Les nouvelles capitales sud-est asiatiques : processus de décision, modèles urbains et planification
New Southeast Asian Capitals: Decision-Making Processes, Urban Models, and Planning
p. 31-57
Résumé
The article examines the emergence of new Southeast Asian capitals—Putrajaya (Malaysia), Nay Pyi Taw (Myanmar), and Nusantara (Indonesia)—as deliberate instruments of statecraft, national identity, and modernization. These capitals, built ex nihilo as planned cities, replace former administrative centers that suffered from severe congestion, inadequate infrastructure, and environmental degradation. The relocation is framed not only as a post-colonial rupture but also as a strategic response to domestic challenges, such as urban saturation in Jakarta, Kuala Lumpur, and Yangon, as well as a means to foster regional development and national integration. The article first explores some common characteristics of these new capitals, before turning in its second part to urban planning models. The decisions to establish these capitals are predominantly top-down. Their governance relies on exceptional legal frameworks that bind them directly and strongly to central governments, while their financing is largely publicly funded in Malaysia and increasingly dependent on private investment in Indonesia, reflecting the growing financialization of urban development since the 2000s. Urban planning in these cities reflects evolving paradigms. Putrajaya blends the “garden city” ideal with local “kampung” traditions and “city beautiful” aesthetics. Nusantara envisions a “tropical forest city,” integrating ecological resilience and archipelagic spatiality, while Nay Pyi Taw prioritizes security through spatial fragmentation. These projects, therefore, embody both local cultural aspirations and broader global trends in sustainable, smart urbanism.
Entrées d’index
Mots-clés : Asie du Sud-Est, nouvelle capitale, gouvernance, modèles urbains, villes écologiques, villes intelligentes
Keywords : Southeast Asia, new capital, statecraft, urban models, green cities, smart cities
Texte intégral
1Les capitales sont des lieux d’expression des pouvoirs, d’incarnation des nations, de leurs identités, de leurs enjeux, de leurs ambitions aussi. Les projets de nouvelles capitales se sont multipliés depuis les années 1960 dans les Suds (Brasilia, Islamabad, Abuja, Yamoussoukro, Astana…), associés aux processus de construction nationale puis d’insertion des territoires dans la mondialisation. L’Asie du Sud-Est s’inscrit dans ce processus et compte trois nouvelles capitales, qui sont toutes des villes planifiées construites ex nihilo : Putrajaya, dans l’aire métropolitaine de Kuala Lumpur, la plus ancienne inaugurée en 1995 ; Nay Pyi Taw, située à 320 km de Yangon à l’intérieur des terres dans la vallée du Sittang en 2006 ; et Nusantara à l’est de l’île de Bornéo et 1 200 km de Jakarta, dont le projet a été élaboré en 20191.
2Ces trois villes présentent des caractéristiques communes, dans leurs processus de décision top-down, leurs caractères dérogatoires et les grands principes de planification de leurs espaces monumentaux. Elles incarnent cependant trois décennies de transformation de l’urbanisation et de la métropolisation en Asie, tant dans les changements dimensionnels des projets, les modes et les acteurs de production urbaine, que dans l’évolution de la pensée urbanistique et des modèles de référencement qui opèrent dans la planification, toujours plus écologiques, technologiquement intelligents et expérimentés en Asie. Dans la mesure où Nusantara est encore largement un projet de ville, nous entrerons dans la comparaison des nouvelles capitales non par leur fonctionnement actuel, mais par les objectifs et les processus de décision (partie 1), les modalités de leur production (partie 2) et les plans et projets urbanistiques (partie 3).
Des enjeux nationaux justifiant le déplacement des capitales
3Dans une forme de continuité d’un historique de fréquent déplacement des capitales sud-est asiatiques, jusqu’à leur installation sur les côtes à la période coloniale, les nouvelles capitales ont vocation à remplacer les capitales coloniales comme centres du pouvoir politique. Au-delà d’une rhétorique post-coloniale de rupture avec les lieux emblématiques de la colonisation, ce sont surtout les difficultés de gestion des capitales devenues de grandes mégapoles tout autant que des enjeux propres à chacun des pays qui justifient leur déplacement.
