Version classiqueVersion mobile

Le développement du lac Tchad / Development of Lake Chad

 | 
Jacques Lemoalle
, 
Géraud Magrin

II. Options de politique

3. Les choix possibles

Texte intégral

1Il s’agit ici de présenter succinctement les grandes options dont s’inspireront les choix politiques, et de présenter leurs enjeux adaptés au contexte spécifique du Lac : celles-ci concernent la vocation du Lac (production ou conservation), les principes d’action à déployer pour gérer la variabilité de l’environnement (transformer le milieu ou appuyer l’adaptation des sociétés) et les modèles de développement (vocation sectorielle ou multifonctionnalité, agriculture capitalistique ou familiale, stratégie de développement régionale ou nationale).

Développer ou conserver

2Le Lac, considéré à l’échelle africaine comme une grande zone humide en milieu sec, peut se voir attribuer deux vocations très différentes, qui valorisent toutes deux, mais dans une perspective différente, l’originalité et la productivité biologique de cet hydrosystème :

  • offrir une vaste zone de conservation écologique, point d’appui pour la biodiversité au cœur du Sahel (avifaune, poissons, espèces endémiques comme le bœuf Kouri, etc.), qui déboucherait sur un classement au patrimoine naturel mondial de l’Unesco et une valorisation touristique internationale ;

  • constituer un pôle majeur de production alimentaire (grenier céréalier, bassin halieutique et d’élevage) au sein d’un Sahel central en proie à une insécurité alimentaire structurelle, où la production agricole ne suit pas la hausse des besoins liés à la croissance démographique ; à ce titre, le Lac pourrait être considéré comme une zone de développement prioritaire dont les potentiels sont susceptibles de dégager des excédents précieux pour nourrir son arrière-pays vulnérable et les villes régionales.

3Ces deux vocations possibles pourraient s’exclure. Elles sont d’autant plus contradictoires en l’absence d’une vision partagée entre États à l’échelle du Lac : si un pays riverain décide d’exploiter au maximum le potentiel halieutique immédiat et qu’un autre décide une gestion basée sur la conservation et la préservation de la biodiversité, on aboutit à une impasse.

4Étant donné l’importance du peuplement du Lac (2 millions de personnes) et le niveau élevé des densités (50 hab/km2 en moyenne), l’option d’une conservation intégrale paraît peu réaliste.

5La taille du Lac et la diversité des contextes locaux (en termes d’écosystèmes et d’intensité de pression humaine) permettent cependant d’envisager des solutions hybrides.

Transformer ou s’adapter

6Face à la variabilité inhérente à l’environnement du lac Tchad, démultipliée par celle propre au climat sahélien par les caractéristiques de l’hydrologie et de la topographie, deux options de politique se distinguent :

  • transformer la nature autant que possible par de grands aménagements qui permettent de s’affranchir totalement de sa variabilité ;

  • accompagner l’adaptation des sociétés riveraines aux fluctuations de l’environnement.

7La première option est considérée depuis au moins les années 1950 dans les milieux du développement, à travers les projets d’aménagement successivement élaborés, à différentes échelles, depuis les polders modernes avec maîtrise totale de l’eau ou les grands aménagements du Nigeria jusqu’aux différentes versions du projet de transfert des eaux depuis le bassin de l’Oubangui (voir III-1, et IV-2).

8La seconde est défendue depuis la même époque, dans le contexte de la critique des échecs des modèles développementalistes fondés sur les grands projets et les grandes infrastructures ; elle met l’accent sur la valorisation des savoir-faire des sociétés locales (voir par exemple Bouquet, 1990 ; 2012 ; Magrin, 2011 ; Bertoncin et Pase, 2012).

9Les choix à réaliser doivent intégrer les enjeux complexes des rythmes du Lac : sa variabilité annuelle est un facteur de richesse ; sa variabilité interannuelle est une contrainte, quand elle est importante, et parce qu’elle s’accompagne d’incertitude.

