La fin de la Reformasi ?

1L’Indonésie a-t-elle vu, en 2008, se clore la période dite de Reformasi ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais les amateurs de chiffres ronds ne seront sans doute pas les seuls à défendre cette hypothèse. Précisons d’emblée que derrière l’universalisme rassurant du terme indonésien, le moment ouvert par la chute de Suharto, en mai 1998, tenait plus de la mutation chaotique, voire anarchique, que de la réforme pensée et planifiée. Durant plus de dix ans – car cette période troublée a, en fait, débuté dans les dernières années du régime Suharto – l’immense archipel fut en proie à une incroyable série de désordres humains et de catastrophes naturelles. Nos sciences sociales ont parfaitement analysé la contribution des hommes à cette période troublée : implosion d’une société maintenue sous pression durant les trente années de l’Ordre nouveau, effondrement d’une économie minée par la corruption et le népotisme familial, jeu trouble d’une partie des forces armées ayant toléré, voire encouragé, les expressions les plus violentes d’un islam radicalisé… Elles restent par contre muettes sur la conjonction de ces désordre avec les drames (tsunami de décembre 2004, tremblement de terre de 2006 à Java central, etc.) et les menaces (pandémie de grippe aviaire) qui ont marqué durablement l’image internationale de l’Indonésie. Force est pourtant de constater que les interrogations quant à ces coïncidences ne sont pas sans réponse à la lumière de la conception javanaise traditionnelle du pouvoir qui continue de marquer de son sceau l’ensemble de la politique indonésienne. Lorsque le roi perd son aura, il devient alors incapable d’assurer sa mission principale : préserver l’harmonie entre le monde visible et invisible, entre microcosme humain et macrocosme. Son départ, inévitable, ouvre alors une période de désordre affectant les deux mondes (unis en fait dans un même continuum) jusqu’à ce que l’harmonie soit rétablie. À certains égards 2008 apparaîtra aux yeux de certains comme une année charnière, fondatrice d’une nouvelle concordance.

L’Indonésie

1- Les comptes de l’Ordre nouveau enfin soldés ?

2Le 27 janvier, la mort de Soeharto marqua symboliquement la fin de la période ouverte par son éviction un peu moins de dix ans plus tôt. Elle offrit à l’Indonésie l’occasion de sceller le choix qui avait alors été le sien : une réforme plus qu’une révolution. Au grand désespoir des défenseurs des droits de l’homme, l’ancien dictateur a quitté ce monde sans avoir répondu de ses crimes : il ne sera jamais jugé pour les exactions commises sous son règne. La plupart des commentaires préférèrent d’ailleurs insister sur les aspects positifs de son régime : stabilité politique et croissance économique. Quant au très lourd tribut payé par ceux qui à Jakarta, en Aceh, en Papouasie ou au Timor, eurent le malheur de s’opposer à la conception du progrès qu’avait le « père du développement », il fut largement passé sous silence. Ou plutôt habilement escamoté au profit de l’une de ces maximes sibyllines dont les Javanais sont friands, en semblables occasions. Comme en écho au fameux lengser ke prabon (le « retrait du pouvoir temporel pour entrer dans le monde spirituel » que les élites de la nation étaient venues lui demander en mai 1998), la formule Mikul dhuwur, mendhem jero [atteindre le sommet puis se faire enterrer profondément], qu’affectionnait d’ailleurs le défunt, sembla présider au travail de mémoire qui suivit son décès. On préféra ainsi célébrer les réalisations de celui qui, trente-deux ans durant, avait présidé aux destinées du pays et laisser enfouies les fautes dont il aura à répondre dans l’au-delà.

3Quant au formidable détournement de fonds organisé sous l’Ordre nouveau, les poursuites se sont finalement concentrées sur Hutomo « Tommy » Mandala Putra, le fils cadet de l’ancien président. Personnage le plus caricatural des dérives affairistes du régime paternel, il avait été condamné, en 2002, à quinze ans de réclusion pour avoir commandité, l’année précédente, l’assassinat d’un magistrat responsable de sa condamnation dans une affaire de corruption. Ayant bénéficié, en octobre 2006, d’une libération anticipée très controversée, le jeune milliardaire continua à alimenter les chroniques judicaires de l’année 2008. En février, il était parvenu à obtenir 500 000 dollars de dommages et intérêts lors d’un nouveau jugement pour corruption. En août cependant la ministre des Finances avait ordonné la saisie des quelque 134 millions de dollars que Tommy était parvenu à détourner du fiasco de sa firme automobile. Et, en septembre, le procureur général obtint d’un tribunal de Guernesey le gel de 55 millions de dollars qu’il avait pu faire sortir du pays après la chute de son père.

