Version classiqueVersion mobile

Habiter la forêt tropicale au XXIe siècle

 | 
Geneviève Michon
, 
Stéphanie Carrière
, 
Bernard Moizo

Partie 4. Cueillir, chasser, cultiver la forêt

18. Au-delà du bois

Produits forestiers non ligneux et extractivisme

Geneviève Michon

Texte intégral

Collecte de fougères (Magagascar). Ces plantes, qui font partie de la pharmacopée traditionnelle, sont communément bues en infusion.

© IRD/S. Carrière

1La forêt tropicale ne produit pas que du bois. Pendant des siècles, elle a surtout été prisée pour ses « menus produits », que l’on appelle aujourd’hui « produits forestiers non ligneux » : fruits sauvages, gibier, tubercules et champignons, fourrage pour les animaux, plantes médicinales, résines, latex, sèves, écorces, etc. La collecte de ces produits est bien antérieure à l’agriculture, elle a longtemps été déterminante pour assurer l’alimentation, la santé et l’auto-approvisionnement en matériaux des populations forestières. La généralisation de l’agriculture forestière ne lui a pourtant pas fait perdre cette importance.

2La collecte des produits forestiers non ligneux est aussi la base d’une économie d’échanges, aujourd’hui monétaires, entre les populations forestières et l’extérieur. Cet aspect, moins connu, des activités forestières est cependant essentiel dans la génération de revenus pour les populations.

Les produits de cueillette dans la vie quotidienne des populations forestières au xxie siècle

3La forêt tropicale est encore aujourd’hui source de nourritures variées, allant des fruits de bouche au vin de palme, des viandes aux poissons et aux crustacés, des fleurs aux tubercules ou à la moelle de palmier. Ces nourritures forestières peuvent constituer l’essentiel de la diète, en particulier pour les chasseurs-cueilleurs (cf. chap. 6), ou lors de longues expéditions loin des villages. Elles sont aussi utilisées comme complément des aliments obtenus à travers l’agriculture. En Afrique, la viande de chasse représente la première source de protéines consommées dans les villages.

Petite échoppe sur le marché d’Ambalavao, dans laquelle sont vendues de nombreuses plantes médicinales issues des écosystèmes forestiers du corridor de Fianarantsoa à Madagascar.

IRD/S. Carrière

Femme hmong transportant des feuilles de palmier collectées en forêt et utilisées pour couvrir les maisons (Laos).

© IRD/O. Évrard

4La forêt fournit aussi l’essentiel des matériaux utilisés pour la construction, l’artisanat et l’agriculture : bambous, troncs de palmiers, rotins, écorces et feuilles sont omniprésents dans la construction des habitations, ainsi que pour l’industrie familiale ou agricole. Les résines servent à calfater les pirogues, et les latex sont utilisés comme « colles » dans l’artisanat local ; les fibres de palmier servent à faire des cordes et les pétioles de leurs grandes feuilles, des récipients.

5Les produits forestiers non ligneux se retrouvent aussi dans de nombreuses préparations médicinales : feuilles, fleurs, racines, écorces, bourgeons, sèves et résines, peaux, poils, ongles, calculs biliaires de certains animaux, os, organes internes entrent dans la composition de la plupart des médicaments utilisés par les populations forestières. Ils sont aussi utilisés dans de nombreux rituels.

La forêt, depuis longtemps à la base des échanges commerciaux

6On appelle « extractivisme » (du mot brésilien extractivismo, employé au xixe siècle pour qualifier l’activité économique générée par l’extraction du caoutchouc et remis au goût du jour dans les années 1980) l’activité développée autour de la collecte de produits forestiers non ligneux destinés au marché extérieur (régional, national ou international). Elle se différencie de la « cueillette », qui désigne la collecte d’un produit destiné à l’autoconsommation ou à l’échange de proximité.

Transport de marchandises à dos d’homme pour atteindre la piste carrossable afin de commercialiser la récolte et divers produits forestiers (province de Luang Prabang, nord de la RDP du Laos).

