1La menace du jihad international, apparue de plein fouet avec le triple attentat de Bali (12 octobre 2002, alors le plus important quant au nombre de victimes depuis le 11 septembre), a diminué régulièrement en raison de l’efficace action des services policiers – généralement effectuée sous un mode judiciaire –, avec l’appui de la communauté internationale. La présence de militants non asiatiques du jihad international a fortement régressé et les liens concrets avec la mouvance Al Qaeda, anciens et structurés, ont semble-t-il disparu depuis 2005.

2Pour autant, dans une région qui reste la première zone musulmane du monde par le nombre de ses fidèles, les principaux combats historiques menés au nom de l’islam restent toujours sans réelle perspective de règlement. Hormis le cas d’Aceh (Sumatra – Indonésie), qui semble avoir trouvé une véritable solution politique depuis 2006, ces luttes représentent toujours une forte menace sécuritaire locale pouvant provoquer des dommages collatéraux de façon ponctuelle sur des ressortissants étrangers de passage.

1- La menace régionale reste sous-tendue par les tentations de la Jemaah Islamiyah de frapper à nouveau des cibles occidentales

La Jemaah Islamiyah semble être revenue par nécessité à un agenda indonésien

3On rappellera que pendant l’entre-deux-guerres était apparue en Indonésie une mouvance islamiste aux revendications anticolonialistes.

4Celle-ci avait été contrôlée et restructurée pendant le second conflit mondial par les occupants japonais. Une partie de ses militants devaient en 1947 se retourner contre le parti nationaliste de Soekarno, alors en lutte contre les Hollandais, pour tenter d’imposer un état islamique. Ce mouvement, connu sous le nom de Darul Islam (DI, Terre de l’islam), suivait cependant un islam relativement modéré, d’inspiration chaféite ; il revendiquait l’instauration de la sharia (loi islamique) mais n’envisageait pas d’instauration du califat.

5Particulièrement actif à Java Centre, à Sumatra et à Célèbes, le Darul Islam devait être écrasé militairement au début des années 1960. Les familles de ses militants devaient faire perdurer clandestinement son idéologie radicale, grâce en particulier à un réseau étroit d’écoles coraniques [pondok], d’ONG et d’associations cultuelles, souvent financées par de riches donateurs du Moyen-Orient. Ses héritiers ont tenté depuis à trois reprises d’imposer l’état islamique par le jihad. La Jemaah Islamiyah (JI, Groupe musulman) apparaît depuis les années 1990 comme son dernier avatar, même si cette organisation clandestine – d’inspiration salafite et qui appelle à la conversion forcée comme au retour du califat – n’en est qu’une des expressions contemporaines.

La création par dissidence d’une organisation combattante, inspirée par des idéologies étrangères et devenue régionale par considération stratégique

6En 1984, deux imams marginaux de la mouvance du Darul Islam, Abdullah Sungkar et Abou Bakar Bashir, d’origine yéménite et proches du wahhabisme, décidaient de s’enfuir en Malaisie pour échapper à une nouvelle mise en détention. Ils fondaient dans ce pays une branche extérieure du mouvement dont ils étaient nommés respectivement l’année suivante ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur.

7Chargés d’apporter une aide logistique extérieure, ils organisaient le transfert vers le Pakistan des volontaires indonésiens – mais aussi de sympathisants malaisiens – désireux de soutenir le jihad antisoviétique. Forts de leur expérience afghane et convertis au salafisme combattant, les deux imams firent dissidence en 1993 du Darul Islam pour fonder la Jemaah Islamiyah. Son objectif était alors de créer un état islamique transrégional regroupant les parties musulmanes de l’Asie du Sud-Est.

8Celles-ci étaient alors divisées en quatre régions [mantiqi] où étaient recrutés des militants locaux. La première (Malaisie et Singapour) devenait la base financière et le poste de commandement. La seconde (Java, Sumatra et les îles orientales indonésiennes) représentait la terre de combat. La troisième (Sud des Philippines, Bornéo indonésien, malaisien et brunéien) était utilisée comme lieu d’entraînement. La quatrième (Nouvelle-Papouasie et Australie), au départ destinée à être une base de financement, devenait en 2002 une terre de combat.

9Le premier émir de la Jemaah Islamiyah, Abdullah Sungkar, mettait en place un système structuré et cloisonné, au fonctionnement proche d’une secte militaire. Il tentait également de rallier à son organisation les mouvements islamistes combattants d’Asie du Sud-Est – souvent engagés dans des luttes indépendantes historiques – en créant une structure de liaison la Rabitat ul Mujahidin (Ligue des combattants de Dieu) dont le commandement était confié à l’Indonésien vétéran afghan Hambali9. Il obtenait surtout le soutien logistique d’Al Qaeda et du Moro Islamic Liberation Front philippin (MILF, Front islamique de libération moro) – dont il avait connu les deux chefs, Oussama ben Laden et Hashim Salamat, pendant le combat afghan – pour former militairement ses combattants. De 1996 à 2005, la JI allait disposer à Mindanao d’une base d’entraînement à la guérilla et au terrorisme où pourraient se former des centaines de jihadistes asiatiques mais aussi quelques volontaires arabes ou européens10. Pour autant, les premières cibles choisies à partir de 1999 étaient locales, généralement des civils non musulmans ou considérés comme apostats, des responsables politiques ou des membres des services de sécurité.

