Réintroduire la planification territoriale : Phnom-Penh post-conflit

Éric Huybrechts

p. 179-188

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Mots-clés : Phnom Penh, planification urbaine, reconstruction, urbanisme

Keywords : Phnom Penh, urban planning, reconstruction, urbanism


Texte intégral

1Depuis 50 ans, la planification urbaine dans les pays en développement est passée d’une planification réglementaire qui tentait de gérer tous les aspects du développement des villes dans la longue durée, à une planification dite « stratégique » qui s’intéresse principalement aux court et moyen termes et se concentre sur les aspects les plus structurants du développement des villes comme les grandes infrastructures et les grandes opérations d’aménagement1. Cette évolution reflète la transformation des politiques économiques et sociales dans les États où les pouvoirs publics dépendent plus fortement de l'entrepreneuriat privé pour produire la ville. La planification urbaine s’inscrit dans les évolutions des politiques publiques.

2Phnom-Penh, par son histoire, représente un cas particulièrement intéressant pour analyser la façon dont l'urbanisme est réintroduit dans un contexte post-conflit. Cette ville est effectivement unique dans l'histoire de l'aménagement urbain. Elle a été aménagée depuis la fin du xixe siècle selon les principes de l’urbanisme à la française (E. Hébrard, F. Chauchon, G. Hanning notamment). Dans les années soixante, elle était même considérée comme une des Perles de l’Asie du Sud-Est, concurrente régionale de Singapour et de Bangkok par son dynamisme et sa modernité. Mais la ville a connu une rupture complète lors de la prise du pouvoir par les Khmers rouges (1975-1979). Celle-ci a été vidée de ses habitants, et une grande partie de l’infrastructure a été détruite. L’élite locale a été exterminée ou a émigré de manière définitive. La législation et la réglementation sur l'urbanisme ont été supprimées. Le cadastre aurait été brûlé.

3Le retour à la ville après la chute des Khmers rouges répondait à une logique clientélaire2 sans rapport avec les structures sociales antérieures à la révolution. L’occupation vietnamienne (1979-1991), puis les urgences de la première phase de la reconstruction (1991-2000), ont focalisé les efforts sur les services de base (communication, eau potable, énergie, éducation, santé, sécurité). C’est seulement à la suite de la création en 1999 du ministère de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme et de la construction (MATUC) et de l’adoption d’un sous-décret sur les permis de construire que les outils de la planification urbaine ont été réintroduits. Ce ministère était en charge des permis de construire, du cadastre et de l’aménagement du territoire, présidait la commission interministérielle de la politique foncière et mettait en œuvre le projet de gestion et d’administration des terres.

4Ce chapitre examine le cadre dans lequel l’urbanisme a été réintroduit à Phnom-Penh. Il cherche à situer la préparation du schéma directeur de Phnom-Penh dans le contexte de la reconstruction du pays. Il fait le lien entre les enjeux de la planification urbaine au début des années 2000, lorsque l’État entreprend l’enregistrement foncier sur l’ensemble du territoire national avec l’appui de l’aide internationale. Il interroge le rôle de l'aménagement du territoire dans l’élaboration des lois sur le foncier.

Le contexte de la reconstruction au début des années 2000 au Cambodge

5La stabilisation politique du Cambodge dans les années 2000 a encouragé l’investissement étranger. Les faibles coûts de la main-d’œuvre et les conditions peu contraignantes pour l’investissement le positionnaient en situation de fin de chaîne de production, principalement textile, issue de l’industrie chinoise et tournée vers l’exportation en Occident. Phnom-Penh se repositionnait peu à peu dans le jeu des métropoles d’Asie du Sud-Est (Goldblum, 2019). La reconstruction de la capitale cambodgienne conjuguait à la fois la construction des bâtiments administratifs, l’aménagement des espaces publics, la réhabilitation des grands équipements (port fluvial, aéroport, marché central, stade olympique) et d’artefacts contemporains (grands hôtels, centres commerciaux, tours de bureaux, condominiums, quartiers de villas autour de golfs). La ville se normalisait avec les signes caractéristiques de la métropole, indiquant sa réinsertion dans la mondialisation.

