Malaisie
L’irrémédiable fragilité d’al-mizan
Malaysia: the irremediable fragility of al-mizan
p. 285-313
Résumés
In Malaysia, 2024 saw an ambivalent socio-political situation take root. During the first year of his government of national unity, Anwar Ibrahim had succeeded in imposing his political orientations on his heterogeneous coalition, including his emblematic and contrasting reform project of a model of Islamic civilization in phase with certain modernity (Malaysia Madani). After the chaotic period of the previous legislature, his arrival in power contributed above all to stabilizing the partisan game and economic fundamentals. In both these areas, he has continued to achieve notable results, restoring a solid level of confidence in the Federation's potential. However, this success is not free of pretences. Indeed, the Prime Minister appears to be a tightrope walker, forced to make sometimes baroque compromises to preserve the cohesion of his plural majority, which is not without consequences in terms of governance. Moreover, caught in a vice between assertive counter-powers, with their uncertain virtues, and an opposition that is now tending towards populism, his authority has been severely challenged, as has his credibility with the electorate. As a result, the country, still in the grip of high-risk social and community tensions, remains in an irremediably fragile configuration regarding the future of its democratic trajectory.
En Malaisie, 2024 a vu s’ancrer une situation sociopolitique ambivalente. Durant la première année de mandature de son gouvernement d’unité nationale, Anwar Ibrahim était parvenu à imposer ses orientations politiques à sa coalition hétérogène, dont son projet réformateur emblématique et contrasté de modèle de civilisation islamique en phase avec une certaine modernité (Malaysia Madani). Après la période chaotique de la précédente législature, son arrivée au pouvoir avait surtout contribué à stabiliser le jeu partisan et les fondamentaux économiques. Dans ces deux domaines, il a poursuivi son action avec des résultats notables, permettant de restaurer un niveau de confiance solide dans le potentiel de la Fédération. Cependant, cette réussite n’est pas exempte de faux-semblants. En effet, le Premier ministre apparaît comme un équilibriste, contraint à des compromis parfois baroques pour préserver la cohésion de sa majorité plurielle, ce qui n’est pas sans conséquences en termes de gouvernance. De plus, pris en étau entre des contre-pouvoirs qui s’affirment, avec des vertus aléatoires, et une opposition qui verse désormais dans le populisme, son autorité est largement mise à l’épreuve, à l’image de son crédit auprès de l’électorat. Ainsi, le pays, toujours en proie à des tensions sociales et communautaires à hauts risques, demeure dans une configuration irrémédiablement fragile quant au devenir de sa trajectoire démocratique.
Entrées d’index
Mots-clés : Malaisie, gouvernement d’unité nationale, Transition démocratique, islam, Anwar Ibrahim
Keywords : Malaysia, national unity government, Democratic transition, Islam, Anwar Ibrahim
Texte intégral

1En 2024, Anwar Ibrahim a surpris en déclarant à plusieurs reprises qu’il était important d’inculquer à l’IA le turath Islam, « l’héritage intellectuel ancestral de l’islam », afin qu’elle intègre à son fonctionnement l’éthique des valeurs islamiques. À l’image de cette tocade, le Premier ministre est demeuré fidèle à son personnage, un idéologue religieux obsessionnel, connecté à l’air du temps des grandes affaires du monde, avec un esprit réformateur libéral en matière de développement économique.
2Cependant, la seconde année au pouvoir de celui qui cumule la fonction de ministre des Finances avec sa responsabilité de chef de gouvernement n’a pas exactement ressemblé à la précédente. Elle a vu s’ancrer une situation sociopolitique ambivalente. En effet, Anwar Ibrahim était parvenu à imposer ses orientations politiques à sa coalition hétérogène, dont son projet réformiste emblématique et contrasté de modèle de civilisation islamique en phase avec une certaine modernité (Malaysia Madani)1. Après la période chaotique de la précédente législature, son accès aux responsabilités avait surtout contribué à stabiliser le jeu partisan et les fondamentaux économiques. Dans ces deux domaines, il a poursuivi son action avec des résultats notables, permettant de restaurer un niveau de confiance solide dans le potentiel de la Fédération. La majorité est ainsi toujours soudée autour de l’Alliance de l’espoir (Pakatan Harapan ou PH), le bloc électoral du Premier ministre, alliée au Front national (Barisan Nasional ou BN), notamment sa composante dominante l’Organisation nationale des Malais unis (UMNO), et aux principaux partis des États du Sabah et du Sarawak (Malaisie orientale). Face à lui, l’opposition est réunie sous la bannière de l’Alliance nationale (Perikatan Nasional ou PN), constituée du Parti islamique pan-malaisien (PAS), du Parti uni indigène de Malaisie (BERSATU) de l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin, et de leur supplétif du Parti du mouvement populaire malaisien (GERAKAN).
3Néanmoins, cette relative réussite des premiers temps a depuis révélé ses faux-semblants et ses limites. Anwar Ibrahim est apparu comme un équilibriste, contraint à des compromis parfois baroques pour préserver la cohésion de sa majorité plurielle, ce qui n’est pas sans conséquences en termes de gouvernance et de progrès démocratiques. De plus, pris en étau entre des contre-pouvoirs qui s’affirment, avec des vertus aléatoires, et une opposition qui verse désormais dans le populisme, son autorité et son crédit auprès de l’électorat ont été mis à l’épreuve. Dès lors, malgré la bonne tenue de l’économie, le pays est resté en proie à des tensions sociales et communautaires à hauts risques, accentuées par une empreinte accrue de l’islam. Il n’y a guère que sur le plan diplomatique que le Premier ministre a pu trouver des satisfactions, dessinant in fine un bilan annuel très contrasté comme l’est le cycle des quatre saisons.
Un automne politique
Une stabilité parlementaire à l’épreuve
4Après la relative accalmie de son début de mandat, la majorité soutenant le gouvernement d’unité nationale a connu sa première épreuve au début de l’année 2024. En effet, le Conseil des grâces (Pardons Board) a accordé une amnistie partielle à l’ancien Premier ministre Najib Razak, incarcéré depuis sa condamnation en 2022 dans le cadre du scandale financier 1MDB, en réduisant sa sentence2. L’ancien roi, le sultan du Pahang, qui présidait alors l’institution, a acté ce jugement juste avant le passage de relais à son successeur, et ne cachait pas son hostilité au sort réservé au dirigeant déchu, originaire de son État, avec lequel il entretient des rapports familiers. À l’image des réactions très partagées de la population, la nouvelle a divisé les soutiens parlementaires du Premier ministre, pas vraiment empressé de devoir gérer cette bombe politique, laquelle a toutefois peu surpris dans les cercles initiés. L’UMNO, qui soutient la libération de son précédent chef, toujours populaire parmi le socle militant de l’organisation et au-delà, s’est largement réjouie de la situation, en rappelant qu’elle n’était qu’une étape. À l’inverse, le PH a conservé le silence pour ne pas s’exposer à des accusations de critiques envers l’institution royale, mais en coulisses, de vives discussions ont laissé des traces.
5Chacun a ensuite donné l’apparence de faire un effort pour préserver de manière responsable le consensus nécessaire au maintien au pouvoir de la coalition. Néanmoins, les tensions, qui ont affleuré diversement dans les médias, se sont multipliées, notamment sur le partage des responsabilités. À l’échelle locale et sur le terrain, la coopération s’est avérée parfois encore plus difficile qu’au niveau fédéral entre les partenaires. En décembre, les révélations de discussions « secrètes » concernant l’éventualité d’un passage de l’UMNO au PH de Tengku Zafrul, le ministre de l’Investissement, du Commerce et de l’Industrie, aristocrate proche de la royauté, ont aussi provoqué des dissensions étalées dans la presse, témoignant d’un climat de confiance dégradé entre les deux alliés3. L’opposition n’a pas été non plus en reste, puisque BERSATU, en net recul, a vu plusieurs de ses élus se déclarer indépendants. Le rapport déséquilibré du parti avec le PAS, qui ne cesse au contraire de consolider son audience, est un facteur de discorde, en plus du fossé idéologique qui les sépare, et qui s’est traduit par des contentieux à intervalles réguliers. Si les quatre élections partielles locales de l’année n’ont pas modifié les équilibres partisans – seule l’UMNO a remporté un siège au détriment de BERSATU – la détérioration du climat politique s’est aussi aggravée.