4En dehors du cas bien particulier de Tommy, les autorités indonésiennes semblent avoir renoncé à récupérer les fonds détournés par les proches de l’ancien dictateur, préférant sans doute clore définitivement cette période trouble pour se tourner vers l’avenir.

5Comme en écho à la disparition de Soeharto en janvier, le décès du principal artisan de sa politique étrangère, le 11 décembre, amena à nouveau le pays à se pencher sur les ambiguïtés de son passé récent. Ministre des Affaires étrangères, de 1988 à 1999, les qualités de diplomate d’Ali Alatas étaient reconnues dans le monde entier. Il incarna le renouveau diplomatique de son pays et lui permit, en plusieurs occasions, de jouer un rôle important dans la résolution de crises internationales (ainsi de la crise cambodgienne, au début des années 1990). Mais il fut celui qui dut porter, durant tout son mandat, le fardeau du Timor Oriental, face à une communauté internationale de plus en plus critique. L’annonce soudaine, en 1999, par le président Habibie, du référendum qui ouvrit la voie à une indépendance immédiate de l’ancienne colonie portugaise constitua un désaveu des efforts qu’il avait conduits des années durant pour tenter de maintenir l’influence indonésienne dans cette partie de l’archipel. Ecarté de son ministère pour devenir représentant de l’Indonésie aux Nations unies, il était devenu récemment conseiller du président Susilo Bambang Yudhoyono.

2- Lutte contre la corruption : une nouvelle étape

6En dehors de la disparition de deux de ses principaux dirigeants, l’aspect le plus spectaculaire de cette politique de rupture avec la culture népotique de l’Ordre nouveau fut l’accélération des efforts d’éradication de la corruption. Conduits par la commission du même nom (Komisi Pemberantasan Korupsi, KPK), ils constituaient l’une des promesses phares du président Susilo Bambang Yudhoyono, lors de la campagne de 2004. La traque des élus et fonctionnaires indélicats connut cette année une certaine théâtralisation, sans doute liée à l’approche des nouvelles échéances électorales. Mais cette mise en scène ne doit cependant pas masquer les indéniables progrès réalisés en la matière.

7Parmi les nombreuses procédures lancées par l’activisme de la KPK, le scandale de la Banque d’Indonésie a particulièrement retenu l’intérêt de la presse et de la classe politique. Passablement embrouillée – à l’image des réseaux de corruption – cette affaire, et la manière dont elle est traitée, témoignent de changements importants dans l’Archipel.

8Peu après la très violente crise financière qui avait secoué le pays en 1997-1998, le gouvernement, via la Banque d’Indonésie, avait versé de très importantes sommes aux banques privées afin de restaurer la confiance dans le secteur bancaire et d’éviter son effondrement. Mais une partie des fonds issus de ce programme (Bank Indonesia Liquidity Assistance, BLBI) avaient été utilisés par les propriétaires de ces établissements à des fins privées et transférés sur des comptes à l’étranger. Près de 16 milliards de dollars avaient été ainsi détournés, avec la complicité de certains dirigeants de la Banque d’Indonésie. Les différentes enquêtes, aussi bien judiciaires que parlementaires, n’avaient jamais abouti, et pour cause : une partie de l’argent détourné avait servi à corrompre les magistrats en charge de l’affaire ainsi que les membres de la commission IX du Parlement chargée, elle aussi, de faire la lumière sur ce scandale. Pour toutes ces raisons, l’arrestation, en mars, d’Urip Tri Gunawan, le responsable de l’unité spéciale de trente-cinq procureurs chargés de l’affaire, constitua une étape importante pour la progression de l’enquête. Reconnu coupable d’avoir touché près de 660 000 dollars en échange de l’arrêt des investigations visant un banquier impliqué dans le scandale, Urip Gunawan fut condamné en septembre à vingt ans de prison, peine la plus lourde prévue par la loi. Dans le même temps, les investigations menées par la KPK mirent à jour plusieurs autres affaires, relatives aux rapports délictueux qu’entretenaient la Banque d’Indonésie avec les parlementaires chargés de superviser ses activités. Plusieurs d’entre eux reconnurent ainsi s’être laissé corrompre, lors de l’élection de Miranda Gultom au poste de vice-gouverneur de cette institution, en 2004. On découvrit également qu’en 2003, une cinquantaine de députés, membres de la commission parlementaire chargée de superviser les affaires financières avaient perçu près de 3 millions de dollars afin de favoriser le vote d’un texte de loi donnant plus d’indépendance à la Banque centrale. Parmi les personnes suspectées dans ce nouveau scandale, la présence d’Aulia Pohon, beau-père du fils aîné de Susilo Bambang Yudhoyono, fit de cette affaire un test important pour mesurer la réalité de la volonté présidentielle à combattre le fléau de la corruption. De nombreux observateurs remarquaient en effet jusque-là que l’ensemble des personnalités impliquées étaient des proches de l’administration précédente, celle de Megawati Soekarnoputri. La neutralité affichée du palais et la procédure d’enquête ouverte au mois d’octobre à l’encontre d’Aulia témoignèrent donc d’indéniables progrès de l’État de droit.