6Toutefois, son éclipse de 25 ans l'avait fait perdre sa place en tant que concurrente régionale des années 1960. Elle apparaissait maintenant comme une grande ville du tiers-monde avec ses multiples problèmes de sous-équipements, d’informalité économique et urbaine (Clerc, 2010), de sous-capacité administrative, de dépendance de l’aide internationale et de grands opérateurs étrangers.

7Les gouvernements ont dû relever divers défis pour organiser le territoire et répondre aux besoins de développement économique et social, et de gestion des risques majeurs. Avec près d’un million et demi d'habitants et une croissance annuelle de quelque 50 000 habitants, la ville comptait la moitié de la population urbaine du pays. Les autorités devaient à la fois réhabiliter la ville existante et organiser ses extensions urbaines.

8Ce centre urbain desservait une région de sept millions d’habitants dans un rayon de 100 km, soit la moitié de la population du pays, ce qui la plaçait à une échelle comparable à celle de Singapour, Hanoï ou Kuala Lumpur en matière de population. Loin des grands courants d’échanges internationaux, le renforcement de son positionnement macro-régional représentait un défi majeur. Située au croisement de deux corridors logistiques potentiellement importants du pays, les axes Bangkok-Hô Chi Minh-Ville et Chine – port de Sihanoukville, la réalisation de grandes infrastructures de transport (autoroute, port fluvial, chemin de fer) constituait une condition nécessaire à son développement.

9En 2000, le niveau d'équipement de la ville était déjà supérieur à ce qu'il était dans les années 1970. La population était sur le point de surpasser la population pré révolutionnaire. Elle était mieux répartie entre le centre et la périphérie, la ville s’étant étendue bien au-delà de la ville planifiée d’avant la révolution Khmer rouge. La présence des administrations centrales et du premier marché de l’emploi qualifié du pays, ainsi que la qualité des infrastructures, expliquaient la localisation préférentielle des activités de production à Phnom-Penh qui regroupait près de la moitié des emplois industriels du pays. Les universités publiques et privées cambodgiennes étaient également concentrées à Phnom-Penh afin de réinstaller l’enseignement de niveau supérieur.

10La fonction de capitale politique induisait des emplois dans la fonction publique, des représentations diplomatiques, la présence d’organismes internationaux, mais aussi de sièges sociaux des grandes entreprises ainsi que des activités financières, de l’ingénierie, des services aux entreprises, de la logistique pour l'approvisionnement du marché local, de l’hôtellerie et de la restauration, de l’édition et des représentations commerciales. La présence d’une population urbaine importante assurait une part des emplois et de la production locale dans le secteur des services et donnait à la ville une relative stabilité fonctionnelle et économique. La représentation nationale demandait une offre urbaine de qualité et une gestion d’échelle métropolitaine.

11La gestion urbaine au quotidien connaissait quelques succès3 mais les expulsions sommaires de la population pauvre du centre vers la périphérie, ou la production électrique soumise aux capacités des investissements privés, étaient autant de signes de dysfonctionnements. À cela s’ajoutait la gestion des risques d’inondation qui se trouvait fragilisée par des aménagements d’investisseurs immobiliers (Huybrechts, 2008) sur des zones vulnérables accueillant des centaines de milliers d’habitants.

12La privatisation des terrains publics (lycées, hôpitaux, commissariat central, étangs…) au bénéfice d’opérations foncières privées (Fauveaud, 2013) détruisait le patrimoine urbain et l’environnement. Cela conduisait à une forme de déconcentration des équipements du centre vers la périphérie par échange de terrains, et la construction d’équipements souvent de moindre qualité. La ville se restructurait au centre à coups d’opérations ponctuelles, et s’étendait vers l’extérieur tirée par l’activité industrielle, la croissance de la population et les expulsions en périphérie (Pierdet, 2011), sans stratégie spatiale.