Des contre-pouvoirs importuns
6En plus d’être contraint par une configuration partisane complexe, Anwar Ibrahim doit composer avec deux contre-pouvoirs, qui se sont encore affirmés en 2024. Tout d’abord, les élus de Malaisie orientale (Bornéo), qui avaient déjà acquis des concessions et occupent près de la moitié des postes du gouvernement, dont un de vice-Premier ministre, ont profité de leur position de force pour pousser plus loin leur avantage. Ils réclament par exemple le vote d’un amendement constitutionnel pour obtenir 35 % des sièges à la chambre haute du Parlement (Dewan Negara), ce qui leur permettrait de bénéficier d’un droit de véto sur les changements de la Constitution, selon eux un garde-fou contre toute remise en question de leurs intérêts fondamentaux. C’est surtout le Sarawak, à majorité chrétienne, et dont les velléités autonomistes sont ancrées et anciennes, qui a tiré profit de la conjoncture. Son dirigeant, Abang Zohari, a fait modifier le nom officiel de sa fonction de ministre en Chef en Premier of Sarawak pour témoigner de l’exceptionnalisme de son État4. En 2017, il a œuvré à la création d’une entreprise pétrolière étatique, Petros, et entamé ensuite un bras de fer, y compris devant la justice, avec les autorités centrales et Petronas, la compagnie nationale détentrice d’un monopole légal sur l’exploitation des hydrocarbures du pays. Après s’être imposée progressivement pour gérer quelques opérations secondaires, Petros a finalement trouvé un compromis avec Petronas en 2024, accord qui doit beaucoup à la situation politique, lui octroyant notamment les droits de distribution du gaz et du pétrole extraits localement. Outre des projets d’infrastructures, Abang Zohari, capitalisant sur les richesses abondantes du Sarawak, a initié une trajectoire d’essor et de développement ambitieuse pour son territoire, en disruption avec la centralité de l’ensemble malaisien, aidé en partie par des relations privilégiées avec la Chine, qui investit massivement sur place. Il a le souhait, parmi d’autres desseins, d’un retour de l’anglais comme langue principale d’instruction à l’école, ainsi que la création d’une compagnie aérienne d’État, négociant avec Malaysia Airlines pour le rachat de sa branche régionale (MASwings).
7Ensuite, le nouveau roi, le sultan du Johor, connu pour son autoritarisme, et son affairisme, s’est invité de manière encombrante dans la gestion des affaires publiques. Il a accentué la tendance observée depuis plusieurs années d’une implication politique croissante de la royauté, au-delà de ses prérogatives institutionnelles et de la fructification de ses privilèges en matière économique ou patrimoniale. Réputé proche de l’UMNO, il a établi de bons rapports avec Anwar Ibrahim, qui n’a cependant pas d’autre choix que de s’accommoder de son autorité, dont il pourrait le cas échéant avoir besoin. L’instabilité parlementaire de la précédente mandature, qui a fragilisé le pouvoir exécutif, a eu un impact sur l’équilibre entre les différents types d’acteurs d’influence du pays, y compris privés, au détriment de l’oligarchie des élus. Le souverain a par exemple manœuvré pour une coûteuse relance du projet controversé et failli de ville nouvelle de Forest City, dans lequel il a des intérêts conséquents5. Il a également intrigué pour permettre le rachat par sa fille unique de 30 % des parts de l’opérateur téléphonique U Mobile, que détenait une filiale du fonds souverain singapourien Temasek, alors que la compagnie avait remporté peu avant le second marché de concession du réseau 5G en Malaisie6.
8Assumant pleinement sa charge de chef de l’État, le roi a effectué des déplacements officiels à Singapour, à Brunei, puis en Chine, entre mai et septembre, ce qui n’est pas courant à ce rythme pour un monarque malaisien, et encore moins pour des objectifs autres que protocolaires. À Pékin, il a notamment sondé les autorités chinoises sur leur potentielle participation dans le projet ferroviaire de ligne à grande vitesse entre Kuala Lumpur et Singapour, qui traverserait principalement son sultanat, ne masquant pas son souhait de le remettre à l’agenda depuis son ajournement en 2018 pour des raisons financières. Sur le plan intérieur, il montre des signes réguliers d’ingérence dans les sujets gouvernementaux et use extensivement du pouvoir de nomination formel que lui confère la Constitution. Il a par exemple entrepris de nommer au commandement des différents états-majors de l’armée des officiers lui étant affidés, quitte à placer des gradés moins avancés dans la carrière que d’autres prétendants, créant un trouble au plus haut de la hiérarchie militaire. Les Malais, y compris les jeunes, restent majoritairement attachés au système sultanesque, qui est l’un des symboles forts de leur ascendant politique sur les minorités, même s’ils ne sont pas aveugles sur ses dérives. Néanmoins, le souverain, dont la famille à la réputation sulfureuse occupe une place à part historiquement en Malaisie, n’est pas sans défrayer la chronique. Outre qu’il suscite des crispations, comme lorsqu’il a émis l’idée que la Commission anti-corruption (MACC) et Petronas puissent lui rendre directement des comptes, il a pris le risque d’une désacralisation de sa fonction en s’exposant dans le débat public. Cela s’est déjà traduit par l’apparition inédite de critiques ouvertes à son endroit, pourtant illégales, sur les réseaux sociaux. Plusieurs membres de l’opposition ont d’ailleurs fait les frais de cette criminalisation de la critique publique de la royauté, dont l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin. Le président du PAS, mais surtout le turbulent ministre en Chef du Kedah, ont aussi été inquiétés pour les mêmes raisons. En cohérence avec sa dénonciation populiste des élites corrompues, le parti islamique a adopté une attitude à peine voilée de défiance envers plusieurs sultans, considérés comme des musulmans immoraux.
Un hiver démocratique
Un progrès contrarié des libertés
9La principale victime collatérale des tensions dans la majorité a été la transition démocratique, même si Anwar Ibrahim avait déjà montré sa faible inclination pour cette thématique. L’aile la plus libérale de la coalition dirigeante, qui entretient des rapports étroits avec la société civile, n’espérait pas de progrès importants, mais elle n’a pu que faire état de sa déception. Malgré des avancées tangibles dans les domaines de la lutte contre la corruption et de la transparence de la vie publique, la Malaisie continue de faire face à des défis majeurs, par exemple en matière de revendications des personnes LGBT, de protection des réfugiés ou de traitement de la question aborigène, sujets parmi d’autres qui n’ont fait l’objet d’aucune avancée. Les autorités ont également renouvelé leur refus de ne pas revenir sur les lois controversées du Sedition Act, du Security Offences (Special Measures) Act (SOSMA) et du Communication and Media Act, et de s’engager à protéger davantage les lanceurs d’alerte. Pire encore, plusieurs législations ont suscité des inquiétudes quant aux régressions possibles ou avérées sur le plan des libertés civiles. Les Data Sharing Bill et Online Safety Bill adoptées en fin d’année, dont la mise en œuvre a été confiée à la décriée Commission de la communication et du multimédia (MCMC), listent des types de « contenus préjudiciables » sur Internet suffisamment vagues pour ouvrir la voie à des formes arbitraires de modération. L’introduction d’un nouveau régime contraignant d’autorisation pour les réseaux sociaux a engendré des craintes, comme une loi sur la cybersécurité votée en août qui élargit les pouvoirs de l’État en matière de contrôle de l’expression en ligne.
10Par ailleurs, le Parlement a validé en octobre un amendement constitutionnel controversé relatif à la citoyenneté. Initialement, le gouvernement voulait supprimer la discrimination, quasi-unique au monde, visant les enfants nés à l’étranger de mères malaisiennes, qui bénéficiaient de conditions moins favorables pour l’acquisition de la nationalité que ceux ayant un père malaisien. Cependant, en raison de l’extrême sensibilité de la question, le Conseil royal (Conference of Rulers ou Durbar) a usé de son rapport de force favorable avec l’exécutif pour le contraindre à compenser l’objectif recherché par le durcissement d’autres règles7. Les nouvelles dispositions pourraient par exemple faire augmenter le nombre d’apatrides parmi les populations aborigènes, qui cumulent déjà de nombreuses difficultés, notamment d’accès à l’éducation et à la santé.
11Dans ce bilan moins encourageant qu’au début de la mandature, la justice a toutefois continué de montrer des signes d’indépendance, à l’image de la série de décisions, à charge et à décharge, qui ont alimenté presque chaque mois les suites du feuilleton judiciaire de Najib Razak et de son épouse Rosmah Mansor. Autre exemple, en février, la Cour fédérale a déclaré inconstitutionnelles 16 dispositions du Code criminel islamique du Kelantan, dirigé par le PAS, qui n’a pas manqué d’instrumentaliser ce verdict, appelé ironiquement le « Black Friday ». Elle a fondé sa décision sur le motif que les articles annulés concernaient des domaines relevant du droit commun fédéral (destruction de lieux de culte, jeux de hasard, harcèlement sexuel, sodomie, falsification de documents, faux témoignage, etc.). De même, cette fois au détriment du gouvernement, la Haute cour de Kuala Lumpur a ordonné la restitution à l’entreprise Swatch de ses montres aux couleurs LGBT saisies par la police en 2023, épisode qui avait fait grand bruit à l’échelle internationale. Dans les controverses hystérisées qui entourent la question religieuse, les tribunaux sécularisés ont joué leur rôle de garants du respect de la législation, même si les progrès de la démocratie en Malaisie demeurent subordonnés sur de nombreux aspects à la place centrale qu’y occupe l’islam.