Des anciennes capitales congestionnées
4Premier pôle économique, portuaire et aéroportuaire du pays, peuplé de près de 31 millions d’habitants dans son aire urbaine avec des îlots de fortes densités, la situation de Jakarta est caractéristique des difficultés des grandes mégapoles des Suds. Le faible respect de la planification, la congestion, le manque de logements et d’infrastructures et les problèmes environnementaux, en particulier la pollution et les inondations associées à la subsidence rapide du nord de la ville, tranchent avec les ambitions de modernité censées s’incarner dans les capitales. L’état des deux autres anciennes capitales, Kuala Lumpur et Yangon, certes moins peuplées que Jakarta, aujourd’hui autour de 7 millions d’habitants pour leurs aires urbaines respectives, a aussi joué en faveur du déplacement des fonctions administratives centrales. La saturation et la pollution de Kuala Lumpur se sont amplifiées à mesure de son expansion, qui s’est accélérée dans les années 1990, et de sa dépendance à l’automobile en l’absence de transports en commun2. Quant à Yangon, l’ouverture économique du pays à partir de 1988, et plus encore à partir de 2011 après la libéralisation du système politique qui a ramené les investisseurs occidentaux, a contribué à la croissance de la ville, alors que les infrastructures ne suivaient pas, à la densification et à la gentrification rapides du centre-ville et à l’extension non contrôlée du bâti sur les terres agricoles en périphérie3.
5D’autres arguments ont cependant prévalu en Malaisie et en Birmanie : les embouteillages de Kuala Lumpur et la pénurie d’espaces de bureaux pour l’administration ont certes poussé à l’aménagement d’une nouvelle ville administrative. Mais ce sont surtout la stratégie industrielle du pays, voulue par le Premier ministre Mahathir Mohamad, et les enjeux d’aménagement de la métropole de Kuala Lumpur qui ont conduit au déplacement de la capitale administrative de la fédération de Malaisie. Alors que la métropole s’était essentiellement développée vers l’ouest, le long de la vallée de la Klang jusqu’à la côte, en une succession de villes nouvelles et de zones d’industrie manufacturière lors d’une première phase d’insertion dans la mondialisation, l’aménagement d’un « super corridor multimédia » visait à créer en direction du sud un écosystème urbain et d’infrastructures attractif pour les entreprises de haute technologie afin de créer une Silicon Valley malaisienne. Ce nouvel axe d’expansion métropolitaine d’une cinquantaine de kilomètres relie deux autres projets emblématiques de Mahathir, le centre d’affaires de Kuala Lumpur et ses tours Petronas au nord, à l’aéroport international (KLIA) au sud, intégré par des infrastructures de transport et du numérique, et organisé en son centre par le binôme Cyberjaya, la ville du numérique, et face à elle, Putrajaya, la capitale administrative (cf. figure 1). Il devait permettre à la Malaisie d’entrer dans une nouvelle phase d’industrialisation et d’insertion dans la mondialisation par l’industrie de haute technologie, dans le cadre de la vision Malaisie 2020.
Figure 1 : L’aire métropolitaine de Kuala Lumpur

Source : d’après Tim Bunnell, 2002, « Multimedia Utopia? A Geographical Critique of High-Tech Development in Malaysia’s Multimedia Super Corridor », Antipode, vol. 34, n° 2, p. 265-295, carte p. 266.
Figure 2 : Nay Pyi Taw dans les réseaux birmans

Source : d’après A. Gandil, Asyalist, 2015, https://asialyst.com/fr/2015/10/05/birmanie-unite-impossible/
6En Birmanie, les raisons du déplacement de la capitale n’ont pas été clairement explicitées, la décision ayant été prise de manière unilatérale et en secret par la junte militaire au pouvoir, et le projet n’a pas fait l’objet d’une large publicité, comme en Indonésie et en Malaisie. Ce sont semble-t-il essentiellement des enjeux politico-sécuritaires qui ont conduit au déplacement de la capitale. Après les grandes manifestations de 1988, réprimées dans le sang, la junte militaire a choisi de retrancher le gouvernement dans l’intérieur du pays, loin de la côte d’où, historiquement, provenaient les principales menaces d’invasion et loin du peuple de Yangon et ses mouvements sociaux4. Entouré de montagnes, le site offre de plus une protection et des fortifications naturelles, renforcées par la construction dans la ville d’infrastructures militaires (bunkers, tunnels souterrains)5. Pour autant, le site, situé plus au centre du pays que Yangon et d’un accès facile à toutes les parties du pays, n’est pas isolé. Situé dans la vallée du Sittang, il bénéficie d’une excellente connectivité méridienne entre la côte et l’intérieur du pays, en alternative à la vallée de l’Irrawaddy, sur laquelle se branchent les corridors économiques transversaux qui relient le pays à la Thaïlande et à la Chine (cf. figure 2). Exploitant cet atout, l’ambition est d’ailleurs d’en faire un pôle logistique multimodal pour le transit et le fret aérien international6.