Le débat stratégique à la fin des années 1990 : choisir entre le combat local pour contrôler la mouvance fondamentaliste issue du Darul Islam et le soutien au jihad international

10En 1999, profitant de la fin du régime de Suharto, Abdullah Sungkar et son adjoint Abou Bakar Bashir reviennent en Indonésie où ils installent le commandement de la Jemaah Islamiyah. Abou Bakar Bashir profite de la liberté d’expression offerte par la démocratie pour doter la JI d’une vitrine politique, chargée de rallier à lui l’ensemble des mouvements radicaux indonésiens issus du Darul Islam. Le Majlis Mujahidin Indonesia (MMI, Conseil des combattants de Dieu d’Indonésie) est fondé officiellement à Yogyakarta en août 2000 et se veut le fer de lance de la contestation islamiste. Si le MMI ne revendique pas ouvertement son adhésion au salafisme combattant, une grande partie de ses cadres appartiennent clandestinement à la JI.

11Mais peu auparavant, la mort d’Abdullah Sungkar modifie l’équilibre entre l’organisation combattante et sa branche politique. Son remplacement par Abou Bakar Bashir – qui cumule ainsi les deux postes d’émir de la JI et du MMI – mécontente une partie des proches d’Abdullah Sungkar, pour la plupart des vétérans afghans basés dans la mantiqi 1. C’est le cas en particulier des Indonésiens Zulkarnen, le chef militaire de la JI, et Hambali, devenu chef des opérations. Ceux-ci étaient restés proches des cadres d’Al Qaeda, tout spécialement de Khalid Sheikh Mohammed11, qui les convainquent alors d’engager leur organisation dans le jihad international en frappant en Asie du Sud-Est des cibles occidentales.

12Les premiers projets (ambassades à Bangkok et à Singapour) sont des échecs, ce qui oblige le passage de nombreux militants dans la clandestinité. Le triple attentat de Bali, le 12 octobre 2002, est un succès en raison de l’effet de surprise. Le choix d’une cible économique infidèle (la population de Bali est majoritairement hindouiste et les touristes étrangers sont chrétiens) renforce l’impact psychologique de l’attentat qui par le nombre de victimes (202 morts dont quatre-vingt-huit Australiens et quatre Français) est alors le plus meurtrier depuis les frappes du 11 septembre.

13Pour autant, la Jemaah Islamiyah n’est pas suffisamment préparée à la répression judiciaire qui va alors être lancée par tous les pays d’Asie du Sud-Est, avec le fort soutien australien. La structure des mantiqi est disloquée. Près de 700 militants de la JI ou de groupes affidés sont interpellés ou neutralisés en six ans d’enquêtes, rendues souvent difficiles par l’absence de législation terroriste adaptée. Surtout, la plupart des mouvements combattants musulmans en Asie du Sud-Est refusent de s’engager dans le jihad international, même s’ils accordent parfois asile aux militants en fuite de la JI, au nom de la solidarité entre musulmans. Abou Bakar Bashir (qui a vraisemblablement laissé faire plus que commandité l’opération de Bali 1) est mis en détention le 17 octobre 2002. Il sera libéré le 14 juin 2006, après une nouvelle mise en détention suivie de tortueuses négociations avec le gouvernement indonésien qui espère alors qu’il renoncera au jihad en Indonésie.

Le retour à l’agenda indonésien après la répression liée aux attentats de Bali 1

14A partir de 2003, la répression entraîne au sein de la Jemaah Islamiyah – dont les structures survivantes restent depuis essentiellement présentes en Indonésie – une nouvelle réflexion stratégique. Apparaissent dès lors trois courants, qui restent cependant liés autour du credo radical et trouvent de nouveaux concours au sein de groupuscules combattants, souvent proches des milieux marginaux ou criminels, qui revendiquent leur fidélité au Darul Islam :

• La majorité des responsables de la Jemaah Islamiyah considèrent que les attentats antioccidentaux ont été un échec, d’autant qu’ils ont commis des dommages collatéraux contre les populations musulmanes. Ceux-ci souhaitent revenir aux objectifs initiaux et former, sous la tutelle idéologique d’Abou Bakar Bashir, une nouvelle génération de militants, toujours destinée à fonder, dans un futur proche, un Etat islamique en Indonésie par la prédication [dakwa], sans exclure pour la phase finale le recours à la lutte armée. Il est nécessaire pour cela de reconstruire un appareil clandestin, de trouver de nouveaux financements et de rechercher de nouveaux alliés. L’appareil militant est composé de cellules de petites tailles formées de militants expérimentés. Elles sont principalement actives à Java Centre, mais aussi à Java Ouest, Sumatra, Lombok et aux Moluques.

• Dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est sont toujours présentes quelques structures clandestines formées de militants libérés ou non identifiés. Certaines apportent une assistance logistique comme en Malaisie. D’autres tentent difficilement de poursuivre le combat régional et apparaissent généralement marginalisées. Sont ainsi présents aux Philippines, dans la partie occidentale de Mindanao et sur l’île de Jolo, une vingtaine de membres de la JI, dont Dulmatin et Omar Patek12. Ils apportent un soutien technique, en particulier dans la formation combattante et la confection d’engins explosifs, aux militants du groupe Abou Sayyaf13.

• Enfin, la sensibilité internationaliste reste présente par la fondation du groupe Tanzem al Qaeda al Jihad (Organisation des fondements de la guerre sainte). Ses militants ont poursuivi les attentats suicides occidentaux, à Jakarta contre l’hôtel Mariott (5 août 2003 – douze morts) et l’ambassade d’Australie (9 septembre 2004 – onze morts), mais aussi à nouveau à Bali (1^er octobre 2005 – vingt-trois morts). Ils cherchent, sous la direction du Malaisien Nourredine Top, à se reconstruire, mais ont subi un revers important avec le démantèlement à Malang (Java Est) de leur laboratoire d’explosifs. A cette occasion, le 9 novembre 2005, est également tué le principal artificier, le Malaisien Hassan Azahari. Sa trentaine de militants est dissimulée dans la région de Java Centre et agit en structure autonome, même s’il est clair que Nourredine Top peut toujours s’associer à ses anciens camarades pour lancer des frappes contre des cibles indonésiennes14.