Une empreinte accrue de l’islam aux effets indésirables
12Dans la continuité du déploiement du volet strictement religieux du programme Malaysia Madani, l’islam a encore accru son empreinte sur la société, sur fond de renforcement des moyens alloués aux entités publiques ou associatives islamiques et à la justice chariatique. Cette dernière s’est de nouveau illustrée par des jugements intransigeants concernant des cas médiatisés de personnes converties involontairement8. À ce sujet, le gouvernement a mis en place un comité de travail pour réfléchir à une extension du champ des compétences des Syariah Courts, symptomatique d’un phénomène plus large de politisation religieuse du débat législatif. Alors que les interdits religieux sont déjà largement appliqués dans l’espace social, la censure s’est aussi durcie pour certaines activités et s’est étendue insidieusement à des endroits jusqu’alors en partie préservés. C’est par exemple le cas pour le célèbre Club de l’Universiti Malaya, lieu de convivialité historique hérité de la tradition britannique, qui s’est vu interdire de manière inattendue par le Département des affaires islamiques du Selangor de servir dorénavant de l’alcool à ses clients non-membres et dans ses extérieurs.
13Une série d’initiatives a également été mise en place pour étoffer la dynamique d’approfondissement de l’islamisation du pays voulue par le Premier ministre, dont un Halal Industry Masterplan. Dans le domaine éducatif, des réformes ont été lancées pour améliorer l’apprentissage du Coran et le nombre de ses huffaz (« mémorisateurs »)9. À cet égard, un rassemblement de 24 000 jeunes apprenants du texte sacré a été organisé en septembre pour marquer les esprits quant à la volonté des autorités d’accroître le niveau de savoir religieux de la population, qui est en moyenne relativement limité, malgré une ferveur et une pratique élevées. Cette détermination dogmatique à vouloir élargir l’assise de l’islam dans le pays a pourtant quelques limites. Ainsi, un projet de loi concernant le renforcement des prérogatives des muftis des territoires fédéraux, considéré comme une entrave sérieuse aux libertés et au pluralisme, a par exemple été retiré après son vote en première lecture au Parlement en juillet, en attendant d’être rediscuté, face aux multiples protestations et à la pétition citoyenne qu’il a engendrées. Il visait à étendre le contrôle religieux sur le quotidien des fidèles, avec des impacts pour les autres communautés, notamment à Kuala Lumpur où les Malais sont minoritaires.
14Malgré son crédit religieux et son activisme en faveur de l’islam, Anwar Ibrahim fait toujours l’objet d’une défiance, ou au mieux d’une méfiance, de la part d’une majorité de Malais, qui nourrissent à son égard des fantasmes sur sa complicité avec une supposée spoliation des ressources nationales par des intérêts chinois. Quant à son concept théologique sophistiqué de Malaysia Madani, il n’imprime pas dans l’esprit du plus grand nombre. Néanmoins, en jouant la carte islamique, sans donner beaucoup de gages à la diversité, le Premier ministre est presque pareillement dans une impasse avec les minorités, qui représentent pourtant le socle de l’électorat du PH. Le pouvoir en place reste un rempart face à la crainte que leur inspire l’opposition, mais elles sont exaspérées par ses positions religieuses, révulsées d’être souvent les oubliées de l’action publique et, pour les franges les plus libérales, frustrées du peu de progrès démocratiques. À l’inverse, le PAS, qui a achevé son tournant islamo-populiste et ethno-nationaliste, a conforté son audience auprès de la population malaise, en particulier rurale. En plus de la proximité affichée par ses élus et de ses relais socioéducatifs, il a appris à maîtriser de manière redoutable les codes des réseaux sociaux, qui sont devenus son relais majeur de propagande et de désinformation. À la faveur de préoccupations économiques et de peurs identitaires diffuses, la jeunesse malaise modeste est largement perméable aux messages caricaturaux, voire haineux, du parti islamique. Toutes ses invraisemblables déclarations n’entament pas non plus son crédit. Par exemple, critiqués pour l’achat par certains d’entre eux de luxueuses voitures étrangères pour l’exercice de leurs fonctions, alors qu’ils se font les défenseurs des humbles, ses dirigeants ont répliqué en expliquant qu’un hadith rapportait que le prophète Mahomet utilisait les meilleurs chameaux pour se déplacer et qu’il était donc souhaitable pour ceux qui défendent l’islam d’avoir recours aux meilleurs véhicules.
15Dans ce contexte, le niveau élevé des antagonismes intercommunautaires, qui affecte nettement moins le Sabah et le Sarawak, est devenu une source de tensions éruptives. Ainsi, les violentes réactions qui ont eu lieu pendant le ramadan à la suite de la vente de chaussettes estampillées Allah, fabriquées en Chine, par un KK Mart (épicerie 24h/24h), dont le propriétaire est Sino-Malaisien, ou en octobre, lors d’un rallye pro-malais aux relents xénophobes organisé dans la localité de Teluk Intan (Perak), en réponse à la vue de drapeaux chinois lors de la parade d’un festival culturel, sont deux exemples marquants d’un climat latent de ressentiments interculturels toujours aussi préoccupant10.
Un printemps économique et social
Une conjoncture économique favorable
16Après un ralentissement notable en 2023, l’économie malaisienne a connu un rebond de sa croissance en 2024, aidée par une amélioration de la conjoncture internationale. La hausse du PIB a été de 5,1 %, se situant dans la moyenne haute de la prévision du gouvernement. Les grands indicateurs macroéconomiques que sont l’investissement et la consommation ont augmenté significativement, en particulier en ce qui concerne les agents privés, ce qui a été perçu comme le signe d’une certaine confiance. Tous les secteurs ont retrouvé un dynamisme plus ou moins important, notamment ceux de la construction (+ 14,1 %), des services (+ 5,3 %) et de l’industrie (+ 4,1 %), selon des données consolidées publiées en octobre par le ministère des Finances. Corrélativement, les performances commerciales de la Fédération ont présenté un résultat conséquent, avec un volume total des échanges qui s’est accru de 9,2 % en glissement annuel, pour s’élever à 2 879 milliards RM (649 $ US). Les exportations, qui avaient précédemment essuyé un recul d’environ 8 %, ont connu un redressement solide, permettant au commerce extérieur malaisien de conserver un solde excédentaire, comme c’est le cas depuis 1998, en dépit d’un nouvel accroissement des importations. Contrairement à 2023, les ventes du pays vers les marchés avec lesquels il possède un accord de libre-échange, qui s’étaient contractées, ont affiché des progrès marqués, à l’image des produits Made in Malaysia importés par le Canada (biens électriques et électroniques, etc.) et le Mexique (substances chimiques, etc.), membres du Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP), qui ont enregistré un chiffre record ; idem avec la Turquie.
17Malgré des marges de manœuvre étroites, tant sur le plan sociopolitique que financier, le gouvernement a maintenu le cap de ses engagements. Avec des résultats encore aléatoires, il a poursuivi la mise en place de ses réformes structurelles en matière de gouvernance, de rationalisation de l’action étatique et de lutte contre les pratiques ancrées de dévoiement de l’éthique publique (corruption, etc.). Ainsi, il est à noter, parmi d’autres concrétisations, une accélération de la numérisation de l’administration et le rapprochement de plusieurs agences fédérales. De même, la redéfinition claire des priorités nationales s’est traduite par une baisse des crédits affectés à certains programmes, notamment de redistribution sociale, quand d’autres domaines ont bénéficié d’un effort significatif (éducation, transition écologique, défense, etc.). Cela s’est accompagné d’un réajustement fiscal, avec la création de nouvelles taxes et une hausse des prélèvements obligatoires. Ces efforts ont permis de ramener le déficit budgétaire à 4,3 % du PIB et d’opérer un ralentissement de la progression de la dette nationale, qui s’est établie à près de 64 % du PIB, soit à un niveau assez élevé, bien qu’elle soit surtout libellée en monnaie locale. À cet égard, les fluctuations de cette dernière par rapport au dollar américain durant le premier semestre ont engendré des incertitudes quant aux anticipations des acteurs économiques et un renchérissement instable du coût des importations. Pour soutenir sa devise, la banque centrale a impulsé le rapatriement d’une grande partie des bénéfices effectués à l’étranger par les entreprises publiques. Puis, facilité par la réduction des taux d'intérêt de la Réserve fédérale américaine, le taux de change du ringgit s’est redressé, affichant même la meilleure performance annuelle moyenne de l’ASEAN face au billet vert11. Dans le budget 2025, les orientations adoptées suivent une trajectoire similaire à celle de 2024, avec une nouvelle augmentation des impôts. Affichant un montant record de 335 milliards RM (75 milliards $ US) de dépenses courantes et de 86 milliards RM (19 milliards $ US) d’investissements structurels, il prévoit aussi des incitations fiscales ciblées pour soutenir certains secteurs prioritaires.