7En Indonésie, outre la résorption des problèmes jakartanais, l’idée de placer la nouvelle capitale hors de Java, au centre géographique du pays, vise à favoriser l’unification et l’intégration de ce vaste archipel s’étendant sur 5 000 km d’est en ouest et de réduire les grands déséquilibres territoriaux du pays : hyperconcentration de populations et d’activités sur l’île de Java ; déséquilibre entre l’Ouest indonésien et l’Est, plus pauvre et éloigné des centres de gravité national et international. L’ambition est ainsi de « déjavaniser » le pays, sur le plan démographique et économique en créant un nouveau pôle de croissance en dehors de Java, susceptible de favoriser le développement de Kalimantan Est et de tout l’Est indonésien, mais aussi politique, le pouvoir au sommet de l’État étant détenu essentiellement par des Javanais depuis l’indépendance (cf. figure 3).
L’abandon du tropisme côtier
8Comme pour d’autres nouvelles capitales post-coloniales, la localisation de ces trois villes rompt avec le tropisme côtier des anciennes capitales et avec le processus mondial de littoralisation des activités et des populations, manifestant la mise au second plan de la primauté portuaire et du commerce international de l’ère coloniale au profit d’une incarnation plus politique des nations et l’émergence de nouveaux secteurs économiques, productifs plus qu’extractifs et marchands. La dimension maritime est ainsi remisée au second plan, y compris dans les pays de l’Asie du Sud-Est insulaire. Nay Pyi Taw se trouve à l’intérieur des terres à 320 km de la côte. Quant à Putrajaya et Nusantara, situées respectivement à 25 et 50 kilomètres des côtes, elles sont certes plus proches des côtes que Nay Pyi Taw mais elles sont bâties dans un environnement forestier et de plantations, et leurs fonctions portuaires sont inexistantes. Les nouvelles capitales sud-est asiatiques sont avant tout politiques et administratives. Nay Pyi Taw et Nusantara affichent aussi des ambitions économiques, mais leurs projets en matière économique visent essentiellement à en faire des pôles d’innovation et de connaissance, en particulier dans le secteur des industries de hautes technologies ou de la recherche, une mission allouée à Cyberjaya, la ville voisine de Putrajaya.
Figure 3 : Localisation de Nusantara

Source : Autorité administrative de la capitale Nusantara (Otoritas Ibu Kota Nusantara, OIKN), « Nusantara, smart and Sustainable Forest City », document de présentation du projet, octobre 2023.
Décisions top-down, gouvernances dérogatoires : des nouvelles capitales fonctionnant en enclaves ?
9Projets stratégiques d’initiatives de chefs d’État, les nouvelles capitales ont vocation à être les vitrines des pays, de leurs identités, de l’image et des ambitions que leurs dirigeants aspirent à donner du pays sur la scène internationale. Cela explique la dimension top-down des processus de décision, la forte intervention des États et le caractère dérogatoire des projets, que ce soient en termes juridiques, de gouvernance ou encore de financement, ainsi que la mainmise des pouvoirs centraux sur la gouvernance qui font de ces capitales des enclaves territoriales.
