1Entre colonisation libre et colonisation pénale, la France hésite. La première signifie peuplement, la seconde pas forcément, bien que la colonisation pénale cherche à répondre à un problème de peuplement en Guyane, suite à l’abolition de l’esclavage qui provoque la désertion des habitations. La mise en valeur agricole et minière joue un rôle considérable dans la spoliation des terres kanak, une société déjà affaiblie par le choc microbien des premiers contacts. L’État colonial est à la fois fort, par la brutalité du mode d’administration des populations indigènes, et faible par son manque de moyens humains et économiques. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’État se lance dans des investissements importants. Jusqu’à ce moment-là, les gouverneurs les plus ambitieux n’eurent pas les moyens de leurs rêves ou de leurs appétits.

Le bagne

2La métropole cherche à se débarrasser des indésirables alors que les bagnes de Toulon, Rochefort et Brest sont vétustes et encombrés. L’exemple du Royaume-Uni, qui envoie ses prisonniers en Australie depuis la fin du XVIII^e siècle, est pris en référence et, quand cet État décrète l’arrêt de ce système au milieu du XIX^e siècle, la France l’adopte. Le premier bagne est guyanais. Sans attendre la loi sur l’exécution de la peine aux travaux forcés de mai 1854, les convois initiaux arrivent en 1852, mais la malaria et la fièvre jaune déciment les rangs des bagnards et des militaires. Aux antipodes, la Nouvelle-Calédonie vient d’être annexée, spécialement pour devenir une colonie pénitentiaire et, devant les problèmes du bagne guyanais, Napoléon III signe en 1863 un décret autorisant la création en Nouvelle-Calédonie d’un établissement de travaux forcés. Le premier convoi de bagnards arrive l’année suivante, le dernier en 1897. Le « robinet d’eau sale », comme l’a qualifié le gouverneur Paul Feillet (1857-1903), est définitivement fermé. L’ultime centre pénitentiaire ferme en 1922, et la Nouvelle-Calédonie est désaffectée comme colonie pénitentiaire en 1931.

3Au total, 22 000 immatriculés à la transportation subissent leur peine en Nouvelle-Calédonie. Il faut rajouter 4 200 déportés et 3 800 relégués car si, à l’origine, deux types de peine conduisent au bagne – la transportation pour les criminels de droit commun, issus des cours d’assises, et la déportation pour les prisonniers politiques –, en 1885, une loi crée la relégation, en décidant que les délinquants récidivistes doivent être « relégués » outre-mer. Les bagnards les plus célèbres sont des déportés, tel Alfred Dreyfus sur l’île du Diable en Guyane, ou les Communards qui sont plus de 4 000 à arriver en Nouvelle-Calédonie, dont Louise Michel et Henri Rochefort. On utilise aussi la déportation pour se débarrasser des colonisés activistes politiques et rebelles, comme les Kabyles de l’insurrection algérienne d’El Mokrani de 1871 qui ne resteront pas en Nouvelle-Calédonie, à la différence des 2 000 Maghrébins, majoritairement Algériens, qui, de 1864 à 1897, sont déportés, transportés ou relégués et font souche dans ce qu’ils dénomment « Calédoun ».

Centre islamique de Nessadiou à Bourail, commune où firent souche nombre de Maghrébins déportés dans les dernières décennies du XIX^e siècle. © J.-C. Gay

Poudrière du pénitencier de Prony (Mont-Dore). Ce bâtiment construit en 1884 a été restauré dans les années 1990. © J.-C. Gay

4L’organisation du bagne repose sur trois types d’établissements : les pénitenciers, sur l’île Nou, à Montravel et sur l’île des Pins ; les camps de travail à Nouméa et en brousse, le long des routes, dont le terrible « camp Brun », un établissement disciplinaire de sinistre mémoire ; les centres de concessionnaires pénaux, où l’administration accorde provisoirement une terre avant qu’à leur libération cette concession devienne définitive. L’île Nou est le pénitencier dépôt par lequel passe chacun pour y être immatriculé et pour y recevoir son « affectation ». La réhabilitation des condamnés est possible au travers de l’agriculture dans les centres de colonisation pénale de La Foa, Moindou, Bourail, Pouembout ou du Diahot.