10À nouveau, ces deux options (aménagement ou adaptation) ne sont pas aussi incompatibles qu’elles le paraissent, et des solutions hybrides peuvent être imaginées. Des aménagements légers peuvent contribuer à appuyer l’adaptation des sociétés riveraines à la variabilité hydrologique (digues, canaux destinés à « tirer la crue », polders semi-modernes tels que ceux de la Sodélac), l’essentiel étant qu’ils restent à la portée (technique, économique, en termes de gouvernance) de ces sociétés. Un transfert des eaux de l’Oubangui pourrait sécuriser des systèmes basés sur l’adaptation à la variabilité du milieu. Par exemple, un apport par transfert de 3,4 km3 sécuriserait les activités des habitants de la cuvette nord dans un certain nombre de cas de figure. En alternative (ou en complément) au transfert, une mobilisation innovante et économe sur le bassin amont des eaux de surface et souterraines (aménagements légers, systèmes de goutte à goutte, recyclage, etc.) permettrait de satisfaire les besoins agricoles locaux sans perturber les écosystèmes avals ; les apports au Lac seraient ainsi préservés.

Quel modèle de développement ?

11Si le choix de l’option du développement s’impose par rapport à celle de la conservation, il appelle d’autres décisions concernant les orientations productives, les modèles socio-économiques et de gouvernance associés.

Somme de politiques nationales ou stratégie de développement intégrée ?

12Une première question concerne l’échelle de définition de ces choix : le développement du Lac résultera-t-il de la somme de stratégies de développement définies séparément par chacun des États riverains, ou bien sera-t-il le produit d’une stratégie définie collectivement ?

13On peut bien imaginer des politiques nationales fortes non coordonnées au niveau du Lac, chaque pays intégrant sa portion de Lac dans une vision spécifique de l’aménagement de son territoire à l’échelle nationale.

14Cependant, l’importance des problématiques transfrontalières au niveau du Lac (gestion de l’eau, des mobilités humaines et animales, des échanges, de la sécurité, de la biodiversité, etc.) milite pour la définition d’une vision régionale du développement du Lac, partagée entre les États riverains, et la mise en œuvre d’une planification économique conçue à l’échelle adéquate. La CBLT pourrait alors s’impliquer non seulement dans la gestion des ressources environnementales communes, comme le permettra la mise en œuvre effective de la Charte de l’Eau adoptée en 2012, mais aussi dans l’élaboration de cette vision régionale du développement du Lac, encore embryonnaire et qui mérite sans doute d’être confortée. Un outil de planification régionale pensé à l’échelle du Lac (un Plan de développement du Lac) devrait alors être conçu.

Agriculture familiale ou agriculture d’entreprise capitalistique

15Le modèle technique et social sur lequel pourra reposer le développement du Lac doit aussi être défini.

16Le contexte en Afrique est favorable à la tentation de développer une agriculture capitaliste (grandes exploitations, mécanisation, hautes technologies, etc.) vouée principalement à l’exportation (Banque Mondiale, 2011). Elle permettrait de mieux valoriser les potentiels naturels pour augmenter rapidement la production, et ainsi de réaliser un saut technologique que les politiques de développement rural axées sur les paysanneries traditionnelles n’auraient pas réussi, tout en fournissant des revenus fiscaux aux États. Cependant, ce modèle ne répond au défi alimentaire que s’il est tourné vers le marché intérieur, ce qui n’est pas toujours le cas. Surtout, il libère de l’agriculture de nombreux bras dans un contexte où les villes offrent peu d’emplois modernes, et où la croissance démographique met chaque année de très nombreux jeunes sur le marché du travail (par exemple 300 000 actifs entrent chaque année sur le marché du travail au Tchad, Guengant, 2013).