Des décisions autocratiques
10La décision de délocaliser la capitale birmane a été prise de façon autoritaire par le Général Than Shwe, alors chef de la junte militaire au pouvoir en Birmanie7. Sa construction a été tenue secrète jusqu’à l’inauguration de la ville en 2006 et le déménagement des fonctionnaires décrété du jour au lendemain. En Indonésie et en Malaisie aussi, dans des contextes évidemment plus démocratiques, et bien que l’idée d’une nouvelle capitale ait été récurrente depuis les indépendances, le déplacement de la capitale nationale a relevé de décisions des deux chefs de gouvernement, tous deux grands bâtisseurs et développeurs de leurs pays par les infrastructures physiques et soucieux de leur héritage. Au débat démocratique s’est substituée la mise en scène de visions de l’avenir du pays : la Vision 2020 de Mahathir Mohamad, formulée en 1991, visait à faire de la Malaisie un pays développé, auto-suffisant et industrialisé à cette échéance, d’identité musulmane et projetant directement le pays dans une ère d’économie de la connaissance8 ; le projet Nusantara est apparu comme le couronnement de la politique du Président Joko Widodo de développement par les infrastructures : Nusantara est la pièce maîtresse de la « Vision 2045 d’une Indonésie dorée » souveraine, développée et durable, préparée par le ministère de la Planification et reflétant la vision du président. En Indonésie, le processus de décision a été particulièrement rapide et autocratique. Après l’annonce par le président du projet de déménagement de la capitale en 2019 et la sélection en quelques mois d’un schéma directeur, la pandémie de coronavirus a mis le projet en suspens jusqu’en 2021. Le calendrier de mise au point des premiers documents techniques et du processus législatif du vote d’une loi fixant les grandes orientations de la planification et du financement de la nouvelle capitale s’est ensuite emballé : la loi a été votée en à peine 40 jours de débats en commission suivis d’un marathon parlementaire de 72 heures, ne laissant le temps ni à une amélioration de la planification, ni à des consultations publiques, ni à un véritable débat parlementaire.
Des modalités spécifiques de financement
11La forte implication des États découle de ce processus de décision et de la dimension stratégique des projets. Elle concerne tout aussi bien la planification que le financement. Nay Pyi Taw et Putrajaya ont été développées presque entièrement sur fonds publics. Les modalités du financement de Nay Pyi Taw, dont le coût des premières phases de développement a été estimé à 4 milliards $ US, sont inconnues. On peut supposer un financement par la junte, essentiellement à partir de fonds publics, avec la participation de milieux d’affaires proches du pouvoir pour ce qui est de la construction d’hôtels ou de parcs résidentiels. Pour un coût de 8 milliards $ US, le développement de Putrajaya a été largement financé par la rente pétrolière : après élaboration du schéma directeur, la construction de la ville a été confiée à l’entreprise publique Putrajaya Holdings dont l’actionnariat est composé de l’entreprise nationale du pétrole Petronas, du fonds souverain malaisien Khazanah Nasional Berhad et du fonds fiduciaire national Kumpulan Wang Amanah Negara, tous deux largement alimentés aussi par les revenus du pétrole. Nusantara est quant à lui un projet des années 2020, une période d’intégration croissante de capitaux financiers privés dans le développement urbain. Sur un coût total estimé à 35 milliards $ US, le projet prévoit seulement 20 % de financements publics. Il s’apparente en cela aux projets de villes nouvelles planifiées des années 2000, qui font largement appel aux capitaux privés, seuls ou intégrés à des partenariats public-privé. Les fonds publics, presque exclusivement de source budgétaire et déjà largement consommés, ont principalement financé la première phase de construction de la ville administrative. Les capitaux privés appelés à prendre le relais tardent à se manifester, dans l’incertitude d’un portage politique et financier inscrit dans la durée de la part du nouveau président, Prabowo Subianto.
Des caractères dérogatoires
12Les projets de nouvelles capitales sont aussi dotés d’instruments et de procédures dérogatoires afin d’assurer leur bonne réalisation. Ce caractère dérogatoire concerne en premier lieu la gouvernance, avec des autorités nommées et non élues, une gouvernance qui place aussi les villes sous contrôle étroit du pouvoir central. La loi de 2022, révisée en 2023 sur la nouvelle capitale indonésienne prévoit la délimitation d’une entité territoriale de niveau immédiatement inférieur au niveau central, dirigée par une administration (Autorité administrative de la capitale Nusantara, OIKN) dont le gouverneur, nommé, est aujourd’hui Basuki Hadimuljono, ex-ministre des Travaux publics et du Logement de Joko Widodo. Contrairement aux unités territoriales de même niveau administratif, la loi ne prévoit aucun processus électoral pour désigner son exécutif ni la mise en place d’organes législatifs, dérogeant à la loi sur l’administration locale. D’autres dispositions dérogatoires sont aussi prévues pour donner tout pouvoir à OIKN de réaliser le projet : ses règlements l’emportent sur ceux des autres administrations, y compris les ministères centraux. Des compétences ministérielles sont rétrocédées à OIKN, tels la délivrance du permis environnemental, la vérification de l’adéquation des projets avec les plans d’occupation du sol, les certificats d’occupation des terrains, la délivrance de licences d’activité ou l’approbation des plans de bâtiments.