15Ces trois courants gardaient toujours des liens entre eux, soit en échangeant courriels et appels téléphoniques codés, soit par l’intermédiaire de courriers humains. L’organisation avait maintenu par ailleurs un contact étroit avec les militants détenus, décidés pour la plupart à poursuivre le jihad et qui recrutaient en prison de nouveaux adeptes.

La recherche aujourd’hui d’une nouvelle légitimité combattante

16La situation a connu une nouvelle évolution à partir de juin 2007, après une série d’opérations policières qui ont permis :

• en janvier, le démantèlement du groupe opérationnel [wakalah] de Poso (Célèbes) responsable d’une cinquantaine d’assassinats et d’attentats locaux depuis 2005 ;

• en mars, le démantèlement de trois groupes opérationnels à Solo, Yogyakarta, Surabaya et Bandoeng, et la découverte d’armes et d’engins explosifs ;

• en juin, l’arrestation de l’émir de la Jemaah Islamiyah Zarkasi et du chef militaire Abou Dujana.

17L’enquête a montré que les liens entre des cadres de la Jemaah Islamiyah et Nourredine Top existaient toujours, et que l’organisation était à la recherche de financements et de capacités d’entraînement pour la génération nouvelle formée dans les structures religieuses complices, ainsi que pour recruter des individus extérieurs issus d’autres groupuscules héritiers du Darul Islam comme des milieux marginaux.

18Cela s’est traduit en termes tactiques par l’intérêt renouvelé d’une partie des cadres à rechercher à nouveau des liens hors d’Asie, et, par voie de conséquence, à envisager un retour ponctuel et mieux ciblé aux actions contre les intérêts occidentaux qui permette de retrouver une nouvelle légitimité. On notera que cette tendance a été favorisée :

• par un moindre contrôle hiérarchique de l’Etat-Major sur les structures locales (affaiblissement de la discipline interne car de nombreux cadres ont été neutralisés depuis 2002, difficultés de communication, recrutement d’éléments nouveaux et déterminés à agir vite,…) ;

• par le retour au sein de l’organisation – malgré les actions de déradicalisation mises en place par la police – de détenus en fin de peine, toujours déterminés et restés partisans du jihad international.

19Cette tendance a été confirmée depuis début 2008 par deux événements :

• l’arrestation à Kuala Lumpur (Malaisie) le 30 juin de deux cadres de haut rang, Abou Husna (émir religieux) et Agus Purwantoro (chef en fuite du groupe de Poso), qui s’apprêtaient à partir clandestinement vers la Syrie, d’où ils espéraient prendre contact avec Al Qaeda en Irak pour obtenir des aides financières et une nouvelle expertise militaire ;

• le démantèlement du groupe de Palembang (Sumatra Sud) qui, après avoir préparé des assassinats contre des cibles locales, planifiait des attaques – non suicide – contre des ressortissants occidentaux. Le groupe était d’ailleurs en relation étroite avec Nourredine Top, qui semble toujours réfugié à Java.

Les perspectives futures de la menace

20A court terme, la menace relève toujours de la Jemaah Islamiyah, qui reste d’abord une secte militaro-religieuse, même si nombre de ses nouveaux militants n’ont pas suivi l’enseignement long et rigoureux interne. La nouvelle volonté de reconstruire des liens extérieurs est, bien sûr, inquiétante.

21Pour autant, elle montre d’abord la faible capacité opérationnelle de la Jemaah Islamiyah et la capacité d’adaptation de ses cadres qui agissent en termes d’opportunité dans leur stratégie jihadiste. Si des risques d’attentats isolés et de faible ampleur – y compris contre des Occidentaux – ne peuvent être écartés pour l’avenir, il est clair que la JI ne dispose plus de la capacité de faire des frappes importantes. Et si la volonté de recréer des liens avec les partisans du jihad international pour obtenir de nouveaux moyens de frappe est vraisemblable, il n’est pas pour autant établi qu’il y ait concrétisation dans les faits. Les derniers contacts connus avec la mouvance Al Qaeda remonteraient à 2005.

22Sur le long terme, la Jemaah Islamiyah va évoluer ou d’autres groupes combattants peuvent lui succéder. Ils resteront l’appareil clandestin d’une mouvance jiahdiste issue du Darul Islam, dont le fondamentalisme traditionnel (resté proche des pratiques locales chaféites) a été revivifié par l’influence wahhabite. Ce qui continuera à provoquer d’ailleurs des rivalités internes, sources de nouveaux réflexes radicaux. La mouvance fondamentaliste qui constitue pour l’avenir un vivier potentiel pour la formation – par distillations successives – de structures terroristes, repose aujourd’hui sur quatre pôles majeurs aux liens complexes :

• Le réseau des écoles coraniques influencées par le pondok N’Gukri de Solo, qui reste depuis sa création en 1983 le berceau idéologique de l’organisation. Les aveux d’Abou Husna ont permis d’établir qu’une quinzaine de pondok continuaient à assurer une formation radicale, basée sur la prédication et vouée au jihad, définitivement compris dans son sens de guerre sainte finale. Elément inquiétant, leurs responsables locaux ont, avec l’aide d’ONG islamiques locales, intégré dans leurs structures près de 900 enfants indonésiens, devenus orphelins lors du tsunami à Aceh (2004) ou du tremblement de terre à Yogyakarta (2005).

• Le Majlis Mujahidin Indonesia, qui reste une vitrine politique. Abou Bakar Bashir y a longtemps gardé une position dominante même s’il a, pour des raisons tactiques, démissionné peu avant le congrès d’août 2008 de sa fonction d’émir. Il envisagerait aujourd’hui de fonder une nouvelle structure.

