Conclusion

1Les forêts tropicales sont le cadre et le support de vie de millions de personnes dans le monde. Elles ont été et sont, de plus en plus, très largement parcourues, utilisées, habitées et transformées, non seulement par des sociétés forestières éminemment diverses, mais aussi par des catégories d’acteurs aux pratiques et aux objectifs variés, souvent contradictoires. De ce fait, pour embrasser la diversité des relations entre l’homme et la forêt, l’explicitation des relations des sociétés locales à la forêt ne suffit plus. Pas plus que l’analyse de la façon dont ces sociétés locales sont appréhendées par les administrations ou les instances, nationales et internationales, qui régissent la forêt.

2Nous avons voulu, à travers les textes réunis dans cet ouvrage, montrer non seulement la diversité des façons contemporaines de vivre et de penser la forêt tropicale, mais aussi la complexité des liens qui se tissent entre les multiples catégories d’« habitants » de ces espaces et des acteurs extérieurs aux massifs forestiers, mais dont l’influence sur la forêt est tout aussi déterminante. La configuration actuelle des forêts tropicales et leur devenir, ainsi que la situation des populations forestières, se jouent dans ces interactions complexes entre des actions concrètes, déployées quotidiennement au sein de la forêt, des normes édictées au niveau international et les prises de décisions qui en découlent.

3Depuis longtemps, la forêt tropicale n’appartient plus seulement aux sociétés qui l’ont habitée depuis des millénaires, ni aux États qui l’ont mise sous leur tutelle territoriale et politique. Scientifiques, écologistes et forestiers du monde entier, spécialistes de la conservation ou du climat, exploitants, gouvernements et consommateurs des États non tropicaux revendiquent aujourd’hui leur droit à penser et à dire ce que doit être la forêt et surtout comment elle doit être gérée.

4La notion de patrimoine est souvent mobilisée pour aider à penser cette nouvelle situation dans laquelle les enjeux locaux, nationaux et internationaux se côtoient, s’entrelacent et, souvent, s’affrontent.

5Cette notion permet de relier entre elles les générations passées, actuelles et futures. Elle donne un sens particulier à la gestion collective sur le temps long : le patrimoine représente tout à la fois ce que l’on hérite du passé, ce qui donne du sens au présent et ce qui répond à un projet d’avenir. Il n’appartient pas à l’individu, qui n’en est que le dépositaire ou l’usufruitier. Il est, au contraire, toujours collectif : familial, lignager, tribal, de la nation ou de l’humanité. En hériter implique un type particulier de comportement et d’engagement, car les droits attachés au patrimoine s’accompagnent toujours d’obligations. C’est une vérité qu’il est bon de rappeler à une époque où l’on aime volontiers revendiquer des droits individuels tout en négligeant totalement les devoirs collectifs qui y sont attachés.

6De la famille aux États nations, la forêt est perçue, représentée et gérée comme un élément patrimonial essentiel pour la production et la reproduction du groupe qui en est le détenteur. Dans les sociétés locales, certaines portions de forêt (parfois seulement certains arbres) font partie des patrimoines familiaux ou lignagers : c’est en particulier le cas des composantes forestières largement utilisées et manipulées par les membres du groupe détenteur, comme nous l’avons vu pour les arbres à miel ou les agroforêts. D’autres espaces sont définis comme le patrimoine de la société dans son ensemble : on retrouve ici les nombreuses « forêts de la tradition », « forêts sacrées », arbres protégés et autres éléments dont l’utilisation est strictement réglementée, ritualisée et collective. La question de la temporalité de la transmission intergénérationnelle de ces patrimoines forestiers domestiques, dont la construction, la reproduction voire l’évolution excèdent très largement les générations humaines, est centrale pour la durabilité des sociosystèmes forestiers : si la forêt existe et se maintient dans les paysages, c’est bien grâce à la mise en place et à la transmission de corpus de normes et de valeurs, de pratiques, de savoirs et de règles, qui assurent tout à la fois son existence et sa pérennité sur le long terme. Les États tropicaux ont eux aussi très tôt reconnu la dimension intergénérationnelle de la forêt et son caractère de bien public. Ils ont donc mis ces forêts sous leur tutelle, suivant un mode de domanialisation importé d’Europe et assorti de normes de gestion particulières : délimitation, sectorisation, tutelle administrative, délégation de l’aménagement et de l’exploitation à un corps de professionnels, conservation par mise en défens.

7La montée en puissance de la question environnementale, concomitante à la régression rapide des surfaces forestières, a hypertrophié la dimension patrimoniale des forêts au niveau international. Puisqu’elle est poumon de la planète, réserve de biodiversité ou de molécules rares, ou encore puits à carbone, puisqu’elle produit et rend désormais des « services environnementaux » à l’ensemble de la population du globe, la forêt tropicale se retrouve propulsée au rang de « Patrimoine de l’humanité ». C’est donc au nom de l’humanité que les porte-parole de la forêt (experts, ONG, gestionnaires) imposent de nouvelles normes de gestion. Les coutumes et les savoirs des sociétés locales incarnent la dimension immatérielle de ce patrimoine commun qu’il faudra, pour éviter sa dilapidation, soustraire aux forces du capitalisme libéral.

8Or il apparaît clairement que l’avènement de la dimension internationale de ce patrimoine constitue un facteur supplémentaire de fragilisation des patrimoines domestiques. Non pas que ces niveaux soient incompatibles. C’est plutôt que l’image construite et médiatisée de la forêt tropicale au niveau international, et utilisée pour justifier cette mise en patrimoine au plus haut niveau, privilégie certaines caractéristiques au détriment d’autres, ce qui peut facilement fragiliser, voire annihiler, les patrimoines locaux dans leur réalité matérielle et territoriale. La fabrication d’une représentation collective « planétaire » autour des notions de « forêt nourricière » et « maternelle » constitue à la fois une appropriation et un détournement de ce que représente la forêt pour les sociétés qui y vivent au profit de celles qui n’y vivent pas. La biodiversité justifie la mise en place d’aires protégées qui restreignent considérablement les droits des usagers et les activités des populations locales, allant souvent jusqu’à la confiscation de pans entiers de leurs territoires. Le changement climatique a contribué à maintenir la condamnation des pratiques d’agriculture forestière, effaçant ainsi le rôle nourricier crucial des forêts locales réservées à ce type d’agriculture.

9La situation est aujourd’hui paradoxale ! Parce qu’elle disparaît, la forêt tropicale est érigée en « patrimoine de l’humanité » : un patrimoine commun dont l’existence concerne l’ensemble des habitants de la planète. Mais, de ce fait, elle échappe de plus en plus aux habitants des espaces forestiers, au point que certains en sont totalement exclus. Que peut-il résulter de cette confrontation entre des patrimoines locaux qui échappent à leurs détenteurs et s’affaiblissent de jour en jour, mettant à mal l’identité même des populations forestières, et les grands enjeux environnementaux, sociaux, politiques ou financiers de ces nouvelles mises en patrimoine ? On peut craindre qu’au nom d’une éthique environnementale globalisée, les sociétés locales soient, encore et toujours, marginalisées, instrumentalisées, voire mise à l’index de ces grandes manœuvres autour de ce qu’il reste des forêts tropicales. Que signifiera alors une forêt dont on aura su préserver la diversité biologique, mais dépourvue à jamais de la diversité humaine et culturelle qui en fait tout autant la richesse ?