1Le vice originel de l’économie de la Nouvelle-Calédonie est le bagne, au fondement d’une économie reposant sur des transferts publics, faisant la fortune des maisons de commerce et entretenant une masse croissante de fonctionnaires. Mines et fonction publique, dès l’époque coloniale, ont été les deux piliers du salariat. Par la suite, le nickel a eu tendance à masquer la dépendance croissante vis-à-vis de la métropole et à soutenir une prospérité moins artificielle que dans le reste de l’outre-mer français, mais toutefois largement conditionnée à la politique redistributive de l’État (cf. supra).

Le syndrome néerlandais

2Si le boom puis la chute du nickel sont les points de départ d’une économie de plus en plus assistée, c’est d’abord et surtout parce qu’il s’agit d’une stratégie mûrie à Paris de placer la Nouvelle-Calédonie sous assistance pour lutter contre les tentations autonomistes et le « poison » indépendantiste. Comme l’explique Jean Freyss (1995 : 200), la possibilité de mobiliser les ressources monétaires locales est rejetée, ce qui favorise l’importation de produits et l’exportation d’épargne. La création d’un impôt sur le revenu et celle d’un emprunt territorial ont été écartées, de crainte d’aboutir à une autonomie économique et financière. Au milieu des années 1970, la fiscalité est presque totalement indirecte, reposant sur les taxes prélevées sur les produits importés et les droits de sortie sur le nickel. La patente et l’impôt foncier constituent la fiscalité directe. Un impôt sur toutes les sociétés n’apparaît qu’en 1979. N’oublions toutefois pas que la fiscalité étant de compétence locale, les majorités conservatrices locales sont au moins autant responsables que l’État de cette situation.

Une fiscalité archaïque

3Après plusieurs décennies de débats et de polémiques, l’impôt sur le revenu est créé en 1982 (Lieb, 2011 : 9), mais la part de la fiscalité indirecte est supérieure à celle de métropole. Par ailleurs, la contribution des ménages aux recettes fiscales est bien plus faible qu’en métropole. Il n’existe toujours pas d’impôt sur les plus-values immobilières, de taxe d’habitation, d’impôts sur les successions et la fortune. Il s’agit d’une fiscalité archaïque, largement en faveur des professionnels indépendants (patrons de l’industrie et du commerce, exploitants agricoles, professions libérales…), dont 80 à 90 % sont imposés au forfait et, parmi ceux-ci, 60 % environ sont « non imposés » (Chambre territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie, 2008 : 43).

4L’assistanat, mis en place avec le boom du nickel, entretient la Nouvelle-Calédonie dans ses mauvaises habitudes. Si l’on met en relation la part des mines et de la métallurgie avec les transferts publics ou les services non marchands (services fournis gratuitement ou à des prix non compétitifs dans l’éducation, la santé, l’action sociale ou les administrations), on se rend compte que les choses basculent à partir de la fin des années 1970. Pour la première fois, en 1978, les services non marchands et les transferts publics dépassent le nickel et, à de rares exceptions près, l’écart s’est creusé au fil du temps (fig. 4).

Figure 4 – Évolution de la part des mines-métallurgie et des services non marchands dans le PIB néo-calédonien Source : IEOM.

Le déclin du rôle du nickel

5Il y a donc une tendance nette sur la longue durée à une baisse du poids du nickel (mines et métallurgie) dans le PIB, qui tourne aujourd’hui autour de 10 % contre plus de 15 % pour les transferts publics34, avec un effet multiplicateur majeur par le biais des dépenses des fonctionnaires et des administrations (Freyss, 1995 : 203-215), et plus de 20 % pour les services non marchands. Toutefois, le nickel a eu des effets induits non négligeables ces dernières années, sur le BTP spécialement, avec la construction de deux usines de taille mondiale. Sur une plus courte durée, la conjoncture du marché des matières premières explique les fluctuations importantes de la courbe du nickel mais également le recours aux aides stabilisatrices de l’État, celles-ci augmentant lorsque la part du nickel fléchit. Le premier poste de dépenses de l’État est celui des rémunérations des fonctionnaires d’État et militaires actifs et retraités. Le deuxième poste tient dans les transferts aux autres administrations publiques (Nouvelle-Calédonie, provinces, communes, établissements publics).