Une situation sociale dégradée
18En dépit d’une amélioration de la situation économique, le gouvernement a dû composer de nouveau avec un climat social toujours dégradé. En effet, le niveau de mécontentement des classes moyennes et populaires lié aux conséquences de la forte augmentation des prix des années antérieures est resté élevé. Bien que l’inflation ait été contenue à 1,8 % en 2024, en baisse d’un point par rapport à l’exercice précédent, la hausse des salaires n’a pas compensé l’élévation qui avait affecté auparavant de manière brutale le coût des produits de consommation courante et des services du quotidien. De plus, malgré un taux de chômage global faible, à 3,2 %, qui s’est encore légèrement réduit, celui des jeunes de moins de 25 ans ne s’est pas vraiment amélioré et continue de stagner au-dessus de la barre symbolique des 10 %. Une partie des diplômés est par ailleurs contrainte, faute de débouchés, d’accepter des emplois sous-qualifiés, quand elle n’est pas tentée par l’expatriation, ce qui accentue le phénomène déjà ancien de fuite des cerveaux. À cela s’ajoute la problématique du logement pour un nombre croissant d’habitants, les loyers dans les grandes villes, surtout sur la côte occidentale de la péninsule malaise, ayant atteint des seuils prohibitifs pour les salariés aux faibles revenus, dont les travailleurs migrants, nombreux en Malaisie. Le pays est aussi confronté à une détérioration de la santé mentale au travail, notamment chez les moins de 30 ans. Une étude menée par un cabinet de conseil international en ressources humaines a par exemple révélé que 67 % des Malaisiens ressentaient un ou plusieurs symptômes d’épuisement professionnel12, un résultat alarmant qui confirme ceux d’autres enquêtes13.
19Dès lors, le Premier ministre a poursuivi la même stratégie acrobatique qu’en 2023, à savoir assainir les finances publiques, tout en contenant la colère sociale. Idéologiquement opposé aux entraves à la libre concurrence, il a assumé la mise en œuvre d’une levée progressive du bouclier tarifaire existant pour les carburants, un sujet crispant. Premier concerné en juin, le diesel a ainsi augmenté en moyenne de 56 % par litre14. En guise de compensation, un dispositif d’aide ciblée pour les automobilistes les moins fortunés a été introduit. Cependant, la fin, aussi politiquement sensible, du blocage subventionné du prix des œufs en dessous de celui du marché – qui coûte environ 100 millions RM (23 millions $ US) par mois aux finances publiques et suscite un agacement croissant de la filière avicole – a quant à elle été reportée une nouvelle fois, le gouvernement ayant même consenti en juin une baisse unitaire supplémentaire de 3 centimes. Sa suppression a toutefois été programmée en 2025, à grand renfort de pédagogie préventive.
20Dans le même ordre d’idées, la hausse des impôts a été corrigée par une série de mesures sociales à destination des plus modestes. En décembre, les fonctionnaires ont également bénéficié d’une revalorisation générale de leur grille salariale, de 8 % pour les catégories inférieures et intermédiaires et de 4 % pour les catégories supérieures, avant une nouvelle augmentation, respectivement de 7 % et de 3 %, prévue en janvier 2026. Bien que justifiée – la précédente revue générale des salaires publics remontait à plus d’une décennie – cette mesure a aussi été motivée par des arrière-pensées clientélistes, 78 % des employés de l’administration fédérale étant des Malais, sans parler du poids de cette bureaucratie dans l’électorat, puisque la Fédération affiche l’un des ratios les plus élevés au monde du nombre d’agents publics par rapport à la population totale.
Un été diplomatique
Un pragmatisme opportunément réajusté
21Déterminé à accroître la contribution de l’industrie à la croissance, notamment pour réduire la dépendance du pays aux recettes tirées des hydrocarbures, Anwar Ibrahim a pu davantage décliner concrètement les marqueurs de sa politique économique, après une amorce contrariée par la conjoncture. Dans le sillage du lancement en 2023 de la National Energy Transition Roadmap15 (décarbonation, engagement dans le domaine des technologies éco-responsables) et du New Industrial Masterplan 2030, destiné à conforter la montée en gamme de la production manufacturière, le Premier ministre a affiché sa volonté de voir s’accélérer l’essor du secteur du numérique et de l’intelligence artificielle. L’objectif de ces initiatives est de doper l’innovation et la productivité, afin de réduire le recours au travail faiblement qualifié, condition du passage à une économie développée. C’est dans le même esprit qu’a été dévoilée en 2024 la National Semiconductor Strategy (NSS), qui prévoit entre autres la formation de 6 000 ingénieurs, pour profiter de la reprise de la demande en biens électroniques et de la restructuration des chaînes de valeurs de la fabrication de semi-conducteurs16, dont la Malaisie est le 6e exportateur mondial17. Capitalisant sur son avantage comparatif de longue date dans la filière, avec notamment son cluster de Penang au savoir-faire bien positionné concernant l’assemblage, les tests et le conditionnement, la Fédération vise une augmentation de son potentiel dans des procédés à plus grande valeur ajoutée (conception de puces, etc.). Or, ces ambitions nécessitent des besoins élevés en énergie et des investissements massifs. Pour satisfaire à la première exigence, le gouvernement a décidé par exemple d’explorer la possibilité d’avoir recours à moyen terme à l’énergie nucléaire. S’agissant de la seconde, en dépit de mesures incitatives, l’État a décidé en 2024 de l’introduction d’un prélèvement libératoire minimal pour les firmes multinationales, qui pouvait perturber l’environnement des affaires. Malgré ces craintes, la Malaisie a fait l’objet d’annonces de projets d’investissements colossaux de la part de géants internationaux (Amazon, Google, Microsoft, Bytedance, etc.), quand d’autres y ont étendu leurs activités de manière significative (Nvidia, Micron, Texas Instruments, etc.), dont des entreprises de haute technologie chinoises (Xfusion, StarFive, etc.), validant la stratégie de développement malaisienne et ses atouts.
22En 2023, les relations de la Fédération avec les États occidentaux avaient subi un coup de froid, sur fond de guerre à Gaza et de tensions avec l’Union européenne concernant la question irritante de l’huile de palme. Anwar Ibrahim avait alors repris la rhétorique anti-impérialiste et décolonialiste qui était la sienne durant sa jeunesse de militant islamiste pro-développementaliste, même si cela n’avait pas eu d’impacts dans le champ économique. Cependant, dans la poursuite de sa stratégie de hedging, le maintien de liens étroits avec l’Occident est un incontournable. Ainsi, par pragmatisme pour promouvoir sa politique industrielle et de développement, le Premier ministre a renoué avec des échanges de haut niveau plus constructifs que précédemment avec les dirigeants des pays du Nord. Pour cela, il a pu s’appuyer sur sa réputation ancienne, bien qu’exagérée, de dirigeant pro-occidental et son image de démocrate brimé forgée par ses années d’incarcération. En novembre, il a par exemple eu un échange bilatéral nourri avec Emmanuel Macron, qu’il rencontrait pour la première fois, en marge du Sommet du G20 à Rio de Janeiro. Malgré quelques tensions sur le dossier iranien, un réchauffement des rapports entre la Malaisie et les États-Unis a aussi été observé. Ils ont notamment affiché leur bonne entente dans les domaines de la coopération maritime et de la lutte anti-terroriste.
23En mars, Anwar Ibrahim a également effectué sa première visite en Europe depuis son arrivée au pouvoir, en choisissant pour destination l’Allemagne. Ce déplacement officiel de six jours a été révélateur de ses ambitions commerciales. Il a rencontré une quarantaine de leaders de l’industrie allemande et des investisseurs potentiels pour la filière stratégique des microprocesseurs (Infineon, Melexis, Nexperia, la filiale hollandaise de l’entreprise chinoise Wingtech Technology, etc.), mais aussi dans d’autres activités (Airbus, BMW, etc.). Les engagements d’investissements obtenus durant ce voyage, à hauteur de 9,8 milliards €, ont relevé principalement du secteur manufacturier, qui était la priorité. Parallèlement, les entretiens du Premier ministre avec les dirigeants allemands ont confirmé son attachement à renforcer sa collaboration avec l’Europe et sa principale puissance économique18. Son périple se déroulant durant le mois du ramadan, il a été une opportunité de communication à destination des Malaisiens et de la communauté musulmane locale (visites de mosquées, ruptures collectives de jeûne), avec des prises de parole remarquées sur le conflit dans la bande de Gaza pour bien rappeler son engagement en la matière.
24Par ailleurs, jouant sur tous les tableaux, la Malaisie a de nouveau affiché une certaine proximité avec la Russie, avec qui un raffermissement des relations avait été constaté en 2023, même si les gains de ce partenariat sont assez limités. En septembre, le Premier ministre s’est rendu pour la première fois sur le territoire russe, à Vladivostok, afin d’assister à l’Eastern Economic Forum, où il s’est entretenu avec Vladimir Poutine, qu’il a invité à participer à l’ASEAN Summit 2025. Il a également eu une entrevue en décembre avec le président de la République du Tatarstan dans le cadre du Russia-Islamic World Strategic Vision Group, établi en 2006 pour servir d’instrument de soft power russe envers le monde musulman, et dans lequel l’expertise malaisienne dans le secteur halal est appréciée. Enfin, en juillet, durant une visite de Sergueï Lavrov à Kuala Lumpur, Anwar Ibrahim a annoncé à la surprise générale le souhait de la Fédération de rejoindre les BRICS, dont la Russie assurait la présidence, envoyant de concert un signal à la Chine. En octobre, la Malaisie a d’ailleurs participé au sommet réunissant le groupe à Kazan en tant que pays-partenaire.
