1Les trois régions étudiées de l’Imerina ne connaissent pas une évolution homogène, mais plutôt des dynamiques locales qui font un assemblage de campagnes. Les changements résultent d’une mobilisation d’acquis éprouvés et/ou d’innovations adoptées pour tirer le meilleur parti, sur le moment et selon les moments, de l’exploitation du milieu. Ancrés dans les terroirs, les acquis entretiennent des scènes paysagères familières, comme le traitement des terres épuisées où ne subsiste plus que l’« os du sol ». Au contraire, les innovations modifient le tableau campagnard habituel, à l’exemple de l’insertion des cultures de contre-saison dans les bas-fonds du Vakiniadiana. Les initiatives paysannes génèrent une recomposition permanente des campagnes. En effet, malgré l’apparente immuabilité du paysage, rien n’est figé sur ces hautes terres centrales : les dynamiques des systèmes de production modifient l’occupation du sol, la crise développe telle stratégie ou accélère telle mutation. Ce sont des paysanneries qui, « ... moins tournées vers la recherche du seul profit que vers la minimisation des risques [...] sont en dynamique permanente pour innover lorsque cela correspond aux enjeux économiques et sociaux du moment » (C. Blanc-Pamard et al., 1993). L’évolution de chaque région - plus encore, de chaque mode d’occupation de l’espace rural dans une région - est en elle-même fille d’une interaction particulière entre milieu naturel, état social, contexte économique. Certes, une « mérinité » du paysage existe, elle guide l’utilisation du binôme colline/bas-fond, éléments du terroir originel. Mais, dans la réalité, l’occupation des terres offre des situations qui s’écartent beaucoup plus qu’elles ne se conforment à la « mérinisation » du paysage.

2Des caractères constants rattachent pourtant ces paysages à l’Imerina et confèrent à leurs campagnes une identité merina : ce sont le contexte naturel, l’histoire des lieux, la ruralité des sociétés.

3Les trois régions se trouvent dans un milieu de moyenne montagne tropicale, entre 1 200 et 1 700 mètres d'altitude. Une topographie de dissection fait alterner collines et bas-fonds, avec des sols ferrallitiques plus ou moins rajeunis sur les premières, des sols hydromorphes minéraux ou organiques dans les seconds, sols toujours chimiquement pauvres, sauf pour les baiboho alluviaux de Mananjara. Le climat, tropical d’altitude, offre deux saisons principales : chaude et pluvieuse de novembre à avril, sèche et fraîche de mai à août ; une période de transition, sèche et chaude, s’étend d’août à novembre. Cyclones et grêle en saison chaude, gelée blanche en saison fraîche sont rares mais toujours possibles. La dégradation des formations végétales est un autre trait commun : pseudo-steppes très pauvres en espèces, forêts naturelles relictuelles et isolées. Une telle situation manifeste une série régressive pour des causes naturelles (il n’y a plus de couverture forestière continue depuis 10 000 BP), accentuées par une action humaine d’autant plus grave que la flore de cette végétation, insulaire et ancienne, est très fragile. À ces aspects généraux, s’ajoutent quelques nuances : la large vallée de la Mananara à Ampotaka, les baiboho de Mananjara offrent un paysage « ouvert ». Le climat est plus frais, avec des irrégularités pluviométriques moins marquées à l’est qu’à l’ouest de l’Imerina. Mais la trame du milieu naturel reste la même. C’est l’action des hommes qui différencie les espaces.

4L’histoire des lieux restitue le peuplement et la mise en place de l’organisation sociale ainsi que des infrastructures économiques. Elle montre d’abord l’unité des trois régions : une même évolution de l’encadrement politique sur des sociétés fondées sur les fokonolona ; un pouvoir centralisé, coercitif, très directif pendant plus de 150 ans ; une autorité décentralisée, instituée sur le « centralisme démocratique » depuis 1975. L’histoire explique aussi des dissemblances frappantes.

5C’est elle qui permet de comprendre des fortes densités démographiques sur les hautes terres. Déjà bien peuplé avant Andrianampoinimerina par rapport à la région de Mananjara, ou à celle d’Ampotaka, l’est de l'Imerina a fait l’objet d’une colonisation voulue par le souverain. Les corvées de transport de bois pour la construction de Tananarive au xix^e siècle témoignent d’une présence humaine importante. Avec la colonisation, c’est encore le district de Manjakandriana qui a le plus bénéficié de l’action sanitaire, par l’installation de dispensaires et d’hôpitaux. Même des médecins libres y exerçaient, ce que les rapports ne relèvent pas dans les deux autres circonscriptions. L’histoire a conforté un facteur essentiel de l’évolution du paysage, l’inégale densité de population. En effet, celle-ci « constitue à chaque instant un fait contraignant pour le fonctionnement et l’évolution du système de production » (G. Sautter, 1979).