© IRD/B. Moizo

Collecte commerciale des fibres du palmier piaçaba (Rio Negro, Amazonie, Brésil).
Les gaines foliaires du palmier piaçaba (Leopoldinia piassaba) fournissent une fibre qui sert à fabriquer des balais et servait autrefois à faire des cordages pour les embarcations avant l’avènement du Nylon.
Les bottes sont transportées dans le dédale des forêts inondées vers le Rio Negro pour être expédiées vers Manaus. Il s’agit d’un extractivisme encore actif dans cette région d’Amazonie.

© IRD/L. Emperaire

En aval des mines d’or, orpaillage pratiqué par les minorités ethniques vivant à la frontière lao-vietnamienne.
Parmi les produits forestiers non ligneux, les minéraux (en particulier l’or) représentent une source de revenus importante pour les populations forestières.

© IRD/B. Moizo

7L’extractivisme est une pratique plurimillénaire. Depuis des temps immémoriaux, les résines odorantes, les plumes d’oiseau, les cornes de rhinocéros, les épices et les condiments, les nids d’hirondelle, les animaux vivants ou leur peau, leurs dents, leurs cornes ou d’autres parties de leur anatomie, ont voyagé depuis les forêts d’Asie, d’Afrique et d’Amérique jusqu’aux quatre coins du monde, constituant la base des premiers échanges internationaux. Ces matières premières forestières servaient aux populations locales de monnaie d’échange pour obtenir des produits de première nécessité, comme le sel, le fer pour forger machettes et armes de guerre, ou des produits manufacturés. C’est pourquoi l’on trouve souvent, chez les populations vivant dans les forêts de Bornéo, des jarres ou des porcelaines chinoises anciennes.

8Les populations forestières des pays tropicaux dépendent aujourd’hui encore très largement de l’extractivisme pour l’obtention de revenus monétaires. En Afrique centrale, c’est essentiellement la « viande de brousse » (le plus généralement des petits gibiers, comme les antilopes), vendue fraîche ou boucanée, qui fournit aux villageois des revenus importants. Les forêts africaines fournissent aussi d’autres produits que l’on retrouve sur les marchés urbains : des feuilles de Gnetum africanum, des champignons de termitières, des noix de cola, des « mangues de brousse », des « châtaignes du Gabon », etc. En Indonésie, les produits de l’extractivisme vont des fruits de forêt (mangues, durians, langsat) vendus sur les marchés urbains jusqu’aux rotins ou aux résines odorantes que l’on retrouve en Chine, en Arabie ou en Europe. Au Brésil, le caoutchouc de forêt est encore un produit important, mais on peut aussi citer la noix du Brésil, les cœurs de palmier, l’huile essentielle du « bois de rose », le guarana… L’écorce du quinquina, petit arbre des forêts du Pérou, est exploitée depuis deux siècles pour la production de quinine, qui a longtemps été le seul remède utilisé contre le paludisme.

Le commerce de la résine de benjoin (nord de Sumatra, Indonésie).
La résine odorante du benjoin (Styrax benzoin) fait partie des premiers produits forestiers exportés de l’archipel indonésien, dès les premiers siècles de notre ère. Son commerce est aujourd’hui encore actif, car elle sert à la fabrication des encens brûlés dans les églises et les mosquées du monde entier, et elle est aussi utilisée comme adjuvant du tabac dans les industries de la cigarette.

© C. Kuhn

9Parmi les « produits forestiers non ligneux » se trouvent aussi des produits minéraux, et en particulier l’or, que l’on récolte, aujourd’hui comme hier, dans les rivières en filtrant les eaux courantes. Cette extraction, qui s’effectue à grand renfort de produits hautement toxiques comme le mercure, connaît aujourd’hui une recrudescence dans plusieurs régions tropicales – Amazonie et plateau des Guyanes, Bornéo – et cause d’énormes dégâts environnementaux et sanitaires.

