1La tradition est à l’étude régionale des entités spatiales. En conséquence, les analyses de la Nouvelle-Calédonie, quand elles ne sont pas totalement monographiques, esquissent des comparaisons avec les autres États et territoires insulaires du Pacifique. Si l’on a une approche culturelle, on va intégrer la Nouvelle-Calédonie à l’ensemble mélanésien, qu’on oppose commodément aux ensembles polynésien et micronésien. Si l’on a une approche économique, les conclusions sont toujours les mêmes : la Nouvelle-Calédonie est très différente du reste de l’Océanie. Seuls la Polynésie française, Hawaï ou Guam présentent des similitudes. La question aujourd’hui qu’il faut se poser est de savoir quelle est la démarche la plus pertinente pour comprendre ce territoire ? Faut-il surtout mobiliser l’histoire du peuplement et l’origine des populations, au risque de tomber dans le piège de l’essentialisme ou du culturalisme pour comprendre la Nouvelle-Calédonie, ou faut-il faire appel à d’autres facteurs ? Posée d’une autre manière, que signifie « océanien » aujourd’hui ? Y a-t-il une réelle cohésion de ces îles éparpillées sur des millions de kilomètres carrés ? Existe-t-il un sentiment transnational porté sur les fonts baptismaux de l’intégration régionale ?

L’intégration régionale

2La structure la plus ancienne et la plus globale est la Commission du Pacifique Sud (CPS), créée en 1947 et rebaptisée en 1997 Communauté du Pacifique, tout en gardant le sigle CPS. Elle fut voulue par les États qui administraient alors l’Océanie et son pourtour (Royaume-Uni, France, Pays-Bas, États-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande). Aux cinq pays fondateurs restés membres – les Pays-Bas ayant quitté l’organisation au moment de l’annexion de l’Irian Jaya par l’Indonésie –, se sont joints 22 États et territoires océaniens. Il n’y manque que l’île de Pâques et Hawaï, mais si les États-Unis en font partie ce n’est pas le cas du Chili. En 1965, les Samoa occidentales devinrent le premier État insulaire océanien à en être membre. Le siège de la CPS est à Nouméa, mais il existe deux antennes régionales, une à Suva (Fidji), l’autre à Pohnpei (États fédérés de Micronésie). Les secteurs d’intervention de l’organisation sont tout d’abord l’agriculture et la pêche, mais également l’éducation, la santé, l’information et les statistiques. La Communauté du Pacifique a participé à la création des manifestations quadriennales majeures dans la vie océanienne que sont les Jeux du Pacifique Sud, dont la première édition eut lieu en 1963 aux Fidji, ou le Festival des arts du Pacifique, organisé également pour la première fois en 1972 aux Fidji. Ces événements révèlent une océanisation de la Commission du Pacifique, qui n’en demeure pas moins un organisme à caractère technique à la différence du Forum des îles du Pacifique, fondé en 1971 par l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les îles Cook, Fidji, Nauru, Tonga et les Samoa occidentales.

3Ce dernier, composé de 16 membres, est une organisation à caractère politique, dotée d’un secrétariat exécutif situé à Suva (Fidji) : le South Pacific Bureau of Economic Cooperation (SPEC). Les questions de décolonisation, de dénucléarisation ou de revendication de la zone économique exclusive (ZEE) animèrent longtemps ses débats. C’est par exemple lors du 16^e Forum qu’a été signé, en 1985 à Rarotonga, le traité de dénucléarisation du Pacifique Sud. Les relations avec la France se sont depuis bien améliorées : la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont été admises au rang d’observateurs en 1999 pour la première et en 2004 pour la seconde, puis sont devenues membres associés en octobre 2006. Mais l’action du Forum ne s’est pas limitée à ce seul registre revendicatif, puisqu’il a œuvré pour la mise en place d’une politique régionale dans le domaine des transports, des communications ou de la pêche. S’il a été impossible de créer une compagnie aérienne régionale et si la compagnie maritime Pacific Forum Line n’a pas tenu toutes ses promesses, on peut considérer, en revanche, comme un succès la création de la Forum Fisheries Agency, qui a réussi à faire reconnaître aux États-Unis, après un long conflit, la souveraineté des États du Forum sur leur ZEE. Quant au Groupe mélanésien fer de lance (GMFL), il s’agit d’une alliance de coopération économique et de solidarité intermélanésienne regroupant les îles Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Fidji, le Vanuatu et, en Nouvelle-Calédonie, le FLNKS (Front de libération national kanak et socialiste). À côté de ces trois organisations, il ne faut pas oublier l’importance de l’université du Pacifique Sud (USP), créée en 1967 et dont le campus principal est à Suva (Fidji). Elle a formé nombre de cadres des États océaniens et peut-être favorisé l’émergence d’une identité régionale.

Un îlot de prospérité

4Sans minimiser le rôle de cette intégration régionale, force est de constater aujourd’hui qu’elle reste modeste, réanimée à l’occasion de grands événements sportifs et artistiques ou d’aléas naturels entraînant une assistance aux populations touchées, mais fragilisée par les inégalités de richesse, l’instabilité politique et les limites de la démocratie. Le sentiment d’appartenance à une communauté océanienne est particulièrement minoré en Nouvelle-Calédonie par le fait qu’il s’agit d’un îlot prospère au milieu d’un océan qui ne l’est pas. Ainsi le PIB par habitant néo-calédonien est, en 2010, 11 fois supérieur à celui de Fidji, 17 fois à celui du Vanuatu, 37 fois à celui des Salomon, 42 fois à celui de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il est difficile d’établir des relations pérennes et intenses avec des voisins pour lesquels on a de la compassion et aux yeux desquels on passe pour des privilégiés. Par ailleurs, on regarde souvent ces États comme des concurrents, en matière touristique spécialement, des contre-modèles de développement ou des exemples de décolonisation à ne surtout pas suivre. Les turbulences vanuataises, papoues, salomonaises et les coups d’État fidjiens sont pour les non-indépendantistes néo-calédoniens des repoussoirs particulièrement efficaces. Indices convaincants d’une océanité ténue, les liaisons aériennes directes sont inexistantes avec les Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou Guam, ou modestes avec les Fidji. Il n’y a qu’avec le Vanuatu et les deux collectivités françaises du Pacifique que les relations sont conséquentes.

5S’il est de bon ton, dans le contexte actuel de recherche d’un consensus entre les différentes communautés, d’évoquer l’identité océanienne de la Nouvelle-Calédonie, il faut bien reconnaître que sur un plan socio-économique cette collectivité ressemble plus aux autres entités ultramarines qu’à ces « infortunés » voisins. Le tableau 1 nous montre que seules les entités politiques rattachées à une métropole ont des PIB/habitant comparables à celui de la Nouvelle-Calédonie, qui n’est devancée que par l’État fédéré d’Hawaï. Toutefois, si la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, Hawaï et Guam partagent un certain nombre d’indicateurs plutôt flatteurs (IDH, PIB/hab., espérance de vie à la naissance, taux de mortalité infantile, taux d’alphabétisation…), c’est avec le reste de l’outre-mer français que les similitudes sont les plus évidentes. Dépendances économiques croissantes vis-à-vis de la métropole, prospérités factices sans développement, balances commerciales déficitaires, sociétés très inégalitaires, conflits sociaux nombreux, cherté de la vie ou crise du tourisme caractérisent l’ensemble de l’outre-mer, qui bénéficie de transferts publics colossaux sous forme de salaires, d’aides multiples, d’investissements publics ou de défiscalisation.

Tableau 1 – Les États et territoires de l’Océanie intertropicale en 2010. Sources : CPS et US Census Bureau.