1Le mot « rééquilibrage » est au cœur des accords de Matignon et de Nouméa. C’est un terme tout-terrain, flou, qui s’accommode d’interprétations variées dans des contextes divers (politique, social, spatial, économique…). Visant à rassurer les Néo-Calédoniens après des années douloureuses, il a légitimé le volontarisme de l’État et la mise en place d’une action consensuelle après les accords de Matignon (1988) afin de répartir d’une manière plus équitable les richesses, les équipements, les pouvoirs et les aptitudes entre les communautés et les provinces. Ce partage, après plus de deux décennies d’actions, reste mitigé et incertain car il n’est pas facile de transformer par la simple action des pouvoirs publics, fût-elle de grande ampleur, une société, composée de groupes juxtaposés, qui s’est historiquement bâtie sur des inégalités économiques, statutaires et raciales. Il n’est pas non plus évident d’enrayer un mouvement de concentration de la population et de la richesse qu’on retrouve dans tout le Pacifique insulaire, voire dans presque tous les archipels tropicaux.

L’enjeu social

2Le général de Gaulle s’était ému en 1965 qu’« il règne une espèce de ségrégation et ce racisme n’est pas tolérable. Il y a douze cents élèves à Nouméa et seulement cent sont Mélanésiens »38. Dix ans plus tôt, il n’y avait au lycée Lapérouse dans le second degré qu’une seule élève kanak. En 2012, la société néo-calédonienne reste structurellement inégalitaire et remarquablement cloisonnée. Avec un indice de Gini de 0,4339, la Nouvelle-Calédonie est beaucoup plus inégalitaire que la métropole (0,29) ou que les pays européens, plus près de pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud que de la Scandinavie.

3L’histoire de la Nouvelle-Calédonie, depuis 1853, semble avoir été une funeste machine à produire des catégories sociales hiérarchisées. L’État colonial n’a eu de cesse de classer les individus dans des cases et, si les Kanak en ont été les principales victimes, il ne faut pas taire le malheur des Asiatiques exploités dans les mines ou des Européens, bagnards, descendants de libérés ou de relégués et colons libres abandonnés sur leur concession, formant le groupe des Petits Blancs. Les voisinages et parfois l’entraide entre ceux-ci et les tribus n’ont pas généré de métissage culturel, par méfiance réciproque, mais également parce que le colonisateur a racialisé et donc hiérarchisé les individus, les plaçant en situation d’affrontement et de domination/soumission. Un métissage biologique s’est donc opéré, mais il a le plus souvent été dénié. Il faut toutefois avoir à l’esprit que s’agissant presque toujours d’hommes « blancs » allant avec des femmes kanak, l’intégration de celles-ci aux groupes des Blancs correspond à la culture kanak, où les femmes sont au cœur du processus d’alliance entre les clans et, à ce titre, deviennent membres du clan d’accueil. Le contexte racial est cependant présent, car ce type de relations crée des obligations qui n’ont pas été respectées, comme l’importance des oncles utérins ou l’adoption d’enfants.

Lignes de fractures coloniales

4La colonie pénitentiaire est à la base d’une première ligne de fracture entre « population libre » et l’ensemble des autres groupes, tous assujettis à un strict contrôle de l’administration (libérés du bagne, travailleurs sous contrat, indigènes). Au sein de la population d’origine européenne, la stigmatisation des descendants de forçats se prolonge bien au-delà de la fermeture du bagne, tandis que les filles de colons libres rêvent d’épouser un fonctionnaire. Aujourd’hui, aux yeux de quelques-uns, les ascendances pénales restent une tare qu’on évoque pour expliquer les comportements blâmables de certains. Dans la bonne société coloniale, le mariage d’un(e) descendant(e) de « libres » et d’un(e) descendant(e) de bagnards était considéré comme une mésalliance. Les Européens de Koné et de Pouembout ne s’aimaient pas, les premiers étant d’origine libre, les seconds d’origine pénale (Trépied, 2010 : 296-297). Il y avait de grands et de petits colons, les premiers possédant de grandes propriétés, de grands élevages, les seconds vivant très modestement.