• La montée en puissance d’un réseau de propagande radicale, souvent proche des thèses wahhabites, dont les cinq principales maisons d’édition sont basées dans la région de Yogyakarta (Java Centre). Elles se consacrent à l’édition de DVD jihadistes et de propagande salafiste. On notera au-delà de la publication d’environ 300 ouvrages à quasi prix coûtant, l’apparition en mars d’une revue consacrée au soutien de la mouvance moujahidine, Jihadmagz15, dont le tirage atteindrait 100 000 exemplaires.

• Des organisations fondamentalistes puissantes et mal contrôlées, divisées en trois types :

• le Hizb ul Tahrir (HuT, Parti de Libération) est le seul mouvement de masse. Structure politique cloisonnée, elle a des liens avec les autres branches nationales du HuT, en particulier en Grande-Bretagne. Elle appelle à l’instauration de la sharia et au retour du califat. Elle recrute en centre urbain dans les communautés de musulmans traditionalistes déstabilisés par l’exode rural. Elle a réussi à réunir près de 100 000 personnes lors d’un rassemblement à Jakarta en août 2007.

• Les milices de rue, principalement représentées par le Front Pembalan Islam (FPI, Front des défenseurs de l’islam) qui recrute dans les milieux marginaux voire délinquants. Ses militants se consacrent au nom de la pureté de l’islam a des actes de moralisation (destruction de lieu de vie pendant le ramadan, attaques physiques contre les musulmans déviants,...) qui permettent souvent la mise sous couple réglée de quartiers populaires.

• Les milices combattantes, (Laskar Jundullah, Laskar Kompak, Laskar Jihad…) en sommeil officiel depuis la fin des combats interconfessionnels des Moluques et de Célèbes (1998 – 2001), mais dont certains cadres historiques gardent localement une forte capacité de nuisance.

2- Les manifestations locales de l’islamisme combattant semblent être revenues à leurs agendas locaux, sans liens précis avec le jihad international. Mais la tentation de renouer des liens extérieurs reste présente chez certains acteurs

Les Philippines

23La poursuite des troubles sécuritaires aux Philippines est d’abord liée au combat ancestral du peuple moro, mais elle présente pour l’avenir des formes nouvelles de risque.

La violence reste forte à Mindanao

24Le Moro Islamic Liberation Front est de plus en plus divisé face à des négociations qui traînent en longueur. L’organisation compte toujours environ 12 000 combattants répartis sur Mindanao, mais également les trois archipels méridionaux de Basilan, Jolo et Tawi Tawi, en bataillons, installés dans des bases rustiques mais construites. Son émir, Haj Al Murad, continue de soutenir le processus de paix, mais rencontre de plus en plus de difficultés à contenir le mécontentement d’une partie de ses troupes, déterminées à poursuivre le combat jusqu’à l’indépendance complète. Ces éléments radicalisés – les Rogue MILF –, dont certains ont des liens familiaux avec Abou Sayyaf, sont estimés à environ 2 000 hommes et leurs principaux leaders sont d’anciens cadres du MILF-SOG (groupe d’opérations spéciales du MILF), en particulier les Philippins Alion Pangallan, Abdurahman Malapaar et Aneril Umbra Kato. Certains sont des vétérans afghans qui avaient eu des liens avec des membres d’Al Qaeda ou de la JI avant que l’unité soit dissoute par Haj Al Murad au lendemain de la trêve en août 2003.

25Pour autant, les services de sécurité philippins estiment possible qu’Haj Al Murad mène un double jeu en utilisant les Rogue MILF comme instrument de pression, tout en continuant à maintenir sa capacité militaire. Il aurait ainsi développé différents moyens de financement pour permettre l’entraînement de nouvelles recrues. Selon certaines informations non confirmées, une partie de ces ressources proviendrait du groupe Al Khobbar, une organisation criminelle qui est apparue au sud de Mindana il y a deux ans et pratique des extorsions et des enlèvements, principalement contre des chrétiens. Al Khobbar est en outre responsable de la plupart des attentats à l’explosif commis depuis début 2008 sur la zone, en particulier celui perpétré contre un bus d’une société de transports, le 8 mai à Cotabato City (trois morts). L’organisation, encore mal identifiée, serait dirigée par un vétéran afghan, le Philippin Salahuddin Hassan.

26Les négociations avec les autorités philippines, dont les différents rounds se déroulent à Kuala Lumpur (Malaisie) – sous les bons auspices du service extérieur malaisien, la Research Division – avaient été interrompues sur la question des terres ancestrales en décembre 2007. Depuis, de nombreux incidents avaient éclaté entre les forces de sécurité et des guérilleros MILF, sans qu’Haj Al Murad n’en revendique la responsabilité. Surtout, la volonté évidente de Manille de faire traîner les choses en longueur était liée à l’hostilité de l’armée au processus de paix, mais également à la crainte qu’un accord qui donnerait une légitimité officielle aux cadres de MILF, entraîne le retour dans la rébellion d’une partie du Moro National Liberation Front (MNLF, Front national de libération moro) qui avait signé la paix en 1996 et dont les leaders sont devenus les principaux responsables locaux de l’Autonomous Region of Muslim Mindanao (ARMM, Région autonome musulmane de Mindanao).

27Début août dernier, le gouvernement et le Moro Islamic Liberation Front ont annoncé la conclusion d’un accord sur l’extension de la zone autonome par l’ajout de 701 villages musulmans situés en zone chrétienne. Mais la Cour suprême, saisie par des associations de catholiques de Mindanao – qui représentent aujourd’hui 75 % de la population de l’archipel – a interrompu l’accord. Les troubles ont alors repris, plusieurs milliers de combattants du MILF ont procédé à des raids en zone chrétienne faisant environ 200 morts et 200 000 déplacés. Malgré son agacement de plus en plus officiel, le gouvernement malaisien continue à soutenir un processus de négociation bien malade. Il a même fait savoir le 28 août, qu’il continuerait à participer – pour trois mois – à l’International Monitoring Team, dont les membres sont chargés sur place de veiller au respect de la trêve.