6La décennie 2000 illustre parfaitement le déclin du rôle du nickel dans l’économie, pourtant il s’agit d’années particulièrement fastes pour ce secteur avec en particulier la croissance de la demande chinoise. Dès 2002, les cours entament une progression pour atteindre des sommets en 2007. Malgré cela, la part du nickel reste faible, bien inférieure aux transferts publics et aux services non marchands. Dopée ou droguée à l’argent facile de l’État et des revenus des administrations, la Nouvelle-Calédonie vit au-dessus de ses moyens. Nul doute que si le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale l’étudiaient attentivement, avec un déficit public croissant et un taux de couverture dégradé, ils proposeraient pour éviter sa faillite une douloureuse politique d’ajustement structurel, avec un système fiscal favorisant la croissance économique, des dispositions contre la bureaucratie, un système aidant les investissements étrangers et une dévaluation de la monnaie (Lagadec, 2010). Or, c’est dans la plus grande indifférence que le taux de couverture se dégrade depuis deux décennies, le nickel et les usines métallurgiques entretenant l’illusion de la solidité économique de la Nouvelle-Calédonie.

La dépendance économique à la France

7Il est paradoxal de constater que dans un processus d’émancipation et de décolonisation, la Nouvelle-Calédonie est de plus en plus dépendante économiquement de la France. Cette situation inquiétante semble révéler la focalisation des débats locaux sur la question politique au détriment des aspects économiques, pourtant fondamentaux lorsqu’il s’agira de réfléchir à la viabilité de la nouvelle entité indépendante ou associée à la France, sauf à considérer que l’économique est un argument du politique – les non-indépendantistes pour prouver que l’indépendance sera une catastrophe, les indépendantistes pour bénéficier des prébendes de l’État. Lorsque le Conseil économique et social de la Nouvelle-Calédonie se déclare, en 2010, en faveur du passage à l’euro, est-ce parce que cette devise est considérée comme une bonne assurance contre les menaces de dévaluation – une réponse pourtant insuffisante mais raisonnable pour redonner un minimum de compétitivité à l’économie néo-calédonienne, spécialement à son tourisme (cf. infra) – ou est-ce parce que l’euro semble éloigner encore un peu plus de l’indépendance ?

8La solidarité nationale continue d’œuvrer mais la situation économique de la France ne peut qu’inquiéter l’outre-mer français, car il est difficile d’imaginer que les transferts vont continuer d’augmenter. Des mesures visant à les réduire sont déjà apparues, comme la fin en 2009 de l’indexation des pensions (« indemnité temporaire de retraite (ITR) ») pour les fonctionnaires français, venant s’installer dans certaines collectivités d’outre-mer et en Nouvelle-Calédonie, et leur plafonnement progressif pour ceux qui en bénéficient. Entre 1989 et 2005, le nombre de bénéficiaires de cette indemnité a triplé, car une certaine publicité en a été faite (émission de télévision, telle Capital sur M6, informations des services de retraite des administrations…) et les tarifs aériens ont baissé. Si l’arrivée de retraités en Nouvelle-Calédonie, très difficile à saisir (Royer, 2011), a créé la polémique, en en faisant les boucs émissaires de l’inflation très forte de l’immobilier, la présidence du gouvernement de Polynésie française a compris tout le parti à tirer de l’arrivée de cette manne de retraités venant dépenser leur argent sur place – forme aujourd’hui majeure de redistribution des richesses à l’échelle européenne – et a vivement encouragé cette immigration en donnant des informations claires et précises sur son site internet. Certains estiment que les pensions de retraite seraient ainsi devenues la deuxième ressource de la Polynésie française, représentant 14 % des dépenses totales de l’État sur place (Brard, 2007 : 56). Cette immigration est assujettie aux incertitudes politiques : élevée au début des années 1990, en perte de vitesse à la fin de cette décennie et à nouveau forte entre 2005 et 2008.

9Le système de retraite des agents de la fonction publique propre à la Nouvelle-Calédonie présente également de graves défauts, dont celui d’être structurellement très déficitaire et d’être beaucoup plus avantageux que le régime du secteur privé. La Cour des comptes relève que l’âge effectif du départ en retraite en 2010 a été de 54,7 ans et que 30 ans de cotisation suffisent. Par ailleurs, la progressive réduction de l’ITR pour les pensionnés d’outre-mer n’est pas applicable aux retraités de la fonction publique de la Nouvelle-Calédonie (Cour DES COMPTES, 2012 b : 533). Des perspectives financières préoccupantes devraient conduire rapidement à des réformes profondes.