La question foncière

13La question foncière était devenue sensible avec la réintroduction progressive de la propriété foncière à partir de 1989 puis d’une loi foncière en 1992. La colonisation avait tenté d'introduire la notion de propriété foncière, mais elle avait eu un impact limité. Si le régime du Kampuchéa démocratique et l’occupation vietnamienne avaient supprimé la propriété individuelle, la propriété est devenue le fondement de l’économie libérale du Cambodge avec la Constitution de 1993. Les plus démunis avaient encore la possibilité d’accéder gratuitement à la terre jusqu’à l’adoption de la loi de 2001 sur la propriété immobilière (Payne, 2004). Mais l’opération d’enregistrement systématique des terrains4 débutée au début des années 2000 a entraîné des conséquences parfois violentes à travers les luttes d’appropriation d’un patrimoine fortement valorisé par la spéculation foncière, et l’exclusion socio spatiale ou l’appauvrissement des populations les plus vulnérables (Clerc et Rachmuli, 2005). La forte augmentation des litiges fonciers enregistrés devant les tribunaux reflétait la tension de la société au moment de la détermination de la répartition des terres.

14L’importance des moyens déployés par l’État et la communauté internationale témoignait de la motivation du gouvernement et des coopérations internationales à construire le droit de la propriété et à l’appliquer dans le Royaume (Council of Land Policy, 2002). Plus de 100 millions $ US avaient été alloués sur 15 ans pour l'enregistrement de toutes les terres du pays et pour leur accorder un titre foncier garanti par l'État, soit dix fois plus que les volumes financiers attribués pour la lutte contre la pauvreté.

15La terre était une ressource importante dans un pays où le risque d'entrepreneuriat était élevé et où les systèmes d'épargne étaient quasiment inexistants. La conséquence la plus visible de la sécurisation de la propriété a été un enrichissement sans cause des propriétaires potentiels ou des détenteurs d'un titre de propriété. Cet effet spéculatif a bloqué les outils prévus de régulation sociale pour donner accès à la terre aux plus vulnérables.

16La politique foncière a été mise en œuvre avant même que soient mis sur pieds des outils de régulation comme le Code civil et le Code pénal, la loi sur l’expropriation, une politique d’aménagement du territoire, des schémas directeurs d’urbanisme, une politique de logement ou une politique agricole. Ce qui caractérisait le foncier était l’absence de régulation des droits attachés à l’utilisation des sols. De même, la non délimitation du domaine public par le cadastre, laissait la porte ouverte à divers abus5. La cession de terrains du domaine de l’État réduisait les réservations d’emprises pour la création de boulevards, de canaux ou de lacs indispensables pour le fonctionnement urbain et la protection contre les inondations. Les droits de propriété étaient jugés prioritaires avant l'urbanisme, le droit au logement ou le droit d'accéder aux services essentiels. Le bien individuel passait avant le bien commun.

17En effet, les ministères et les administrations déconcentrées vendaient ou échangeaient le domaine privé de l’État sans transparence, l’inventaire national du patrimoine immobilier de l'État restant géré de façon discrétionnaire par chacun des ministères et des administrations locales. Le service cadastral vendait le domaine public, pourtant considéré comme inaliénable et imprescriptible. D'importants groupes d'investisseurs privés ont obtenu des terres du gouvernement à des conditions très avantageuses, la plupart du temps sans appel d'offres. Le système judiciaire corrompu était régulièrement dénoncé, et l'administration publique était régulièrement considérée comme l'un des principaux acteurs de la spoliation.

