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Habiter la forêt tropicale au XXIe siècle

 | 
Geneviève Michon
, 
Stéphanie Carrière
, 
Bernard Moizo

Partie 3. Penser, représenter, partager la forêt

8. La forêt dans les dessins d’enfants (Madagascar)

Une représentation du sauvage et du domestiqué

Stéphanie M. Carrière

Testo integrale

Jeune garçon dessinant son environnement forestier (village d’Ambendrana, Madagascar).

© IRD/S. Carrière

1Pour identifier et comprendre les représentations et les usages de la nature par les peuples qui vivent dans les forêts tropicales, les chercheurs se basent généralement sur des enquêtes et des observations menées auprès des adultes. Dans ces études sur les représentations, les enfants sont plus rarement sollicités. Ils sont pourtant les premiers concernés par la transmission des savoirs et des savoir-faire. Pour comprendre comment les enfants « vivent » et perçoivent les forêts, des chercheurs ont organisé des ateliers de dessin dans des zones écologiquement contrastées, afin de tester la façon dont les différents milieux et les différentes cultures peuvent influencer les représentations de la nature, et plus particulièrement de la forêt.

Des marges des forêts tropicales aux paysages ruraux plantés

2À Madagascar, deux villages ont été choisis pour observer les représentations des enfants sur les forêts. Le premier est le village de Tsimabeharona, peuplé par des populations merina. Il se trouve au sud de la capitale Antananarivo, à proximité de la route, lieu d’échanges. Les paysages y sont caractérisés par des montagnes et des collines recouvertes de formations herbeuses, des rizières dans les bas-fonds, des bosquets d’arbres fruitiers, des plantations villageoises d’eucalyptus et de pins, des peuplements naturels d’acacias (espèce introduite largement naturalisée), des haies et des cultures maraîchères. La forêt naturelle n’existe plus dans les environs de ce village. Le second village est celui d’Ambendrana, situé au nord de la ville de Fianarantsoa, dans le pays Betsileo. L’environnement immédiat de ce village est assez différent de Tsimabeharona, bien que composé en partie des mêmes éléments : cultures et rizières, vergers, et bosquets d’eucalyptus et d’arbres isolés. La particularité de ce village est d’être encore proche de la forêt tropicale : on y trouve en effet des lambeaux de forêts naturelles ainsi que de nombreux arbres parsemés dans le paysage, et les activités liées à la forêt (pêche, chasse, collecte de bois de chauffe, de plantes médicinales, de bois de construction) y sont encore importantes. Cette forêt est connue sous le nom de « corridor » de Fianarantsoa et fait l’objet depuis une dizaine d’années de mesures de conservation qui restreignent fortement les activités de la population riveraine en son sein.

« Dessine ta nature »

3Les enfants sont sélectionnés dans une même tranche d’âge. Une seule consigne leur a été donnée : « Dessine ta nature, celle que tu connais et que tu vois tous les jours autour de chez toi. » Après les séances de dessin, les chercheurs ont mené avec chaque enfant un entretien non directif afin d’identifier avec lui (elle) chaque objet dessiné (plante, animal, personnage, objet ou éléments du paysage), de le (la) faire parler de son dessin. L’idée principale était de mettre en avant ce que chacun(e) avait voulu représenter, de comprendre la raison de ce choix et de rapporter fidèlement le discours qui s’y rattache. À cette consigne unique, les réponses ont été variées et les dessins collectés d’une grande richesse, tant au niveau du style que de la forme. Le contenu des dessins dépend bien évidemment étroitement de la nature que les enfants côtoient quotidiennement, celle qui leur est familière, la « nature vécue » ; la forêt, les arbres, la diversité des espèces végétales ou animales, les appellations vernaculaires des espèces forestières données par les enfants dépendent fortement de l’environnement dans lequel vivent ces enfants et des activités menées avec leurs parents. Mais on y retrouve aussi des éléments de la « nature perçue », celle qui est relatée dans les histoires de la famille ou du groupe social, ou décrite dans les contes et/ou les mythes.