10La bonification pour les services rendus hors d’Europe, dite « bonification de dépaysement », bénéficie à tous les fonctionnaires d’État y exerçant, qu’ils soient ou non originaires de ces départements ou collectivités ultramarines. La Cour des comptes, en 2003, avait vivement critiqué cet avantage en matière de retraite, correspondant à une annuité supplémentaire pour trois années de service civil qui remonte à 1853, et l’avait jugé totalement disproportionné en considération des contraintes subies par les fonctionnaires concernés (Cour des comptes, 2003 : 20). Depuis le 1^er janvier 2013, ces bonifications sont désormais exclues de la durée d’assurance qui détermine le coefficient de surcote, mais sont toujours prises en compte pour déterminer le taux de pension.

Des secteurs non compétitifs

11Aujourd’hui, les transferts de l’État et le nickel restent les deux moteurs de l’économie. Ces rentrées financières sont de telle ampleur qu’elles génèrent des déséquilibres économiques et sociaux importants. Elles nuisent à certains secteurs, qui pâtissent d’un coût de la main-d’œuvre très élevé. Si le commerce bénéficie d’une clientèle conséquente ayant un haut pouvoir d’achat, la cherté de la vie est source de tensions sociales qui soulignent de spectaculaires inégalités économiques et mettent en évidence le manque de concurrence dans le secteur de l’import-distribution. Les emplois administratifs sont les plus prisés, car ils sont mieux rémunérés qu’en métropole. Ces symptômes s’apparentent à un mal appelé « syndrome néerlandais », qui a été mis en évidence à propos des économies bénéficiant brusquement d’une manne (Corden et Neary, 1982). On l’a ainsi nommé parce que les Pays-Bas ont été l’un des premiers États touchés, au moment de la découverte du gaz naturel. Les secteurs exposés (exportations, tourisme…) connaissent une augmentation de leurs intrants, induite par la hausse des prix due aux accroissements des revenus et de la demande intérieure. Le tourisme est une des principales victimes de ce syndrome car il ne peut être protégé (sauf par des subventions ou des défiscalisations). Il subit donc en priorité la réduction de ses marges provoquée par l’accroissement de ses coûts et l’impossibilité de le répercuter dans ses prix. Il est aussi victime d’un autre aspect du syndrome néerlandais : les salaires élevés du secteur public d’État ou territorial, généralement hypertrophié, tendent à devenir les salaires de référence (Poirine, 2007 : 21). La main-d’œuvre qualifiée est attirée par les booming sectors, dans lesquels les salaires sont plus élevés.

Une économie de double rente

12Pudiquement, on utilise de plus en plus l’expression d’« économie sous serre » (Naudet, 200635) pour évoquer les maux économiques de l’outre-mer, jolie appellation critiquable pour désigner un modèle de développement isolé, intenable et artificiel, reposant sur la sous-fiscalisation, les transferts publics, le protectionnisme et la dégradation de la balance commerciale (Poirine, 2011). C’en est au point qu’on peut, à la suite d’Isabelle Leblic, réellement se poser la question de l’effet des subventions massives sur le développement. Est-ce un frein ou un encouragement ? L’argent facile n’encourage-t-il pas à ne rien faire ? (Leblic, 1993 : 394-395) Velléitaire, l’État est totalement responsable de cette situation, injectant toujours plus d’argent en Nouvelle-Calédonie sans chercher à réformer un modèle économique aberrant. Les rapports Nora (1976), Ripert (1989) ou Bélorgey (1993) ont constaté que les transferts ont débouché sur l’assistance et non sur le développement. La réduction de la sur-rémunération des fonctionnaires, mollement demandée par le FLNKS lors des négociations d’août 1988 (accord d’Oudinot), n’a jamais abouti.

13Aux transferts publics massifs, qui font de l’outre-mer une sorte de Mezzogiorno français, se rajoutent en Nouvelle-Calédonie les revenus du secteur minier : la collectivité possède près du quart des réserves de nickel dans le monde et concentre 4 % de la production mondiale.