5La deuxième ligne de fracture est celle entre « population de couleur » et « population blanche », celle-ci dominant celle-là. Même si les conditions de vie des Kanak et des petits colons n’étaient parfois guère différentes, le racisme et le sentiment de supériorité de ces derniers l’emportaient sur la fraternité de la misère.

6La stratification statutaire ne s’arrête toutefois pas à la superposition de ces deux lignes de fracture, car catégories raciales, catégories statutaires et nationalité étaient intriquées, créant une hiérarchie complexe. Ainsi, les recensements distinguaient les Français libres des Français pénaux, des indigènes, des immigrants réglementés et des étrangers. Le métissage était nié, d’ailleurs les métis, par le choix de vie qu’ils faisaient, vivant en tribu ou dans les centres européens, se plaçaient d’eux-mêmes dans une catégorie, démontrant le caractère auto-réalisateur de ces classifications de l’État colonial.

7À partir de la fin de l’indigénat débute la mise en place d’une configuration plus simple opposant les Kanak, avec leur statut civil personnel (cf. supra), et les autres, citoyens de statut civil commun, rassemblant les Européens descendants des colons libres ou pénaux, les Tonkinois ou Javanais, naturalisés dans les années 1950, quelques Japonais et les immigrés océaniens (Néo-Hébridais, Wallisiens et Futuniens, Tahitiens…). Ce processus n’est pas allé de soi, comme le prouvent les mouvements anti-Japonais, durant la Seconde Guerre mondiale, et « anti-Viets » au moment de la guerre d’Indochine. Ce clivage entre les Kanak et les autres est aujourd’hui primordial pour comprendre la société néo-calédonienne. Il est le produit de la colonisation et des dynamiques sociopolitique et spatiale depuis 1946, au fondement de puissants processus d’identification. La catégorie des « Calédoniens » (cf. supra) est ainsi le produit de la fusion des communautés européennes, javanaise, tonkinoise, japonaise et, plus récemment et moins complètement, océaniennes.

8La colonie pénitentiaire et l’indigénat ont aussi eu des conséquences majeures sur le système économique et les conditions de travail. La mise en valeur coloniale repose d’abord sur l’exploitation d’une main-d’œuvre de bagnards. Puis, leur disparition progressive nécessite le recours à l’immigration asiatique (cf. supra), le Kanak étant jugé inapte au travail, mais le système initial de travaux forcés n’est pas pour autant abandonné. À peine débarqué à Nouméa, le Tonkinois, soumis à l’indigénat, perd son nom pour devenir un matricule. Le bagne se perpétue donc sous une autre forme avec les contrats d’engagement et les corvées. Un régime répressif dans le monde du travail survit jusqu’aux années 1950 : les engagés sont soumis au couvre-feu, doivent avoir un permis de circuler pour se déplacer. Ils sont donc confinés sur les mines, dans des villages d’altitude très isolés. Ils travaillent dix heures par jour six à sept jours par semaine et occupent les postes les plus ingrats, comme l’excavation des pierres à la pioche. Ils peuvent recevoir des punitions corporelles ou se voir priver de salaires, avec pour toile de fond une grande misère sexuelle. La mise au travail forcé des Kanak et leur encadrement rigoureux pour éviter les désertions participent du même souci pour les entreprises privées, les colons libres et l’administration, d’utiliser, sans scrupule et sans ménagement, une main-d’œuvre servile.

Clientélisme et retard des progrès sociaux

9Les terres ont longtemps été la propriété d’une poignée de familles, résidant souvent à Nouméa et confiant l’exploitation de leurs stations à des employés de confiance. Les maisons de commerce (Ballande, La Havraise…), qui contrôlent alors l’accès au marché et fournissent les produits de première nécessité, jouent également le rôle de banque par un système de crédit où les petits colons s’engagent à rembourser lors des prochaines récoltes. L’endettement structurel et permanent de ces derniers les place en situation de grande dépendance et de fragilité, les poussant eux aussi à utiliser une main-d’œuvre servile et peu rémunérée. Il est facile pour les maisons de commerce de convertir en allégeance politique ces rapports de domination et de mettre en place un système clientéliste. Jusqu’à la fin des années 1970, les établissements commerciaux contrôlent les institutions locales.