28Abou Sayyaf reste soumis à la pression des 18 000 militaires philippins – discrètement appuyés par un millier de forces spéciales américaines –, il est aujourd’hui présent sur Basilan, Jolo et Tawi Tawi. Le groupe islamo-criminel a été réduit à Mindanao et la cinquantaine de membres présents dans la région de Zamboanga est protégée par des Rogue MILF à qui ils apportent en échange une compétence d’artificier. C’est l’un d’entre eux, Joël Salmi, qui aurait planifié les deux attentats commis la nuit du 12 avril à Zamboanga City contre la cathédrale et un centre administratif (pas de victime).

29Sur les archipels méridionaux, Abou Sayyaf a subi près d’une centaine de pertes en un an mais peu de redditions. Son effectif est estimé à 400 individus qui gardent l’appui de la population, en particulier des représentants politiques locaux. Toujours très corrompus, ils sont généralement utilisés pour les basses œuvres. Ainsi, le maire de la localité d’Indanan, Alvarez Inaji, serait responsable de l’enlèvement du 8 au 15 juin dernier, par des membres d’AS, d’une équipe de la télévision philippine ABS-CBN, finalement relâchée contre une rançon estimée à 300 000 euros. Abou Sayyaf, qui a perdu sa capacité de projection maritime, continue à pratiquer rackets et kidnappings, en particulier dans son fief de Jolo, où ont été enlevés successivement en juin deux hommes d’affaires sud-coréens.

30Mais l’organisation est fragmentée depuis la mort en 2007 de l’émir, Khaddafy Janjalani, et du leader religieux, Abou Souleiman. Le nouvel émir, l’imam Yasser Isaghan n’aurait que peu d’autorité mais disposerait, depuis ses études religieuses au Moyen-Orient, de contacts extérieurs qui permettraient d’obtenir des financements ponctuels toujours envoyés en liquide par des courriers humains. C’est pour développer cette aide, qu’AS continuerait à faire des films de propagande sur ses entraînements et ses combats16.

31Quatre groupes semblent aujourd’hui maintenir une présence combattante sous l’autorité de chefs de guerre reconnus. Trois sont à Jolo, dirigés par Radulan Sahirun (75 éléments), le Dr Abu (50 éléments) et Al Bader Paddad (40 éléments). Le quatrième est à Basilan, sous l’autorité morale d’un cadre charismatique de 72 ans, Isnilon Hapilon (50 éléments). L’île de Tawi Tawi servirait toujours de lieu de passage vers le Sabah malaisien, en raison du maintien sur place de sympathisants en charge de l’appui logistique.

32Il n’y a aucun contact connu au sud des Philippines avec la mouvance Al Qaeda. Mais l’existence de sympathisants d’Abou Sayyaf au Moyen-Orient reste un élément à prendre en considération pour l’avenir.

33Une trentaine de membres de la Jemaah Islamiyah sont toujours présents aux Philippines.

34• Ceux installés à Mindanao sont protégés par les Rogue MILF. Ils seraient aujourd’hui une vingtaine et ils donnent des formations militaires courtes, auxquelles participent toujours quelques poignées de volontaires indonésiens (Darul Islam et JI), venus par la route du Sabah, ou par celle plus récente des Moluques. Ils opèrent entre quatre camps mobiles, situés dans la zone de jungle montagneuse du centre ouest entre les Linguasan Marsh et Lanao del Sur. Ils ont toujours des contacts, via Internet et le téléphone portable avec l’état-major de la JI en Indonésie.

35• Ceux présents à Jolo ne sont que six, sous l’autorité du vétéran afghan Omar Patek. Selon une information non confirmée de la police australienne, ce dernier aurait pu effectuer son entraînement en Afghanistan dans un camp d’Al Qaeda à la fin des années 1990, en compagnie du chef d’Al Khobbar, Salahuddin Hassan. Quant à Dulmatin, l’annonce au début 2008 de la découverte de son cadavre n’a toujours pas été confirmée par des tests ADN.

La situation semble sous contrôle à Manille

36Le Rajah Suleiman Movement semble neutralisé. Depuis l’arrestation de son émir, Ahmed Santos, en compagnie de six de ses proches en octobre 2005 à Cotabato (Mindanao), le RSM semble exsangue. Le frère de l’émir, Daoud Santos, après un temps dans la clandestinité, aurait tenté de se lancer dans l’action politique ouverte en se présentant – sans succès – à des élections municipales à Pangasinan. Surtout, la figure idéologique de l’organisation, Joseph Ricardo Lavilla, a été interpellé à Bahrein début août, puis extradé le 29 août à Manille pour son rôle présumé dans l’attentat commis en baie de Manille contre le super ferry 14, le 29 avril 2005 (118 morts). L’organisation semble aujourd’hui moribonde et en tous cas ne peut plus servir de structure d’appui logistique à une opération conduite sur la capitale par Abou Sayyaf, les Rogue MILF ou des militants de la JI.