5La colonisation pénale est à l’origine de nombreuses infrastructures (routes, ponts, etc.), et on doit largement aux forçats l’édification de Nouméa, avec la construction des réseaux d’adduction d’eau et télégraphique, de la voirie, des quais, des principaux édifices publics et de l’arasement de la butte Conneau, située entre la rade et les marécages du centre-ville qu’elle devait combler par ses débris. Ce bilan est à mettre en balance avec les dépenses considérables engagées par l’État pour le transport sur des milliers de kilomètres des condamnés, pour la construction de camps fermés, pour le personnel de surveillance, d’encadrement, de santé, etc. On ne peut toutefois ignorer l’importance qu’ont eue les bagnards dans la mise en valeur de la Nouvelle-Calédonie, une terre où la main-d’œuvre était si rare, au travers des « contrats de chair humaine », supprimés en 1894, qui permettent au secteur minier d’utiliser à très peu de frais les condamnés. D’un point de vue démographique, le bagne ne transforme pas la Nouvelle-Calédonie en petite Australie. Cependant, il est à l’origine du groupe le plus nombreux de l’immigration rurale néo-calédonienne. Les condamnés et leur famille constituent la majorité de la population européenne en brousse, les colons libres étant surtout à Nouméa, malgré un important taux d’abandon après libération, puisque moins du dixième des 30 000 bagnards qui passent par la Nouvelle-Calédonie s’installent sur un lopin de terre. À l’évidence, le problème de la réinsertion des libérés, obligés de rester sur place jusqu’à la fin de leur vie, n’a pas été résolu par l’administration, désemparée. Sans travail, ces parias, en perpétuel besoin de déplacement, cherchent à s’employer sur les mines16, mais les crises de cette activité les mettent à plusieurs reprises sur les routes, interdits qu’ils sont de demeurer à Nouméa et dans les centres de brousse. Comme l’écrit un journaliste : « La libération, c’est le bagne sans le pain. »17

Les hauts et les bas de la mine

6La culture et les modes de vie néo-calédoniens sont fortement marqués par la mine et la métallurgie. Le wharf, la barre à mine, le Caillou, le bull (bulldozer), le rouleur18 sont des mots ou expression chargés de sens. Le service de « gamelle », c’est-à-dire de plats à emporter, couramment utilisé en ville, dérive des repas distribués sur les mines. Les scories, gratuites, provenant de l’usine de Doniambo, qui produit du ferro-nickel et de la matte, ont servi très souvent de matériaux de remblaiement pour gagner de la place sur la mer. Les particuliers les ont également utilisées pour leurs travaux de terrassement. On a longtemps eu recours pour pêcher aux bâtons de dynamite pris sur les mines. Les paysages sont marqués par l’extraction qui est uniquement à ciel ouvert : hauts de versants dénudés et taillés en gradins, éboulis en contrebas avec les déblais stériles rejetés sur les pentes fortes, cicatrices des pistes d’accès, mise à nu des sols entraînant une érosion accrue, eaux rouges des rivières et des baies, etc (voir photo p. 185). Cette activité, longtemps peu contrôlée, n’a pas été sans conséquences pour les Kanak et certains colons, victimes de la pollution des rivières et de la destruction de la faune, d’éboulements ou d’inondations (cf. quatrième partie). Lors de ces dernières, on nommait les victimes « pieds mouillés » (Le Meur, 2010 : 96).

7Le caractère bigarré de la population néo-calédonienne, avec sa composante asiatique, découle également de l’activité minière.

8Depuis la découverte en 1864, par Jules Garnier (1839-1904), d’un ensemble de minéraux silicatés riches en nickel, baptisé « garniérite » en 1876, l’exploitation minière s’est déroulée dans une succession de périodes d’euphorie et de crise. Le boom de 1967-1971 est le plus récent. Il est emblématique des périodes d’euphorie qu’a pu générer cette exploitation, avec plein-emploi et enrichissement incontrôlé. L’économie néo-calédonienne continue de vivre aux rythmes des oscillations des cours mondiaux du nickel, mais on a aussi extrait du chrome, du fer, du cobalt, de l’or, du manganèse, de l’antimoine, du cuivre, du plomb et du charbon.