9En parvenant à contourner deux des obstacles majeurs à la lutte anti-corruption (la fragilité des juges et la politique de clans) la KPK remporta donc dans l’année deux belles victoires. Comme en écho aux efforts de la Commission, la publication de l’enquête annuelle conduite par l’organisme Transparency International est venue apporter la confirmation des progrès réalisés, mais aussi de l’ampleur de la tâche restant à accomplir. Désormais 126^e sur 180, l’Indonésie ne peut certes plus prétendre au titre de « pays le plus corrompu au monde » qui entachait sa réputation à la fin de l’ère Suharto. La multiplication des procédures menées à l’encontre de hauts responsables politiques ou administratifs (plus de 500 personnes poursuivies) a, d’ores et déjà, contribué à créer un climat d’insécurité au sein des élites corrompues et contribuera à n’en pas douter à moraliser la vie publique.

10Plusieurs évènements doivent cependant inciter à la prudence : on a appris en décembre que, contrairement à ce qui avait été exigé lors du précédent scrutin de 2004, les candidats aux élections législatives de l’an prochain ne seraient pas obligés d’effectuer une déclaration de patrimoine. De plus, la persistance d’une « culture de la gratification » dans les échelons inférieurs de la fonction publique, celle qui affecte le commun des citoyens, est un mal plus difficile à combattre, car elle puise ses racines dans une insuffisance très nette des traitements des fonctionnaires. Le constat en a été d’ailleurs fait par le nouveau chef de la police (l’une des administrations les plus corrompues, le général Bambang Hendarso Danuri qui tout en incitant ses compatriotes à dénoncer les comportements délictueux des forces de l’ordre a rappelé que le salaire d’un brigadier ne lui permettait pas de vivre dans une ville comme Jakarta.

3- Armée : le lent retour au droit commun

11Durant l’année écoulée, une autre chronique judiciaire a illustré le lent et difficile combat de la justice contre l’impunité qui avait caractérisé la fin de la période Suharto et les débuts de la Reformasi. En septembre 2004, le meurtre de Munir, fondateur de Kontras, une association qui avait révélé l’implication des Forces spéciales de l’armée indonésienne (Kopasus) dans l’enlèvement et l’assassinat, en 1997-1998, de treize activistes critiques de l’Ordre nouveau, avait ému tous les militants des droits de l’homme. Depuis, et malgré les aveux du pilote de l’avion dans lequel le militant avait été empoisonné à l’arsenic, l’enquête piétinait. La constance des enquêteurs et l’organisation de plusieurs procès permirent cependant de remonter peu à peu la chaîne des responsabilités, jusqu’à la mise en cause et au jugement de l’un des responsables des services secrets indonésiens, Muchdi Purwopranjono. Cet ancien commandant en chef des Kopasus qui avait dû démissionner, à la suite des révélations de Munir, avait ensuite profité de ses nouvelles fonctions pour organiser son assassinat.