Des constantes de politique étrangère réassurées
25Le Premier ministre s’est inscrit dans les pas de ses prédécesseurs en affichant sa volonté de poursuivre l’intégration régionale de la Fédération, sans toutefois adopter sur ce terrain une position proactive. C’est la même attitude pragmatique qui caractérise son rapport à Pékin, ouvert sans excès de dépendance aux investissements chinois, mais soucieux d’équilibrer par d’autres partenariats les liens avec cet encombrant voisin pour lequel il n’a pas d’attrait particulier. L’année 2024 a été marquée par le 50e anniversaire de l’établissement des liens diplomatiques entre la Malaisie et la Chine, qui a été l’occasion de visites officielles croisées, de célébrations diverses et de quelques annonces, comme celle d’une candidature conjointe, éminemment symbolique, pour l’inscription de la danse du lion au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO. Les deux gouvernements ont aussi trouvé un accord permettant les exportations malaisiennes de durians frais en RPC, où la demande est en forte hausse depuis plusieurs années19. À l’heure de son bilan, cette séquence dense en échanges a toutefois laissé un sentiment partagé aux dirigeants malaisiens, qui ont eu l’impression que le pouvoir chinois avait effectué le minimum en termes d’envoi de signes privilégiés d’amitié et tenait pour acquis leur bonne entente bilatérale. Ils ont par exemple regretté que Xi Jinping n’ait pas fait l’effort d’un déplacement dans la Fédération – contrairement au roi et au Premier ministre qui se sont rendus en Chine – et qu’elle n’ait pas été gratifiée d’un nouveau panda, comme une décennie auparavant. Cependant, d’autres développements étaient peu probables. En effet, la Malaisie a poursuivi sans inflexion sa stratégie de préservation de sa souveraineté à l’égard des ambitions chinoises. Les États-Unis restent son principal allié militaire et elle a réassuré ses intérêts mutuels avec le Japon, la Corée du Sud, ainsi que Taïwan, qui est devenu son quatrième partenaire commercial en 2024. C’est également le cas avec l’Inde, qui a accepté de sécuriser l’approvisionnement d’un volume important de riz au pays, et où Anwar Ibrahim a effectué une visite d’État en août. S’agissant de l’ASEAN, à l’exception de tensions contenues avec le Viêtnam et les Philippines concernant des contentieux en mer de Chine méridionale, la Fédération s’est concentrée sur la préparation de sa présidence de l’organisation en 2025, qui a donné lieu à des échanges denses avec ses membres.
26La promotion de la variable islamique en politique étrangère, une constante diplomatique de la Malaisie, même si elle a toujours été à géométrie variable en fonction de ses intérêts et n’est pas dénuée d’arrière-pensées électoralistes, doit sa forte réaffirmation actuelle dans le narratif gouvernemental à des aspirations sincères du Premier ministre. Comme en 2023, elle a été déclinée au travers de nombreuses interactions et étayées par des annonces de coopérations renforcées ou de contrats. La Fédération est restée un fervent soutien de la cause palestinienne, bien que ses gouvernants aient eu parfois du mal à naviguer entre des positions anti-israéliennes virulentes d’une part, et pro-business avec l’Occident d’autre part. Ce positionnement équivoque a conduit la diplomatie malaisienne à un jeu complexe, qui s’est vu aussi dans ses déclarations sur le Liban ou le conflit au Yémen. En mai, Anwar Ibrahim a rencontré au Qatar Ismail Haniyeh, le chef de la branche politique du Hamas, avec qui il avait effectué plusieurs vidéoconférences, et a vivement condamné son exécution à Téhéran en juillet, amenant Facebook à supprimer son message. Le pays entretient des liens par divers canaux avec le groupe combattant, dont l’action armée est néanmoins jugée contre-productive par ses dirigeants. Pour le reste, une aide humanitaire conséquente a été apportée au peuple palestinien, essentiellement avec le relais de la Jordanie, et la mobilisation de la société malaisienne, au-delà de manifestations, s’est notamment traduite par la fermeture d’une cinquantaine de points de vente locaux de Starbucks, ou encore d’une centaine de restaurants KFC, à la suite d’appels à leur boycott.
27Un autre aspect de l’engagement du Premier ministre a été la lutte contre l’islamophobie, un versant de son prosélytisme sur la scène mondiale (soft power religieux). Par ailleurs, outre une participation toujours active aux événements de l’Organisation de la coopération islamique, dont son sommet en Gambie en mai, la Malaisie a continué de s’investir dans un renforcement des liens entre l’ASEAN et le Conseil de coopération du Golfe, une ambition qu’Anwar Ibrahim voudrait voir concrétisée par la signature d’un accord de libre-échange entre les deux entités. Autrement, il a effectué des visites au Pakistan, au Bangladesh, en Égypte, ou encore en Arabie saoudite, premier partenaire commercial du pays au Moyen-Orient. De même, la Fédération a pu encore consolider ses partenariats avec les Émirats arabes unis et l’Irak, où elle a remporté un appel d’offres de consultance pour la mise en œuvre de projets d’infrastructures de transport (métro de Bagdad, ligne ferroviaire Najaf-Kerbala). Enfin, même si Kuala Lumpur n’a pas de relations diplomatiques officielles avec le régime taliban, une délégation malaisienne s’est rendue en Afghanistan pour étudier des pistes d’échanges économiques et commerciaux possibles.
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28En dépit de développements encourageants, la Malaisie a achevé l’année 2024 dans une configuration très fragile quant à sa stabilité sociopolitique et au devenir de sa trajectoire démocratique. L’objectif renouvelé de l’avènement d’une société équilibrée (al-mizan), au sens islamique du terme, que poursuit avec conviction Anwar Ibrahim dans la mise en œuvre de son programme Malaysia Madani soulève des interrogations persistantes s’agissant de la place des minorités et du pluralisme. Dans ce contexte, l’évolution de la situation de la Fédération demeure fortement liée à ses résultats économiques, dont les perspectives à moyen terme sont incertaines. En 2025, l’augmentation du salaire minimum de 1 500 RM (335 $ US) à 1 700 RM (380 $ US) pourrait par exemple avoir un effet inflationniste, source potentielle de mécontentement social aux conséquences inflammables au regard du niveau des tensions intercommunautaires, et ceci d’autant plus que le gouvernement a prévu de réduire encore son soutien aux prix subventionnés. La dépendance de la Malaisie aux exportations et aux investissements étrangers la rend également vulnérable aux divers aléas de la conjoncture internationale, sous la menace, entre autres, des nouvelles orientations de la politique américaine. C’est donc un scénario imprédictible et aux enjeux structurels déterminants qui se dessine à l’horizon pour le pays.
Annexe
Fiche Malaisie
Nom officiel : Fédération de Malaisie
Capitale : Kuala Lumpur
Superficie terrestre : 330 241 km²
Population (CIA, The World Factbook, est. 2024) : 34 564 810 habitants
Langue officielle : Bahasa Malaysia (malaisien)
Religion d’État : islam
Données politiques
Nature de l’État : monarchie fédérale
Nature du régime : monarchie constitutionnelle élective (roi élu tous les cinq ans parmi les neuf souverains/sultans de la Fédération)
Suffrage : universel (à partir de 18 ans depuis 2022)
Chef de l’État : Ibrahim Sultan Iskandar, sultan du Johor (roi de Malaisie 2024-2029)
Premier ministre : Anwar Ibrahim (depuis novembre 2022)
Ministre des Affaires étrangères : Mohamad Hassan (depuis décembre 2023)
Ministre de la Défense : Mohamed Khaled Nordin (depuis décembre 2023)
Président de l’Assemblée nationale : Johari Abdul (depuis décembre 2022)
Échéances : prochaines élections en 2027 pour la chambre des représentants
Indicateurs démographiques et sociologiques
Principaux groupes ethniques (CIA, The World Factbook, est. 2023) : Bumiputera20 (63,8 %), Chinois (20,6 %), Indiens (6 %), autres (0,6 %), étrangers en situation régulière (9 %)
Religions (CIA, The World Factbook, est. 2020) : musulmans (63,5 %), bouddhistes (18,7 %), chrétiens (9,1 %), hindous (6 %), confucianistes, taoïstes et autres religions traditionnelles chinoises (0,9 %), sans religion et non spécifié (1,8 %).
Chronologie
JANVIER 2024
1er Les articles achetés en ligne à l’étranger, ayant un prix inférieur à 500 RM (120 $ US), sont désormais frappés d’une taxe de 10 %, accueillie diversement. Son objectif est de favoriser les achats de biens produits localement, alors que le e-commerce continue de connaître une hausse soutenue en Malaisie.
31 Désigné par ses pairs du Conseil royal (Conference of Rulers ou Durbar) en octobre 2023 pour succéder au sultan de l’État du Pahang, celui du Johor, Ibrahim Sultan Iskandar, devient officiellement le 17e roi de Malaisie jusqu’en 2029, tandis que la fastueuse cérémonie de son couronnement est programmée le 20 juillet.
FÉVRIER 2024
1er Les Malaisiens et les résidents permanents de la Fédération peuvent dorénavant avoir recours à un service en ligne (MyJPJ) pour le renouvellement à échéance de leur permis de conduire, mais aussi pour le paiement de leurs taxes routières. Cette initiative s’inscrit dans un mouvement plus large de numérisation et d’amélioration de l’efficience de l’administration. À cet égard, Anwar Ibrahim avait inauguré le mois précédent l’ouverture d’un portail électronique public centralisant les données personnelles des individus et des ménages (PADU), soulevant toutefois des interrogations quant à la protection des données.