9L’exploitation du nickel, par des prospecteurs australiens surtout, débute en 1873-1874 mais, dès 1878, une première crise intervient et l’insurrection kanak (cf. infra) interrompt presque totalement cette activité. Dans les années 1880, la production néo-calédonienne domine le marché mondial au point de dépasser la demande, provoquant une chute des cours et une augmentation des stocks. La Société le Nickel (SLN) est créée en 1880 et deviendra un opérateur économique hégémonique en Nouvelle-Calédonie, parce que seule grande entreprise minière à partir de 1937. Elle fait partie de l’histoire sociale de la Nouvelle-Calédonie et toutes les familles européennes ont un ou plusieurs de leurs membres qui ont travaillé « au Nickel ». Quant à l’usine de Doniambo, elle reste, dans le paysage urbain, incontournable, aux portes de Nouméa.

10Les usages du nickel se multipliant et pour répondre donc à de nouveaux débouchés, des mines s’ouvrent un peu partout et des centres miniers apparaissent. Le nord de la Grande Terre occupe une place particulière, par la précocité de son exploitation et par le fait que celle-ci ne repose pas seulement sur le nickel mais sur une grande variété de minerais métalliques découverts en cherchant de l’or. De grandes mines marquent la vie du Nord au XIX^e siècle. Le gisement de Mérétrice est constitué de plomb argentifère et de zinc. À Pilou-Némou, on exploite le cuivre, comme à La Balade. On trouve de l’or à Fern-Hill. À Pam, à l’embouchure du Diahot, la société Higginson construit une usine métallurgique qui fonctionne de 1890 à 1901, traitant le cuivre et le plomb. On exploite également le chrome à Tiébaghi. Ouégoa prend des allures de seconde capitale et le port de Pam est plus fréquenté que celui de Nouméa. Cette zone est la chasse gardée des sociétés australiennes et britanniques, qui profitent d’un centre de colonisation pénale leur fournissant une main-d’œuvre bon marché.

11Mais c’est le nickel qui est l’exploitation minière la plus pérenne en Nouvelle-Calédonie, avec d’abord l’exceptionnel gisement du plateau de Thio, dont l’exploitation débute en 1875, partie intégrante du domaine minier de la SLN. Si Ouégoa a été, une courte période, le cœur minier de la Nouvelle-Calédonie, c’est la localité de Thio qui prend le relais en devenant nickeltown (Le Meur, 2013 : 132). La SLN y installe son siège de 1921 à 1923 et devient l’unique acteur de la vie économique locale. Une première usine de transformation fonctionne de 1889 à 1891. Une deuxième est en activité à Thio-Mission de 1912 à 1931. D’abord transporté par sac, le minerai est acheminé, à partir de 1900, par téléphérique vers le port, où venaient mouiller des navires à voile cap-horniers. Thio sera pendant une longue période le premier port de la colonie. Les premiers mineurs sont des bagnards. En 1891-1892, la SLN recrute des Vietnamiens et des Japonais. Avec la fin du statut de l’indigénat, les Kanak, jusqu’alors engagés dans les stations d’élevage ou les plantations de café, commencent à travailler à la mine.

Le cimetière des Japonais de Thio. © J.-C. Gay

12Le massif du Kopéto, sur la côte ouest, va jouer un rôle important et commence à être exploité dans les années 1890, mais de 1920 à 1968 le gisement est en sommeil avant que la SLN augmente la capacité de traitement de son usine de Doniambo. La question du traitement sur place des minerais est ancienne. Doit-on traiter le minerai près des gisements ou à proximité des industries qui l’utilisent ? Plusieurs paramètres rentrent en ligne de compte, notamment le fret et les cours du nickel, attendu que le traitement sur place est handicapé par le manque de main-d’œuvre qualifiée et l’absence d’énergie. Ainsi s’expliquent la prospection de charbon et les gisements de Nondoué et de Moindou, destinés aux locomotives à vapeur et à l’usine de Doniambo. Mais mal cokéfiable et contenant trop de cendres, celui-ci coûtait plus cher que le charbon australien, ce qui entraîne la fermeture des Charbonnages de Moindou en 1931.

13Une première usine métallurgique fonctionne à la pointe Chaleix, à Nouméa, de 1877 à 1885. La SLN préfère ensuite en implanter une à Thio en service deux ans seulement. À Tao, sur la côte est, au nord de Hienghène, le premier équipement hydro-électrique et métallurgique fonctionne en discontinu de 1910 à 1921, victime de son isolement. Une deuxième usine de ce type fonctionnera par intermittence à Yaté de 1927 à 1950, profitant de la chute d’eau mais handicapée, comme à Tao, par l’isolement du site et l’accès malaisé pour les minéraliers. Doniambo, inaugurée en 1910 par la Société des hauts fourneaux de Nouméa, sera préférée à l’usine de Thio quand cette société fusionne avec la SLN en 1931, entraînant la fermeture de celle de Thio-Mission.