Une nature domestiquée

4Les enfants de l’école de Tsimabeharona ont plutôt représenté une nature domestiquée. Les arbres plantés sont omniprésents dans les dessins, isolés ou regroupés pour former de véritables forêts composées d’espèces exotiques telles que l’eucalyptus, l’acacia ou le pin, voire des espèces d’arbres fruitiers introduites à Madagascar au cours de la colonisation. Dans un premier dessin (fig. 1), on peut voir que Charline a dessiné une mare piscicole, entourée de rizières, avec des canards (à gauche) et de nombreux oiseaux dans les arbres. Deux zébus paissent sur les collines. Charline a représenté une forêt (ala) avec de nombreux arbres. Elle décrit cette forêt constituée de pins, d’acacias et d’eucalyptus.

5Le dessin de Falinirina (fig. 2) nous propose une rivière, bien présente au centre du dessin avec une barque et un pêcheur. Les seuls animaux représentés sont la sauterelle, grande ennemie des cultures, et un échassier. En bas à gauche, une mare, dans laquelle on voit les activités piscicoles. Les cultures sont représentées par des parcelles de riz (en bas à gauche du dessin). Les collines (en haut à gauche, sous le soleil) sont perçues par Falinirina comme verdoyantes car peuplées d’arbres tels que les pins et les eucalyptus formant de petites forêts.

6La forêt que ces enfants dessinent et nomment comme « forêt » est donc bien celle qui leur est familière : des bosquets ou des vergers, voire des plantations étatiques ou reboisements, qui forment ensemble la « forêt » villageoise à proximité des maisons. Ces enfants ne connaissent pas la forêt naturelle, trop éloignée de leur village, ils en ont entendu parler mais elle n’apparaît pas dans leurs dessins. Il n’y a pas d’animaux dans ces « forêts » dessinées par les enfants. En revanche, l’eau, qui occupe une place centrale dans la culture du riz, y est omniprésente, soit sous forme de rivière, soit sous forme de canaux d’irrigation, s’inscrivant là aussi très clairement dans la représentation d’une nature domestiquée.

Figure 1 – Le dessin de Charline (enfant merina) montre une nature domestique, des paysages cultivés et peuplés de plantations paysannes d’arbres, mais aussi la rizière et la pisciculture (Tsimabeharona, Madagascar).

Figure 2 – Le dessin de Falinirina (enfant merina) montre une nature domestique au centre de laquelle figurent des paysages vallonnés et où se pratique la riziculture (Tsimabeharona, Madagascar).

Une nature sauvage

7Dans la commune d’Androy, à Ambendrana, en lisière forestière, les enfants représentent le plus souvent une nature sauvage, la forêt tropicale humide qu’ils côtoient tous les jours en la parcourant ou telle qu’ils la perçoivent dans les récits de leurs parents et grands-parents. Dans la figure 3, Gilbert a dessiné sous le ciel en bleu les arbres de la forêt « primaire » ouala gasy (litt. « forêt malgache ») : des voara (Ficus sp.) qui produisent des figues, avec lesquelles se nourrit un lémurien forestier, Varecia variegata variegata. D’autres arbres sont représentés comme le Nuxia sp., abondant en forêt primaire et secondaire et très utile pour les paysans betsileo (manches de bêches). En revanche, les animaux représentés sont ceux du village : la pintade en violet et rouge, et le rat en gris. À droite, Gilbert a cependant représenté un oiseau forestier (Centropus toulou, Cuculidae).

8En règle générale, la forêt sauvage est représentée dans les dessins à travers des espèces d’arbres souvent utiles aux populations rurales de cette lisière forestière (Harungana madagascariensis, Weinmannia spp., Eugenia spp., Dalbergia spp. ou palissandre). Par exemple, Jean-Chrys dit que son dessin représente « les choses ou les espèces naturelles du cœur de la forêt (ati ala) » (fig. 4). Cette diversité végétale est illustrée par le Nuxia sp. en vert et bleu à droite, l’Anthocleista madagascariensis, en rouge, et l’Anthocleista amplexicaulis avec de grandes feuilles en vert, au centre du dessin, le Syzygium ermirnense, le Vaccinium secundiflorum en vert, gris et bleu à droite du dessin et enfin le Carissa edulis en jaune. Les 4 animaux qui sont représentés sur ce dessin habitent tous dans la forêt, même si parfois ils peuvent en sortir, comme le sanglier et les lémuriens.

Figure 3 – Dans le dessin de Gilbert, on peut voir une belle représentation de l’écosystème forestier malgache dans sa globalité, telle une vision écosystémique, avec des arbres et des animaux comme partie du tout (Ambendrana, Madagascar).

