiques adaptées permettent d’éviter la contamination des animaux et des consommateurs. La consommation des œufs et des foies doit être évitée tant que la maîtrise des risques de contamination n’est pas assurée (Ireps et ARS de Martinique, n/d)

2. Métaux lourds en Guyane

28Le principal problème sanitaire qui touche la population guyanaise via l’alimentation concerne l’imprégnation de certains poissons par le mercure.

29Les risques sanitaires ont été caractérisés par une série d’études menées entre 1994 et 2006 qui ont permis de mesurer le taux d’imprégnation par le mercure de la population guyanaise et suivre son évolution au cours du temps dans les populations les plus exposées (Cardoso et al., 2010). Il s’agissait d’enquêtes transversales réalisées sur un échantillon de personnes tirées au sort. Si l’exposition au mercure reste modérée dans la plupart des communautés de Guyane, ces enquêtes ont montré une exposition excessive des populations amérindiennes. Elles ont aussi confirmé que cette exposition est bien liée à une alimentation riche en poissons dont certaines espèces sont fortement contaminées, et les espèces contribuant le plus à l’exposition ont été identifiées. Les niveaux d’imprégnation mercurielle mesurés étaient toutefois en dessous des concentrations pour lesquelles des anomalies neurologiques cliniquement observables et des malformations congénitales ont été observées au Japon. Les tests pratiqués ont montré qu’à ces niveaux d’exposition, il existait des signes modérés d’altération du développement neurologique ou neurocomportemental chez l’enfant. Ainsi, le fœtus et le nouveau-né constituent les deux groupes de populations qu’il faut protéger en priorité.

30La Haute autorité de santé (HAS) dans ses recommandations de bonne pratique publiées en novembre 2017 à l’attention des professionnels de santé rappelle que, depuis plusieurs décennies, l’utilisation du mercure élémentaire dans les activités d’orpaillage, en Guyane, a entraîné une contamination importante et répétée de l’environnement. Ce mercure pénètre dans les milieux aquatiques, est converti en méthylmercure qui est avalé par les poissons (en particulier les espèces de poissons prédateurs), eux-mêmes consommés par l’homme. Au début des années 1990, l’exploitation aurifère s’est intensifiée suite à la découverte de nouveaux sites miniers majorant ainsi la contamination environnementale.

31Ce sont les populations autochtones du Haut Maroni et de l’Oyapock, qui vivent à plusieurs heures de pirogue et d’avion du littoral, qui sont les plus touchées par cette imprégnation mercurielle. C’est la raison pour laquelle les autorités sanitaires de Guyane recommandent aux femmes enceintes de ne plus consommer de poissons. Des campagnes de prévention sur le Haut Maroni sensibilisent les futures mamans aux conséquences d’une intoxication fœtale et infantile et un guide de consommation précisant les poissons à privilégier et à proscrire, selon les fleuves dont ils proviennent, est distribué régulièrement.

32Selon le docteur Rémy Pignoux, en charge de l’étude menée de 2012 à 2017 sur les populations amérindiennes du Maroni, le taux d’imprégnation était très marqué pour plus de la moitié de la population du Haut Maroni en 2012 (Pignoux, 2018). En 2017, sur les 300 femmes enceintes et jeunes enfants suivis, 87 % des femmes présentent un risque au niveau fœtal pouvant engendrer des malformations définitives et 40 % des enfants sont contaminés à plus de 5 µg/l, soit le seuil à ne pas dépasser selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

33Autre problème de santé en Guyane en lien avec l’alimentation, le saturnisme des enfants. L’étude "Guyaplomb", menée par la Cire Guyane de 2015 à 2017 sur près de 600 jeunes Guyanais de moins de 6 ans a confirmé l’imprégnation des jeunes enfants par le plomb (Andrieu, 2018). Avec une plombémie à 22,8 µg/l (moyenne géométrique), la Guyane dépasse la moyenne nationale (15 µg/l) ainsi que les valeurs retrouvées en Martinique (19,8 µg/l) et en Guadeloupe (20,7 µg/l).

34Les principaux cas répertoriés concernent les garçons, les enfants bénéficiaires de la CMU (couverture maladie universelle) et ceux qui habitent sur le littoral guyanais. Néanmoins, on constate aussi des taux très élevés à Camopi et Trois-Sauts, villages amérindiens sur le fleuve Oyapock, frontalier avec le Brésil. Ainsi à Camopi, 16 enfants sur les 20 prélevés ont une plombémie supérieure à 50 µg/l.