10Dans un tel contexte, on comprend le retard du mouvement ouvrier et des lois sociales en Nouvelle-Calédonie par rapport à l’Europe ou à la Nouvelle-Zélande, le bagne ayant servi de modèle aux employeurs en matière de conditions de travail, sans que des syndicats puissent émerger eu égard aux statuts de cette main-d’œuvre exploitée. En effet, si les syndicats ont été autorisés dans la colonie en 1901, soit 17 ans après la métropole et 23 ans après la Nouvelle-Zélande, ils ne concernent pas les indigènes et les engagés. Il faut attendre 1952 et le Code du travail de la France d’outre-mer pour que les avancées sociales du Front populaire arrivent partiellement en Nouvelle-Calédonie, quand en Nouvelle-Zélande la semaine de 40 heures de travail remonte à 1935, la sécurité sociale généralisée à 1939 et les congés payés à 1944. Les grandes grèves de 1955-1956 visent à ce que soit enfin appliqué ce Code, avec des jours de repos, les congés payés, la semaine de 40 heures, l’autorisation générale des syndicats, les allocations familiales… L’amélioration des conditions de travail est permise et facilitée par la mécanisation qui prend de l’ampleur sur les mines. Le dessein des grèves est aussi de lutter contre les discriminations raciales avec comme mot d’ordre : « À travail égal, salaire égal ». Les syndicalistes européens, au cœur du conflit, ne sont alors peut-être pas sans arrière-pensées en défendant Kanak et Asiatiques, car ils craignent en cas de conflit que les patrons aient recours à une main-d’œuvre moins payée et plus soumise.

Une éducation fortement inégalitaire

11Malgré l’élévation générale du niveau d’instruction en Nouvelle-Calédonie, la part des bacheliers dans la population étant passée de 17,1 % en 1996 à 29,4 % en 2009, valeurs qu’il faut compléter par le fait qu’un tiers des personnes diplômées du supérieur sont nées en Nouvelle-Calédonie contre un quart en 1996, les résultats scolaires et les emplois occupés sont toujours largement conditionnés par la communauté d’appartenance. Au recensement de 2009, seuls 12 % des Kanak de plus de 14 ans ont un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat (8 % des Kanak vivant en tribu, 19 % des Kanak hors tribus) contre 54 % des Européens. De surcroît, les adolescents kanak sont massivement orientés vers les séries technologiques et professionnelles à la sortie du collège. L’écart est encore plus accusé lorsqu’on examine la part des Kanak et des Européens ayant obtenu un diplôme de deuxième ou troisième cycle universitaire : un Kanak sur cent contre un Européen sur cinq. Près d’un quart des jeunes Kanak sort de l’école sans diplôme, et le taux d’illettrisme des adolescents de 17-18 ans est presque trois fois supérieur à celui de la métropole (13,2 % contre 4,8 %) (Réunir pour mieux agir, 2009 : 7). Trois femmes kanak sur cinq n’ont aucun diplôme contre une Européenne sur cinq.

Figure 10 – Part de la population de 15 ans et plus par communauté d’appartenance ayant obtenu un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat.

Figure 11 – Part de la population de 15 ans et plus par communauté d’appartenance n’ayant aucun diplôme. Source : Isee, RGP 2009.

12Cet échec scolaire massif des Kanak, en relation avec un absentéisme élevé, est à la fois le symptôme d’inégalités socio-économiques majeures, d’une perte de repères d’une jeunesse fragilisée par l’inactivité ou le chômage et d’une école qui ne tient que trop peu compte du contexte socioculturel océanien (Commission du Grand Débat sur l’avenir de l’École CALÉDONIEN, 2011 : 39). Entre 1984 et 1989, dans une situation insurrectionnelle, les Écoles populaires kanak (EPK) tentent dans le primaire d’enseigner les langues et savoirs kanak, une alternative à l’« école coloniale ».

13Un dispositif singulier en outre-mer a fait ses preuves en matière d’insertion dans la vie active : le service militaire adapté. Créé en 1961, il permet aux jeunes ultramarins d’acquérir une formation professionnelle dans de nombreux domaines. Le Groupement du service militaire adapté (GSMA) existe depuis 1986 en Nouvelle-Calédonie. Installé, en province Nord, à Koumac et à Koné, il participe de cette volonté de rééquilibrage et forme des jeunes sans qualification aux métiers de la mine, de l’agriculture ou du bâtiment avec un excellent taux d’insertion. Preuve de son efficacité, le plan SMA 600 en Nouvelle-Calédonie a pour objectif, en 2016, de former plus de 500 jeunes contre 250 environ actuellement.