Un ancrage plurimillénaire : l’extractivisme en Asie du Sud-Est et en Afrique

10Des restes paléo-archéologiques retrouvés en Asie du Sud-Est attestent de ces échanges actifs entre les îles qui constituent aujourd’hui l’Indonésie et le continent dans les temps préhistoriques, autour de produits animaux et de résines de la forêt (cf. chap. 1). Cet extractivisme asiatique est vite devenu l’activité économique principale dans la région : attirés par les produits uniques de l’archipel, les commerçants chinois, puis indiens et arabes sont venus en Indonésie et, dès le 1er siècle de notre ère, le commerce maritime était fermement établi entre l’archipel indo-malais et la Chine ou l’Inde. Ce commerce impliquait une grande diversité de produits, la plupart du temps utilisés à des fins rituelles ou magico-médicinales : la corne de rhinocéros et le benjoin de Sumatra (résine odorante produite par un petit arbre des forêts d’altitude, Styrax benzoin), les nids d’hirondelle, les pierres de bézoard (des « calculs » que l’on trouve dans la vésicule biliaire de petits animaux comme le porc-épic ou les singes), le miel ou le camphre de Bornéo. À travers ce commerce, les collecteurs de benjoin de Sumatra ou de camphre et de nids d’hirondelles de Bornéo se sont trouvés intégrés dans des réseaux d’échanges internationaux qui s’étendaient jusqu’à la Chine et au Moyen-Orient, des siècles avant que les commerçants européens n’arrivent dans la région.

Distillation du bois de rose (Aniba rosea) pour l’obtention d’huile essentielle (Amazonie, Brésil).
L’explosion de l’industrie des huiles essentielles, utilisées en pharmacie et dans l’industrie des parfums, accentue les pressions sur les ressources et met en danger de nombreuses espèces d’arbres tropicaux.

© IRD/L. Emperaire

11L’arrivée des Portugais en Asie du Sud-Est au début du xvie siècle, puis des Hollandais et des Anglais un siècle plus tard, a donné une nouvelle orientation à ce commerce à longue distance des produits forestiers asiatiques : les échanges se sont monétarisés, le commerce des produits forestiers a à la fois constitué la principale source de revenus monétaire des communautés et établi la prospérité de la Compagnie des Indes Orientales (VOC). Pendant trois siècles, le commerce européen s’est intéressé presque exclusivement à une catégorie bien particulière des produits forestiers : les épices des forêts de Sumatra (poivre, cannelle) ou des Moluques (muscade, girofle). Au xixe siècle ont émergé de nouveaux produits destinés aux industries naissantes : des latex comme la gutta percha ou la sève des grands Ficus pour les industries automobile et électrique, des résines comme le copal ou le damar pour les industries de peintures. La plupart de ces produits ont perdu de leur importance après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée des substances issues de la pétrochimie, mais certains produits spécifiques (gutta percha, résines damar) se sont maintenus pour des marchés de niche.

12Pour le continent africain, c’est la conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes dès le viie siècle qui a ouvert les principales voies commerciales : les routes terrestres transsahariennes vers le monde méditerranéen et vers l’Europe, et les voies maritimes le long des côtes de l’Afrique de l’Est vers le golfe Persique, et, de là, vers le subcontinent indien. Pendant des siècles, les caravanes et les vaisseaux arabes ont transporté l’ivoire, l’huile de palme, le poivre de Guinée ou les noix de cola des forêts africaines vers les royaumes musulmans du Nord. Au Moyen Âge (dès 1214), la maniguette d’Éthiopie (Aframomum sp.) fait son apparition sur les marchés d’Europe, bien avant l’arrivée des vaisseaux européens dans ces contrées. Au xvie et au xviie siècle, ces vaisseaux commencent à explorer les côtes occidentales de l’Afrique. Ils vont rapidement se mettre à exporter épices et condiments, huile de palme et ivoire, échangés auprès des populations forestières contre des vêtements, du fer et des armes. Pendant la période coloniale, on exportera les rotins d’Afrique de l’Ouest ou les latex sauvages du Congo (Funtumia elastica). Mais très vite, les colons vont tenter de d’obtenir les principaux produits par la mise en culture de ces espèces forestières : c’est le début du développement des grandes plantations coloniales de palmier à huile, d’hévéa, importé du Brésil, du café originaire des forêts d’Éthiopie, ou du cacao issu de la forêt amazonienne.