Figure 6 – Croquis du syndrome éerlandais. Conception : J.-C. Gay

14La gestion à l’œuvre de cette manne, à l’instar de l’Australie, de la Russie ou de l’Arabie saoudite, a des conséquences néfastes sur la compétitivité du pays et, à l’attractivité de la fonction publique, se rajoute l’attractivité de la mine. La Nouvelle-Calédonie est donc une économie de double rente, s’apparentant au syndrome hollandais, même si on n’a pas constaté d’appréciation de la monnaie et pour cause, puisque le franc pacifique est déjà une monnaie surévaluée. Ogresse dévoreuse de main-d’œuvre au temps de la colonie, la mine, avec les bouleversements des écosystèmes qu’elle génère et l’illusion de prospérité qu’elle alimente, peut-elle être considérée comme une malédiction ? Cette question semblera particulièrement incongrue aux milliers de salariés qui bénéficient de revenus bien supérieurs à la moyenne grâce à elle.

La formation des prix et des salaires

15L’autre volet du problème économique néo-calédonien est la question des prix très élevés. Les sur-rémunérations ont de spectaculaires effets inflationnistes avec un coût de la vie exorbitant. Un ménage métropolitain qui garderait ses habitudes de consommation verrait ses dépenses augmenter de 49 %, un surcoût équivalent à celui qu’on trouve en Polynésie française (51 %) mais très supérieur à ceux dans les DROM (7 % en Martinique, 12 % à la Réunion, 20 % en Guyane). Les produits alimentaires, qui contribuent amplement à la perception de cherté de la vie, sont 89 % plus chers qu’en métropole (Roubio Collet, 2012).

Des fonctionnaires sur-rémunérés

16Le secteur de l’import-distribution est avantagé par le pouvoir d’achat élevé d’une partie de la population et par les marges supérieures permises par le protectionnisme douanier, constitué de taxes et de quotas d’importation. Cette économie de transferts publics ne fait pas que des heureux. Les sociétés d’outre-mer sont plus inégalitaires que la société métropolitaine avec, d’un côté, des personnes bien payées et ayant des emplois protégés et, de l’autre, des personnes aux salaires beaucoup plus bas ou au chômage. Ceci explique partiellement un climat social tendu, avec des grèves souvent dures. Le régime de rémunération des fonctionnaires est source de méfiance entre les différentes catégories de salariés et les communautés : les métropolitains, qui bénéficient durant quatre ans d’une indemnité d’éloignement substantielle, sont l’objet de jalousie. En tirant les prix vers le haut, ces majorations ont comme autre effet pervers de paupériser une partie de la population. Leur coût pour l’ensemble de l’outre-mer s’élevait en 2008 à plus de 1,3 milliard d’euros (155 milliards de FCFP), dont 178 millions d’euros (21 milliards de FCFP) pour la Nouvelle-Calédonie (Massion et Dolige, 2009), où environ un tiers des salariés travaille dans les services non marchands (cf. supra).

17À l’origine, cette sur-rémunération s’expliquait par un grand isolement et des conditions de vie difficiles. Ainsi, jusqu’au début du XX^e siècle, les fonctionnaires demandaient si fréquemment le rapatriement en métropole pour raison de santé que l’administration exigeait, outre un certificat médical du médecin traitant, une contre-visite du conseil de santé, voire un examen à l’arrivée en métropole qui pouvait conduire à un retour dans la colonie. Le régime actuel de sur-rémunération est devenu un acquis difficile à remettre en cause sous peine de troubles sociaux graves, alors qu’il est de moins en moins acceptable. Assurément, ses raisons d’être sont pour une large part obsolètes, eu égard à l’amélioration des conditions de vie et au déclin de l’isolement, par les progrès des transports et des télécommunications. Quant au niveau des prix, il est certes plus élevé qu’en métropole, mais inférieur à la valeur relative de la majoration (Laffineur, 2003 : 29-30).

Tableau 7 – La sur-rémunération des fonctionnaires dans l’outre-mer français.

18En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, l’existence depuis 1978 de deux coefficients multiplicateurs démontre qu’on les a utilisés pour rendre attractifs les postes proposés dans les zones périphériques (Brard, 2007 : 14-15). Effectivement, à la fin des années 1970, on s’est servi de la forte inflation qui régnait pour réduire cette majoration en ne répercutant pas totalement la hausse des salaires en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. On est ainsi passé de 102 % à 73 % de majoration à Nouméa entre 1970 et 1981 (Chauchat, 2006 : 172), ce qui semblait répondre à un affaiblissement de la « sujétion particulière inhérente à l’exercice de la fonction publique outre-mer ». Mais si la prise en compte des inconvénients de certaines affectations apparaissait éventuellement justifiée à la fin des années 1970, elle semble aujourd’hui très imparfaite. Par exemple, la majoration inchangée, depuis février 1981, de 73 % dans le Grand Nouméa et de 94 % sur le reste du territoire néo-calédonien, qu’on occupe un emploi à Boulouparis (à moins d’une heure de route de Nouméa) ou à Belep (350 km plus au nord et difficile d’accès) ne tient en aucun cas compte de l’amélioration des axes de communication et des conditions de vie en brousse ces trente dernières années.