14Aujourd’hui, une partie de la jeunesse peut facilement basculer dans la petite délinquance. Selon le Sénat coutumier (2009 : 18), 85 % des détenus dans la seule prison de la Nouvelle-Calédonie (Camp-Est) seraient des Kanak, un chiffre édifiant qu’il faut relier à la constante augmentation de la consommation, parfois combinée, de tabac, d’alcool, de kava et de cannabis, quoique ces addictions ne touchent pas que les Kanak puisque, toutes ethnies confondues, 15 % des jeunes fument quotidiennement du cannabis (Hamelin et al., 2008 : 43). Le système coutumier, avec ses punitions, déstabilisé par la colonisation et la spoliation des terres, est de plus en plus contesté, voire ignoré, par des jeunes tiraillés entre les modes de vie occidental et océanien. L’urbanisation de la population kanak est aussi un facteur de déstabilisation. En 1956, seuls 11 % de cette communauté vivait dans le Grand Nouméa ; en 2009, ce sont près de 40 % des Kanak qui y résident. En tribu, les jeunes sont encadrés par le clan ; en ville, les deux parents parfois travaillent et les familles monoparentales sont de plus en plus courantes.

15La dégradation de la transmission intergénérationnelle de la langue est également un facteur à prendre en compte. Les jeunes kanak parlent moins leur langue que leurs aînés, un phénomène plus marqué dans le Grand Nouméa qui regroupait, en 2009, 40 % des personnes de 14 ans et plus se déclarant locutrices d’une langue kanak. La ville conduit au choix exclusif du français comme langue de communication quotidienne, y compris dans le giron familial.

Figure 12 – L’évolution du nombre de Kanak et de la part de la population kanak vivant dans le Grand Nouméa*. *Les chiffres de 2009 sont difficilement comparables avec les précédents (cf. encadré 17) Source : Isee.

Figure 13 – Part de la population kanak dans la population du Grand Nouméa*. *Les chiffres de 2009 sont difficilement comparables avec les précédents (cf. encadré 17) Source : Isee.

16Les travaux de Sophie Barnèche (2009) révèlent à quel point la souffrance identitaire et le mal-être sont profonds chez les jeunes Kanak lorsqu’ils perdent leur langue d’origine. Ce manque de maîtrise de sa langue maternelle ne favorise pas l’apprentissage du français et la réussite scolaire. Ils se retrouvent alors en situation d’insécurité linguistique dans un système éducatif qui repose presque totalement sur le français et qui est le miroir grossissant de la juxtaposition communautaire. En effet, la fragmentation ethnique est évidente à la fois entre et au sein des établissements. Les choix d’établissements scolaires accentuent la ségrégation ethnique car, classiquement, ce sont les enfants des familles aisées et européennes qui migrent des écoles les moins cotées aux écoles les plus cotées, ce qui explique que les écoles sont ethniquement plus homogènes que les quartiers de Nouméa (Wacquant, 1989 ; Kolher et Wacquant, 1985 : 51-94). Au sein des établissements, les jeunes de communautés différentes se côtoient difficilement, voire s’affrontent physiquement. En attestent les bagarres toujours régulières entre Kanak et Wallisiens-Futuniens, résonance du conflit meurtrier qui a eu lieu en 2001-2002 entre la tribu de Saint-Louis et le lotissement voisin de l’Ave Maria, habité par plusieurs centaines de Wallisiens et Futuniens, et qui s’est soldé par le déplacement forcé de ces derniers. Ainsi, aux portes de Nouméa, la conclusion violente de cette difficile cohabitation entre ces communautés océaniennes a pu être qualifiée d’« épuration ethnique » par certains, expression directement venue des Balkans et des guerres de Yougoslavie qui venaient juste de se terminer après une décennie d’horreur.