12Malgré son acquittement par la cour d’appel de Jakarta (le parquet s’est immédiatement pourvu en cassation), la mise en cause de l’un des officiers les plus influents de l’armée indonésienne s’inscrit dans une évolution plus large, relative à la place des militaires au sein de la république d’Indonésie. Après la perte de leur influence politique directe et l’atteinte à leur impunité pénale, une remise en cause de leur rôle économique est également à l’ordre du jour. Le président Susilo Bambang Yudhoyono a désormais sur son bureau un rapport détaillé sur ce que l’on qualifie communément de « business de la TNI ». Ce document a recensé 25 entreprises, 53 fondations et 1 088 coopératives contrôlées par les militaires et réalisant près de 70 millions d’euros de chiffre d’affaires. Il met à mal un certain nombre d’idées reçues en la matière, en montrant en particulier que l’essentiel de ces activités profitent à des individus (les plus hauts gradés) et non à l’ensemble de la collectivité militaire. Souvent avancé jusqu’au sein de l’armée (pour justifier de la poursuite du système), le chiffre d’une contribution de ces activités économiques à près de 70 % du budget des unités serait ainsi totalement fantaisiste. Une remise en cause qui devrait favoriser la liquidation de ce système affairiste qui devrait intervenir, aux termes d’une loi votée en 2004, au plus tard l’an prochain.

4- L’affaiblissement des forces centrifuges

13Dans le domaine, traditionnellement sensible en Indonésie des relations entre centre et périphérie, plusieurs évènements ont contribué à donner à l’année 2009 une allure de normalisation apaisée, contrastant avec les années précédentes. Ainsi du voyage à Aceh, début octobre, de l’une des bêtes noires de l’Ordre nouveau, Hassan di Tiro. Le fondateur du GAM (Mouvement pour la libération d’Aceh), exilé en Suède depuis près de vingt ans après avoir proclamé l’indépendance de la province, a pu effectuer un séjour aussi consensuel que médiatisé sur sa terre natale. Ses déclarations, soulignant que « jamais Aceh, dans son histoire marquée par le colonialisme et l’occupation, n’avait connu une telle période de paix », constituèrent une sorte de quitus accordé au gouvernement indonésien pour sa politique d’autonomie et sonnèrent comme l’abandon de fait des velléités d’indépendance.

14Ici comme ailleurs, la décentralisation comme solution aux forces centrifuges qui ont un moment menacé l’unité de l’Archipel semble désormais solidement installée dans le paysage politique. Les très nombreuses élections au suffrage universel direct des responsables des exécutifs locaux (gouverneurs de provinces, bupati, chefs de districts, maires…) qui se sont déroulées tout au long de l’année, sans violences malgré quelques contestations, ont d’ailleurs montré le solide ancrage local des partis nationaux qui, mieux que les formations locales, sont susceptibles de faire valoir les intérêts de leur collectivité à Jakarta. Cette normalisation a progressé à tel point que certains n’ont pas hésité à s’attaquer à ce qui semblait tabou il y a encore quelques années. Des voix se sont ainsi élevées au cours de l’été, au sein de la classe politique pour mettre fin au statut électoral particulier de la province spéciale de Yogyakarta qui prévoit que les héritiers des deux maisons princières de la ville (le sultan Hamengku Buwono IX et le Pakualam I) soient systématiquement nommés comme gouverneur et vice-gouverneur. L’attachement de la population locale – et sans doute quelques calculs politiques nationaux – ont amené le président à reconduire ce système lié au statut particulier accordé à la ville en remerciement de son rôle éminent lors de la guerre d’indépendance. Mais le seul fait que pour une majorité d’Indonésiens, le suffrage universel doivent désormais primer sur l’héritage de la révolution témoigne, ici encore, d’une normalisation de la vie politique.

5- Clanisme et affairisme, les talons d’Achille de la normalisation politique

15Les indéniables progrès réalisés dans le fonctionnement des institutions indonésiennes tranchent avec les premières années chaotiques de la Reformasi, mais aussi avec l’instabilité politique de certains de ses voisins (Malaysia et surtout Thaïlande), ce que de nombreux observateurs indonésiens n’ont pas manqué de relever. Plusieurs évènements survenus au cours de l’année témoignent cependant de la persistance de dysfonctionnements et indiquent l’ampleur de la tâche restant à accomplir.