37Des risques existent cependant pour l’avenir de tentations activistes au sein de la communauté du Balik Islam (Retour à l’islam), forte de 300 000 chrétiens convertis souvent à l’occasion d’une expatriation de travail au Moyen-Orient, dont proviennent la plupart des militants connus du Rajah Suleiman. Cette communauté, très paupérisée et qui vit dans la banlieue de Manille, reste encadrée par des ONG locales, à l’idéologie wahhabite et toujours financées de façon opaque à partir du Moyen-Orient. Reste également possible l’apparition d’éléments autoradicalisés au sein de la communauté musulmane de Manille. C’est dans ce cadre que doit être prise avec considération l’affaire des trois Jordaniens, interpellés début 2008 sur le territoire philippin, suite à la découverte, quelques jours plus tôt, d’une enveloppe contenant divers documents rédigés en arabe. Selon la presse, ces individus qui avaient déjà séjourné aux Philippines avaient pour projet d’organiser localement un groupe de moujahidin philippins, afin de commettre des attentats contre des cibles occidentales et locales à Manille17.

La Thaïlande

38Au sud de la Thaïlande, le regain des troubles séparatistes depuis janvier 2004 a fait plus de trois mille victimes, dont plus d’une cinquantaine ont été décapitées, généralement post mortem.

39La violence est commise cette fois sous la bannière d’un jihad défensif, mais dont l’inspiration est locale et relève non du salafisme combattant mais d’une forme fondamentaliste renouvelée du chaféisme. Autant que le symbole d’une nouvelle révolte contre les autorités thaïlandaises (c’est la quatrième depuis l’annexion officielle de la région de tradition malaise par le Siam en 1902), le combat jihadiste actuel est l’expression de la contestation de l’islam traditionnel thaïlandais par des imams marginaux du Sud, qui se sentent peu d’affinités avec la communauté musulmane intégrée de Bangkok.

40Après avoir marqué des points pendant trois ans, principalement en raison de la politique répressive de Thaksin Shinawatra et des erreurs d’appréciation commises par l’appareil sécuritaire, les groupes séparatistes ont perdu l’initiative à partir du début 2007. Il faut sans doute l’expliquer par l’absence de soutien extérieur – hormis l’appui au Kelantan malaisien de sympathisants fondamentalistes souvent liés par des rapport de cousinage et un fonds culturel similaire –, et l’incapacité des groupes rebelles à se coordonner sous la direction d’une branche politique capable de négocier. Mais on ne peut omettre les succès de l’appareil sécuritaire sous la direction de l’armée thaïlandaise, qui a retrouvé l’expérience professionnelle de contre-insurrection héritée de la lutte contre la guérilla communiste dans les années 1980. Depuis le nouvel an chinois de 2007 (5 février), les groupes combattants se sont avérés incapables de lancer des attaques combinées de grande ampleur. Le tournant est important, car la vague d’attentats commis à Bangkok le 31 décembre 2006 n’a pas été élucidée et la responsabilité d’un groupe séparatiste décidé à créer un coup médiatique reste une hypothèse vraisemblable.

41Pour autant, rien n’est réglé sur le fond. La population musulmane du Sud – d’ethnie et de culture malaises – reste hostile à l’administration thaïlandaise, considérée comme une force d’occupation. Si les arrestations de militants n’entraînent plus de façon systématique l’envoi de femmes et d’enfants pour manifester devant les postes de police, nombre de villageois ne paient plus l’impôt ou ont retiré leurs enfants de l’enseignement public. Enfin les groupes rebelles, qui cherchent à créer pour l’avenir des zones libérées, tentent de mieux contrôler la population. Leurs premières cibles restent les collaborateurs du régime et les forces de sécurité qu’ils espèrent par des frappes violentes pousser à la faute, comme lors des événements de la mosquée de Kru Sae (avril 2004) ou le massacre par négligence professionnelle de Hat Yai (septembre 2005).

42La situation se maintient entre équilibre fragile et pourrissement. La rébellion s’est avérée, pour l’heure, impuissante à profiter des troubles récents de la politique intérieure pour lancer de nouvelles actions capables d’attirer l’attention sur les trois provinces de Pattani, Narathiwat et Yala. Mais les actes de violence restent quotidiens et leurs auteurs ne sont pas toujours clairement identifiés. De toute façon, malgré les régulières déclarations gouvernementales – souvent cacophoniques et contradictoires –, aucun règlement politique sérieux n’est en vue. Les réformes nécessaires restent évidemment liées à l’évolution politique du pays, marquée de façon permanente mais non exprimée, par la question essentielle de l’avenir de la monarchie.

La Malaisie

43En Malaisie, le danger de troubles sécuritaires est considéré comme possible par les autorités, en raison de la présence ancienne de proches du Darul Islam indonésien, de la Jemaah Islamiyah ou du groupe philippin Abou Sayyaf. La révolte, le 9 décembre 2004, dans la prison de haute sécurité de Kamunching (Etat du Perak) de douze membres de la Jemaah Islamiyah, qui avaient dissimulé des armes blanches artisanales et des téléphones portables pour préparer leur évasion, avait d’ailleurs confirmé à l’époque le peu de volonté de réinsertion des militants jihadistes.

44Si la capacité d’action des survivants de l’organisation régionale semble faible en Malaisie continentale, la menace reste plus présente au Sabah (Malaisie orientale). Des efforts soutenus ont été accomplis par les forces de sécurité pour mieux assurer la surveillance de cet Etat, couvert de forêts vierges et dont les côtes sont entourées d’une myriade d’îles. Ils ont permis l’échec, en 2005, de nouvelles opérations d’enlèvement de touristes par le groupe Abou Sayyaf18. Mais la position géographique du Sabah et la présence en son sein d’une importante population immigrée, en partie en situation irrégulière, font d’abord de cet Etat le lieu privilégié de passage clandestin entre les Philippines et l’Indonésie.