Les disparités professionnelles

17Bien qu’essentiels, les programmes « 400 cadres » et « Cadre avenir », mis en place respectivement par les accords de Matignon et de Nouméa (cf. supra), visant spécialement un meilleur partage des responsabilités entre les communautés, n’ont concerné qu’un peu plus de 1 000 personnes, dont deux tiers de Kanak. Ils n’ont par conséquent que partiellement atténué, sur le plan communautaire, les disparités professionnelles ou de revenus, d’autant que les cadres locaux sont très rares dans l’enseignement et la santé et que la moitié de ces nouveaux diplômés travaillent en province Sud, ce qui traduit l’attractivité et le poids du Grand Nouméa. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, car la formation des élites est une action de longue haleine. La place des femmes est un miroir déformant de ces inégalités, puisque 70 % des femmes kanak qui travaillent sont employées de service aux particuliers (femmes de ménage, gardes d’enfants…) ou ouvrières. Toutefois, pour ne pas voir uniquement le verre à moitié vide, il faut savoir que s’il y avait moins de 150 Kanak occupant des postes de cadres en 1989, ils sont vingt ans plus tard un millier. En outre, l’augmentation du niveau général d’éducation a été plus rapide, ces 20 dernières années, pour les Kanak que pour le reste de la population néo-calédonienne (Hadj et al., 2011 : 19).

Tableau 9 – Part des actifs ayant un emploi par catégorie socioprofessionnelle pour les trois principales communautés (en %). Source : Isee, RGP 2009.

Des sports communautaires

18Quand les jeunes Calédoniens se conforment à la mode occidentale, les jeunes Kanak s’emmitouflent sous des capuches dans des tenues de camouflage militaire. Même dans le cadre des loisirs, les communautés en Nouvelle-Calédonie se mélangent rarement et se différencient fortement. Les Calédoniennes se dévêtent sur les plages alors que les jeunes filles et les femmes kanak restent couvertes en se baignant en short et t-shirt. Presque nues au XIX^e siècle, les missionnaires les ont contraints à cacher leur corps, mais la robe mission qu’elles portent aujourd’hui est revendiquée désormais comme un symbole identitaire40. Le sport est un bon révélateur du communautarisme régnant et des inégalités de revenus. Les catégories aisées se dégagent progressivement des sports les plus contraignants pour investir les sports ludiques, balnéaires et nautiques spécialement. Ainsi, planche à voile ou kitesurf sont majoritairement pratiqués par les populations d’origine européenne et asiatique, qui, à l’inverse, sont peu présentes dans les sports d’équipe. La stature et la force des Wallisiens-Futuniens font merveille en rugby ou en volley-ball. Quant au va’a (pirogue polynésienne), la majorité des pratiquants est d’origine tahitienne. Les Kanak sont très peu présents sur les parcours de golf ou les courts de tennis, à l’inverse des rings de boxe et des stades d’athlétisme ou de football, qui offrent des possibilités d’ascension sociale.

19Le football et le cricket sont les sports les plus pratiqués par les Mélanésiens. Emblématique du sport kanak, le cricket est en fait plus loyaltien que mélanésien, avec des clubs aux îles Loyauté mais aussi à Nouméa où, au travers du sport, les Loyaltiens maintiennent les liens avec leur île et leur tribu. Le football a connu un renversement complet en un demi-siècle, puisque de loisir d’Européens il est devenu un sport joué dans toutes les tribus et dominé par des équipes à forte composante kanak. Rappelons-nous qu’au temps de l’indigénat, les Kanak, Javanais et Tonkinois étaient considérés comme « étrangers » en sport, ce qui limitait leur nombre à trois dans les équipes A. Un coup d’œil dans les tribunes d’un match de football de « super ligue » démontre à la fois la passion kanak pour ce sport et la très faible mixité ethnique de l’assistance. Le monde kanak a fourni de bons joueurs aux équipes de première division du championnat de France, spécialement corses, et deux internationaux qui ont une place de choix dans le panthéon sportif néo-calédonien : Jacques Zimako, 13 sélections en équipe de France de 1977 à 1981, et Christian Karembeu, 53 sélections en équipe de France de 1992 à 2002 et champion du monde en 1998.