18Si les incendies criminels de Phnom-Penh destinés à chasser les bidonvillois du centre-ville ont été stoppés avec l’arrivée du nouveau gouverneur en 2003, le nouveau mandat du gouvernement de la ville a été marqué par la dilapidation rapide, sans procédure légale et dans tous les secteurs, du domaine foncier public et privé de l’État. Une tendance observée ailleurs, tant dans les villes libérales non régulées comme Bangkok ou organisées comme Kuala Lumpur, que dans des agglomérations sous un fort contrôle socialiste comme Hô Chi Minh-Ville ou Hanoï. Toutes ont vu s’élever des tours sur le domaine foncier public et privé de l’État, au profit de la classe dirigeante et au détriment du développement urbain et du patrimoine foncier de l’État (Goldblum, 2005).

Réintroduire la planification territoriale

19La planification urbaine avait été introduite à l’époque coloniale pour organiser l’expansion de la ville par ajouts successifs de lotissements réalisés sur des remblais hydrauliques dits « en casiers ». L'indépendance avait permis aux premiers architectes et ingénieurs cambodgiens formés à l'étranger, avec le soutien de la coopération française et américaine, de produire des documents d'urbanisme. En 1950 le premier schéma directeur d’urbanisme fut adopté. Il avait guidé les grands projets d’infrastructure pendant une vingtaine d’années et encadré le premier règlement d’urbanisme de 1956. Au début des années 1970, un nouveau schéma directeur d’urbanisme a modifié le mode d’extension de la ville sur les marécages d’arrière-berges issu du schéma directeur de 1950, en étendant le système de digues et de pompes à une large échelle de 250 km² ouvrant la possibilité d’aménager de grands quartiers satellites d’habitation. Une réflexion plus large6 fut entreprise pour approfondir ce schéma mais celle-ci fut stoppée par l’arrivée des Khmers rouges en 1975. Sous l’occupation vietnamienne qui a suivi la chute des Khmers rouges, une esquisse d’organisation spatiale très simplifiée a été produite sans outils de mise en œuvre, l’occupant investissant a minima dans la ville.

20Les accords de Paris de 1991 ont conclu l'accord national et ouvert le pays à la coopération internationale. Ces coopérations, essentiellement japonaises et européennes, ont été très actives dès les premières années mais la reconstruction a été stoppée par l'instabilité politique qui a duré jusqu'à la fin des années 1990. Cette période s'est concentrée sur les infrastructures (transport, eau potable, drainage et assainissement, énergie) et des projets de quartier, sans une vision d’ensemble du développement de la ville.

21La stabilisation du pays dans les années 2000 a permis d'envisager la reprise de l'urbanisme à l'échelle métropolitaine. Cela s'est avéré nécessaire avec l'accélération du développement urbain qui nécessitait davantage de cohérence dans la localisation des investissements. En effet, les autorités souhaitaient promouvoir le développement économique et social dans un objectif de développement durable et les investisseurs cherchaient des opportunités. Une vision claire des projets d'infrastructures et de la localisation des fonctions urbaines devenait indispensable pour orienter et sécuriser les investissements.

22La coopération française a apporté son assistance technique à l’élaboration du schéma directeur d’urbanisme de Phnom-Penh en plaçant des conseillers7 auprès du gouverneur de la ville et en mobilisant l’expertise de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Ile-de-France, de chercheurs du CNRS et des consultants français de haut niveau. Ce document a été produit par une équipe de 30 Cambodgiens au sein du Bureau des affaires urbaines8 de la Municipalité de Phnom-Penh avec l’appui de trois experts résidents (urbaniste, économiste et ingénieur) et d’une quinzaine d’experts internationaux. En parallèle, la Municipalité a procédé à une approche participative de large échelle sur l’ensemble des quartiers de la ville avec l’appui de Cities Alliance, un programme conjoint de la Banque mondiale et du Programme des Nations unies pour le développement. Le document de planification a ensuite été soumis à la concertation institutionnelle au sein du Conseil des ministres avec l’appui de son organisme de conseil juridique. Il a été adopté par la Municipalité en 2005 et mis en œuvre avec l’appui du MATUCC.