13La gouvernance de Putrajaya dépend aussi étroitement du pouvoir central. Enchâssée dans l’État de Selangor, Putrajaya a statut de Territoire fédéral depuis 2001, comme deux autres unités territoriales en Malaisie, Kuala-Lumpur et Labuan, ce dernier étant un centre financier offshore au large de Bornéo bénéficiant d’un statut fiscal et commercial particulier. Putrajaya a, comme Nusantara, été développée par une administration unique nommée par l’État, la Putrajaya Corporation, créée pour développer, puis gérer et administrer la ville.
14Avec un statut de « Division administrative de statut particulier », Nay Pyi Taw est un territoire placé sous contrôle de l’État. Il est dirigé par un Conseil administratif lui aussi entièrement nommé, le Naypiydaw Development Center (NPTDC), directement placé sous l’autorité du président birman. Les statuts fonciers, entièrement à la main des autorités administratives, sont également dérogatoires dans les trois capitales en ce qu’ils n’autorisent pas la propriété privée afin de maintenir le contrôle de l’État sur leur utilisation, le respect de la planification et éviter la spéculation.
15En revanche, d’autres dispositifs dérogatoires concernent surtout Nusantara, comme la durée des baux fonciers, du double de la durée légale, une fiscalité incitative, et des règles simplifiées d’investissement, y compris étrangers. Ces dispositifs sont le fait de la financiarisation croissante de la production urbaine depuis les années 2000 et de la nécessité d’attirer des investisseurs privés, rapprochant Nusantara du fonctionnement en enclaves des zones économiques spéciales.
16Si les processus de décision à l’œuvre dans la création de ces nouvelles capitales présentent des similitudes, les modes de production de leur espace matériel diffèrent selon les ambitions géopolitiques et économiques des États incarnées dans les villes et selon les références urbaines mobilisées dans leurs projets.
Évolution des modèles urbains et des modes de référencement dans la planification des nouvelles capitales
17À 25 ans d’écart, Putrajaya et Nusantara ont en commun d’aspirer à devenir des modèles urbains aux échelles nationale et mondiale. Conçue dans une tension entre incarnation d’identités nationales renouvelées et ambitions globales, leur planification témoigne des idées de villes sous-jacentes à leur conception et de leur matérialisation dans l’espace urbain. Aussi, l’étude des schémas directeurs vise-t-elle à décrypter l’évolution des modèles urbains et des modes de référencement au cours des trois dernières décennies.
Putrajaya, une « garden city » malaise, nouveau modèle urbain panislamique
18En décembre 1993, le gouvernement fédéral demande à six agences de consultants de Malaisie d’imaginer une nouvelle capitale sur un territoire de 49,3 km2, occupé par des plantations industrielles. La proposition retenue est celle du groupe BEP Akitek, fondée sur le concept de « garden city ». Elle a été dessinée par un jeune architecte malaisien, Kun Lim (32 ans), formé aux États-Unis, qui a eu ensuite la responsabilité du consortium chargé de concevoir le premier schéma directeur de Putrajaya présenté en 1995, puis révisé en 1997 (cf. figure 4).
Figure 4 : Schéma directeur de Putrajaya de 1997

Source : Perbadanan Putrajaya.
19Dans ce dernier schéma, le territoire urbain est divisé en 20 secteurs sur le principe des unités de voisinage en vigueur dans les villes nouvelles de Kuala Lumpur. Il comprend deux ensembles : au centre, le siège administratif de la ville (10,7 km2, secteurs 1 à 5), structuré par un axe monumental et enserré par un lac artificiel ; à la périphérie, les quartiers résidentiels mixtes (secteurs 6 à 20) contenus par la voirie et les espaces verts.