Pratiques à risques et communautés

20La richesse qui s’affiche dans certains quartiers de Nouméa cache de considérables inégalités de revenus et des comportements témoignant du retard dans la prise de conscience des risques en termes de sécurité ou de santé publique, de moins en moins tolérés dans les sociétés les plus avancées (Beck, 1986). En Nouvelle-Calédonie, leur prévention et leur perception, très en deçà des pays de niveau de vie équivalent, confirment le décalage entre prospérité et développement. L’insécurité routière, reposant sur l’alcool, le cannabis, la vitesse, un réseau routier dangereux, la conduite très courante sans permis41 et le laxisme des autorités, en est un bon exemple avec, en 2010, un taux de 26,4 tués pour 100 000 habitants contre moins de 10 tués pour 100 000 habitants en Nouvelle-Zélande, pays ayant une densité de population quasiment identique à celle de la Nouvelle-Calédonie. Le chiffre néo-calédonien est au-dessus de la moyenne africaine, continent le plus dangereux en ce domaine (World Health Organization, 2013) ! Des espoirs d’amélioration existent cependant quand on sait qu’au début des années 1970 on comptait, en métropole, plus de 30 tués pour 100 000 habitants et seulement cinq aujourd’hui. L’origine massivement océanienne des responsables et des victimes est une autre preuve des clivages communautaires qui traversent la société. Il en va de même avec les infections sexuellement transmissibles et les grossesses non désirées. Ces problèmes majeurs de santé publique touchent principalement les Kanak et les Polynésiens, parce que la sexualité des jeunes Océaniens n’est souvent possible qu’à l’occasion de fêtes très alcoolisées (Hamelin et Salomon, 2011 : 40).

L’enjeu spatial

21La Nouvelle-Calédonie présente des déséquilibres spatiaux notables. Il n’y a là rien d’étonnant dans la mesure où une distribution équilibrée des hommes et des activités sur un territoire est l’exception. Ce qui est intéressant ici, c’est la vigueur avec laquelle les pouvoirs publics ont cherché à atténuer le problème. Nous consacrerons la dernière partie de cet ouvrage à ces disparités et à la réorganisation de l’espace néo-calédonien. Mais, à l’échelle des provinces, mises en place par les accords de Matignon, ces déséquilibres restent préoccupants, car le « destin commun » est à minorer, en considération des écarts de genre de vie et de revenus qui persistent et qui ont plutôt tendance à se creuser.

Tableau 10 – Poids relatif des trois provinces dans l’ensemble néo-calédonien en 2009 (en %). Sources : Isee et vice-rectorat de la Nouvelle-Calédonie.

22Ainsi, la province Sud, qui regroupe en 2009 les trois quarts de la population totale, concentre 81 % du PIB néo-calédonien et 91 % des diplômés du supérieur. Inversement, les deux autres provinces, avec un quart de la population totale, ne contribuent que pour 19 % du PIB et ne regroupent que 9 % des diplômés du supérieur. Le PIB/habitant de la province Sud est respectivement de 45 % et de 105 % supérieur à ceux des provinces Nord et des îles Loyauté. Au-delà de ces indicateurs abstraits, l’enquête BCM (cf. supra) montre également des disparités interprovinciales importantes mais plus palpables (cf. tableau en annexe, p. 209). L’écart de ressources est flagrant entre les ménages de la province Sud et ceux des deux autres provinces, malgré l’importance plus grande dans ces deux dernières de la part des allocations sociales dans le revenu monétaire des ménages. Le revenu mensuel moyen des ménages est plus de deux fois supérieur en province Sud qu’aux îles Loyauté. Les inégalités de revenus sont beaucoup plus fortes en provinces Nord et des Loyauté, comme le montre l’indice de Gini qui atteint des niveaux sud-américains aux Loyauté. Toutefois, contrairement à ce qui se passe en province Sud, les écarts de revenus ont tendance à diminuer en province Nord. Classiquement, c’est là où les ressources sont les plus faibles que la part de l’alimentation dans les dépenses est la plus élevée. En termes d’équipement des ménages, les différences sont flagrantes entre la province Sud et les îles Loyauté, très en retard en matière numérique. L’indice de développement humain (IDH) est aussi très loquace, mais il faut néanmoins relever que l’écart entre les trois provinces s’est réduit entre 1996 et 2004. Ainsi, la mortalité infantile a beaucoup reculé en province Nord depuis les années 1980 – elle a été divisée par cinq – et, de même, l’espérance de vie à la naissance y a gagné une douzaine d’années pendant le dernier quart de siècle.