Habitations à Kouaoua typiques des maisons construites par la SLN. © J.-C. Gay

14Le logement des mineurs est une question complexe, en raison de la vacuité de la Nouvelle-Calédonie et de l’éloignement et l’isolement des sites d’extraction. La présence d’eau potable est le premier facteur de localisation. On s’installe au pied des massifs, le long des cours d’eau, sur les gisements, au sommet des massifs, si l’eau peut être facilement acheminée, ou sur le versant à hauteur des sources les plus hautes. Les conditions de vie sont telles, dans ces campements plus que ces villages, que la main-d’œuvre à la fin du XIX^e siècle est majoritairement composée de libérés du bagne, voire de forçats (cf. supra). Il faut faire appel à des travailleurs de l’extérieur quand les « contrats de chair humaine » sont abandonnés. Les premiers contingents viennent des Nouvelles-Hébrides. Mais on se tourne dès 1892-1893 vers l’Asie, avec l’arrivée de Chinois, de Javanais et de Tonkinois – sujets français d’Indochine réquisitionnés par le gouvernement – jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Leur vie quotidienne et le travail sont semblables à ceux des anciens bagnards, tandis que les Javanaises sont appréciées comme nourrices. À l’instar des libérés et des Kanak, ce prolétariat asiatique ne peut se déplacer librement et ses séjours à Nouméa ou dans les centres de brousse sont strictement réglementés.

15Par la mécanisation de l’extraction et l’amélioration de l’accès à la mine, grâce à l’ouverture de nouvelles pistes et à l’utilisation de véhicules de transport collectif, les villages miniers très reculés sont abandonnés au profit de villages en plaine ou dans les vallées. La Société minière du Sud Pacifique crée les villages de Nakéty et de Poum. Elle revitalise celui de Ouaco. La SLN entreprend la construction des villages de Kouaoua et de Poro, respectivement à partir de 1960 et 1964. Elle y bâtit villas, stades, écoles, cantines, boutiques et dispensaires, aboutissant à l’autonomisation de Kouaoua, qui accède au statut de commune en 1995. Népoui est agrandi par la SLN en 1969, à la faveur du boom du nickel et de l’exploitation des gisements du Kopeto. La SLN, qui s’est longtemps substituée à l’État, notamment à Thio19 en construisant un hôpital, des écoles, des logements, se désengage après le boom. Elle a eu tendance par la suite à privatiser les logements et à communaliser les services publics qu’elle offrait, comme l’électricité. L’autonomie municipale de Kouaoua est emblématique de cette politique.

Wharf de Paagoumène (Koumac) dans les années 1900. © Musée de la ville de Nouméa

Tiébaghi en 2006. Ce village, isolé à 500 m d’altitude sur le flanc est du dôme de même nom, a été abandonné en 1962. © ASPMHNC

16Hormis Ouinné, sur la commune de Yaté, appartenant à la société minière Montagnat, et accessible uniquement par mer ou par air, l’isolement des villages miniers s’est donc estompé par leur disparition ou leur relocalisation. L’exemple de la commune de Koumac est intéressant, car on y assiste à une complète redistribution de la population, spécialement à la suite de la fermeture des mines de chrome en 1962. Il faut ainsi attendre cette époque-là pour que le centre administratif ne détrône les villages miniers de Fantoche, Chagrin, Paagoumène, avec son wharf, et Tiébaghi. Jusque-là, Chagrin et ses 800 habitants, Paagoumène et Tiébaghi, qui compta jusqu’à 1 500 habitants, étaient bien plus peuplés que le centre administratif, habité seulement par quelques fonctionnaires et commerçants. Le village de Tiébaghi joua, à l’échelle du nord de la Nouvelle-Calédonie, le rôle de petite capitale avec ses équipements modernes, tels son hôpital ou son école, son ambiance festive, une promiscuité et une solidarité interethnique nouvelle, puisque y cohabitaient des Européens, des Vietnamiens, des Javanais, des Wallisiens ou des Italiens, mais pas les Kanak cependant.