16La jeune démocratie indonésienne bien que s’éloignant peu à peu du népotisme institutionnalisé de l’Ordre nouveau reste fragilisé par des maux aussi imbriqués que récurrents que sont la politique de clan et l’affairisme. À l’approche de l’échéance électorale d’avril 2009, la composition des listes de candidats de chaque parti témoigna de l’ampleur du phénomène et entraîna les commentaires, indignés ou ironiques d’une large partie de la presse à l’égard de cette « politique familiale » [politik keluarga]. De nombreuses personnalités politiques de premier plan, convaincues des capacités de leurs rejetons respectifs, les ont imposés sur les listes de leurs propres partis : Amien Rais, fondateur du Parti du mandat (PAN), ancien tombeur de Soeharto, Megawati, l’ancienne présidente, Aburizal Bakrie, ministre coordinateur pour le bien-être social, l’ensemble de la classe politique, jusqu’au président Susilo Bambang Yudhoyono semble touché par cette « grâce familiale ». Faut-il y voir seulement le signe d’une dévotion au bien public voulant s’inscrire dans le temps ? Ou bien les avantages économiques liés au statut de politicien (l’un des métiers désormais les plus populaires dans l’archipel) entrent-ils en ligne de compte ? À l’évidence, la politique indonésienne continue à entretenir des rapports un peu troubles avec l’argent. Les sommes dépensées lors des campagnes et les retombées que peut espérer telle famille, telle ville, ou telle province lorsqu’elle parvient à porter l’un des siens au sommet sont visibles pour tous.

17Ces interrogations furent omniprésentes dans la presse, lorsqu’elle évoqua, tout au long de l’année, la saga Bakrie. Cet homme d’affaires prospère, l’une des plus grosses fortunes du pays, connu pour avoir financé la campagne de l’actuel président, était parvenu à conserver son poste au gouvernement malgré la responsabilité de l’une des sociétés de son empire (Lapindo Brantas) dans la catastrophe de Sitoardjo. Dans cette petite ville de Java-Est, proche de Surabaya, un véritable volcan de boue déverse, depuis maintenant trois ans des torrents de déchets qui ont envahi des milliers de maisons, sans qu’aucune solution ne soit en passe d’être trouvée. Refusant de reconnaître, malgré des expertises internationales sans appel, que c’est une imprudence lors de l’un de ses forages qui est à l’origine du drame, Lapindo a dû cependant accepter, sous la pression du président lui-même, d’indemniser les victimes. Malgré ses tergiversations et ses rodomontades – il déclarait encore en décembre que le paiement des indemnités ne constituait en rien une reconnaissance de responsabilité mais le simple rachat des terres envahies – Aburizal Bakrie demeure à son poste. Face aux difficultés de PT Bumi, fleuron de son empire, menacé par la crise financière et étranglé par les dettes, il tenta même de mobiliser les ressources de l’État. Il fallut tout le poids politique de la populaire ministre de l’Economie, Sri Mulyani Indrawati, caution internationale de la politique économique de l’Indonésie, qui mit sa démission dans la balance, pour l’en empêcher. À ces dysfonctionnements affairistes de la démocratie ce sont ajoutées les conséquences de la volonté d’oubli évoquée plus haut : l’un des personnages les plus troubles de l’Ordre nouveau, gendre de l’ancien dictateur et ancien commandant en chef des forces spéciales (Kopasus), soupçonné d’avoir conduit au sein de l’armée cette « politique du pire » qui avait tant contribué à plonger le pays dans un chaos sanglant, a effectué un retour remarqué en politique. À la tête du nouveau parti Gerindra, disposant de moyens financiers importants, le général Prabowo Subianto a annoncé qu’il se présenterait à l’élection présidentielle. Cette candidature semble avoir reçu un accueil favorable dans le public (entre 11 et 15 % des intentions de vote dans certains sondages). Ses partisans ont d’ailleurs dénoncé la volonté du Parlement de réactiver une enquête parlementaire sur les disparitions d’activistes dans les années 1997-1998, disparitions dans lesquelles les Kopasus seraient impliquées. Faut-il voir dans cette relative faveur de l’opinion à l’égard de Prabowo le désir de voir élu à la tête de l’État un nouvel homme fort ? C’est ce que semblait penser un autre général en retraite, A. M. Hendopriyono lorsqu’il publia, en octobre, un étonnant plaidoyer en faveur d’une liberté économique totale « garantie » par une restriction des libertés publiques et par l’abandon d’élections limitées selon lui à « un simple concours de beauté ».