23À un niveau plus fin, celui des communes, on se rend compte que la variation des PIB/habitant est encore plus forte, les écarts allant de 1 à plus de 5 de Belep à Nouméa en termes de commune de travail (cf. carte 12). La seule commune de Nouméa concentre 60 % du PIB néo-calédonien, le Grand Nouméa les trois quarts.

Carte 12 – Les PIB/habitant/commune de travail en 2009. Source : Isee, RGP 2009.

Les clés de répartition

24Les puissants mécanismes de redistribution du revenu qui fonctionnent en métropole (Davezies, 2008), par l’importance des prélèvements, des dépenses publiques et des transferts sociaux, sont en Nouvelle-Calédonie à la fois plus faibles et différents. Les clés de répartition (cf. supra), en favorisant volontairement les provinces Nord et des îles Loyauté, sont un élément fondamental du système redistributif. Au regard du déséquilibre démographique qui s’est renforcé au profit de la province Sud (68 % de la population totale en 1989 et 1996, 75 % en 2009), certains estiment qu’il est désormais temps de modifier les clés de répartition et de moins léser cette dernière. Ainsi, en 2009, les dotations de fonctionnement reçues par les provinces des îles Loyauté et du Nord étaient, par habitant, respectivement de 3,6 fois et 2,5 fois supérieures à celles de la province Sud, dont les comptes administratifs sont désormais déficitaires. La mise en place par celle-ci de nouvelles et avantageuses dépenses sociales (aide médicale, aide au transport public, aide à l’emploi et à la formation, aide au logement…) n’est pas sans conséquences sur son budget et a eu tendance à renforcer son attractivité auprès des populations du Nord et des Loyauté. Sans rentrer dans un débat juridique pour savoir si les clés de répartition sont « gravées dans le marbre », il est intéressant de noter que si l’outil fiscal est sur-utilisé en métropole il est peu utilisé en Nouvelle-Calédonie (cf. supra), où la pression fiscalo-sociale est limitée grâce à l’ampleur de l’action de l’État (Chambre territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie, 2008 : 16). Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les prélèvements obligatoires, c’est-à-dire les impôts, taxes et cotisations sociales qui constituent la majeure partie des recettes des administrations publiques et qui représentaient, en 2009, 41,6 % du PIB en métropole contre 35 % pour les pays de l’OCDE et moins de 30 % en Nouvelle-Calédonie.

25Moins connus, mais également importants, les contrats de développement favorisent pareillement les provinces Nord et des îles Loyauté. Il s’agit de crédits ciblés, portant sur les questions d’habitat, de transport, d’adduction d’eau, de lutte contre le chômage et l’exclusion…, et négociés tous les cinq ans entre l’État, les provinces et les autres collectivités locales. Pour les contrats 2011-2015, le montant total des deux contrats formalisés avec la province des îles Loyauté s’élève à 10,9 milliards de FCFP (91 millions d’euros), dont 68 % pris en charge par l’État. Ils permettront de financer, entre autres, la construction de logements sociaux, la rénovation des infrastructures portuaires et aéroportuaires et les bourses scolaires. La province Sud a signé trois contrats avec l’État, pour un montant total de 32,7 milliards de FCFP (274 millions d’euros). Pour l’ensemble de la province Nord, les contrats 2011-2015 s’élèvent à 22 milliards de FCFP (184 millions d’euros). On peut remarquer que la distribution de ces derniers contrats est quasiment le calque de la clé de répartition de la dotation de fonctionnement (50 % pour la province Sud, 33 % pour la province Nord et 17 % pour la province des îles Loyauté) alors que, dans la loi référendaire du 9 novembre 198842, il était prévu que ces crédits soient « affectés, pour les trois quarts, à des opérations intéressant les provinces Nord et des Îles et, pour un quart, à des opérations intéressant la province Sud ». Non appliquée, cette répartition particulièrement avantageuse pour les provinces Nord et des Îles, n’a pas été reprise dans la loi organique de 1999.

Tableau 11 – Répartition relative des dotations financières par province (en %). Sources : Isee, RGP, loi référendaire de 1988 et loi organique de 1999.