20Kun Lim choisit d’associer deux registres urbanistiques : l’un, formel, en tant que capitale (« capital city ») et l’autre, organique, en tant que ville habitée (« living city »)9. Il emprunte à plusieurs univers de référence : les modèles des « garden city » et « city beautiful », déjà mis en œuvre en Malaisie et à Singapour et dans de nouvelles capitales nationales planifiées (Washington, Canberra, Brasilia, etc.) ; des références issues de son enfance villageoise au « kampung » (« village urbain ») et de son expérience aux États-Unis (1981-1992). Les modèles sont assemblés en deux systèmes complémentaires : la « garden city » et le « kampung » sont déclinés sur l’ensemble de la capitale, la « city beautiful » uniquement dans son siège administratif.
La « garden city », un modèle international associé à la référence nationale malaise du « kampung »
21Théorisée par Ebenezer Howard à la fin du xixe siècle, la « garden city » est une réponse aux dysfonctionnements des villes industrielles britanniques. Le principe en est la dédensification urbaine par la création d’établissements autosuffisants, construits ex nihilo en zone rurale, qui concilient les avantages de la ville et de la campagne. Organisé selon un schéma conceptuel précis, le plan de la cité intègre toute une gamme d’espaces verts qui participent à la structuration de l’espace, notamment une ceinture verte, nourricière et récréative, qui contrôle l’étalement urbain.
22Expérimenté dans la banlieue de Londres à Letchworth, le modèle est diffusé dans le monde entier où il a influencé la planification urbaine moderne. En Asie, il prend une connotation coloniale, les Britanniques l’ayant décliné dans leur empire, à New Delhi, Kuala Lumpur ou Singapour. Le modèle est à nouveau mobilisé dans l’Asie indépendante, notamment à Singapour et à Kuala Lumpur avec le déploiement de villes nouvelles verdoyantes, agrémentées de parcs et jardins à la périphérie des centres-villes, dans la vallée de la Klang malaisienne (Petaling Jaya, dans les années 1950) et, enfin, à Putrajaya.
23À la « garden city » fait écho la référence au « kampung » malais qui, avec son habitat et ses modes d’organisation villageois, est une composante majeure des villes sud-est asiatiques. Densifiés et dégradés dans la seconde moitié du xxe siècle, les « kampung » sont considérés comme archaïques et sous-intégrés, creusets de pratiques anti-civiques10. Ils sont réhabilités dans les années 1990 pour leurs qualités environnementales et sociales, afin de construire une modernité urbaine malaise.
24Pour Putrajaya, Kun Lim convoque la « garden city » pour ses caractéristiques paysagères et sa paisibilité, et le « kampung » pour la qualité de ses espaces bâtis et sociaux, ses pratiques communautaires, et la présence nourricière et onirique de ses espaces verts et aquatiques, principalement sa rivière.
25La primauté accordée aux espaces naturels, qui représentent presque 40 % de la superficie urbaine, est matérialisée par la création d’un vaste système lacustre. Composé d’un lac artificiel (4 km2), qui enceint la ville administrative conçue sous une forme insulaire, et de zones humides, il est l’ingrédient principal de la composition urbaine. Son front d’eau (38 km2) confère au projet une dimension nationale et internationale, renvoyant aux héritages des villes aquatiques sud-est asiatiques et mobilisant un modèle international considéré comme un marqueur de la métropolisation en Asie11. Le plan de Putrajaya est également façonné par toute une gamme d’espaces verts et d’espaces publics déclinée aux différentes échelles de la planification urbaine.
26L’organisation en secteurs résidentiels autonomes, aménagés autour des infrastructures de base (commerces, écoles, équipements culturels et sportifs…) et accessibles à pied, eux-mêmes composés d’unités de voisinage, vise à favoriser les liens sociaux. Dissocié de son espace physique et social, et de l’histoire de ses communautés d’habitants, le « kampung » est alors invoqué, sur un mode performatif, pour faire advenir une forme de sociabilité.