45Là encore, des résultats importants ont été obtenus en collaboration avec les polices indonésienne et philippine. En juin 2005, deux volontaires suicide dépêchés d’Indonésie pour rejoindre Dulmatin aux Philippines avaient été interpellés à leur arrivée au port de Dawao. En mars 2006, le groupe responsable de leur accueil avait été démantelé. Dirigé par l’imam indonésien Abou Ghaffar bin Sharin, cadre du Darul Islam et vétéran afghan, il était composé d’une quinzaine d’individus – malaisiens, indonésiens et philippins – dont la plupart avaient suivi un entraînement à Mindanao ou participé au jihad de Célèbes. Ils se consacraient depuis au transfert d’hommes, d’armement ou d’argent liquide et étaient liés au réseau d’Abdullah Sunata en Indonésie. En juin suivant, une cellule de trois Philippins, qui jouait un rôle similaire pour le groupe Abou Sayyaf, a été à son tour démantelée. En 2007, sept anciens militants de la JI, dont trois d’entre eux ont reconnu avoir préparé un attentat suicide à Kuala Lumpur en 2003 contre un restaurant Mc Donalds, ont été à leur tour arrêtés.

46En septembre 2008, cinquante-quatre individus sont détenus en Malaisie sous mandat ISA (Internal Security Act) pour leurs liens avec des organisations terroristes19. Quels sont les enjeux pour l’avenir, dans une société qui reste marquée par les revendications communautaires ?

47Sur le court terme, la Malaisie cherche à participer aux règlements de conflits séparatistes anciens engageant un mouvement musulman combattant. Au lendemain de son indépendance, la Malaisie avait été l’objet de revendications territoriales de ses trois voisins : au nord de la partie orientale, la Thaïlande ; sur Bornéo, l’Indonésie et les Philippines. Ces trois nations avaient d’ailleurs mis en place des opérations de déstabilisation clandestines auxquelles Kuala Lumpur devait réagir de deux manières. Au plan diplomatique, le pays a affiché la carte musulmane pour obtenir dans le jeu international le soutien des pays arabes et musulmans, ce qui lui a permis d’obtenir un rang non négligeable au sein de l’Organisation de la conférence islamique. De façon discrète, mais régulièrement affirmée, les autorités malaisiennes ont, à leur tour, développé des stratégies indirectes en nouant des liens concrets avec des mouvements combattants musulmans en résistance historique à leurs gouvernements. Le Gerakan Merdekah Aceh (GAM, Mouvement pour l’indépendance d’Aceh) pour l’Indonésie, le Patani United Liberation Organization (PULO, Organisation unie de libération patani) pour la Thaïlande ou le Moro Islamic Liberation Front (MILF, Front islamique de libération moro) pour les Philippines, ont chacun installé à partir des années 1970 des bureaux de représentation à Kuala Lumpur et leurs cadres ont reçu un soutien clandestin, allant de l’aide matérielle à la formation militaire.

48Au milieu des années 1980, alors que s’achevait la période de Konfrontasi, Kuala Lumpur a tiré profit de ces liens pour jouer un rôle plus positif d’intermédiaire dans le règlement de ces conflits. Bangkok et Kuala Lumpur ont ainsi imposé, au début 1990, le démantèlement sur leurs territoires de bases arrières de la guérilla communiste chinoise et du PULO, à l’idéologie islamo-nationaliste. Au début des années 2000, Kuala Lumpur a permis des contacts entre le GAM et Jakarta. A partir de 2003, alors que le MILF acceptait un cessez-le-feu avec Manille, la Malaisie a proposé ses bons offices pour la négociation d’un accord de paix sur Mindanao. Les rounds officiels de négociation ont été effectués à Kuala Lumpur, et les autorités malaisiennes ont joué un rôle central dans la mise en place de l’International Monitotring Team (IMT, équipe de surveillance internationale), placée sous le commandement d’un général malaisien.

49Les résultats n’ont pas été, jusqu’à présent, à la hauteur des espérances de Kuala Lumpur. L’annonce, début août dernier, d’un accord pour l’extension de l’Autonomous Region of Muslim Mindanao (ARMM, région autonome du Mindanao Musulman)20 a été mise en échec par la cour constitutionnelle de Manille à la suite d’une plainte d’organisation chrétienne de Mindanao. Apres la reprises des combats par des unités du MILF dans les zones chrétiennes – qui ont fait plus de 150 morts et 200.000 déplaces -, Kuala Lumpur a finalement annoncé, le 28 août, qu’elle continuerait à favoriser le dialogue et qu’elle poursuivrait sa participation au sein de l’IMT. Pour autant les acteurs affichent leur pessimisme sur le succès à court terme du processus.

50Sur le moyen terme, la Malaisie doit réagir aux conséquences de la lutte séparatiste réapparue dans les provinces musulmanes du Sud de la Thaïlande depuis le début 2004.

51La situation a engendré des tensions avec Bangkok à plusieurs reprises avant le coup d’Etat du 19 septembre 2006, notamment en raison de déclarations à l’emporte-pièce du Premier ministre d’alors, Thaksin Shinawatra21. L’opinion publique est sensibilisée par la presse au sort des musulmans voisins qui appartiennent historiquement à la communauté malaise, parlent une langue similaire et dont un certain nombre possèdent également la nationalité malaisienne ou ont une partie de leur famille dans le pays. Les actes de violence ont créé une zone d’insécurité à la frontière propice au développement des trafics criminels qui profitent aux réseaux de contrebande, de produits stupéfiants ou d’immigration clandestine. Par ailleurs, plusieurs ressortissants malaisiens ont été touchés lors d’attentats à la bombe perpétrés en Thaïlande22. Enfin, la situation reste régulièrement exploitée par le Parti islamique panmalais (PAS), qui dirige l’assemblée de l’Etat du Kelantan, pour contester la politique gouvernementale.