23L’enjeu principal du schéma directeur d’urbanisme était de faire face à la croissance rapide de la ville et de replacer l’urbanisme dans le cadre plus global du droit foncier et de la propriété en cours d’élaboration. Il avait pour objectifs de fixer les orientations de l’aménagement de Phnom-Penh à l’horizon 2020 et de créer les conditions d’un développement durable pour un territoire attractif, équilibré et solidaire. Ce document stratégique traduisait dans l’espace les ambitions du développement. Il proposait au 1/25 000e la structure principale du réseau du domaine public. La vocation préférentielle des espaces était spatialisée. Il a servi de guide aux investissements publics et privés.

24Les grandes orientations du document reposaient sur le cadre législatif inachevé en vigueur et sur les orientations du gouvernement. Le Royaume avait fait le choix de l’économie de marché. L'enregistrement systématique des terres nécessitait que la délimitation du domaine public soit prioritaire. Les orientations du schéma directeur d’urbanisme ont donc été axées sur les infrastructures de communication, facteurs essentiels de la compétitivité économique.

25L’État était en outre chargé de « défendre l’environnement et l’équilibre des ressources naturelles et de planifier la gestion notamment des terres, des eaux, de l’air, du vent, du système écologique (…), de l’énergie, du pétrole, du gaz, des pierres et sables (…), des poissons et des ressources aquatiques » (art. 57 de la Constitution). L’État avait « le devoir de sauvegarder et de protéger les monuments anciens, les objets d’arts antiques et de restaurer les sites historiques » (art. 69 de la Constitution). Ces aspects étaient transcrits et spatialisés dans le schéma directeur, notamment par une trame verte et bleue, essentielle pour faire face au risque d’inondation.

26Le document9 comprenait un plan de destination générale des sols, un schéma de grandes voiries, un plan vert et paysager, un plan d’aménagement hydraulique, la localisation d’équipements structurants et de pôles de densité, le patrimoine. On y retrouvait les quatre thèmes de la ville environnementale : la « cité hydraulique » définie par le vaste réseau de canaux urbain et l’aménagement du site du fleuve ; la « ville jardin » issu du plan paysager qui reprend la tradition urbaine de verdissement (Teav, Tricaud et Huybrechts, 2005) ; la ville « composée » autour des grands équipements structurants reprenant les modes de faire historique de l’urbanisme de cette ville (quartier autour du marché central en 1937 ; quartier du stade Olympique en 1964) ; et la « ville compacte » polycentrique et dense reportant des dynamiques urbaines vers la périphérie pour mieux préserver le patrimoine urbain du centre (Vat Phnom ; Palais royal ; pagodes ; quartiers coloniaux ; architecture de la période post-indépendance). Il proposait aussi d’étendre la surface de la ville pour permettre une gestion métropolitaine des extensions urbaines10.

27Le schéma directeur d’urbanisme était conçu comme un document d’orientation stratégique plutôt qu’un outil réglementaire11. Il laissait de larges marges de manœuvre pour les plans sectoriels et les plans d’arrondissement et communaux12. Une itération devait s’instaurer entre les projets opérationnels et les documents stratégiques. La longue période de concertation avant adoption, tout comme l’échéance à moyen terme choisie comme horizon du schéma directeur, militait pour une approche souple de la planification urbaine. Cela supposait de disposer d’outils de suivi des évolutions (fonction d’observatoire urbain assurée par le Bureau des affaires urbaines de la Municipalité) et de mettre en place un processus de réévaluation du document à l’occasion de l’élaboration des grands projets structurants.

28Enfin, la participation locale et l’implication des acteurs économiques et sociaux dans l’élaboration de ce document étaient intégrées dans l’élaboration de la planification à une échelle métropolitaine, malgré un contexte de faiblesse institutionnelle et technique. Le renouveau de la planification urbaine à Phnom-Penh s’appuyait sur les conceptions contemporaines de la ville durable, compacte, mixte et composée, qui se distinguait des approches fonctionnalistes des schémas directeurs et plans précédents.