Les nouveaux visages de l’extractivisme

13Aujourd’hui, en Asie comme en Amérique du Sud ou en Afrique, outre certains produits « traditionnels » encore intensivement exploités comme les résines odorantes (benjoin par exemple), les rotins ou les nids d’hirondelle, de nouveaux « produits forestiers non ligneux » deviennent stratégiques. Ce sont surtout les substances chimiques destinées aux industries cosmétiques et pharmaceutiques, qui apparaissent comme les nouvelles richesses des forêts tropicales : par exemple le bois de rose au Brésil (Aniba rosaeodora var. amazonica), le bois de santal en Asie (Santalum spp.), ou le ravintsara à Madagascar (Cinnamomum camphora), distillés pour la production d’huiles essentielles, ou encore l’écorce du Prunus africana, recherchée pour soigner la prostate. Dès les années 1990, la bioprospection, c’est-à-dire la recherche de substances chimiques fournies par la forêt, a attiré dans les forêts de nombreuses entreprises internationales (cf. chap. 24).

Bioprospection de la flore endémique en Polynésie française.
Écorçage de branches, troncs ou racines pour le programme de bioprospection de la flore endémique des Marquises. Les écorces sont ensuite séchées pour analyses.

© IRD/C. Ollier

14Un autre secteur aujourd’hui intéressé par les produits forestiers est celui des superaliments, plus connus sous le nom de « superfood », c’est-à-dire des plantes « fortifiantes », « toniques », dont la valeur nutritive et les qualités protectrices contre certaines maladies seraient exceptionnelles. On trouve parmi ces nouveaux aliments, censés « booster » notre santé et nous apporter nutriments et antioxydants des plantes amazoniennes, comme les baies du palmier açaï (Euterpe spp.), aux propriétés antioxydantes, anti-inflammatoires et toniques, les fruits du camu-camu (Myrciaria dubia) qui contiennent 20 à 50 fois plus de vitamine C biodisponible que l’orange ou le citron, ou encore le guarana (Paullinia cupana), un tonique qui améliore la vigilance, combat la fatigue et la somnolence et augmenterait les performances cognitives. On peut citer aussi l’amla, ou groseille indienne (Emblica officinalis), un petit fruit des zones forestières humides du sous-continent indien qui est réputé pour son action antioxydante.

Les produits non ligneux : une manne pour les États forestiers

15Il est important de noter que ce commerce forestier n’a pas profité qu’aux seules communautés forestières ou aux commerçants qui les visitaient. Il a aussi constitué un facteur important de développement pour l’économie des sultanats ou des royaumes, puis des États, qui le contrôlaient et l’organisaient. En Asie du Sud-Est, la fondation et la puissance des États maritimes précoloniaux reposaient sur ce commerce des produits forestiers. Le succès ou l’effondrement de ces États dépendait en grande partie de leur capacité à contrôler l’accès aux richesses de leurs forêts. Le Royaume de Sulu (qui s’étendait des Philippines jusqu’au nord de Bornéo) s’est maintenu jusqu’au xviiie siècle parce qu’il a su efficacement contrôler l’acheminement des produits forestiers depuis l’intérieur de Bornéo jusqu’à l’Empire chinois. Le royaume de Srividjaya à Sumatra, quant à lui, contrôlait aux viie et viiie siècles tout le commerce des produits forestiers de l’île vers l’Inde et le Moyen-Orient. Entre le xvie et le xviiie siècle, les Pays-Bas, à travers la Compagnie des Indes Orientales (VOC), sont devenus une des grandes puissances économiques européennes en s’assurant le monopole du commerce des épices forestières (poivre, girofle, muscade) du Sud-Est asiatique (encadré 1). En Afrique, le réseau de comptoirs mis en place par les Européens pour le commerce des produits forestiers se révélera stratégique pour la colonisation du continent. Plus récemment, la ville de Manaus, en Amazonie, a prospéré sur l’exploitation du latex de l’hévéa, le caoutchouc.