19L’extension de ce complément de rémunération a concerné la fonction publique locale, les agents de l’Office des postes et des télécommunications (OPT) puis s’est répandue dans des établissements et organismes publics et parapublics, certains secteurs de droit privé, telles les banques ou les assurances, des sociétés comme Air France, ou des services juridiques, médicaux et paramédicaux, etc. Il est saisissant de constater que le prix des médicaments est soumis en Nouvelle-Calédonie à une majoration équivalente à celle des salaires de la fonction publique, preuve du caractère profondément inflationniste de ce dispositif car elle n’est en rien justifiée par le coût du transport.

20Les salaires de la fonction publique font référence et la distribution des rémunérations est plus inégalitaire qu’en métropole. Seules les activités marchandes capables de dégager des revenus aux moins égaux aux salaires publics référents sont attrayantes, ce qui exclut bon nombre de secteurs productifs, tels l’agriculture, le tourisme ou les petites industries de transformation. Les marges commerciales sur les importations sont très élevées avec une faible concurrence entre importateurs. L’approvisionnement sur le marché mondial est à un prix bas alors que ceux des productions locales sont hauts. Lorsqu’on dénonce l’« économie de comptoir », on ne fait que pointer les effets et non les causes, car la tendance à l’importation tient dans la « rationalité » du système et non dans le pouvoir des importateurs. L’outre-mer est une vaste entreprise de transformation de l’argent public en argent privé. Les transferts entretiennent une société de consommation sans développement solide, se traduisant par des importations massives, et une fuite de capitaux car l’épargne des Néo-Calédoniens est couramment injectée à l’extérieur, en métropole, en Australie ou en Nouvelle-Zélande.

Une insularité qui a bon dos

21Mais, sous la pression des pays insulaires ou des États possédant des îles, au moyen en particulier de réseaux ou d’associations, la tendance est forte à naturaliser les problèmes de développement de ces petites économies insulaires (PEI) pour masquer des phénomènes ou des mécanismes pernicieux. Il s’agit d’un moyen dilatoire ou d’un contre-feu pour déplacer le problème et détourner l’attention de certains aspects qu’on souhaite éluder. Synonyme de petitesse et d’éloignement, l’insularité a le dos large. En France d’outre-mer, on l’évoque à l’envi pour expliquer les problèmes économiques, le chômage ou la vie chère, et pour demander sans cesse de nouvelles aides et de nouvelles exemptions. De nombreux acteurs ont intérêt à attribuer à l’insularité, ennemi commode car muet, tous les maux. Les fonctionnaires qui se plaignent des prix élevés, mais dont les sur-rémunérations ont un effet inflationniste nuisible. Les importateurs et le secteur privé monopolistique qui pestent contre le coût du fret, mais qui alignent leurs prix sur les salaires de la fonction publique et réalisent des marges très élevées. En y répondant par une politique peu efficace reposant sur la défiscalisation, les baisses de charges ou les emplois aidés, on ne remet pas en question les taxes, les barrières douanières ou les contingentements, bien plus agissants que le coût du transport. L’insularité ne peut être considérée comme une maladie économique qu’on soigne avec des remèdes plus ou moins adaptés, car ce n’est pas un obstacle aux échanges, puisque le transport maritime est bien plus efficace et bien moins onéreux que le transport terrestre.

22On se sert de l’insularité pour masquer les effets du protectionnisme ultramarin français. Reste la variable de l’exiguïté à examiner. La petite taille des marchés intérieurs est pénalisante pour la mise en place d’une industrie locale compétitive, et le seul moyen de s’en sortir est de se concentrer sur quelques produits d’exportation à haute valeur ajoutée, pour lesquels le coût du fret est négligeable par rapport à leur prix, ainsi que sur les exportations de services touristiques et/ou financiers. Dans ces domaines, les îles présentent de nombreux exemples de réussite (Bahamas, Caïmans, Maurice, îles Vierges britanniques…) se traduisant par une prospérité réelle et des indices socio-économiques flatteurs. C’en est au point que les spécialistes du développement insulaire ont mis en évidence le tournant touristique pris, ces vingt dernières années, par de nombreuses PEI, qui ne sont pas forcément des paradis fiscaux, avec l’élaboration du modèle Sites (Small Island Tourist Economies) (Mcelroy, 2006). La petitesse n’est donc pas une fatalité et une infortune insurmontable.