6L’ouverture à la circulation et à l’éducation, deux domaines étroitement liés, renvoie également à l’histoire. Sur ce plan, le Vakiniadiana et l’Amoronkay ont toujours été privilégiés. La région a bénéficié de sa situation sur l’ancienne route de l’est : va-et-vient des hommes entre Tananarive et Tamatave, ouverture de la première école rurale en 1824, installation de J. Laborde à Mantasoa. La colonisation a créé la voie ferrée, ouvert des pistes carrossables, accentué les communications avec la capitale. Il en est résulté un lien plus fort avec l’économie et les faits culturels de la ville. Cet héritage explique l’importance de deux composantes des paysages de la partie orientale de l’Imerina. La première, l’eucalyptus, a été introduite par la colonisation pour les besoins du chemin de fer. Son extension sur les collines résulte d’abord d’une stratégie foncière de ceux qui avaient, dès le début du siècle, compris l'importance de l’arbre sur des terres désormais régies par un droit moderne. La place du ligneux dans le paysage traduit aussi son intérêt économique, car les revenus de l’eucalyptus aident l’agriculture. On découvre ici une tout autre dimension de cet arbre de reboisement par rapport au domaine sahélo-soudanien, où il « ne s’intègre pas davantage à l’environnement qu’à l’économie rurale » (P. Pélissier, 1983). Seconde composante, la polyactivité ajoute ses marques au milieu rural : architecture des maisons, activités artisanales. Indispensable pour une société d’agriculture peu prospère, elle s’est développée grâce aux débouchés offerts par la capitale.

7L’organisation sociale de la production singularise Ampotaka, société solidaire, par rapport aux sociétés émiettées de l’est et de l’ouest de l’Imerina. Terre de menabe, occupée récemment par un groupe clanique qui se rattache au conquérant de la région, ouverte tardivement aux circuits routiers de la colonisation et marquée de références culturelles communes : tous ces facteurs éclairent le maintien d’une autorité traditionnelle en territoire zanakandriambe. La société est fondamentalement paysanne et le paysage le plus agricole des trois. Le groupe se distingue par sa gestion à long terme de l’espace : les migrations allègent la pression locale sur le sol et créent des terroirs dont le fonctionnement est intimement lié au territoire d’origine. Plus que de séparation, on doit parler de ramification du groupe, qui reste solidaire. La correspondance des propos de G. Sautter (1968) avec l’exemple d’Andranomisa, village-rejeton, est particulièrement frappante : « L’individualité régionale déborde l’unité physique qui lui avait donné naissance et continue à en constituer le cœur. Les techniques d’exploitation du sol ne sont généralement plus les mêmes dans ce domaine externe, mais toute une série de continuités, de solidarités et de complémentarités le soudent fortement au noyau... »

8La différenciation régionale s’est accentuée à la faveur des changements dans l’encadrement social. La nouvelle structure de l’administration du territoire, après 1972, puis la crise apparue dans les années quatre-vingt ont révélé d’inégales capacités de réaction des sociétés. Diverses, car exploitant les atouts spécifiques de chaque région, ces réactions se rejoignent néanmoins sur un point : la terre n’est pas abandonnée, elle continue à être travaillée, même de manière peu soignée, à l’exemple de la riziculture. La permanence du traitement agricole des sols est un autre point commun des paysages construits par les Merina.

9La ruralité des sociétés se traduit toujours dans les paysages, qu’on les observe avec un œil extérieur au monde paysan ou qu’on les découvre par la sensibilité de ceux qui modèlent le milieu. Rappelons-en les faits les plus marquants. « ... Vu, lu, saisi dans la familiarité des lieux et de leurs occupants » (G. Sautter, 1979), le paysage est composé d’éléments plus ou moins définis par rapport à leurs aptitudes culturales : ici, une pente où « la terre a une robe douce », là-bas une formation végétale qui contient « l’huile de la terre », ailleurs l’auréole froide de l’« œil de l’eau » des bas-fonds. Suggestive aussi est la division ternaire de l’année en saisons paysannes, définies par les éléments climatiques et les activités agricoles.