6- L’islam ou les ambiguïtés du retour de l’État de droit

18S’il est un domaine dans lequel le retour à un État de droit peut sembler à l’origine d’évolutions contradictoires, c’est bien celui de la religion. Pays au monde où le sentiment religieux est le plus développé (selon une enquête de la fondation Pew, parue au début de l’année), le plus grand pays musulman du monde avait connu, depuis la chute de l’Ordre nouveau, de nombreuses tensions. L’émergence de groupuscules radicaux prétendant, au nom de leur vision de l’islam, contester la légitimité des autorités (civiles mais aussi religieuses) traditionnelles avait ainsi contribué à donner une dimension religieuse à des conflits d’origines diverses. Ces milices d’un nouvel ordre moral prétendaient suppléer aux carences de la police et de la justice en imposant, particulièrement pendant la période du Ramadan, certains aspects de loi islamique.

19Depuis quelques années le nombre de ces milices a considérablement décru car les autorités, aussi bien nationales que locales ont su réagir. Rassurante au premier abord, cette évolution recouvre, dans les faits, des aspects inquiétants : c’est souvent en reprenant à leur compte, par la promulgation de « décrets islamiques », les exigences des groupuscules radicaux que les administrations locales ont retrouvé un semblant de légitimité. Ces nouveaux règlements qui, sauf dans le cas d’Aceh (qui bénéficie à cet égard d’un statut spécial), sont la plupart du temps illégaux, illustrent, au plan local, les ambiguïtés de cette reprise en main par des autorités élues démocratiquement.

20Au niveau national, l’année écoulée, a connu à plusieurs égards une évolution similaire. L’un des grands débats de 2008 en Indonésie fut celui relatif à la RUU AP, la loi anti-pornographie, en discussion au Parlement depuis bientôt cinq ans. Les débats opposants partisans et adversaires de la législation furent parfois vifs et souvent teintés d’un alarmisme de mauvaise foi. Les défenseurs du texte y voyaient une ardente nécessité dans un pays qu’ils présentaient comme rongé par une corruption morale venue de l’Occident. Citant des études pour le moins fantaisiste – comme celle affirmant que la majorité des téléphones cellulaires des enfants d’écoles primaires contenaient des images à caractère pornographique – ils en appelaient à la protection des plus faibles. Les opposants à la réforme eurent, quant à eux, beau jeu de rappeler que l’Indonésie possédait déjà, comme la plupart des pays, un arsenal juridique suffisant pour protéger aussi bien les enfants que la morale publique. Dénonçant, à juste titre, le caractère incertain de certaines définitions (dont celle de la pornographie) du texte et surtout les risques liés à l’appel à l’intervention du public contenu dans les articles 20 à 23 du projet, ils n’ont pas, eux non plus, hésité à verser dans certains excès rhétoriques. Ainsi des nombreuses déclarations annonçant la fin du tourisme à Bali ou encore la désintégration toute proche de l’État-nation indonésien par la sécession des régions à majorité non musulmane.

21Après plusieurs reports successifs du vote, la RUU-AP fut adoptée, le 30 octobre, à une très large majorité puisque l’ensemble des partis représentés à la Chambre, à l’exception du PDI-P (nationaliste) et du PDS (protestant) soutenait le projet. Cette nouvelle législation, dont seule l’application dira si elle est vraiment liberticide, participe à l’évidence d’une reconnaissance nationale de la nécessité d’un conservatisme moral que les partis séculiers n’entendent plus abandonner aux seules forces islamistes (la proposition de loi initiale avait été déposée par le Golkar). Elle s’inscrit donc bien dans ce mouvement ambigu de retour de l’État que nous avons décrit plus haut : pour des raisons essentiellement politiques (la crainte de perdre une partie de leur électorat supposé être sensible à ces thèmes), le Parlement a rejoint le mouvement de panique morale qui caractérise une partie de l’islamisme militant en Indonésie.