23Dans le cas néo-calédonien, les frais d’approche de la Nouvelle-Calédonie ne semblent pas majeurs, le coût d’assurance et de fret représentant en moyenne moins de 4 % de la valeur des marchandises. La vie chère est beaucoup plus liée aux manques de transparence, de concurrence et de réglementations à l’importation, ce qu’a mis en relief le rapport Syndex (Cabinet Syndex, 2009) commandé par le syndicat Usoenc. L’ampleur des marges bénéficiaires tient dans la structure oligopolistique36, voire monopolistique, des marchés. Des importateurs jouissent d’exclusivités commerciales sur de grandes marques et, afin de protéger certains secteurs, il y a des contingentements totaux ou partiels, entretenant parfois des situations de pénurie. Ces rentes de quota, qui bénéficient aux entreprises locales spécialement agroalimentaires, se font aux préjudices des consommateurs. Selon le rapport Syndex (ibid. : 98), les taxes douanières constituent un système opaque, injuste et inflationniste. Chaque opérateur du circuit économique fait des marges sur des prix intégrant les tarifs douaniers. L’introduction prochaine (?) de la TVA, appelée TGA (taxe générale sur les activités), permettra de mieux répartir l’effort contributif, en élargissant l’assiette aux produits locaux, mais ne sera pas la panacée, car une réforme de la fiscalité directe est aussi nécessaire (cf. supra). L’introduction de la TVA en 1998 en Polynésie française a démontré un effet inflationniste.

Des consommateurs très inégaux

24L’économie néo-calédonienne est largement artificielle avec tout un ensemble d’industries non concurrentielles, n’existant que grâce à la protection commerciale qui leur est accordée, et qui ne peut trouver de débouchés sur place qu’en raison du pouvoir d’achat artificiellement élevé par les transferts de la métropole et la sur-rémunération des fonctionnaires. Or, tout le monde ne travaille pas dans le secteur public, bien qu’il regroupe 28,7 % des salariés en 2009, soit plus qu’en métropole (24 %) mais moins que dans le reste de l’outre-mer : plus du tiers dans les départements français d’Amérique. Dans le secteur public, le salaire moyen est supérieur de 60 % au salaire dans le secteur privé (357 000 FCFP soit 2 991 € contre 225 000 FCFP soit 1 885 €), un écart très important dû à la sur-rémunération mais également au fait que les emplois qualifiés y sont proportionnellement plus nombreux. Les salaires minimum garanti (SMG) et minimum agricole garanti (Smag) restent éloignés de ceux du public ou des secteurs protégés, mais ils ont connu une très forte progression ces douze dernières années, le premier passant de 82 000 FCFP (687 € en 2001) à 151 985 FCFP (1 273 €) en 2013, soit une augmentation de 85 %, le second passant pour la même période de 78 414 FCFP (657 €) à 129 189 FCFP (1 082 €), soit une hausse de 65 %.

25Sans remettre en question cette évolution qui tend à réduire, fût-ce modestement, les disparités de richesse, on peut malgré tout craindre une augmentation du coût du travail et donc l’aggravation de la non-compétitivité du secteur privé. Dans un tel système, le secteur privé qui ne se cale pas sur les salaires du public a beaucoup de mal à attirer les jeunes diplômés, dont beaucoup aspirent à un emploi territorial ou d’État. Le tourisme est particulièrement handicapé par cette situation (cf. infra). Les syndicats de fonctionnaires avancent que la sur-rémunération entretient la consommation ; bien qu’exact, cet argument n’en rend pas le principe acceptable. Il empêche l’économie d’avoir des secteurs productifs compétitifs, favorisant toujours et encore l’import-distribution. Croire que les sur-rémunérations découlent du coût de la vie très élevé, c’est confondre cause et conséquence, car ces majorations sont à l’origine même de celui-ci.