9Les dessins des enfants de ce village forestier représentent aussi bien des arbres identiques, isolés ou regroupés, que des forêts diversifiées. Les animaux forestiers sont très présents (lémuriens, oiseaux, caméléons, serpents, poissons, cochons sauvages, anguilles). Les forêts sont représentées dans leur environnement biophysique et topographique. Dans certains dessins, les savoirs écologiques sur la forêt sont sous-jacents. Par exemple, une enfant a dessiné un oiseau en train de se nourrir sur un figuier (ces oiseaux, en consommant les fruits du figuier, contribuent à en disperser les graines). Les troncs brûlés sur certains dessins montrent que les effets du feu sur la forêt, laissant çà et là des chandeliers calcinés, ne sont pas passés inaperçus aux yeux des jeunes dessinateurs. La diversité des espèces végétales et animales dessinées par les enfants ainsi que les détails illustrant des particularités botaniques et morphologiques des espèces traduisent la proximité de ces populations avec la forêt et témoignent des savoirs naturalistes et des savoir-faire présents dès le plus jeune âge chez les enfants.

Figure 4 – Le dessin de Jean-Chrys expose une collection d’espèces végétales et arborées représentatives de l’écosystème forestier qu’il côtoie chaque jour, avec un grand nombre de détails qui montrent sa grande connaissance naturaliste malgré son jeune âge (Ambendrana, Madagascar).

Bibliografia

Références

Carrière S., 2010 – « Représentation de la faune et de la flore sauvages par les peuples betsiléo ». In Pagezy H., Carrière S., Sabinot C. (dir.) : Nature du monde, dessins d’enfants, Paris, CTHS : 183-185.

Carrière S., Gastineau B., 2010 – « L’omniprésence des espèces domestiques chez les Merina de Madagascar ». In Pagezy H., Carrière S., Sabinot C. (dir.) : Nature du monde, dessins d’enfants, Paris, CTHS : 176-178.

Carrière S., Gastineau B., 2010 – « Les activités agricoles des Merina selon les genres ». In Pagezy H., Carrière S., Sabinot C. (dir.) : Nature du monde, dessins d’enfants, Paris, CTHS : 178-180.

Carrière S., Gastineau B., 2010 – Perceptions et représentations de la nature par les enfants : comparaison entre Merina et Betsileo. In Pagezy H., Carrière S., Sabinot C. (dir.) : Nature du monde, dessins d’enfants, Paris, CTHS : 188-191.

Pagezy H., Carrière S., Sabinot C. (dir.), 2010 – Nature du monde, dessins d’enfants. Paris, CTHS, 259 p.

Carrière S. M., Sabinot C., Pagezy H., 2017 – Children’s Ecological knowledge : drawings as a tool for ethnoecologists ? Anthropo Children, 7.

Sabinot C., Carrière S. M., 2016 – « Le dessin d’enfant : de l’outil au média pour la diffusion des savoirs scientifiques ». In Vidal L. (éd.) : les savoirs des sciences sociales. Débats, controverses, partages, Marseille, IRD Éditions : 51-72.

Indice delle illustrazioni

Legenda Jeune garçon dessinant son environnement forestier (village d’Ambendrana, Madagascar).
Credits © IRD/S. Carrière
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32143/img-1.jpg
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Legenda Figure 1 – Le dessin de Charline (enfant merina) montre une nature domestique, des paysages cultivés et peuplés de plantations paysannes d’arbres, mais aussi la rizière et la pisciculture (Tsimabeharona, Madagascar).
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Legenda Figure 2 – Le dessin de Falinirina (enfant merina) montre une nature domestique au centre de laquelle figurent des paysages vallonnés et où se pratique la riziculture (Tsimabeharona, Madagascar).
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Legenda Figure 3 – Dans le dessin de Gilbert, on peut voir une belle représentation de l’écosystème forestier malgache dans sa globalité, telle une vision écosystémique, avec des arbres et des animaux comme partie du tout (Ambendrana, Madagascar).
URL http://books.openedition.org/irdeditions/docannexe/image/32143/img-4.jpg
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Legenda Figure 4 – Le dessin de Jean-Chrys expose une collection d’espèces végétales et arborées représentatives de l’écosystème forestier qu’il côtoie chaque jour, avec un grand nombre de détails qui montrent sa grande connaissance naturaliste malgré son jeune âge (Ambendrana, Madagascar).
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