1 - Les racines de la démarche

1La question qui se pose est celle de la provenance de cette idée d’inévitabilité, à forte connotation évolutionniste, qui entoure le développement, ainsi que son amalgame avec l’humanitaire, qui l’élève au rang de « bonne action ».

2En Occident, les démarches du développement sont justifiées par un imaginaire commun qui s’enracine dans les systèmes politiques et religieux dirigeant la société. D’un point de vue économique, donner du « bien-être » (financier, il s’entend, qui est confondu avec celui social, car du point de vue occidental les deux s’amalgament) à une société revient à lui permettre d’accroître son pouvoir d’achat et donc à agrandir le cercle des adhérents au modèle libéral. Le « retour aux sources » que l’on peut observer dans la plupart des sociétés occidentales est définitivement l’apanage du « développé », une démarche conscientisée et acceptée à partir du moment où la dite société a opéré son développement. Nous percevons ainsi un principe, celui de détruire les sociétés traditionnelles avant de leur demander de renaître ; ceci a trois enjeux : l’affirmation d’un pouvoir de la part des développeurs, la reconnaissance de leurs bienfaits et, naturellement, l’argent. Ainsi, d’un point de vue moral, le développement répond à une nécessité d’aider son prochain, car il offre les moyens théoriques de le faire sans nécessairement comprendre ceux que l’on aide53. Ceci est d’autant plus vrai que l’humanitaire est aujourd’hui un secteur économique à part entière, très fructueux de surcroît. La question de la professionnalisation des ONG agite d’ailleurs le microcosme de l’humanitaire, comme une prise de conscience tardive des raisons qui meuvent aujourd’hui cette machine. Dans une certaine mesure, cette professionnalisation est la seule issue pour un contrôle raisonnable de l'humanitaire et de ses actions (bien qu’il s’agira rarement d’évaluer l’impact des ONG sur les populations mais plutôt de s’assurer que l’argent du bailleur est dépensé correctement).

« Nous postulons […] que la professionnalisation va de pair avec la préoccupation croissante d’améliorer la performance, avec le "output", pour reprendre un terme de Boerzel et Risse. La performance inclut la dimension "technique" (meilleurs soins thérapeutiques ou meilleure qualité nutritionnelle des dons distribués aux bénéficiaires dans un cas d’urgence, etc.). Mais elle inclut aussi la dimension déontologique. Dauvin, de son côté, craint que cette professionnalisation ait pour conséquence un mode d’opération « managériale » qui entraînerait une perte de ce qu’on appelle au CICR [Comité international de la Croix-Rouge] "l’âme de l’humanitaire". La professionnalisation technique est indispensable en fonction de la logique de marché à laquelle doivent se plier les ONG54. »

3Et en effet, la professionnalisation dénote un besoin croissant de contrôle donc de performances, techniques et déontologiques comme le souligne Eberwein, bien que nous croyions que le principal argument soit le dernier cité, c'est-à-dire pour répondre à une logique de marché. Cependant, une fois institutionnalisé en profession, le développement devient « légal », idéologiquement parlant, ce qui revient à reconnaître la nécessité d’imposer les valeurs occidentales du développement et implicitement la nécessité de trouver des « sous-développés ». C’est d’ailleurs ce qu’impliquent de meilleures performances techniques et déontologiques, autrement dit les performances de ce système prosélyte de la pensée libérale dont le succès devrait se mesurer jusque dans les endroits les plus reculés et « sauvages » de la planète.

4D’un point de vue culturel, ce n’est pas un hasard si la démarche vient de l’Occident. Elle fait suite à d’autres démarches conceptuellement similaires (la christianisation, la colonisation) qui, par le biais d’un système de valeurs jugées universelles, avaient l’avantage d’allier leur imposition pour le bien des récipiendaires (une valeur partagée par tous les donateurs) à des avantages politiques et économiques dont profitent largement les distributeurs.

5D’une façon générale, dès que l’on se réfère à un niveau plus haut que celui des organismes humanitaires ou de développement, qui « appliquent » sur le terrain les préceptes de l’idéologie qui est à leur origine, on se retrouve face à une autre forme d’idéologie. Celle-ci est en relation directe avec le pouvoir et la politique, dont les organismes de développement sont en quelque sorte les « filiales » voire même, consciemment ou inconsciemment, les « bras armés » (parfois, ceci dépasse le sens figuré, comme dans le cas du développement des populations montagnardes du nord de la Thaïlande, qui sera traité plus bas). Il ne s’agit pas d’une forme d’idéologie diamétralement opposée à la première, mais elle se réfère plus largement à d’autres aspects : le contrôle du territoire, le contrôle des populations et l’hégémonie économique. En d’autres mots, c’est le renforcement des Etats-nations qui est à la clé à ce niveau.