26À l’examen des ressources d’une partie de la population, on constate que l’offre commerciale tient peu compte de cette clientèle non sur-rémunérée, focalisée sur la satisfaction de consommateurs pouvant payer cher leurs achats. Il existe alors toute une série de stratégies pour contourner le commerce local et ses prix excessifs. L’enquête « Budget consommation des ménages » (BCM), menée en 2008 par l’Isee auprès d’un ménage néo-calédonien sur dix-huit, révèle l’ampleur des ressources non monétaires pour les ménages néo-calédoniens (Isee, 2010 b), à travers ce qu’ils pêchent, chassent, cueillent ou cultivent. Cette ressource « en nature » est estimée à 8 % des ressources totales et concerne les deux tiers des ménages. Soulignons que 44 % des femmes kanak ont déclaré au recensement de 2009 avoir une activité agricole pour leur consommation personnelle. Pour les plus modestes (premier décile), le non monétaire grimpe à 23 % (Isee, 2010 c). Sa valeur mensuelle par ménage atteint 51 000 FCFP (427 €) en province Nord, 43 000, 43 000 FCFP (360 €) aux Loyauté, soit 18 % des ressources dans ces dernières, et 31 000 FCFP (260 €) en province Sud, soit 6 % des ressources. Au Nord et aux Loyauté, le « coup de pêche », le « coup de chasse », l’agriculture vivrière et le jardinage sont très courants, expliquant que l’autoconsommation fait partie de la vie quotidienne, ce qui est plus rare en province Sud. Sans cette pratique qui génère une économie majeure sur la consommation de poissons, de viande de cerf et de porc, les achats de produits alimentaires seraient doublés au Nord et aux Loyauté.

27Une autre stratégie d’évitement du commerce local est le shopping à l’étranger, un des ressorts majeurs du tourisme des Néo-Calédoniens, spécialement en Australie où les prix sont plus bas. Selon l’Isee (2010 a), 16 % des dépenses vestimentaires ont été réalisés hors du pays en 2008. Par ailleurs, la mise en service du câble sous-marin, fin 2008, a permis au e-commerce et à la vente à distance de prendre leur essor, cinq ou six années après la métropole. Ce développement est un vrai défi pour le commerce traditionnel et ses produits onéreux, comme le montre l’ampleur du recours aux « colis familiaux ». Les achats effectués par carte bancaire sur internet sont livrés en métropole chez des parents ou des amis qui les réacheminent sans facture en déclarant une valeur inférieure au prix réel, permettant aux Néo-Calédoniens de bénéficier de la franchise tant que la valeur déclarée ne dépasse pas les 30 000 FCFP (251 €).

28Les comportements des consommateurs évoluent donc. Moins captifs, ils sont de plus en plus nombreux à utiliser les cartes bancaires (+ 50 % entre 2005 et 2009). En contrepartie, l’usage des chèques a baissé, mais ils restent le moyen de paiement le plus utilisé, contrairement à la métropole où la carte bancaire est prédominante. Si le nombre de comptes bancaires par habitant est en net retrait par rapport à la métropole, la bancarisation de la population augmente avec la progression du nombre de guichets. Les distributeurs automatiques de billets ont connu une croissance encore plus forte. Les ménages en tribu ont connu également des transformations importantes. Aux activités rurales est venu se rajouter le développement de l’emploi salarié, qui n’est pas nouveau mais qui s’est accéléré récemment. Leur combinaison et la progression de la commercialisation des produits agricoles expliquent l’augmentation sensible de leurs revenus. Par ailleurs, on constate l’émergence de nouvelles formes d’action collective, visant par exemple à favoriser la vente des productions agricoles ou l’accès à de nouveaux marchés, par l’entremise d’un grand nombre d’associations, comités, GDPL, coopératives, GIE, etc.

La défiscalisation, un outil sur-utilisé

29Pour lutter contre la faible compétitivité de l’outre-mer, les pouvoirs publics ont opté pour une politique de défiscalisation. À défaut de s’attaquer frontalement au cercle vicieux de la vie chère, en agissant sur la formation des prix et en réduisant les sur-rémunérations, ce qui demande un certain courage, ils optent à partir de 1986, avec la loi Pons, pour la défiscalisation partielle des investissements dans de nombreux secteurs. En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, un dispositif local est venu se rajouter aux mesures nationales. Loin de lutter contre le syndrome néerlandais, cette politique a eu des effets pervers et n’a pas favorisé un développement cohérent, spécialement du tourisme, malgré son coût faramineux et en constante augmentation. Dans un rapport parlementaire, on estimait au début des années 2000 que la défiscalisation équivalait à 60 % du budget du ministère de l’Outre-Mer (Luart, 2002 : 84). En 2012, la Cour des comptes a révélé que le coût de la défiscalisation, c’est-à-dire les pertes de recettes fiscales, était passé de 680 millions d’euros en 2005 à 1,38 milliard d’euros en 2011, concluant à la nécessité de supprimer un dispositif non maîtrisé, inefficient, très inégalitaire, puisqu’il ne bénéficie qu’à quelques milliers de contribuables aisés, et propice aux fraudes (Cour des comptes, 2012 c).

