6 - Des stratégies différentes pour répondre au même problème

1C’est ce que font les Moklen en ne prenant que le minimum nécessaire de ce que leur apportent les ONG depuis le tsunami pour que leur société soit adaptée à son environnement tout en ne mettant pas en jeu les fondements idéologiques de leur identité. C’est ce qu’ils ont toujours fait, par un syncrétisme qui n’est pas que religieux, mais aussi culturel et économique, et qui leur a permis de perpétuer leur culture et de résister à l’esclavage, l’école, la nationalité et le tsunami. Ils vendent alors leur poisson sur le marché, mais le font en recréant le système du taukè par une économie villageoise proche de celle des musulmans, dans laquelle une famille s’occupe de vendre, souvent presque à perte, le poisson des autres. Ou encore, ils ont réintégré très rapidement leurs villages, malgré les pressions institutionnelles visant à dissuader les habitants de vivre sur la côte. Ce dernier point est intéressant, car le même principe appliqué aux Moklen et aux pêcheurs musulmans des environs de Kokhloi51 n’a pas donné les mêmes résultats. Ces derniers, comme nous l’avons souligné plus haut, ont en effet accepté d’être relogés plus loin perdant par là l’accès à la mer (la côte ayant été ensuite rachetée par des hôtels) et devant ainsi changer leurs activités et se tourner vers une pêche d’eau douce peu productive. Ceci montre bien que l’ethnicité joue un rôle fondamental et que chacun, par des facteurs qui dépendent de sa « personnalité ethnique », vit le développement d’une façon différente. Les Moklen en intégrant une partie visible du développement (les poubelles qui, par leurs logos, montrent comme des drapeaux l’appropriation d’un territoire par une ONG, la construction de salles de bain fermées, les maisons en dur…) tout en gardant leur identité cachée52. Les pêcheurs musulmans perdent leur terrain d’activité et gagnent de meilleures maisons, mais, à cause de la faible productivité de la pêche en eau douce, ils doivent petit à petit rejoindre le cercle des « hommes des villes » ou devenir des citoyens de seconde zone. Les promoteurs immobiliers profitent du climat de chaos et des écarts entre les systèmes de propriété traditionnels d’un côté et légaux de l’autre (révélés par les ONG qui voulaient reconstruire) pour s’approprier de nouvelles terres. En effet, la loi du plus fort et du plus faible qui sous-tend à l’humanitaire a ouvert la boîte de Pandore du sud en traçant la voie à une nouvelle forme de business qui, tout en remplaçant les réseaux maffieux qui protégeaient les Moken, a permis cette appropriation « légale » de terrains inaccessibles avant. Les ONG trouvent un moyen pour s’implanter à long terme et des populations nomades à développer et intégrer ; leurs indicateurs leur disent qu’elles réussissent, et c’est là le principal. L’État, enfin, voit là un moyen de pénétrer plus profondément ce sud qui lui résiste par ses fortes particularités régionales.

2La nécessité d’agir est au cœur de la démarche de l’humanitaire, tout comme la nécessité de trouver des réponses à un retour rapide à la normale après les catastrophes, en dépit des réalités locales et des organisations sociales qu’il entend aider. L’humanitaire se doit d’être utile et visible s’il veut légitimer son existence, d’autant plus dans des situations politiques complexes comme en Birmanie. En effet, les accords passés avec le gouvernement birman impliquent qu’ils soient suivis d’une action concrète. Le second enjeu est économique : trouver des projets originaux, prouver leur utilité au point de les rendre indispensables conditionne un financement par les bailleurs. Ces deux conditions doivent être nécessairement remplies par n’importe quelle agence ou ONG pour exister en Birmanie (mais aussi ailleurs, car de ça dépendent les financements). En conséquence, une structure socioéconomique préexistante et capable de répondre (au moins en partie) aux besoins des habitants du delta de l’Irrawaddy après le cyclone ne peut que susciter la frustration des acteurs du développement.