29La nécessité d'un document de planification urbaine a été mise en évidence lors de la production d'une première ébauche du schéma directeur. Celui-ci avait été utilisé comme outil de promotion de la ville par les autorités (gouverneur, ministres) à la fois lors des colloques et foires internationales et à l’occasion de visites de personnalités politiques étrangères (délégations ministérielles, maires de grandes métropoles) et de grands investisseurs internationaux principalement chinois, coréens et malaisiens. Ce document stratégique était utilisé par la Municipalité pour guider ses investissements, cadrer les schémas directeurs sectoriels (transports, drainage/assainissement, eau potable, électricité, télécommunication), réserver des espaces pour de grands équipements et organiser l’aménagement de secteurs de la ville sous forme d’opérations d’aménagement intégrées ou de plans d’arrondissements.

30L’élaboration du schéma directeur d’urbanisme a été aussi l’occasion de compléter la formation de cadres cambodgiens dans les domaines de l’urbanisme, des systèmes d’information géographiques, de l’économie urbaine et du drainage et de l’assainissement. Le renforcement des capacités de l’administration locale pour gérer le territoire nécessitait en outre la restructuration des services municipaux. La loi Organique sur l’organisation des structures décentralisées a été adoptée en 2008 donnant plus d’autonomie au gouverneur par rapport aux tutelles des différents ministères qui s’exerçaient auparavant sur chacun des services municipaux. Cette réforme devait permettre une meilleure articulation entre les actions municipales et les programmes d’investissements.

Planification territoriale et reconstruction

31Le schéma directeur d’urbanisme a été élaboré dans un contexte peu porteur. En novembre 2001, le Premier ministre rejetait les principes jugés trop conservateurs de l’urbanisme réglementaire (zonage) préparé entre 1994 et 2001 sur Phnom-Penh13 et Siem Reap. Il était donc nécessaire d'aborder la planification urbaine de concert avec une approche de développement et de se concentrer sur les questions les mieux comprises par les autorités et la société. En période de reconstruction, la fourniture des services urbains de base et la question du logement sont prioritaires. En période de forte croissance économique, les infrastructures de transport prennent un caractère stratégique. Dans un site à risque d'inondation, le problème hydraulique constitue la principale contrainte. Il fallait aussi aborder l’urbanisme de façon consensuelle en s’assurant la participation active des différents échelons des autorités locales et nationales, ainsi que de la société civile, à travers des expositions, conférences, articles dans la presse, colloques, séminaires pour ajuster les documents et fixer les priorités.

32Le cadre législatif et institutionnel était trop incomplet pour imposer une planification urbaine trop volontariste. Le sous-décret sur les permis de construire nécessitait des modifications et compléments importants pour le rendre plus réaliste par rapport au contexte d’un pays en développement. Le milieu professionnel local était très fragile : sept urbanistes exerçaient au Cambodge dont trois partaient à la retraite et trois sortaient tout juste de leurs études.

33Dans ce contexte, le contenu même du schéma directeur d’urbanisme devait être facilement compréhensible et incitatif au lieu d'être complexe et contraignant. Ce premier document de planification métropolitaine de l’après-guerre devait fonder les bases de l’aménagement de la capitale en fixant les grandes infrastructures et les principes de préservation les plus évidents. Les règles particulières comme les règles de voisinage, la protection du patrimoine architectural et urbain, les zones de bruit, la protection des berges, les grands projets d’aménagement des lotisseurs, les règles détaillées sur les pollutions…, devaient faire l’objet de documents particuliers qui viendraient compléter le cadre général produit par le schéma directeur d’urbanisme.

34La planification stratégique a répondu aux préoccupations des pouvoirs publics. La municipalité de Phnom-Penh a alors pu proposer des actions de développement dans un cadre de cohérence territoriale qui faisait défaut depuis des dizaines d'années. Ce document a permis de fixer la délimitation du domaine public lors de l’enregistrement foncier sur son territoire. Il a en outre participé à la construction du cadre législatif et réglementaire de l’urbanisme en proposant un contenu et une méthode pour l’élaboration de documents d’urbanisme des autres villes dans le pays. Il a en outre été utilisé comme outil de marketing territorial.