Encadré 1
Violences et guerres autour des produits forestiers
Aujourd’hui, les chercheurs d’or, en Guyane ou au Brésil, n’hésitent pas à tuer les Indiens qui entravent leur avancée vers les cours d’eau aurifères. Mais on tue ou on a tué aussi pour des produits végétaux ou animaux moins connus, dont certains sont devenus familiers dans notre alimentation.
L’exemple le plus dramatique dans l’histoire des produits forestiers non ligneux concerne la noix de muscade. Cette épice était très recherchée en Europe au Moyen Âge et à la Renaissance car, outre son pouvoir de purification des viandes avariées, elle avait la réputation d’éloigner la peste. Son origine était tenue secrète, mais les Portugais découvrirent vite qu’elle venait des petites îles de Banda, dans l’est de l’archipel indonésien. En 1605, pour s’assurer du monopole du commerce de la muscade, les Hollandais commencèrent par repousser les Portugais. Puis, pour asseoir leur domination économique et politique sur ces îles, ils décidèrent de se débarrasser de leurs habitants (collecteurs et négociants locaux en épices) : on estime que, sur les 15 000 habitants de l’île de Banda Neira, il n’en resta, après deux nuits de massacres, qu’un petit millier. Les Hollandais firent ensuite venir des esclaves et des bagnards pour s’occuper de la collecte, et des Chinois pour le commerce.
Les crimes liés aux produits forestiers sont souvent perpétrés par les collecteurs eux-mêmes, à l’encontre de « concurrents » : Sellato (2001) raconte que les Punan et les groupes dayak de l’intérieur de Bornéo n’hésitaient pas, à l’aube du xxe siècle, à massacrer les collecteurs malais qui s’aventuraient sur leur territoire de collecte. Aujourd’hui encore à Bornéo, la collecte de certains produits forestiers non ligneux vendus « à prix d’or » (comme le bois d’aigle, un des encens les plus appréciés au monde, ou les nids d’hirondelle, pour lesquels les collecteurs perçoivent jusqu’à plus de 1 000 dollars le kilogramme) s’accompagne de grandes violences. Ainsi, les grottes dans lesquelles on trouve encore des nids d’hirondelle sont gardées par des hommes armés qui n’hésitent pas à tirer sur ceux qui osent s’aventurer trop près. Ce qui n’a pas empêché, surtout au cours des années 1990, des gangs armés de kalachnikovs (soutenus par l’armée, et appelés les « ninjas ») d’attaquer ces grottes pour piller leur contenu.

Noix de muscade des Moluques (Indonésie).
La recherche des épices, et en particulier de la noix de muscade, a attiré très tôt les marchands européens (Portugais et Hollandais) vers l’archipel indonésien. Le contrôle du commerce de ces épices a provoqué guerres et massacres.

© IRD/G. Michon

16Une des principales « ressources » extractivistes tirée des forêts africaines, et qui a fait la fortune des États, est de triste mémoire : il s’agit des hommes et des femmes emmenés en esclavage, d’un bout à l’autre du continent avant l’arrivée des Européens, puis vers l’Amérique avec la traite négrière. Cette traite des noirs a largement fondé la conquête coloniale, et, indirectement, contribué au développement économique des puissances européennes. L’Afrique n’a pas l’exclusivité de ce trafic honteux : les forêts de Bornéo ont longtemps fourni des esclaves pour les empires du sud de la Chine, et celles de Sumatra des « travailleurs forcés » pour les plantations d’épices des Moluques, pour le plus grand bénéfice des États ou des compagnies commerciales qui contrôlaient le trafic des hommes.

De la collecte à la domestication

17La collecte des produits forestiers non ligneux suit des schémas très variés selon qu’elle est pratiquée pour l’autoconsommation, pour le marché local ou pour le marché international. Pour les produits récoltés régulièrement mais en petites quantités pour répondre à des demandes locales, la collecte ne met pas en danger la ressource : on peut citer ici les fruits forestiers (on trouve souvent, à Sumatra ou à Bornéo, des « forêts fruitières », anciens jardins d’arbres fruitiers qui attestent de la présence ancienne de villages aujourd’hui déplacés), ou les plantes médicinales utilisées localement.

18Pour d’autres produits, des demandes trop fortes par rapport aux taux naturels de renouvellement conduisent à l’épuisement de la ressource. Les exemples les plus connus concernent les animaux : l’attrait des consommateurs chinois fortunés pour les produits rares et dotés de grandes vertus pour la santé et la prospérité, comme la corne de rhinocéros ou les pattes d’ours, a conduit à la quasi-extinction du rhinocéros de Sumatra ou de l’ours malais. Les nids d’hirondelle, autrefois abondants, ont disparu des grottes des archipels indonésiens et philippins. Gorilles, orangs-outans et chimpanzés sont aujourd’hui en grand danger du fait de l’intérêt médico-magique qu’ils suscitent. On peut faire le même constat pour des produits végétaux rares, comme le bois d’aigle en Indonésie, aujourd’hui totalement surexploité à Sumatra, Java, Bornéo ou dans les Célèbes, ou les bois de santal dont les stocks ont été épuisés en à peine une centaine d’années d’exploitation sur toute la région qui s’étend de l’Inde à la Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, la croissance exponentielle de la demande internationale en remèdes ayurvédiques ou en produits de la médecine chinoise constitue un grand danger pour de nombreuses plantes médicinales forestières…