17L’agriculture familiale pourrait aussi constituer le moteur du développement agricole du lac Tchad. En Afrique, elle a jusqu’à présent répondu à l’essentiel de la hausse des besoins alimentaires (Chaléard, 2010). Si elle était appuyée de manière efficace – ce qui n’a guère été le cas, sauf exceptions localisées, depuis les plans d’ajustement structurel mis en place dans les années 1980 –, elle pourrait aussi répondre au défi alimentaire, dans un contexte plus favorable que jamais grâce à l’essor des marchés urbains (Losch et al., 2013). L’appui à l’agriculture familiale aurait un autre avantage très important : sur le plan social, il permettrait d’amortir le pic de la croissance démographique en fournissant de nombreux emplois. Le potentiel de développement du lac Tchad doit ainsi être considéré sous une triple perspective : sa contribution à la sécurité alimentaire régionale, la valeur de sa production économique et sa fonction de soupape sociale – le Lac est un pôle pourvoyeur d’emplois et un fixateur de main-d’œuvre, notamment parmi les cadets sociaux, nombreux parmi les pêcheurs ou les saisonniers agricoles.

18Ici encore, des solutions hybrides sont envisageables. Les rives sud présentent les conditions les plus favorables à l’agriculture d’entreprise, car elles offrent de vastes superficies planes, donc mécanisables. Mais elles sont aussi les plus densément occupées : les secteurs où une grande agriculture mécanisée peut se développer dans des conditions socialement soutenables existent encore mais ils sont relativement limités.

Développement sectoriel ou multifonctionnalité ?

19Quelle que soit l’option retenue au point précédent, si la vocation du Lac est de constituer un pôle de production alimentaire, il faut encore déterminer ce qu’il est le mieux à même de produire, aussi bien du point de vue socio-économique que du point de vue du meilleur usage possible de la ressource en eau. On peut envisager des priorités sectorielles ou le choix de productions variées :

  • la valorisation optimale des potentialités agronomiques pourrait amener à définir le Lac comme un grenier céréalier, destiné à nourrir son arrière-pays dans les décennies à venir (cet arrière-pays, défini plus haut comme les espaces vivant directement et indirectement du Lac, aura 18 millions d’habitants en 2025, 35 millions en 2050) ; le Lac jouerait alors un rôle clé dans la stratégie de souveraineté alimentaire poursuivie par les États riverains. À l’inverse, un calcul économique par rapport au potentiel productif et au coût des importations pourrait amener à établir que c’est dans la production de protéines animales (poisson et/ou viande) que le Lac présente les meilleurs avantages comparatifs, et que c’est cette finalité-là qu’il convient de développer. Ces options peuvent s’exclure : la multiplication de grands périmètres hydro-agricoles utilisant massivement des intrants (principalement des produits phytosanitaires sur ces sols très fertiles), impliquée par le premier choix, est peu compatible avec la rentabilité de la pêche et la mobilité du bétail, sauf, dans ce dernier cas, si des cultures fourragères intensives étaient développées ;

  • l’autre option serait de valoriser la multifonctionnalité du Lac, qui correspond à sa situation actuelle d’espace fournisseur de poisson, de produits agricoles variés (céréales, protéagineux, maraîchage) et de produits de l’élevage. Deux échelles différentes de cette multifonctionnalité pourraient alors être envisagées : un zonage du Lac en grands secteurs, avec par exemple les rives sud pour de grands périmètres irrigués, les rives nord pour l’élevage et l’agriculture familiale et le centre du Lac pour la pêche. Ou bien la valorisation de la multifonctionnalité au sein même des terroirs, ce qui correspond dans l’ensemble à la situation actuelle (même si des dominantes existent au sein de chaque type de terroir, voir III-5).

20Notre préférence va à l’appui à la multifonctionnalité actuelle, parce que celle-ci est à la fois bien maîtrisée par les sociétés riveraines, très efficace pour permettre l’adaptation à la variabilité environnementale, qu’elle fournit une diversité de produits adaptés à la demande des populations régionales, et qu’elle dispose de potentiels de croissance de productivité d’autant plus importants que les complémentarités entre activités pourront être valorisées (par exemple entre agriculture et élevage). Enfin, cette multifonctionnalité semble la forme d’usage de l’espace la plus résiliente dans un contexte marqué par l’incertitude (environnementale, économique et politique) : la crise d’une activité peut être compensée par les autres.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search