22Cependant, le jour même de ce vote controversé, la condamnation à 18 mois de prison d’Habieb Rizieq Shihab, le chef charismatique des défenseurs de l’islam (Front Pembela Islam, FPI), témoigna au contraire d’un aspect beaucoup plus positif des progrès de l’État de droit. Né avec la Reformasi, le FPI symbolisait, depuis dix ans, ce vigilantisme moral qui, en particulier au moment du Ramadan, s’en prenait violemment aux « lieux de perdition » (maisons de jeux, débits de boisson,…) mais aussi à ceux qu’ils considéraient comme des ennemis de l’islam. Rizieq fut, en l’espèce, condamné pour avoir, le 1^er juin 2008, incité ses partisans à s’en prendre aux membres de l’Alliance nationale pour la liberté de la foi et de la religion lors d’une manifestation en faveur de la communauté Ahmadi, persécutée depuis maintenant deux ans pour déviance islamique. L’arrestation d’Habieb Rizieq, outre qu’elle contribua à assurer à l’Indonésie le Ramadan le plus tranquille qu’elle ait connu depuis 1998, montra la volonté, nouvelle, de ne plus laisser les radicaux impunis. Sa condamnation, mais aussi la nomination de l’officier responsable de l’enquête à la tête de la police nationale (le général Bambang Hendarso Danuri) signifièrent l’implication des plus hautes autorités de l’État dans ce processus.

23Dans le même ordre d’idée, l’exécution, début novembre, de trois responsables de l’attentat de Bali d’octobre 2002 fut saluée par la communauté internationale. En particulier par l’Australie qui rappela cependant le lendemain, un peu hypocritement, son hostilité de principe à la peine de mort. Au terme d’une longue procédure ayant permis l’épuisement de tous les recours possibles, Ali Gufron et les frères Amrozi, rejoignaient donc l’au-delà, persuadés d’y recevoir un accueil plus favorable qu’ici-bas. Dans les jours qui suivirent l’exécution, les autorités religieuses s’employèrent à contester la qualité de martyrs, bien vite attribuée aux terroristes lors de leurs obsèques, par les groupes radicaux. L’avenir dira si le pari des autorités indonésiennes (bien traiter les condamnés en leur permettant de s’exprimer, à l’opposé de ce qui se passe dans la plupart des pays luttant contre le terrorisme) était justifié.

7- L’économie, d’une crise à l’autre

24L’année économique avait plutôt bien commencé pour l’Indonésie. Entièrement remise de la très grave crise qui avait entraîné la chute du régime Soeharto, le pays avait, au fil des ans retrouvé une croissance dynamique jusqu’à atteindre une croissance de 6,3 % en 2008. La solidité de sa demande intérieure, la diversité des produits et marchés d’exportation et une politique fiscale plus rigoureuse lui avaient même permis d’être la seule économie d’importance en Asie à échapper au ralentissement du premier semestre 2008. Durant cette période, la croissance avait même atteint 6,4 % et au troisième trimestre elle était encore de 6,1 %. À cette date, l’investissement demeurait très dynamique atteignant près de 26 % du PIB et la situation financière du pays demeurait saine : la balance des paiements était positive pour la troisième année consécutive, la dette totale ne dépassait pas 35 % du PIB et le déficit budgétaire était d’à peine 1 %. Le gouvernement avait poursuivi une politique de baisse des subventions aux produits pétroliers, entraînant, en mai, une hausse de 30 % du prix de ces derniers pour les rapprocher des cours mondiaux. Malgré les craintes, et grâce à une politique de subvention directe versée aux plus pauvres, la mesure était passée sans incidents majeurs. La spectaculaire amélioration du système de collecte fiscale contribua également à la bonne santé des finances publiques : les impôts et taxes collectés durant les premiers mois de 2008 connurent ainsi une augmentation de près de 50 % par rapport à la même période de l’année précédente. L’inflation demeurait toutefois le sujet principal de préoccupation puisqu’elle atteignait 11,7 % sur les premiers mois de 2007. Cette hausse s’expliquait par celle des matières premières et par l’augmentation des produits pétroliers mentionnée plus haut.

25Les bonnes performances de l’économie indonésienne des dernières années continuèrent à profiter également aux plus modestes. Selon une enquête du Bureau central des statistiques, publiée en juillet, 15,4 % de la population vivaient, en mars 2008, en dessous du seuil de pauvreté (contre 16,6 % en mars 2007 soit une baisse de plus de deux millions de personnes). Mais derrière l’aridité des chiffres un drame survenu durant le Ramadan émut l’Indonésie toute entière et vint rappeler l’extrême dénuement d’une partie de ses habitants : le 15 septembre, 21 femmes trouvèrent la mort dans le village de Pasuruan (Java-Est) au cours d’une bousculade survenue lors d’une distribution d’argent devant la maison d’un riche commerçant. Malgré son caractère dérisoire (20 000 RP, soit 1,5 euro par personne), l’annonce de cette aumône avait fait converger des milliers de femmes qui attendaient depuis des heures sous le soleil.