35La planification urbaine apparaissait indispensable aux autorités dès lors que les transformations urbaines étaient devenues rapides. Celle-ci a été utilisée avant même d’être adoptée par le gouvernement vue la nécessité de disposer rapidement de documents stratégiques sur le territoire pour répondre aux besoins d’investissements (Huybrechts, 2011). Les actions sectorielles (schémas d'infrastructures) ou localisées (projets de quartier) n’étaient pas suffisantes pour répondre aux préoccupations des autorités et des investisseurs. Il fallait réfléchir globalement et stratégiquement pour agir au niveau local.

36L’assistance technique étrangère a joué un rôle important pour répondre à l’attente des autorités en matière de planification urbaine en transformant l’approche sectorielle et par projets pour adopter une approche stratégique. Le faisceau des coopérations internationales a en outre permis de trouver des complémentarités entre la méthode participative du programme “Cities Alliance”, celle stratégique et territoriale avec l’appui de la coopération française, et celle sectorielle et fonctionnelle avec l’appui de la coopération japonaise. La coordination entre ces approches n'était pas nécessairement explicite, mais elle était mise en œuvre par les autorités locales.

* * *

37Il reste à déterminer si ces politiques publiques sont efficaces dans un contexte de faiblesse institutionnelle. À long terme, le développement urbain est apparu conforme au projet de schéma directeur d'urbanisme à quelques exceptions près. Les plans sectoriels suivants (transport, eau potable, drainage et assainissement, énergie) étaient fondés sur le schéma directeur. La réglementation des acteurs économiques était basée sur des documents qui facilitaient la prise de décision par rapport à un contexte antérieur qui en était totalement dépourvu. La planification urbaine a ainsi participé à la structuration du cadre institutionnel de la gestion des villes dans une période qui connaissait un large renouvellement des concepts qui fondent les politiques publiques.

Notes de bas de page

1Voir les City Development Strategies de Cities Alliance (https://www.citiesalliance.org/themes/strategic-city-planning) ou les Plans urbains de référence (Siem Réap, Bukavu), par exemple.

2L’ouverture progressive de la ville était organisée en fonction des besoins des administrations civiles. Les logements étaient attribués selon les quartiers affectés aux différents ministères et à la Municipalité. Voir Adeline Carrier, 2019.

3La Régie des eaux de Phnom-Penh, établissement public, était considérée au début des années 2000 par la Banque asiatique de développement comme un des gestionnaires de l’approvisionnement en eau potable les plus efficaces d’Asie.

4Projet financé par la Banque mondiale, l’Union européenne, la Banque asiatique de développement et les coopérations allemande, finlandaise et canadienne.

5Par exemple, des lacs existants physiquement, mais inexistants sur le plan juridique faute d’avoir été délimités et enregistrés au cadastre, ont été remblayés pour être occupés, échangés ou vendus par l’administration.

6Conduite par le BCEOM.

7Eric Huybrechts (2001-2005), puis Frédéric Mauret (2008-2009) comme directeurs de projet.

8Dirigé par R. Chhay, puis D. Ty.

9Huybrechts, 2008 ; ou Cheam et Mauret, 2009.

10La Municipalité de Phnom-Penh verra sa superficie passer de 376 à 678 km² en 2011.

11Il intégrera toutefois quelques règles de hauteurs, d’alignement et de protection du patrimoine.

12La ville était divisée en plusieurs khans (arrondissements) et sangkats (communes) devant faire l’objet de plans d’aménagement et de règlement d’urbanisme de détail.

13L’approche réglementaire et d’urbanisme de projets portée notamment par la coopération décentralisée de la Ville de Paris était considérée comme un échec par les autorités.


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