MARS 2024
07 Lors du sommet ASEAN-Australie, Anwar Ibrahim adopte un ton assez pessimiste dans son discours sur la situation sécuritaire en mer de Chine méridionale. Il met également en garde contre les initiatives agressives visant à contenir les prétentions chinoises, qui ne font qu’alimenter, selon lui, les griefs avec Pékin, au détriment de la stabilité régionale.
AVRIL 2024
23 Une collision entre deux hélicoptères de la marine malaisienne pendant les répétitions d’une parade pour les célébrations du 90e anniversaire de sa création, qui s’est soldée par un triste bilan de 10 morts, soulève des réactions émues et des questionnements sur le niveau de formation des militaires, l’enquête menée à l’issue du drame ayant conclu à une erreur de pilotage.
MAI 2024
27 La publication des résultats de l’Enquête nationale sur la santé et la morbidité réalisée en 2023 révèle une hausse jugée « préoccupante » des maladies chroniques non transmissibles comme le diabète, l’obésité, l’hypertension et l’hypercholestérolémie. Ainsi, 15,6 % des adultes sont par exemple diabétiques et 54,4 % en surpoids. Par ailleurs, selon les données rapportées, la prévalence de la dépression a doublé dans le pays depuis 2019, affectant 4,6 % des Malaisiens de plus de 15 ans.
JUIN 2024
13 L’ambassade des États-Unis à Kuala Lumpur annonce que son gouvernement a rendu à la Malaisie 156 millions $ US d’avoirs saisis liés au scandale financier de 1MDB, portant à 1,4 milliards $ US le montant total des sommes jusqu’à présent restituées à la Fédération à la suite des procédures instruites par la justice américaine.
24 Le ministre de l’Intérieur communique sur l’arrestation de huit individus, six hommes et deux femmes, dont un ancien universitaire, accusés de liens avec l’État islamique. Ils sont suspectés d’avoir préparé des attentats contre des personnalités, dont Anwar Ibrahim et le roi. En mai, d’autres extrémistes avaient déjà été ciblés par la police. Plus généralement, face à l’augmentation de la circulation des contenus de propagande sur les réseaux sociaux, la Malaisie a intensifié en 2024 sa surveillance des mouvances radicales et des profils déviants isolés pour prévenir la constitution de cellules militantes dans le pays.
JUILLET 2024
18 Anwar Ibrahim s’entretient au téléphone avec Masoud Pezeshkian, le président iranien nouvellement élu, pour le féliciter de sa victoire et lui réaffirmer que la coopération entre leurs deux nations restait libre de toute ingérence étrangère, en référence aux menaces des États-Unis pour faire cesser l’achat de pétrole extrait en Iran par la Malaisie. En réponse aux injonctions américaines, cette dernière avait rappelé en mai qu’elle ne reconnaissait que les sanctions votées par l’ONU. Bien que le chiisme soit considéré comme une déviance par la Fédération, celle-ci cultive de bonnes relations diplomatiques et économiques avec la République islamique.
22 L’État du Johor et Singapour annoncent la création prochaine d’une zone économique spéciale conjointe pour renforcer leur coopération transfrontalière. Par ailleurs, la mise en service de la ligne de transport urbain devant relier les deux territoires, en cours de travaux, est prévue en janvier 2027.
AOÛT 2024
15 Maimunah Sharif, haut fonctionnaire, devient la première femme à occuper le poste de maire de Kuala Lumpur. Elle a été nommée à la direction de l’administration municipale (DBKL) par le ministre en charge du Territoire fédéral, comme c’est le cas depuis 1970, date à laquelle les élections aux conseils locaux ont été suspendues. Ancienne édile de l’île de Penang entre 2017 et 2018, elle était depuis en détachement dans le système onusien.
19 Le gouvernement concède un changement important de mise en œuvre de son projet de « diplomatie de l’orang-outan ». Inspirée par la pratique de « la diplomatie du panda » chinoise, l’initiative devait primitivement consister à confier des spécimens de l’espèce à des pays-clients de l’industrie de l’huile de palme. Néanmoins, en plus de l’absence de programmes encadrés de reproduction, l’instrumentalisation du symbole animalier de Bornée à des fins d’éco-blanchiment commercial a déclenché un tollé. Pressé de rectifier ses plans, le ministère des Plantations et des Produits de base a précisé que les animaux offerts ne seraient finalement pas éloignés de leur environnement naturel avec un régime de captivité, mais au contraire placés dans des parcelles de forêt « à haute valeur de conservation » créées pour la circonstance.
25 Un vaisseau de la marine malaisienne, le KD Pendekar, coule après avoir heurté un récif au large de l’État du Johor. Outre une erreur de navigation, la fragilité de la coque du navire en raison de son ancienneté avancée (45 ans de service) est directement incriminée. Les 39 membres de l’équipage ont pu être secourus, mais l’incident a mis en lumière la question sensible de la vétusté d’une partie de l’armement du pays. En baisse de 2015 à 2019, les dépenses militaires ont recommencé progressivement à croître en 2020 et un effort budgétaire significatif pour les prochaines années a été annoncé afin d’accélérer le renouvellement des matériels militaires.
27 Le chef de l’opposition, l’ancien Premier ministre Muhyiddin Yassin, est inculpé pour acte de sédition, sur la base d’une loi controversée datant de l’époque coloniale (Sedition Act 1948). Lors d’un meeting politique le 14 août, il avait questionné la décision du sultan du Pahang, alors roi du pays, de ne pas l’avoir invité à former le gouvernement après les élections législatives de 2022, tandis qu’il revendiquait le soutien d’une majorité d’élus.
SEPTEMBRE 2024
08 Malgré des espoirs et des exhortations solennelles des autorités à l’endroit de leur délégation, la Malaisie achève la séquence olympique avec des résultats décevants. L’obtention tant attendue d’une première médaille d’or historique pour un athlète valide est encore reportée. Avec deux récompenses en bronze aux JO pour le badminton et cinq, des trois métaux dans plusieurs disciplines, aux jeux paralympiques, le palmarès du pays recule légèrement par rapport à celui de Tokyo en 2020. Paris 2024 a surtout été l’occasion d’une polémique, virale les réseaux sociaux, concernant la tenue officielle des athlètes nationaux, jugée avec sévérité. Par ailleurs, faisant écho à une opinion majoritaire dans la population, le gouvernement malaisien, par la voix du ministre en charge des Affaires religieuses, a officiellement apporté son soutien à la condamnation de la cérémonie d’ouverture de l’olympiade publiée par l’Université Al-Azhar (Égypte). Celle-ci pointait « le danger d’exploiter des événements planétaires pour normaliser les insultes envers la religion et promouvoir les maux sociaux destructeurs et disgracieux comme la perversion et le transgenrisme », en référence à certains tableaux controversés de la manifestation.
10 Une pollution industrielle sauvage dans le Johor nécessite la prise en charge médicale de 143 personnes. Depuis plusieurs années, les rejets illégaux de produits chimiques dans les cours d’eau de l’État se multiplient, plus qu’ailleurs, et ont déjà causé la fermeture temporaire de centaines d’écoles et l’hospitalisation de milliers de riverains. Face à l’exaspération des populations, les associations de défense de l’environnement et certains élus dénoncent l’inaction des autorités, tant au niveau de la prévention de ces actes que des enquêtes menées, qui aboutissant rarement à des poursuites.
11 Une opération de police permet la mise en sécurité de 402 enfants vivant dans des lieux communautaires, dont beaucoup ont été sexuellement abusés par des employés de la Global Ikhwan Services and Business Holdings (GISBH). L’entreprise aux nombreuses filiales et activités en Malaisie, mais aussi à l’étranger, est la structure héritière de la secte musulmane locale Al-Arqam, démantelée, puis interdite, à la fin des années 1990. Le prosélytisme de ses membres s’étant fait assez discret depuis plusieurs années, la société bénéficiait d’une relative tolérance.
30 Avec 4,1240 RM pour 1 $ US, le ringgit malaisien atteint son plus haut niveau de parité avec le dollar américain de l’année 2024, et sur les 39 mois précédents. Par contraste, en décembre 2023, il avait chuté à un seuil inédit depuis la crise financière asiatique de 1997.
OCTOBRE 2024
07 Le prince héritier du Johor, qui assure la régence du sultanat durant le mandat de roi de son père, rend publique sa décision de rétablir le samedi et le dimanche comme jours de week-end dans l’État, avec effet au 1er janvier 2025. Antérieurement, sauf entre 1993 et 2014, c’est la variante islamique du vendredi et du samedi qui était localement en vigueur, comme c’est le cas au Kedah, au Kelantan et au Terengganu. Ce changement était cependant discuté depuis 2022 pour des raisons économiques, la majorité du secteur privé continuant à travailler au même rythme que dans la majorité du pays, mais aussi pour faciliter la vie des familles, car les écoles avaient également maintenu la pratique du repos dominical.