35La Cire Guyane a précisé que les causes de cette intoxication étendue sont encore en cours d’étude mais que de fortes suspicions pèsent sur une cause alimentaire.

36Une plombémie élevée a également été décrite chez des femmes enceintes en rapport avec la consommation de manioc (Rimbaud et al., 2017). Depuis 2012, la mesure de la plombémie est systématiquement proposée aux femmes enceintes de l’Ouest guyanais. Une étude réalisée sur 531 femmes venant d’accoucher a montré que 25 % d’entre elles avaient une plombémie ≥ 50 μg/L et 5 % une plombémie ≥ 100 μg/L. En analyse multivariée, les facteurs significativement associés à une plombémie élevée étaient le fait de résider le long du fleuve Maroni, un bas niveau d’éducation, une consommation journalière de produits dérivés du manioc, une consommation hebdomadaire ou journalière de farine de manioc durant la grossesse et la consommation hebdomadaire de gibier sauvage. Les auteurs de cette étude concluent que les aliments qui sont produits et consommés en Guyane affectent significativement la plombémie.

3. Questions émergentes dans l’océan Indien

37Selon le diagnostic de l’ARS Océan Indien pour le Projet régional de santé 2, l’exposition de la population aux polluants (métaux lourds, pesticides…) via l’alimentation est peu documentée en l’absence de connaissance précises et récentes sur les consommations alimentaires à La Réunion.

38Comme en Guyane, on relève un risque sanitaire pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 30 mois lié à la consommation spécifique d’espadon et d’autres grands prédateurs pélagiques migrateurs dont la chair contient des teneurs élevées en méthylmercure (Afssa, 2006 ; Anses, 2013). Mais le diagnostic pour le Projet régional de santé précise aussi que la connaissance par les femmes enceintes des préconisations alimentaires résultantes mériterait d’être évaluée (ARS OI, Cire OI et ORS OI, 2017).

39Le glyphosate, un des herbicides les plus utilisés au monde dans l’agriculture, fait l’objet de nombreuses controverses depuis plusieurs années et l’Autriche, le 2 juillet 2019, a été le premier pays de l’Union Européenne à approuver l’interdiction totale de cet herbicide sur son territoire.

40L’association de défense de l’environnement "Générations futures" a publié en novembre 2018 un classement des départements français à partir des données d’achat de glyphosate. La Réunion arrive en deuxième position derrière le Vaucluse avec 1,21 kg par hectare cultivé. La Martinique se situe juste derrière avec 1,14 kg de glyphosate par hectare (Générations futures, 2018).

41Alors que cette molécule est peu mise en avant en Martinique (probablement à cause de la prééminence du chlordécone), à La Réunion la pollution par le glyphosate est régulièrement médiatisée depuis plusieurs mois, comme au niveau national. Les premiers articles sont apparus dans la presse quotidienne en 2016 avec un rythme plus soutenu depuis le début de l’année 2019. Cet herbicide est utilisé à La Réunion principalement autour des champs de canne à sucre pour éliminer les mauvaises herbes et viendrait par la suite contaminer les nappes souterraines. Les zones maraichères situées près des champs de canne pourraient aussi être contaminées (Benito, Le Quotidien de La Réunion, 5 mars 2019).

42L’association Campagne glyphosate a lancé en 2018 un appel national pour inviter les citoyens à participer à une campagne d’analyses d’urines afin d’y rechercher des traces de glyphosate. Cette initiative a été relayée à La Réunion par le collectif Oasis Réunion. Un article du Quotidien de La Réunion du 8 avril 2019 présentait la démarche et recherchait entre 50 et 75 volontaires pour effectuer un "Glyphotest" du 15 mai au 15 juin 2019. D’après le collectif, sur les 1 400 dosages urinaires déjà réalisés dans l’Hexagone, tous ont été positifs, même ceux des personnes qui mangent « 100 % bio » (Gonthier, Le Quotidien de La Réunion, 8 avril 2019).

43Dans les différents articles de la presse locale, les problèmes de santé sont davantage évoqués pour les travailleurs agricoles que pour les consommateurs. Il n’y a pas vraiment d’éléments concernant les inquiétudes des consommateurs dans les journaux ou sur les sites d’association de consommateurs « classiques » (UFC, UCOR, CLCV). Seul le relais de la campagne glyphosate par le collectif Oasis Réunion montre que certains commencent à s’en inquiéter.