27À ces modèles est associée une référence à la « city beautiful » pour dessiner le cœur de la ville administrative, formel et monumental, lieu de représentation du pouvoir et de la nation qui concentre les marqueurs de l’identité nationale.
La « city beautiful » et les architectures moyen-orientales, deux références internationales assemblées pour composer le cœur de la ville administrative
28Le mouvement « city beautiful » émerge lors de l’Exposition universelle de Chicago en 1893, dont l’aménagement dessiné par Daniel Burnham, appelé White City, a influencé les plans de plusieurs villes à travers le monde au xxe siècle, notamment Washington DC (plan de 1902), Manille (1905) et Chicago (1909), co-réalisés par Burnham, mais également New Delhi (1911) et Canberra (1912), auxquels Kun Lim fait référence. Dans une visée d’embellissement des villes et d’amélioration du cadre de vie, le plan de la « city beautiful », géométrique et régulier, est défini par le tracé de grands axes, boulevards et avenues plantés et bordés de bâtiments publics aux architectures monumentales néo-classiques ; il est également caractérisé par l’aménagement de places et d’espaces publics agrémentés de monuments, obélisques, statues, et fontaines, et par un système de parcs et de promenades.
29Comme à Canberra et New Delhi, le plan du centre administratif de Putrajaya est structuré par un axe monumental (4,2 km de long et 100 m de large) qui se déploie depuis le Palais des congrès au sud jusqu’au Cabinet du Premier ministre, symboliquement situé sur une colline, à son extrémité nord12. Bordée d’édifices singuliers et d’architectures iconiques, cette voie majestueuse est ponctuée de places circulaires monumentales, telle la place Dataran Putra qui met en relation le Cabinet du Premier ministre et la grande mosquée (cf. figure n° 5), de ponts et de grandes infrastructures urbaines. Relativement peu dense, la composition intègre de nombreux jardins et espaces publics, notamment en fronts d’eau, et réserve de larges perspectives.
30À cet agencement urbain sont associées des références culturelles moyen-orientales pour produire la monumentalité architecturale : les styles architecturaux, motifs ornementaux et compositions paysagères s’inspirent des traditions arabo-musulmanes, lesquelles se substituent aux héritages locaux. La conception de formes architecturales et urbaines de Putrajaya, à la croisée entre références internationales et esthétiques islamiques vise à construire une identité urbaine non réductible aux modèles occidentaux, qui propose un modèle nouveau dans le monde panislamique13, réduisant ce faisant l’identité culturelle malaisienne à sa dimension musulmane, donc malaise.
Figure 5 : Place Putra (Dataran Putra) avec le cabinet du Premier ministre et la mosquée Putra

Source : Adobe stock
31Un quart de siècle plus tard, le président indonésien annonce le projet de déménager la capitale nationale. La donne urbaine a alors changé : les questions environnementales sont vives, plusieurs capitales ont été édifiées dans les Suds et de nombreuses villes nouvelles ont été planifiées en Asie. La région est devenue un lieu actif de circulation et d’expérimentation des modèles urbains, dans un processus d’inter-référencement et de construction d’imaginaires Suds-Suds, « les villes asiatiques étant devenues des modèles de futurs urbains […] qui ne trouvent pas leurs références ultimes en Occident »14.
Nusantara, une « ville-forêt tropicale-archipel » Indonésie-centrée
32La planification de Nusantara est initiée avec l’appel à projet pour le schéma directeur lancé par le ministère des Travaux publics et de l’Habitat qui définit trois objectifs : refléter l’identité de la nation ; assurer la durabilité sociale, économique et environnementale ; créer une ville intelligente, moderne, aux standards internationaux.
33Le projet lauréat est celui de l’équipe internationale fédérée autour de l’agence indonésienne d’architecture et d’urbanisme Urban+, menée par l’architecte Sibarani Sofian. Formé en Indonésie, à l’Institut de technologie de Bandung et en Australie, à l’université New South Wales de Sydney, Sibarani a travaillé à Hong Kong, Singapour et en Malaisie où, en 2001, il participait à la révision du schéma directeur de Putrajaya pour l’agence malaisienne Tak Design Consultants. Les autres membres de l’équipe sont majoritairement formés en Asie, où ils ont contribué à des projets urbains et métropolitains, au sein de grandes entreprises de la région, notamment AECOM.