19De nombreux produits de l’extractivisme ont fait l’objet de tentatives plus ou moins poussées de plantation et de domestication : toutes les grandes épices (noix de muscade, clou de girofle, écorce de cannelle, baies de poivre ou gousses de cardamome, racines de gingembre, etc.), longtemps récoltées dans les forêts asiatiques, proviennent aujourd’hui de plantes cultivées. En Indonésie, la demande industrielle pour les produits forestiers non ligneux a conduit les populations forestières à établir des agroforêts, basées sur la mise en culture de certaines espèces forestières à fort potentiel commercial : l’hévéa, le damar, le benjoin (aujourd’hui utilisé pour l’industrie des cigarettes et en parfumerie), les rotins. Les nids d’hirondelle sont aujourd’hui récoltés dans des « grottes » artificielles : des bunkers en béton percés de petits trous, à l’image de nos anciens colombiers, dans lesquels les hirondelles viennent nicher comme dans une grotte naturelle.

« Grottes » artificielles pour la production de nids d’hirondelle dans le sud de Sumatra (Lampung, Indonésie).
Les forêts se faisant de plus en plus rares dans le sud de Sumatra, les hirondelles viennent nicher dans ces bâtiments en béton. En raison de de leur précieuse cargaison, ces « grottes » sont très protégées (hauts murs surmontés de barbelés, alarmes, parfois gardes armés).

©IRD/G. Michon

Conclusion

20Les produits forestiers non ligneux sont et restent des produits essentiels aussi bien pour la consommation locale ou la génération de revenus pour les populations forestières que pour le commerce international.

21Dans les années 1990, un courant de pensée initié par des scientifiques et des ONG, repris par les grandes institutions de développement (FAO entre autres), a émis l’hypothèse qu’une meilleure valorisation économique des produits non ligneux permettrait de conserver la forêt et de préserver sa biodiversité. Cette hypothèse s’est avérée caduque, en grande partie parce que ses défenseurs n’avaient pas pris la mesure de la profondeur historique de la valorisation marchande des produits forestiers et en avaient ignoré les grandes dynamiques autant que leurs impacts sur l’écosystème. Les espoirs fondés sur la bioprospection ont eu aussi été déçus : les explorations n’ont pas donné les résultats escomptés, et les industries préfèrent avoir recours à des molécules de synthèse, dont elles peuvent maîtriser la fabrication, plutôt que de dépendre pour leur approvisionnement de contrats signés dans des régions du monde souvent politiquement instables. Les produits non ligneux représentent-ils encore une alternative économique crédible à l’exploitation du bois pour la mise en valeur des forêts, ou à leur conversion en grandes plantations ? À en croire les dynamiques actuelles de régression du couvert forestier, certainement pas. Comme le dit le botaniste Pierre-Michel Forget : « Il faut donc arrêter de dire que l’économie va sauver les forêts tropicales humides. »

Bibliographie

Références

Emperaire L. (éd.)., 1996 – La forêt en jeu. L’extractivisme en Amazonie centrale. Paris, IRD Éditions, coll. Latitudes 23.

Michon G., 2005 – Domesticating forests: how farmers manage forest resources. Cifor/IRD/Icraf, Bogor. http://www.cifor.cgiar.org/publications/pdf_files/Books/BMichon0501E1.pdf

Pinton F., Aubertin C., 2007 – « L’extractivisme entre conservation et développement ». In Gillon Y., Chaboud C., Boutrais J., Mullon C. (éd) : Du bon usage des ressources renouvelables. Paris, IRD Éditions, coll. Latitudes 23, 471 p.