La spoliation des terres kanak

17Dans son article premier, l’arrêté du 5 octobre 1862 indique que « toutes les terres de la Nouvelle-Calédonie et dépendances dont le gouvernement n’a point disposé à la date du présent arrêté appartiennent à l’État ». En niant la propriété indigène, l’administration locale est totalement libre en matière foncière. L’espace indigène est ainsi rongé, notamment autour de Nouméa. Rapidement, l’exaspération des Kanak augmente et quelques colons sont assassinés. L’arrêté du 22 janvier 1868 statue à nouveau sur la situation foncière des premiers occupants et reconnaît la propriété indigène, inaliénable et incommutable. Peu de temps avant avaient été créées les tribus, agrégations légales ayant des attributs de propriété, à la tête desquelles l’administration coloniale place un chef, qui n’a pas forcément la légitimité coutumière mais qu’elle rétribue et qu’elle dote d’une tenue d’officier. Ainsi la propriété territoriale mélanésienne ne repose pas sur une base clanique ou familiale, mais sur une base juridique reconnaissant la collectivité, ce qui va avoir de graves conséquences en introduisant l’illusion du bien coutumier collectif. Le colonisateur institue et délimite également la « réserve », un territoire dont la tribu a la jouissance traditionnelle et dont la taille est en rapport avec la population et la qualité du sol. Le travail de délimitation est donc précédé d’un travail de recensement. S’il semble que l’arrêté de 1868 soit plus favorable aux Kanak que celui de 1862, en fait il s’agit de les fixer dans les réserves et d’éviter le vagabondage. De surcroît, sous l’impulsion du gouverneur Guillain (1808-1875), l’administration se réserve le droit d’exproprier, avec ou sans indemnité. Le cantonnement débute dans le nord, où des gendarmes et des colons sont assassinés lors des événements de Pouébo de 1867 qui vont être durement réprimés. Dix décapitations et treize condamnations aux travaux forcés sont prononcées et exécutées. L’ensemble de la tribu doit payer une lourde indemnité.

18Les besoins des colonisations pénale et libre ainsi que des concessions minières sont à l’origine de multiples spoliations dont vont être victimes les Kanak. Toutes leurs terres sont dorénavant susceptibles d’être occupées et les abus des colons sont nombreux, provoquant le déguerpissement des tribus ou le saccage de leurs cultures, au point que l’administration suspend un temps les permis d’occupation de crainte de troubles. Certains Européens s’installent sans titre régulier, mais le bureau du Domaine ferme les yeux ou est incapable d’effectuer un contrôle efficace d’une colonisation anarchique et dévoreuse de terres, parce que l’élevage bovin extensif est la spéculation principale. Il se contente de recommander aux colons de bien se conduire. Une frange pionnière pastorale progresse du côté de Bouloupari et La Foa, en concurrence avec la colonisation pénale qui considère ce secteur comme son domaine. Dans le nord et sur la côte est, les sites miniers se multiplient.

19En 1875, face au gaspillage des terrains domaniaux et à une situation foncière pour le moins confuse, l’administration supprime les permis d’occupation et projette la mise en place d’une propriété privée pour les Kanak avec des titres de propriété, un cantonnement et un regroupement en village afin de leur apprendre le français, convaincue qu’avec des empiétements européens de plus en plus nombreux les risques d’affrontement augmentent. Mais la propriété privée n’est pas retenue dans la mouture finale de l’arrêté de mars 1876 tout comme la propriété collective, qui se contente d’une délimitation des tribus, au profit des miniers et de la colonisation libre, officialisant les permis d’occupation. L’administration récupère de grandes superficies à Canala et Houaïlou. Dans la région de La Foa, les Kanak font les frais de l’appétit de l’administration pénitentiaire pour son établissement agricole de Fonwhari et de la volonté d’intégrer au Domaine des milliers d’hectares pour les affecter à la colonisation libre. En 1878, le littoral entre Bouloupari et Poya va être le théâtre de la première grande révolte kanak.