6L’Occident et ses relais (comme par exemple la Banque Asiatique de Développement, BAD) se servent du développement pour exporter son modèle de gouvernance, car celui-ci, basé sur la finance, nécessite la collaboration la plus vaste possible pour fonctionner. Des matières premières inaccessibles ou un grand nombre de consommateurs potentiels non atteints ne sont pas acceptables dans ce modèle. N’oublions pas que le développement, aux temps de la décolonisation et du « fair deal » du président américain H. Truman (1949) était conçu comme un concept servant les intérêts du monde capitaliste contre celui du communisme. Il devait « fidéliser » des alliés qui rentreraient dans le jeu de l’économie de marché, mettant à disposition leurs matières premières et prêtant allégeance au bloc de l’Ouest contre la promesse de devenir, par le développement, des acteurs de cette économie. Le discours de Truman était clair, la pauvreté « constitue un handicap et une menace, tant pour eux [les pauvres] que pour les régions les plus prospères55 » et « tous les pays […] profiteront largement d’un programme constructif qui permettra de mieux utiliser les ressources humaines et naturelles du monde. L’expérience montre que notre commerce avec les autres pays s’accroît au fur et à mesure de leurs progrès industriels et économiques. » Naissait là l’« économétrie », permettant de classer les pays en fonction de leur PIB (celui-ci est encore présent dans le calcul de l’IDH).

7Dans les décennies suivantes, il est devenu de plus en plus normal de définir les pays du monde non plus en fonction de leur diversité culturelle, mais selon deux grandes catégories : pays développés et pays sous-développés (avec toutes les nuances : pays en voie de développement, pays nouvellement développés…), ceux-ci se définissant selon des critères économiques (PIB), puis socioéconomiques (IDH). C’est la nouveauté qu’a apportée le président Truman lors de son fameux discours ; il a réussi, en balayant l’impérialisme colonialiste, à donner un nouveau sens au terme « développement » grâce à l’introduction du concept de « sous-développement ». En effet, jusqu’à ce moment, le développement était quelque chose « qui arrivait » sans que l’on puisse rien y faire, un concept « intransitif » (pour reprendre la terminologie de Rist, 2007) reconnu par différents auteurs ou institutions, de Lénine (1899) aux Nations unies (1948)56, en passant par des théoriciens comme Schumpeter (1911) et Rosenstein-Rodan (1944). A partir du discours de Truman, qui impliquait la participation de tous les pays et des Nations unies, ainsi que la position suprême des Etats-Unis par rapport au reste du monde (ils avaient le PIB le plus haut et étaient donc les plus développés), le développement est devenu un concept « transitif ». En effet, il est devenu un état final, un but auquel le monde entier tend, mais qu’il est possible, voire préférable, de provoquer. Le rôle des pays développés étant celui de développer les pays sousdéveloppés, le développement est devenu en 1949 un principe d’organisation sociale, impliquant que le sous-développement est « un état qui existe naturellement », sans causes apparentes (Rist, 2007). Le monde ainsi divisé en deux, sans les connotations violentes du colonialisme, existe désormais sous la forme de pays potentiellement égaux, potentiellement développés (selon les moyens qu’ils se donnent eux-mêmes et que les autres pays leur donnent), mais où l’égalité se gagne en se pliant aux règles du marché régulateur. En fin de compte, est né un système qui, de la même façon que pour le salut chrétien, offre un état supérieur à ceux qui sont prêts à s’engager totalement dans sa voie.

« Le discours du président Truman était destiné d'abord à ses compatriotes qui ne pouvaient être insensibles à cette manière de présenter l'histoire du monde ; elle était en effet d'autant plus vraisemblable qu'elle correspondait, sur le mode profane, à la vérité proclamée par l'Eglise. Mais cette audience dépassait largement les Etats-Unis puisqu'elle reposait sur une croyance partagée non seulement par le monde chrétien mais, d'une certaine manière, par tous les adhérents d'une religion de salut. En profitant de cette homologie de structure avec le discours religieux, la nouvelle croyance au " développement " assurait sa crédibilité, que renforçait encore la métaphore naturalisante, inscrite depuis si longtemps dans la conscience (ou la non-conscience) occidentale. Voilà sans doute pourquoi ce moule discursif sera sans cesse réutilisé dans de nombreuses autres déclarations censées affirmer la nécessité du " développement " comme unique solution aux problèmes de l'humanité. »
(Rist, 200757)