Une redistribution imparfaite

26À côté de ces transferts publics, il existe d’autres mécanismes de redistribution, comme les transferts de revenus entre les lieux d’emplois et les lieux de résidence. Ils restent encore limités en Nouvelle-Calédonie, mais il faut noter que la dispersion des valeurs des PIB/commune/habitant43 est plus faible lorsqu’on prend la commune de domicile que quand il s’agit de la commune de travail. Ces transferts, reposant sur les migrations pendulaires44, favorisent d’abord les trois communes-dortoirs de l’agglomération (Dumbéa, Mont-Dore et Païta), dont les PIB/commune de résidence/habitant sont de 50 % à 150 % plus élevés que les PIB/commune de travail/habitant (cf. carte 12, p. 135). On peut penser que l’argent gagné à Nouméa est partiellement dépensé à Dumbéa, Païta ou Mont-Dore sous forme d’acquisition ou de location de logements ainsi que d’achats dans les commerces. Mais ces transferts entre lieux d’emplois et lieux de résidence ne se limitent pas au Grand Nouméa, puisqu’ils affectent également la commune de Boulouparis, signe de son intégration progressive dans la zone péri-urbaine du Grand Nouméa (cf. infra). À une autre échelle, La Foa joue ce rôle redistributif pour le sud-ouest rural, avec des mouvements pendulaires notables au départ de Sarraméa, Farino, Moindou ou Boulouparis, un phénomène mis en relief par un maillage communal inhabituel, avec les deux « petites » communes de Sarraméa et Farino. Dans celles-ci, les PIB/commune de résidence/habitant sont respectivement plus de deux fois et près de trois fois plus élevés que les PIB/commune de travail/habitant.

27Bien que difficiles à cerner, on peut penser que les transferts financiers des milliers de Loyaltiens vivant dans le Grand Nouméa vers leur île ne sont pas à négliger (Cabinet Syndex, 2010 : 39). Sans sous-estimer l’activité de croisière à Lifou, où le comité de développement du district de Wetr est à l’origine de la création de la SARL Mejine Wetr qui organise le court séjour des 203 000 croisiéristes en 2013 – avec plus de 2 millions de FCFP (16 760 €) injectés dans l’économie du nord de l’île à chaque escale, au nombre de 99 en 2013 –, le tourisme est peu mis à contribution en Nouvelle-Calédonie. Or il s’agit d’une activité fondamentalement redistributive, puisque les visiteurs viennent dépenser leur argent dans des lieux où ils ne l’ont pas gagné. Force est de constater que l’exploitation de ce type de redistribution pourrait être bien supérieure. Plus généralement, il ne faut pas négliger l’impact de tous les résidents non recensés (excursionnistes, touristes, résidents secondaires, multirésidents), une économie présentielle qui favorise aujourd’hui des communes comme Farino ou Boulouparis, avec un grand nombre de résidences secondaires à Port-Ouenghi ou Bouraké à l’origine du doublement de la population en fin de semaine selon son maire45.

Activités proposées aux croisiéristes à Easo (Lifou). © J.-C. Gay

28Face à un système redistributif somme toute imparfait, les espoirs sont tournés vers la transformation du nickel en province Nord. Après toute une série de projets avortés, les choses se précisent en juin 1996, quand le groupe Falconbridge, partenaire canadien de la SMSP, devenue propriété de la Sofinor, dévoile l’esquisse de ce que l’on va appeler l’« usine du Nord ». L’accord de Bercy, en 1998 (cf. supra), ouvre la voie à la construction d’une usine métallurgique sur la presqu’île de Vavouto (commune de Voh), qui doit créer environ 1 000 emplois directs, et détenue à 51 % par la SMSP. La phase de construction a mobilisé, au moment du pic d’embauche en 2011, 5 000 personnes travaillant sur le site industriel. Si le nombre d’emplois a diminué sur celui-ci avec l’achèvement du chantier et la première coulée de nickel produite en avril 2013, cette usine doit générer plusieurs milliers d’emplois indirects. Le rééquilibrage partiel entre le nord et le sud de la Grande Terre engendré par cette industrialisation ne va-t-il pas renforcer le déséquilibre entre la côte ouest et la côte est, au sein de la province Nord, de plus en plus duale ? Ceci nous conduit à réfléchir à l’organisation spatiale de la Nouvelle-Calédonie à plusieurs échelles.