52L’amélioration des relations avec la Thaïlande, depuis la fin 2006, a permis de dégager de nouveaux axes de collaboration. La Malaisie, qui a annoncé clairement son opposition à la création d’un Etat indépendant patani, s’est engagée à participer au développement de la nouvelle zone économique du Sud par des investissements importants. Elle a proposé son aide pour participer aux réformes sur les revendications culturelles et religieuses des populations, en fournissant entre autres des professeurs coraniques pour mettre en place un nouveau modèle éducatif associant les études religieuses à l’enseignement traditionnel.

53Pour autant, la coopération sécuritaire reste marquée par la méfiance depuis les années 2000. La Malaisie, qui n’est pas liée avec son voisin par un traité d’extradition, avait alors accepté d’interpeller sur son sol des militants thaïlandais recherchés – bénéficiant pour certains de la double nationalité – et de les expulser pour qu’ils soient traduits en justice. Ces engagements n’avaient pas été tenus, et la plupart des individus avaient été immédiatement exécutés ou placés en détention sans procès. Cela explique pourquoi Doromae Kutae, le chef du Gurakan Mujahidin Islam Pattani (GMIP), qui avait été arrêté à Kuala Lumpur le 5 janvier 2005 a été placé en détention ISA et non remis aux autorités thaïlandaises. S’il a reconnu son rôle dans des opérations de trafic d’armes et d’extorsion de fonds en Thaïlande, aucune preuve formelle n’a d’ailleurs permis de l’impliquer dans les nouvelles violences séparatistes. La reconnaissance par Bangkok des excès du passé et sa promesse d’agir à l’avenir dans un cadre judiciaire ont donné une impulsion nouvelle. Il apparaît en effet très vraisemblable que la Malaisie, si elle ne peut être considérée comme une base arrière opérationnelle des groupes insurgés, représente bien une terre de refuge clandestin où ils peuvent acheter plus discrètement certains matériels nécessaires à la commission des actions armées23, voire trouver des financements auprès de sympathisants locaux.

54Evénement inquiétant, deux citoyens malaisiens d’une vingtaine d’années – semble-t-il autoradicalisés dans un esprit de jihad défensif, mais non originaires du Kelantan – ont été interpellés pour leurs liens avec les séparatistes locaux en juin 2008 dans la province de Pattani²⁴. Il y a donc bien un risque d’attraction régionale du jihad thaïlandais, qui dépasse le cercle des liens familiaux ou culturels au Kelantan. Le régime, qui connaît une crise majeure depuis la défaite politique de l’United Malaya National Organization (Umno, Organisation nationale des Malais unis) début 2008, est en face de problèmes bien difficiles à résoudre. Ainsi, la réforme du statut juridique des binationaux, régulièrement évoquée, se heurte à la réalité de patronymes différents des deux côtés de la frontière.

55Sur le long terme, il est nécessaire de poursuivre la stratégie de contrôle des organisations malaisiennes marquées par l’intégrisme radical. A cet égard, le résultat des élections législatives de 2008, marquées par la stabilité du PAS qui a repris l’Etat de Terengganu en conservant son bastion du Kelantan, est un élément préoccupant. Le PAS a su, après sa défaite de 2004, adopter une attitude plus moderniste et son rebond a été permis par le mécontentement des électeurs envers une Umno minée par la corruption et les scandales. Pour autant, le PAS ne représente plus le seul réservoir dangereux. On voit depuis deux ans apparaître, au sein d’une Umno divisée, la montée en puissance de minicourants fondamentalistes, radicalisés sur des thèses quasi raciales. Elles se sont développées en interne autour du débat sur la prédominance des bumiputra (les fils du sol, c’est-à-dire les Malaisiens de race malaise et de religion musulmane).

Singapour

56A Singapour, le risque d’une radicalisation d’individus au sein de la communauté musulmane constitue toujours une inquiétude de premier plan.

57Une action terroriste, quoique prévenue en décembre 2001, reste la hantise des autorités ; un attentat à Singapour, même raté, aurait immédiatement des conséquences désastreuses sur l’économie du pays, fondée sur sa réputation de stabilité. Les autorités sont d’autant plus inquiètes de ce risque qu’elles estiment possibles des conséquences à moyen et long termes de nature à mettre en question la survie même de la cité-Etat. L’évasion, en février dernier, de Mas Salamat bin Kastari, le principal responsable opérationnel de la JI de Singapour détenu depuis 2006, a dans ce cadre été évidemment surévaluée.

58Après quinze arrestations en décembre 2001 au sein du noyau dur lié à l’Afghanistan, deux vagues d’interpellations ont suivi (en juin 2002 et mars 2003), complétées par des arrestations à l’étranger24. Depuis 2001, près de 300 personnes ont été interpellées et interrogées. Vingt-six sont actuellement détenues sous le régime de l’Internal Security Act, qui permet un emprisonnement sans procès de deux ans renouvelable pour atteinte à la sécurité de l’Etat. Quarante-deux sont placées sous restriction order, une forme de contrôle administratif strict.

59Le régime considère avoir démantelé les cellules – y compris logistiques – de la Jemaah IslamiyahI sur son territoire, mais craint l’émergence de cellules autoradicalisées – formées d’individus convertis à l’islam jihadiste via Internet ou lors de longs voyages à l’étranger –, déterminées à participer au jihad hors de Singapour. Une fois de retour, ces militants pourraient être incités par des groupes extérieurs à revenir à Singapour pour y effectuer des attentats25. Les autorités renforcent également la sécurité de leurs structures de communication pour se prémunir d’éventuelles cyber-attaques de hackers islamistes. Elles ont également mis en place une politique de prévention à l’égard de la communauté musulmane (12 % de la population, généralement d’origine malaise), élaborée avec le soutien des organisations représentatives. Un conseil représentatif a d’ailleurs été créé, en s’inspirant, sur certains points du modèle français.