20Les années 1880 constituent un répit dans le processus de spoliation, le colonisateur tirant les leçons de 1878, année qui a terni l’image de la Nouvelle-Calédonie, déjà altérée par son bagne. Mais, en 1887, se mettent en place les mesures de l’indigénat, d’abord appliqué en Cochinchine, un ensemble juridique et réglementaire de mesures administratives ou répressives entraînant un régime d’exception ne s’appliquant qu’aux seuls indigènes ou aux travailleurs engagés. Ces dispositions seront en vigueur jusqu’en 1946. Il s’agit d’encadrer le monde kanak par l’établissement d’une liste officielle de tribus avec leurs chefs, interlocuteurs privilégiés et collaborateurs de l’administration. À côté de ce volet administratif, l’indigénat porte également sur le foncier, la fiscalité, le travail et le contrôle des Kanak. Ils sont soumis à des interdictions propres, telles que la pratique de la sorcellerie, la nudité là où il y a des Européens, le débroussaillage au moyen du feu, l’entrée dans les débits de boisson… Un impôt de capitation20 entre en vigueur en 1900 dans le dessein d’obliger les Kanak à travailler chez les colons. Des travaux d’utilité publique, sur les routes spécialement, sont obligatoires. Jusqu’en 1945, comme sujets français, les Kanak ne seront ni électeurs, ni éligibles. Comme lors de l’Exposition universelle de 1889, des Kanak vont être envoyés en métropole à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 mais, au lieu d’être installés dans l’enceinte de l’Exposition, ils seront exposés au Jardin d’acclimatation. 60 sur 111 seront échangés contre des crocodiles et partiront au zoo de Hambourg, ce qui permettra au public parisien de contempler les « cannibales » et les crocodiles.

21Une rigoureuse séparation des systèmes scolaires les cantonnait aux « écoles indigènes », qui n’offraient pas d’accès à l’enseignement secondaire et supérieur et qui se contentaient de quelques rudiments d’écriture, de lecture et de calcul. Dans les écoles religieuses, les enfants passaient plus de temps aux travaux des champs, afin de subvenir aux besoins de la mission, qu’à étudier (Pineau-Salaün, 2000). Il faut attendre la fin de l’indigénat pour que les Kanak puissent passer le certificat d’études primaires. Les meilleurs d’entre eux accédaient à l’école des moniteurs indigènes de Montravel (Nouméa), créée en 1913 (Salaün, 2005 : 177-191). Quoique très rares, des parcours universitaires et professionnels prestigieux comme ceux du Martiniquais Aimé Césaire (1913-2008) ou des Guyanais Félix Éboué (1884-1944) et Gaston Monnerville (1897-1991) étaient strictement impossibles en Nouvelle-Calédonie, car entre les systèmes coloniaux des « vieilles colonies » et celui de la Nouvelle-Calédonie la différence était de nature et pas de degré. Il a fallu attendre Jacques Iékawé (1946-1992), bachelier en 1964 et diplômé de l’Institut d’études politiques de Bordeaux en 1969, pour voir un Kanak devenir haut fonctionnaire dans les années quatre-vingt21.

22L’arrivée, en 1894, du gouverneur Feillet marque le retour de la colonisation libre, au détriment des réserves indigènes, puisqu’il n’était pas question de toucher au patrimoine foncier du bagne. En conséquence, les spoliations, fondées sur de nouvelles délimitations des réserves, reprirent. Entre 1897 et 1903, le « grand cantonnement » réduit l’espace foncier kanak à seulement un huitième de la superficie de la Grande Terre, les îles Loyauté ou l’île des Pins n’étant pas concernées. En fait, ce cantonnement est réalisé en trois ans seulement, de 1898 à 1900, et les travaux sont bâclés. Des dizaines de milliers d’hectares sont retirés par l’administration aux réserves22, désormais recroquevillées et fractionnées. Les Kanak doivent déguerpir et sont confinés. Des villages entiers sont transplantés et installés sur des terres possédées coutumièrement par des clans les occupant. Il en découle un imbroglio social avec des groupes qui perdent leur unité. Le fort lien à la terre des Kanak est brisé, le groupe parental homogène jouissant d’un territoire étant remplacé par des périmètres dans lesquels se côtoient des clans étrangers. L’habitat a tendance à se concentrer, remplaçant le petit hameau sur son tertre dominant l’espace cultivé, et les conséquences de la promiscuité sont sérieuses. Les populations des basses vallées se réfugient en amont.

23L’objectif de Feillet était de faire venir des familles métropolitaines pour cultiver le café. À la suite de la plus importante campagne de propagande sur la Nouvelle-Calédonie, 1 500 personnes, représentant un peu plus de 500 familles, immigrent, au frais de l’État, et bénéficient à titre gracieux d’un terrain d’au moins 10 ha. Des centres de colonisation libre sont créés près du littoral, sur des terres fertiles, à Canala (1896), Ponérihouen (1897), Poindimié (1898), Hienghène et Gomen (1899), Pouébo (1900). Mais la plupart des 42 centres de colonisation créés ou en projet sont désertés rapidement et, à la veille de la Première Guerre mondiale, à peine plus de la moitié des familles de colons Feillet sont restées sur leur terre, notamment en raison de la chute des cours mondiaux du café.