Lescure J.-P., Pinton F., 1996 – « L’extractivisme : une valorisation contestée de l’écosystème forestier. » In Hladik C. M., Hladik A., Pagezy H., Linares O. F. Koppert G. J. A., Froment A. (éd.) : L’alimentation en forêt tropicale : interactions bioculturelles et perspectives de développement : 2. Bases culturelles des choix alimentaires et stratégies de développement. Paris, Unesco.

Le Flamboyant, 2009 – Dossier spécial produits forestiers non ligneux, no 65.

Sellato B., 2001 – Forest, Resources, and People in Bulungan: Elements for a History of Settlement, Trade, and Social Dynamics in Borneo, 1880-2000. Bogor, Cifor.

Table des illustrations

Légende Collecte de fougères (Magagascar). Ces plantes, qui font partie de la pharmacopée traditionnelle, sont communément bues en infusion.
Crédits © IRD/S. Carrière
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 420k
Légende Petite échoppe sur le marché d’Ambalavao, dans laquelle sont vendues de nombreuses plantes médicinales issues des écosystèmes forestiers du corridor de Fianarantsoa à Madagascar.
Crédits IRD/S. Carrière
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 624k
Légende Femme hmong transportant des feuilles de palmier collectées en forêt et utilisées pour couvrir les maisons (Laos).
Crédits © IRD/O. Évrard
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 844k
Légende Transport de marchandises à dos d’homme pour atteindre la piste carrossable afin de commercialiser la récolte et divers produits forestiers (province de Luang Prabang, nord de la RDP du Laos).
Crédits © IRD/B. Moizo
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 944k
Légende Collecte commerciale des fibres du palmier piaçaba (Rio Negro, Amazonie, Brésil).Les gaines foliaires du palmier piaçaba (Leopoldinia piassaba) fournissent une fibre qui sert à fabriquer des balais et servait autrefois à faire des cordages pour les embarcations avant l’avènement du Nylon.Les bottes sont transportées dans le dédale des forêts inondées vers le Rio Negro pour être expédiées vers Manaus. Il s’agit d’un extractivisme encore actif dans cette région d’Amazonie.
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 608k
Légende En aval des mines d’or, orpaillage pratiqué par les minorités ethniques vivant à la frontière lao-vietnamienne.Parmi les produits forestiers non ligneux, les minéraux (en particulier l’or) représentent une source de revenus importante pour les populations forestières.
Crédits © IRD/B. Moizo
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 332k
Légende Le commerce de la résine de benjoin (nord de Sumatra, Indonésie).La résine odorante du benjoin (Styrax benzoin) fait partie des premiers produits forestiers exportés de l’archipel indonésien, dès les premiers siècles de notre ère. Son commerce est aujourd’hui encore actif, car elle sert à la fabrication des encens brûlés dans les églises et les mosquées du monde entier, et elle est aussi utilisée comme adjuvant du tabac dans les industries de la cigarette.
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 500k
Légende Distillation du bois de rose (Aniba rosea) pour l’obtention d’huile essentielle (Amazonie, Brésil).L’explosion de l’industrie des huiles essentielles, utilisées en pharmacie et dans l’industrie des parfums, accentue les pressions sur les ressources et met en danger de nombreuses espèces d’arbres tropicaux.
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 304k
Légende Bioprospection de la flore endémique en Polynésie française.Écorçage de branches, troncs ou racines pour le programme de bioprospection de la flore endémique des Marquises. Les écorces sont ensuite séchées pour analyses.
Crédits © IRD/C. Ollier
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 688k
Légende Noix de muscade des Moluques (Indonésie).La recherche des épices, et en particulier de la noix de muscade, a attiré très tôt les marchands européens (Portugais et Hollandais) vers l’archipel indonésien. Le contrôle du commerce de ces épices a provoqué guerres et massacres.
Crédits © IRD/G. Michon
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 384k
Légende « Grottes » artificielles pour la production de nids d’hirondelle dans le sud de Sumatra (Lampung, Indonésie).Les forêts se faisant de plus en plus rares dans le sud de Sumatra, les hirondelles viennent nicher dans ces bâtiments en béton. En raison de de leur précieuse cargaison, ces « grottes » sont très protégées (hauts murs surmontés de barbelés, alarmes, parfois gardes armés).
Crédits ©IRD/G. Michon
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32203/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 423k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search