23 La Malaisie conserve la même place que l’année précédente dans l’Indice sur l’État de droit 2024, publié par le World Justice Project (WJP), se classant au 55e rang mondial sur 142 et au 11e rang sur 41 dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire supérieur. La Fédération enregistre un score global en demi-teinte de 0,57/1, qui reste stable avec toutefois quelques progrès soulignés dans le domaine de la lutte contre la corruption, tandis que la moyenne internationale s’établit à 0,53/1, en baisse par rapport à 2023.
NOVEMBRE 2024
11 À l’issue d’une improbable procédure à rebondissements relevant de la justice arbitrale internationale, la Cour de cassation française rend une décision favorable à la Malaisie dans le contentieux qui l’opposait depuis une dizaine d’années aux héritiers de l’ancien sultanat de Sulu (Philippines), annulant ainsi le dédommagement record que le pays avait été condamné à payer.
26 - 30 Un épisode de mousson d’une rare intensité pendant cinq jours, avec des cumuls de précipitations équivalents à plus d’un semestre de pluviométrie moyenne en certains endroits, frappe la côte orientale de la péninsule malaise, en particulier les États du Kelantan et du Terengganu. Le bilan est lourd, avec six décès, plus de 150 000 déplacés et des dégâts matériels considérables. Le phénomène a aussi provoqué une élévation du niveau de la mer et de la force des vagues, avec des impacts conséquents (recul de plages, submersion de routes, etc.), alors que le changement de direction de courants côtiers lié à des constructions humaines, conjugué aux effets du réchauffement climatique, accélère l’érosion du littoral.
DÉCEMBRE 2024
04 La kebaya, vêtement féminin traditionnel du sud-est asiatique, notamment sublimé par les actrices du cinéma malaisien des années 1950 et 1960, a été officiellement ajoutée à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. La demande avait été conjointement déposée par Brunei, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et la Thaïlande en avril 2023.
20 Le ministre des Transports confirme que le gouvernement a donné une réponse de principe favorable le 13 décembre à la société maritime d’exploration Ocean Infinity pour reprendre les recherches de l’épave du vol MH370. Le plan d’investigation dévoilé prévoit de couvrir une zone d’environ 15 000 kilomètres carrés dans l’océan Indien. La disparition le 8 mars 2014 de l’appareil de la Malaysia Airlines qui reliait Kuala Lumpur à Pékin, avec 239 personnes à son bord, demeure l’un des principaux mystères de l’histoire de l’aviation civile et un traumatisme prégnant en Malaisie.
Portraits

Sybil Kathigasu, ancienne résistante et martyre de l’occupation japonaise
Sybil Kathigasu est née en 1899 à Medan (Sumatra, Indonésie) de parenté métissée. Elle avait un grand-père irlandais, et un autre français, établis en Asie du Sud-Est durant la période coloniale. Les ascendances de leurs épouses sont plus incertaines, bien qu’eurasiennes probablement indiennes. Devenue infirmière et sage femme, elle se marie en 1919 à Kuala Lumpur avec Abdon Clement Kathigasu, un médecin tamoul qui s’est converti au catholicisme pour l’épouser. Ils adoptent un orphelin et ont trois autres enfants, dont le premier décède peu après sa naissance. En 1921, le couple s’installe à Ipoh (Perak) et ouvre un cabinet médical en 1926.
En 1942, lors de l’invasion de la péninsule malaise par l’armée impériale nippone, Sybil Kathigasu et sa famille trouvent refuge non loin de leur ancien domicile, dans la localité de Papan. Locutrice de cantonais, elle aide avec son mari les résistants communistes chinois en leur fournissant des soins et des médicaments, mais aussi des renseignements. Arrêtés par la Kenpeitai en 1943, ils sont torturés sans jamais rien avouer, malgré la brutalité des violences physiques et psychologiques qu’ils subissent, en particulier Sybil Kathigasu en raison de ses origines européennes. Las de pouvoir les faire parler, les militaires Japonais les condamnent à des peines d’enfermement en 1945, elle à perpétuité et lui pour 15 ans. Après la victoire des Alliés, Sybil Kathigasu, gravement meurtrie, rejoint Londres à des fins médicales, où elle s’éteint en 1948 des suites de ses blessures. Entre-temps, elle est la seule femme originaire de la British Malaya à être décorée de la médaille de George, une distinction britannique créée en 1940 pour récompenser les actes héroïques ou de bravoure de civils.
Eludée de l’historiographie officielle de la Malaisie pré- et post- indépendance en proie à une guérilla marxiste, en plus d’être une femme non-malaise, Sybil Kathigasu a fait l’objet d’une réhabilitation mémorielle à partir des années 2000 dans des cercles urbains éduqués (mini-série biographique sur le bouquet satellite Astro en 2010, commémoration par Google Malaysia du jour de sa naissance en 2016, etc.). En 2024, ce mouvement a pris une plus large ampleur, notamment dans la communauté sino-malaisienne. En juillet, elle est devenue « Servante de Dieu », à la faveur des démarches du cardinal Sebastian Francis, évêque de Penang, pour entamer son procès en béatification et en canonisation. De même, le thème du premier opéra malaisien en anglais, Solace of Papan, est consacré à sa destinée. Présenté en août, il a été mis en musique par le célèbre compositeur Siu Chong, tandis que le livret a été écrit par Chin San Sooi, un vétéran de la scène théâtrale à l’origine du projet. La réédition des mémoires de Sybil Kathigasu, No Dram of Mercy, publiées de manière posthume en Angleterre en 1954, et seulement en 2006 en Malaisie, dans lesquelles elle témoigne de sa foi catholique qui lui a permis de survivre aux atrocités de la torture, a aussi connu une relative audience. Une version en malais, ainsi qu’en français – après le succès de librairie de sa traduction en japonais – sont prévues en 2025. Sa maison de Papan est également devenue un lieu de mémoire.
Dans le contexte actuel de crispations intercommunautaires et interreligieuses élevées, le regain d’intérêt d’une figure comme celle de Sybil Kathigasu est tout autant un acte de lutte contre l’obscurantisme qu’un signe d’espoir pour l’affirmation d’une histoire locale revisitée et plus ouverte à la complexité de sa diversité, comme ont entrepris de le faire, non sans obstacles, une nouvelle génération d’historiens malaisiens.

Johari Abdul, speaker de la chambre basse du Parlement
Né en 1955, Johari Abdul est issu d’une famille de la classe moyenne rurale du sultanat du Kedah. Diplômé d’une licence de l’Universiti Malaya, il obtient plus tard un master en études stratégiques à l’Université de Lancaster. Haut fonctionnaire, il intègre après quelques années d’expérience les services du Premier ministre Mahathir Mohamad et l’entourage d’Anwar Ibrahim. Parallèlement, il rejoint l’Union nationale des Malais unis (UMNO), dont son oncle, sénateur entre 1985 et 1991, est une importante figure provinciale.
En 1998, écarté brutalement du pouvoir du fait de sa proximité avec Anwar Ibrahim, il est évincé de la fonction publique et ses comptes sont saisis. Sans ressources, il est même contraint pendant un temps d’être vendeur de rue, épisode de son parcours qu’il tend à éluder dans sa communication officielle. Cette traversée du désert a néanmoins nourri ses convictions sur la nécessité d’assurer à la jeunesse les moyens de son émancipation sociale par l’éducation et l’esprit d’entreprise, manifeste qu’il met un point d’honneur à partager régulièrement auprès de publics étudiants.
En participant à la création du parti d’Anwar Ibrahim (Keadilan, puis PKR), dont il est l’un des principaux dirigeants, il s’est révélé politiquement. En 2008, il a remporté non sans un esprit de revanche la circonscription fédérale où il a son ancrage local (Sungai Petani) face à son adversaire de l’UMNO, ministre de l’Information sortant. Réélu en 2013 et en 2018, il a aussi conquis lors de ce dernier scrutin un siège à l’assemblée du Kedah avec l’ambition d’accéder au poste de ministre en Chef de l’État. Cependant, ce dernier a été octroyé à Mukhriz Mahathir, l’un des fils de Mahathir Mohamad, redevenu Premier ministre sous la bannière de l’Alliance de l’espoir (Pakatan Harapan), à l’issue de manœuvres de compromis dans la coalition.
Fin 2022, Johari Abdul a été désigné par Anwar Ibrahim pour être le candidat de la nouvelle majorité à la présidence de la chambre basse du Parlement (Dewan Rakyat). Au-delà de la confiance qu’il lui témoigne, le Premier ministre a effectué un choix tactique, en pariant sur les atouts de son allié à la fidélité inébranlable. Avenant, habile, bon connaisseur des arcanes parlementaires – il a présidé le club des députés de l’Alliance de l’espoir entre 2018 et 2022 – il n’est pas pour autant dépourvu de fermeté. Il l’a prouvé en juin 2024 par son refus hardi, fondé sur une interprétation juridique rusée, de ne pas déclarer vacants les sièges des membres de l’opposition ayant voté la confiance au gouvernement d’unité, en application de l’amendement constitutionnel de 2022 qui prohibe les changements d’affiliation politique en cours de mandat. En imposant cette décision, il a évité la tenue d’une série d’élections partielles compliquées et renforcé son autorité institutionnelle, deux facteurs qui ont contribué à la stabilisation du jeu partisan après les errements de la période précédente.