44La leucose bovine enzootique est une virose qui touche de nombreux cheptels bovins dans le monde. Elle génère des tumeurs sur les animaux âgés qui sont la plupart du temps découvertes à l’abattoir. Bien qu’on considère que cette maladie n’est pas transmissible à l’homme, en 1990, certains pays d’Europe du Nord ont exigé des certifications pour les animaux entrant sur leur territoire. La France a dès lors réglementé la lutte contre cette maladie en rendant son dépistage obligatoire et en prévoyant l’élimination des animaux positifs avec indemnisation financière des éleveurs. Cette politique a pu être menée à son terme et la France hexagonale est aujourd’hui indemne de leucose bovine enzootique.

45Outre-mer, la prévalence de la leucose bovine est plus élevée que dans l’Hexagone, notamment en Guyane et à La Réunion du fait de la transmission de cette maladie par des insectes piqueurs. L’arrêté ministériel de lutte contre la leucose est apparu peu adapté à la situation sanitaire dans les départements d’Outre-mer dans la mesure où la maladie ne présente pas de danger pour la santé humaine et a un impact faible sur la santé des animaux.

46À La Réunion, 70 % à 90 % du cheptel serait contaminé par la leucose bovine. Des députés et sénateurs de La Réunion interpellent régulièrement le ministre de l’agriculture et de l’alimentation sur cette question. Ainsi le député Jean-Hugues Ratenon, le 22 mai 2018, a demandé pourquoi l’arrêté du 31 décembre 1990, fixant les dispositions à prendre sur tout le territoire national en cas de présence de cette maladie, n’a jamais été appliqué à La Réunion. Il a aussi souhaité savoir sur quelle base le préfet de La Réunion avait affirmé, le 5 avril 2018, que la leucose bovine ne représentait aucun danger pour l’homme (Ratenon, 2018).

47Ces inquiétudes ont fait suite à la publication des travaux d’une virologiste américaine, Gertrude Buehring, qui a identifié le virus de la leucose bovine dans les tissus mammaires des humains et qui a également montré que les femmes dont le tissu mammaire était infecté par ce virus seraient plus susceptibles de développer un cancer du sein que les femmes dont le tissu mammaire n’était pas infecté (Buerhring et al., 2015, 2017). Cependant ces résultats sont très controversés dans la communauté scientifique. Le gouvernement français a rappelé dans sa réponse au député Ratenon (2018) que l’autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) considère en se fondant sur une analyse bibliographique qu’il n’existe pas de preuve de l’implication du virus de la leucose bovine enzootique dans des maladies humaines. L’Anses, dans son avis du 24 janvier 2018, estime aussi que l’impact de la maladie sur la santé humaine est nul (Anses, 2018).

48Malgré cela, le Journal de l’île de La Réunion rappelle que « les consommateurs boudent de plus en plus la production Peí, que ce soit la viande ou le lait » (Mvé, 2018). Pour l’Adefar (association de défense des agriculteurs de La Réunion), le lait et la viande sont recommandés par les autorités alors que ce sont des produits de mauvaise qualité, pratiquement impropres à la consommation.

49L’Adefar est la principale voix qui soulève la problématique de la leucose bovine à La Réunion. Il n’a pas été retrouvé d’études ou de sondages en population générale sur les inquiétudes des consommateurs et leurs éventuels changements de comportements alimentaires face à cette potentielle crise sanitaire.

50Enfin, sur la période 2010-2011 un foyer de saturnisme infantile a été identifié dans un quartier bidonvillisé de la commune du Port sur l’île de La Réunion, alors que jusqu’ici les cas d’intoxication par le plomb étaient exceptionnels. Une étude environnementale a été menée sur la zone de résidence de ce cas index et sur un total de 148 échantillons, 76 cas de saturnisme (plombémie supérieure ou égale à 100μg/L) ont été identifiés dans le quartier de l’Oasis (Solet et al., 2013). Tous ces cas étaient des enfants de moins de 15 ans (âge médian 5,6 ans) et leur niveau de plombémie médiane était de 196 μg/L [102-392 μg/L]. Les investigations environnementales, menées par l’ARS Océan Indien, ont identifié l’origine tellurique de l’intoxication, en mettant en évidence des concentrations de plomb anormalement élevées dans les sols de ce quartier. Au-delà du quartier de l’Oasis, la gestion insuffisante des déchets et batteries usagées sur le territoire laissent craindre l’existence d’éventuels autres sites susceptibles d’être pollués par le plomb, en milieu urbain et l’Agence régionale de santé de l’océan Indien a attiré l’attention des communes et intercommunalités sur la nécessité de rechercher sur leur territoire des situations d’exposition potentielle à des concentrations de plomb anormalement élevées dans les sols. Des investigations environnementales plus complètes sont en cours sur les sols afin de caractériser au mieux la situation (ARS OI, Cire OI et ORS OI, 2017).