26Dans le domaine de l’agriculture, d’importants progrès étaient aussi constatés, l’Indonésie devait atteindre en 2008 l’autosuffisance en riz, et ce pour la première fois en seize ans. Un phénomène inquiétait cependant les autorités, celle de la dépendance à l’égard du marché mondial pour ce qui est des semences : près d’1/4 du riz semé et 1/10^e du soja sont fournis localement, le reste venant de l’export.

27Ce fut donc dans une atmosphère presque euphorique que l’Indonésie aborda la tourmente économique mondiale. Les analyses demeuraient, en fin d’année 2008, très partagées quant à l’impact réel qu’aurait la crise mondiale sur l’économie indonésienne. Devant l’impressionnant plongeon de la bourse indonésienne (moins 56 % par rapport au début de l’année) et à la chute de la rupiah (moins 30 % par rapport au dollar) certains prédisaient une contagion rapide à l’économie réelle, soulignant la moindre flexibilité du marché du travail et surtout l’impossibilité de s’appuyer sur la demande mondiale, deux atouts qui avaient facilité la sortie de crise en 1998. Cependant, un relatif optimisme prévalait encore dans les commentaires. Le secteur financier, un peu moins internationalisé qu’ailleurs (80 % des avoirs financiers détenus par des banques locales) et surtout beaucoup plus sain qu’en 1998, résistait plutôt mieux que dans d’autres pays de la région. A posteriori l’incapacité de l’Indonésie à intégrer pleinement le marché des produits électroniques qui avait tant contribué à la croissance asiatique de ces dernières années, s’avérait être une bonne nouvelle : avec une croissance largement fondée sur la demande intérieure, le choc pourrait être moins rude.

8- À l’approche des échéances électorales, une Indonésie apaisée ?

28Les questions économiques et celles relatives aux conséquences sociales seront certainement des thèmes majeurs des élections prévues en 2009. Jusqu’à la fin de l’année, la préparation de ces échéances demeura toutefois marquée par de savantes combinaisons politiciennes et par un consensus idéologique un peu mou. Témoignant de la volonté de très nombreux réseaux de profiter de l’aubaine pour défendre leurs intérêts, 34 partis ont été finalement autorisés à concourir aux élections législatives prévues pour le mois d’avril. La préparation de la loi présidentielle a donné lieu à d’âpres négociations afin de déterminer le seuil minimal imposé aux partis pour ensuite participer à l’élection présidentielle, dont le premier tour se tiendra en juillet. Finalement seuls les partis ou coalitions de partis ayant obtenu 20 % des sièges au Parlement et 25 % du vote populaire auront le droit de présenter un candidat.

29La campagne qui a débuté dans les derniers mois de 2008 n’a pas fait apparaître d’importantes différences idéologiques entre les différentes formations politiques. Seuls trois partis (le Parti démocrate, le Parti démocratique d’Indonésie – Unité, et le Golkar) semblaient être capables d’approcher ces scores. La nécessité de rassembler de larges coalitions pour présenter un candidat à la présidentielle paraissait annoncer un nouveau duel entre l’actuel président Susilo Bambang Yudhyono et Megawati Soekarnoputri qui lui avait précédé à ce poste. Les différences idéologiques entre ces deux personnalités pragmatiques étant plutôt ténues, les premiers débats autour de l’échéance à venir demeuraient assez convenus à la fin de l’année. Les enjeux sociaux étant encore peu présents dans la campagne, toutes les formations politiques semblaient surtout désireuses de ne pas s’éloigner d’un consensualisme de bon aloi. La plupart, jusqu’au parti islamiste PKS, prétendaient ainsi embrasser les deux sources d’inspiration supposées structurer la politique indonésienne, le nationalisme et la religion.

30Sans doute faut-il voir dans cet unanimisme de façade le désir de ne pas bousculer en 2009, le fragile équilibre établi l’année précédente au terme d’une décennie anxiogène pour l’Indonésie.