Arrêt sur image
« Merdeka 118, un nouveau symbole ambivalent de la skyline de Kuala Lumpur. »

Source : photos des auteurs
Le 14 janvier 2024, le roi a présidé la cérémonie officielle d’inauguration de la tour Merdeka 118, en référence à son nombre d’étages, également nommée Menara Warisan Merdeka (« tour de l’héritage de l’indépendance »), qui est désormais le bâtiment le plus élevé d’Asie, et a fortiori de Malaisie, avec ses 678,9 mètres, à la faveur d’une imposante flèche de plus de 150 mètres. Présentée comme une évocation de la main levée vers le ciel de Tunku Abdul Rahman proclamant l’indépendance du pays le 31 août 1957, sa conception est le fait du célèbre cabinet d’architecture australien Fender Katsalidis, tandis que son chantier, débuté en 2014, a été principalement confié à la filiale de construction du groupe sud-coréen Samsung. Érigée dans le centre-ville historique de Kuala Lumpur, elle affiche d’impressionnantes caractéristiques techniques (une façade de 36 000 panneaux de verre, un atrium monumental, etc.) et un système d’ascenseurs parmi les plus performants du marché (la plateforme d’observation installée à 500 mètres du sol est accessible en 65 secondes). L’un d’entre eux, panoramique et offrant une expérience à sensations garantie, est d’ailleurs le plus grand du monde.
Pourtant, au-delà des apparences, le gratte-ciel ne suscite pas vraiment l’enthousiasme et de fierté populaire, en dépit de sa hauteur qui le classe second à l’échelle planétaire derrière la tour Burj Khalifa de Dubaï. Contrairement aux iconiques tours jumelles Petronas, qui font l’objet d’un large attachement patriotique et sont devenues la carte postale emblématique de la Fédération, il inspire à beaucoup un sentiment partagé. Dans le contexte de la mystique locale, d’aucuns lui prêtent même des vibrations maléfiques. En effet, issu d’un caprice de l’ancien Premier ministre Najib Razak, il symbolise les dérives affairistes de son époque au pouvoir, et plus généralement les affres de pratiques toxiques de gouvernance envers lesquelles nombre de Malaisiens témoignent désormais une forte défiance. Jugé superflu, esthétiquement inquiétant et déraisonnable sur le plan écologique, le projet au coût exorbitant de 1,25 milliard $ US, dont le premier fonds souverain national (Permodalan Nasional Berhad) était le promoteur principal, n’a pas manqué d’être également ressenti comme une provocation d’un point de vue social. Peu empressés de s’approprier cette encombrante incarnation de la gabegie publique, l’État et ses entités s’abstiennent encore de l’ajouter dans leurs visuels représentant la capitale (brochures touristiques, iconographie présente dans les transports en commun, etc.). Elle a aussi été évincée de manière flagrante des affiches de la campagne initiée par le gouvernement pour faire la pédagogie du « bon usage » des impôts, qui déployait son message avec un croquis stylisé de l’horizon de la ville en arrière-fond, ce qui n’a pas été sans éveiller des commentaires sarcastiques.
Notes de bas de page
1David Delfolie, 2024, « Malaisie : tous les chemins ne mènent pas à Médine », in Gabriel Facal et Jérôme Samuel (dir.), L’Asie du Sud-Est 2024. Bilan, enjeux et perspectives, Bangkok, IRASEC, p. 246-277.
2L’exécution de sa peine de prison de 12 ans a été divisée par deux et son amende de 210 000 000 millions RM (47,3 millions $ US) a été ramenée à 50 000 000 RM (11,3 millions $ US). En cas de non-paiement de l’amende, un an d’enfermement supplémentaire est prévu.
3Azril Annuar, « Move by UMNO minister Zafrul Aziz to join PKR causes stir in Anwar’s unity government », The Straits Times, 15 décembre 2024.
4Le Sarawak, dont les habitants montrent un attachement identitaire particulier à leur État, comme à la culture aborigène locale, entretient un rapport historiquement singulier avec son appartenance à la Malaisie, plus encore que le Sabah, où les Malais sont plus nombreux. Il a ainsi développé des éléments de différenciation dans l’ensemble fédéral, qui sont autant de sources vantées de subjectivation. On peut citer, parmi d’autres, son foisonnement linguistique, son héritage communautaire des longhouses, son patrimoine naturel, une chaîne de télévision, le plus grand musée malaisien, ou encore le principal festival international de musique du pays (Rainforest World Music Festival).
5Jason Ng, « Govt announces incentives to jumpstart Forest City special financial zone », The Edge Malaysia, 20 septembre 2024.
6Le roi a des attaches privilégiées avec Singapour, notamment financières, du fait de la proximité géographique du sultanat du Johor, mais aussi de ses liens historiques, avec la cité-État.
7Yiswaree Palansamy, « Dewan Rakyat unanimously passes amendments to citizenship law, surpassing two-thirds majority », The Malay Mail, 17 octobre 2024.
8En décembre, les défenseurs des droits humains se sont aussi émus de l’exécution en public dans une mosquée, après la prière du vendredi, d’une peine de six coups de canne pour un homme jugé coupable de récidive de khalwat (« isolation » avec une femme qui n’est pas de sa parenté). La sentence, prononcée par la Syariah Court du Terengganu, État dirigé par le PAS, a fait l’objet d’une large médiatisation.
9« Unity govt’s success in nurting Islam disproves PAS’s narrative – Mohd Khairuddin », Bernama, 13 septembre 2024.
10Brice Pedroletti, « En Malaisie, des chaussettes estampillées “Allah” font scandale », Le Monde, 30 mars 2024.
11« Ringgit closes out 2024 as top performer among major Asian currencies », Malaysiakini, 31 décembre 2024.
12The 2024 Wellness at Work Report, Employement Hero, août 2024.
13Theevya Ragu, « Dangerous burnout rates and why Malaysia must act now », Free Malaysia Today, 24 octobre 2024.
14La suppression des subventions au diesel a aussi permis de mettre un terme à la contrebande qui s’était développée.
15En 2024, les énergies renouvelables ne comptaient par exemple que pour 8 % du mix énergétique malaisien.
16Sur ce point et la difficulté à réévaluer les chaînes de valeur en Asie du Sud-Est, voir le chapitre d’Elsa Lafaye de Micheaux et de Muriel Périsse dans ce volume.
17Sebastian Strangio, « Malaysia unveils plans to become the next global chip hub », The Diplomat, 29 mai 2024.
18Environ 700 entreprises allemandes sont implantées en Malaisie, où elles emploient près de 65 000 personnes.
19Khoo Gek San, « Durian diplomacy: Premier Li salutes Malaysia-China’s shared resilience, marks 50 years of fruitful relations », The Star, 19 juin 2024.
20Le terme Bumiputera (« fils du sol » en malais) est un terme très politique qui désigne les populations du pays considérées comme autochtones. Il renvoie essentiellement au groupe majoritaire des Malais musulmans, aux Orang Asli (aborigènes) et aux descendants portugais de la Malaisie péninsulaire, ainsi qu’aux ethnies indigènes des territoires de Bornéo (Dayak, Bidayuh, etc.).
Auteurs
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David Delfolie
David Delfolie est enseignant-chercheur à Sciences Po Lille. Il est aussi codirecteur de l’Institut Pondok Perancis (Kuala Lumpur), chercheur associé à l’IRASEC et membre du comité éditorial de la revue Moussons. Parmi ses publications, outre une contribution au collectif annuel Asie du Sud-Est (IRASEC) depuis 2018, on peut citer « Les Chinois musulmans en Malaisie, une population révélatrice des ambivalences religieuses et communautaires du pays » (Bulletin de l’Observatoire international du religieux, 44, 2023), « La stratégie malaisienne d’optimisation diplomatique avec la Chine » (Revue diplomatique, 2021), « Décentrer le regard sur les « Printemps arabes » à partir de l’expérience de l’Asie du Sud-Est » (Le jeu de l’oie, 19, 2021), ainsi que Malaisie-Chine : une « précieuse » relation (Carnets de l’IRASEC, 2016) avec Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux, avec qui il a également codirigé l’ouvrage Malaisie contemporaine (IRASEC-Les Indes savantes, 2022).
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Anas Idrissi-Gusinde
Anas Idrissi-Gusinde a suivi le parcours de la filière franco-allemande de Sciences Po Lille et de l’Université de Münster. En cycle master, il a effectué un double cursus en « Stratégie, Intelligence Économique et Gestion des Risques » (Majeure SIGR, Sciences Po Lille), avec une spécialisation sur l’espace Asie-Moyen-Orient, et en « Gouvernance Internationale et Européenne » (MA, Université de Münster). En parallèle, il a accompli en qualité de Junior Researcher une formation par la recherche de près de deux ans en études malaises et islamiques avec l’Institut Pondok Perancis (Kuala Lumpur), qui s’est achevée en janvier 2025. Dans ce cadre, il a réalisé trois séjours de terrain en Malaisie, mais aussi, à titre exploratoire, dans d’autres pays du sud-est asiatique et au sultanat d’Oman. Arabophone, locuteur du malais, une de ses enquêtes a notamment porté sur le tournant populiste du Parti islamique pan-malaisien (PAS).
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