30La Nouvelle-Calédonie vient de vivre plusieurs années euphoriques grâce au nickel, avec des cours qui se sont envolés dans les années 2000 et une demande mondiale en hausse constante. C’est un secteur qui paie bien et qui employait plus de 8 000 personnes en 2010, grâce notamment à la construction de deux usines métallurgiques. Pourtant, l’impôt minier n’a représenté que 18 % du total des recettes fiscales, ce qui est peu pour une économie basée presque uniquement sur le nickel, hormis les transferts publics. En effet, les deux nouveaux opérateurs métallurgiques, à Goro et à Koniambo, ont obtenu des pouvoirs publics une exonération fiscale quasi totale pour les deux prochaines décennies. Des avantages exorbitants qui ont fortement contribué à la réalisation des deux nouvelles usines métallurgiques et qui s’élèvent, sur vingt ans, pour Goro Nickel (usine du Sud) à 47 milliards de FCFP (394 millions d’euros) et, pour Falconbridge/SMSP, à 32,5 milliards de FCFP (272 millions d’euros). Le rachat du canadien Falconbridge par le suisse Xstrata, en 2006 (cf. infra), a provoqué la totale réévaluation des coûts avec une défiscalisation portant sur une assiette éligible record de 780 millions de dollars (600 millions d’euros) (Duthilleul, 2011-2012). La SLN a aussi été concernée. La Chambre territoriale des comptes (2008 : 38) estimait que l’aide accordée à l’investissement dans le secteur du nickel atteignait, entre 2002 et 2008, les 99,5 milliards de FCFP (834 millions d’euros). L’octroi de tels privilèges peut être considéré comme une perte fiscale majeure.

31Beaucoup d’autres secteurs en ont bénéficié, spécialement, à partir de 2003, par le cumul du dispositif national (lois Paul ou Girardin) avec une loi du pays de 2002 (dispositif Frogier), avec des investissements aidés à hauteur de 67,5 % dans le Grand Nouméa et jusqu’à 82 % en brousse et dans les îles, valeurs ramenées à 61,5 % et 72 % avec une loi du pays de 2008 (dispositif Martin). L’ehôtellerie a été le secteur le plus concerné, puisque – hors nickel – la moitié des crédits d’impôts lui a été accordée. Mais cet outil censé améliorer la compétitivité du tourisme ultramarin a été, comme dans le reste de l’outre-mer, largement dévoyé pour faire d’abord de l’immobilier sous couvert d’hôtellerie. Car les capitaux défiscalisés ont été détournés des vrais investissements touristiques pour se concentrer sur des projets hôteliers masquant des opérations immobilières, dans un contexte de forte urbanisation, de croissance démographique et de pénurie de logements. Parce que la sortie de défiscalisation n’a pas été encadrée, les investisseurs particuliers, à l’issue de la période d’exploitation obligatoire (cinq ans pour les agréments locaux, délai porté à dix ans en 2009, et sept ans pour les agréments nationaux), ont cherché à revendre leur lot. Une autre forme de dévoiement (Chambre TERRITORIALE DES COMPTES, 2008 : 34) est symbolisée par le motel Rivland à Païta, projet qui avait fait l’objet de réserves de la part de la Direction des affaires économiques sur sa nature réellement touristique, mais qui a finalement bénéficié d’un agrément complémentaire permettant au promoteur d’obtenir un crédit d’impôt de près de la moitié de l’investissement total. L’« hôtel d’affaires », qui a été agréé au cœur de la zone d’activités de Ducos, est à placer dans la même catégorie (Cour des comptes, 2012 d : 126).

32Sujet politiquement sensible en outre-mer, la défiscalisation n’a pas fini de faire parler d’elle, dans les rubriques Économie ou Faits divers. Une chose est sûre, elle n’est pas l’outil adapté pour compenser les handicaps structurels affectant le tourisme ultramarin.