10Accrochés à la terre, les Merina inscrivent dans le paysage leurs techniques : la bonification ou la création des rizières de bas-fond et leur élargissement, l’apparition progressive des banquettes de culture sur les versants, selon une pratique qui provoque une dynamique naturelle (le transfert d’éléments fins suivant la topographie) pour la maîtriser et créer un replat de culture. Ce n’est pas méconnaître ces techniques que de ne pas les utiliser. Elles sont mises à contribution lorsque l’intérêt des cultures le justifie, comme le prouve, à Ambohiboromanga, le gros travail de vokavoka appliqué sur des parcelles d’ananas, parfois avec des plantes associées, et sur elles seules.

11Ces sociétés rurales entretiennent des liens avec la ville. L’opportunité du marché de Tananarive, directement ou par les marchés régionaux, souligne à quel point les relations avec la ville sont un moteur essentiel des évolutions de ces campagnes. Les plus favorisées sont les populations du fivondronana de Manjakandriana, bien relié à Tananarive. Produits laitiers et produits d’artisanat (carbonisation, tissage, forge) alimentent ainsi le marché urbain, et des camions viennent de la ville prendre les produits du bois. Les zones mal desservies sont tout de même en relation avec la capitale : l’arrivée des ananas d’Ambohiboromanga sur la place de Tananarive est remarquable. Des produits bezanozano viennent de plus loin encore : de marché en marché, du riz, de l’eau-de-vie, des fruits parviennent dans les secteurs plus peuplés du centre de l’Imerina. Vital pour les paysans, ce débouché profite encore plus aux intermédiaires. Dans l’ouest de l’Imerina, l’attente du « deux tonnes cinq » traduit la dépendance du paysan envers le collecteur.

12Ce dernier aspect est l’une des manifestations des limites des sociétés rurales de l’Imerina. Des limites sont imposées par les caractères du climat, partenaire indispensable de leurs activités, mais partenaire incertain, à haut risque : polyculture, pratiques anti-aléatoires conditionnent l’agriculture pour assurer une production alimentaire. Les sociétés rurales subissent également des limitations dans leurs atouts, que l’histoire a inégalement distribués. Les Zanakandriambe disposent d’une discipline sociale de production mais ne bénéficient pas d’autant de contacts avec l’extérieur que les gens de l’Est. Ces derniers, pour leur part, ont une superficie rizicole très réduite par habitant. Les ruraux ne disposent pas d’une véritable autonomie économique car ils ne peuvent pas vivre sans échange. Dans la mesure où ces échanges doivent se faire avec des gens et sur des produits extérieurs à la région, les commerçants peuvent imposer leurs intérêts. La fréquentation des marchés et les prix des différents produits le montrent.

13Les réponses à ces contraintes se trouvent dans un changement des conditions de production. La circulation des hommes et des produits est permise par le désenclavement et la sécurité des régions. L’organisation de la commercialisation, moteur ou frein de la production » (P. Pélissier, 1985), concerne la régularité des approvisionnements (produits de première nécessité, intrants agricoles) et les prix qui jusqu’à présent ne favorisent pas les producteurs. Un appui à la maîtrise de l’eau, lorsque les systèmes traditionnels d’irrigation traditionnelle ne l’ont pas, ou la possèdent mal, est décisif pour augmenter les productions d’une agriculture irriguée. À l’échelle nationale, l’opération Micro-hydraulique allait dans ce sens ; elle était appréciée pour ses ouvrages simples et de faible coût. Cependant, en n’intervenant pas dans l’aspect social de la maintenance (l’opération se retirait à la livraison de l’ouvrage), le programme a limité son efficacité, car la maîtrise de l’eau ne peut se limiter à une seule amélioration physique des réseaux.

14Ce serait véritablement gérer le territoire pour le bien des paysans que de leur assurer ces éléments de la production. L’histoire montre que les encadrements politiques de la société se sont préoccupés de contrôler les hommes, de les localiser dans l’espace. Les paysages révèlent qu’on s’est moins intéressé à l’instauration des conditions répondant aux besoins paysans, celles que leur organisation ne fournit pas. On a délaissé des zones éloignées et difficiles d’accès, car les programmes d’intervention sont limités dans le temps et en moyens. Ce sont pourtant des zones où les activités sont particulièrement dynamiques, à l’exemple de la région commerciale que Merina et Bezanozano (chacun aux confins de leur territoire) développent. Les paysages démontrent que les paysans ne manquent pas de techniques, ni de sens de l’opportunité pour tirer parti au mieux de leur espace géographique. Favoriser une structure d’administration du territoire qui permette l’épanouissement des dynamismes endogènes ne revient-il pas à l’État, le Fanjakana qui « veille sur ses enfants » ?