24La Nouvelle-Calédonie traverse une grave crise dans les premières années du XX^e siècle, mais les atermoiements de l’administration font que la pression sur les terres kanak se poursuit. L’ultime révolte kanak se déroule en 1917 et éclate dans les hauts de Koné. La Première Guerre mondiale n’y est pas étrangère, avec le départ des premiers contingents de militaires et de colons pour le front européen, en 1915, ce qui faisait craindre aux broussards une insurrection. Le nombre de tués resta limité (74), et la révolte de 1917 fut bien plus réduite que l’insurrection de 1878.

25Mais la Grande Guerre est une autre façon d’apprécier la condition des Kanak, auxquels on fait appel à partir de 1916 pour défendre la patrie. Avec les mobilisés calédoniens et tahitiens, les tirailleurs kanak forment le Bataillon mixte du Pacifique. Plus du tiers des volontaires kanak mourront contre un peu plus du sixième des mobilisés européens. À leur retour, les promesses d’assouplissement du régime de l’indigénat qui leur ont été faites sont oubliées. Il faudra attendre 1922-1923 pour que les anciens combattants soient exemptés de l’impôt de capitation, 1926 pour qu’on leur verse les premières pensions et 1932 pour que ceux qui le souhaitent deviennent des citoyens français.

26Ces six décennies de spoliation ont donc eu des effets funestes sur les Kanak. Leur horticulture est gravement touchée et les aménagements hydrauliques sont très détériorés par l’exploitation minière ou abandonnés. En parallèle, la caféiculture autochtone connaît de multiples déboires. Le cantonnement a provoqué la fragmentation de la société kanak, désormais constituée de morceaux correspondant aux différentes tribus, d’autant plus isolées qu’elles étaient assignées à résidence et que leurs effectifs se contractaient.

Le déclin démographique kanak et la reprise

27La mise en contact des Océaniens avec les Européens faillit être fatale aux premiers. Les maladies introduites par les Occidentaux (rougeole, coqueluche, variole, syphilis, grippe, tuberculose…) décimèrent la population de nombreuses îles, au point que certains scientifiques ou administrateurs prédisaient une disparition rapide des Océaniens au début du XX^e siècle. On comptait 150 000 Fidjiens en 1860 et seulement 84 000 en 1921. Vers 1925, il n’y avait plus que 40 000 habitants aux Nouvelles-Hébrides et 60 000 habitants aux Salomon contre plus de 150 000 habitants dans chacun de ces archipels un demi-siècle plus tôt. Ce n’est qu’à partir des années 1930 qu’un sursaut démographique généralisé intervint, grâce à la baisse rapide de la mortalité liée au développement des infrastructures médicales (hôpitaux, dispensaires…) et aux progrès en matière d’hygiène.

28Les recherches archéologiques en Nouvelle-Calédonie tendent à montrer que la population autochtone, au moment des premiers contacts avec les Européens, a longtemps été sous-estimée et devait probablement dépasser les 100 000 personnes pour tomber à 27 100 en 1921 (fig. 3, p. 78). Les Kanak formaient plus des deux tiers de la population totale en 1887 et seulement la moitié en 1931. Le déclin démographique, en valeurs absolues, a commencé bien avant la prise de possession française, attendu que de nombreux navires de commerce abordent la Grande Terre et les îles, entraînant de nombreuses épidémies meurtrières et des famines. Une « nouvelle politique indigène » (NPI) est engagée par le capitaine de gendarmerie Meunier, appellation ronflante qui se traduit par une « amélioration » de l’habitat avec le remplacement des cases rondes par des cases rectangulaires, jugées plus hygiéniques par l’administration. Des infirmeries et des écoles indigènes sont bâties. On lutte contre l’alcoolisme et on multiplie les conseils d’hygiène. Imposée et insuffisante, cette NPI marque le début de l’amélioration des conditions de vie des Kanak. Le gouverneur Guyon (1870-1942) lance un plan d’équipement destiné à doter la Nouvelle-Calédonie d’infrastructures favorisant le développement économique (routes, port, télécommunications, dispensaires…), mais la crise des années 1930 interrompt cette dynamique.