4. Risques sanitaires liés à l’eau

51Pour terminer ce chapitre sur les crises sanitaires, il faut rappeler que certaines populations des Outre-mer sont régulièrement confrontées à des risques sanitaires liés à l’eau.

52C’est le cas principalement en Guyane, à La Réunion et à Mayotte. En Guadeloupe c’est la qualité du réseau d’adduction d’eau, très vétuste, qui pose des problèmes récurrents d’alimentation en eau potable.

53Selon le diagnostic réalisé par l’Agence régionale de santé de l’océan Indien pour le Projet régional de santé 2, les communes de La Réunion accusent un retard significatif en infrastructures publiques d’adduction d’eau de consommation humaine (ARS OI, Cire OI et ORS OI, 2017). Ceci pose des problèmes multiples : qualité sanitaire insuffisante de l’eau distribuée sur certains secteurs ou à certaines périodes, situations de pénurie à la saison sèche, montée régulière des nitrates et des pesticides dans certaines ressources en eau. L’altération des paramètres de contrôle microbiologique et la présence intermittente, mais chronique, de matières en suspension lors des pluies conduisent à déclarer la non-conformité temporaire de certaines eaux distribuées. Un peu plus de la moitié des eaux distribuées par les réseaux publics proviennent de captages d’eaux superficielles, qui sont donc très vulnérables aux sources de pollution directes (rejets d’activités anthropiques) ou aux dégradations indirectes (entraînements terrigènes liés aux pluies). Des recherches analytiques ont mis en évidence la présence de parasites (giardia, cryptosporidium) dans des ressources en eau superficielle utilisées pour l’alimentation en eau potable même en dehors d’épisode de fortes pluies. Le risque sanitaire est donc potentiellement présent toute l’année sur certains réseaux de La Réunion et plus particulièrement pour les personnes sensibles (immunodéprimés, personnes âgées, femmes enceintes, jeunes enfants…). Par ailleurs l’incidence des gastro-entérites aigües à La Réunion est estimée deux fois supérieure à la moyenne hexagonale (ARS OI, Cire OI et ORS OI, 2017).

54À Mayotte, la situation est encore plus critique puisqu’une part importante de la population n’a pas accès aisément à l’eau potable. Selon l’Insee, en 2013 seulement 72 % des 53 200 résidences principales de Mayotte disposaient d’un point d’eau à l’intérieur du logement et seul un logement en tôle sur trois bénéficiait d’un point d’eau intérieur, la quasi-totalité ne disposant d’aucune installation sanitaire (Brasset et Deloeuvre, 2016). Selon le recensement 2017 de l’Insee, la situation ne s’est pas améliorée puisque ce sont 71 % des 63 129 résidences principales de Mayotte qui disposent d’un point d’eau à l’intérieur du logement. L’assainissement insuffisant, des mauvaises conditions d’hygiène et un climat tropical, font que les infections à transmission féco-orale présentent un fort risque d’évolution épidémique. Dans ce contexte, la fièvre typhoïde reste une maladie endémique à Mayotte selon la Cire océan Indien. Au cours de l’année 2017, 35 cas de fièvre typhoïde confirmés par hémoculture et/ou coproculture ont été signalés par le laboratoire du Centre hospitalier de Mayotte à la Cellule de veille, d’alerte et de gestion sanitaire de l’Agence régionale de santé. Aucun cas de fièvre paratyphoïde n’a été identifié. Après une hausse en 2015, l’incidence de la fièvre typhoïde est en baisse à Mayotte au cours des deux dernières années, passant de 19 cas pour 100 000 habitants en 2015 à 14 cas pour 100 000 habitants en 2017 (Bourdillon et al., 2018).

55Selon l’Agence régionale de santé de l’océan Indien le risque de flambées épidémiques liées au risque féco-oral reste constant à Mayotte. Si le virus du choléra y est absent depuis 2001, il a sévi durant l’été 2007 sur les trois îles des Comores avec lesquelles les échanges contrôlés et incontrôlés de populations sont importants (ARS OI, Cire OI et ORS OI, 2017).