34En comparaison de ces projets, Nusantara introduit une nouvelle échelle de planification. Conçue dans un environnement forestier et collineux, la ville s’étend sur 2 568 km2, soit quatre fois plus que la ville de Jakarta (dans les limites administratives de DKI Jakarta). Ce territoire est divisé en trois zones de planification concentriques (cf. figure 6) : au centre, la ville administrative (environ 60 km2) enserrée par une ceinture forestière qui constitue une zone tampon ; à sa périphérie, la ville proprement-dite (560 km2) ; enfin, une zone d’extension urbaine comprenant des secteurs d’activités économiques spécialisées (2 000 km2). La ville administrative est composée de trois secteurs contigus : au nord, le siège du gouvernement caractérisé par sa composition axiale (28 km2, soit trois fois plus que le centre administratif de Putrajaya) ; au centre et au sud, les infrastructures d’éducation et de santé.
Figure 6 : Nusantara et ses trois zones de planification

Source : Autorité administrative de la capitale Nusantara (OIKN), « Nusantara, Indonesia’s smart and Sustainable Forest City », document de présentation du projet, octobre 2023.
35Alors que Putrajaya voulait incarner un nouveau modèle urbain panislamique, Nusantara ambitionne d’être une référence de « ville-forêt tropicale » indonésienne pour les villes asiatiques et des Suds. Dans cette perspective, le schéma directeur associe les concepts de « ville-forêt tropicale », « ville-archipel », « ville-éponge » et « ville-intelligente », largement expérimentés en Asie, à des références indonésiennes.
Assemblages des modèles de « ville-forêt », « ville-archipel » et « ville-éponge »
36Le modèle de « ville-forêt » qui fonde le récit de Nusantara a été développé en Chine, dès les années 1990, avec la création de « forêts urbaines » dans le cadre d’une politique de verdissement des villes15 puis, à partir des années 2000, dans des projets de villes nouvelles, sous la forme de forêts verticales. En Asie du Sud-Est, la ville nouvelle Forest City, construite par le promoteur chinois Country Garden dans l’État de Johor en Malaisie, contribue à populariser le terme16. À Singapour, plusieurs membres de l’équipe Urban+, dont Sibarani Sofian, ont participé au projet de la ville-forêt de Tengah, réalisé dans les années 2010. Expérimenté en Asie, le modèle est aujourd’hui discuté dans de nombreux réseaux internationaux et connaît une résonance internationale. Méga-projet de « ville-forêt », Nusantara introduit un changement dimensionnel également sur le plan forestier : 65 % de son territoire est en moyenne planifié sous une forme forestière. Le projet introduit un nouveau paradigme : implanté dans un environnement forestier fortement dégradé, la ville est conçue comme un écosystème à part entière ayant pour objectif de réparer cette forêt. Il vise à la préservation, restauration et réhabilitation des écosystèmes existants et, en parallèle, à la création de dispositifs spatiaux inspirés de la nature, qui sont déclinés à toutes les échelles de planification. Rapporté à l’imaginaire forestier de Bornéo, poumon vert de l’Indonésie et réserve de la biodiversité, cet objectif de « ville réparatrice » confère de facto au projet un statut national et international. Il ancre la capitale dans les grands défis mondiaux contemporains (cf. figure 7).
37À la « ville-forêt » est associée la « ville-éponge », concept initié en Occident à partir des années 2000 et développé en Chine au début des années 2010, dans le cadre d’un programme national (Sponge City), pour faire face aux défis de l’urbanisation et à ceux du changement climatique. Il prévoit la création de trames végétales et aquatiques pour capter, absorber et stocker les eaux de pluies et de ruissellement en vue de leur réutilisation et comme moyen de résorption des inondations. Comme à Putrajaya, la « ville-éponge » n’est pas sans rappeler les aménagements aquatiques des villes anciennes d’Asie du Sud-Est.
Figure 7 : Vue aérienne de « l’axe de la nation » dans centre-ville de gouvernement (projet)

Source : Executive Summary Urban Design Development. Kawasan Inti Pusat Pemerintahan (KIPP) IKN, Satgas Perencanaan Pembangunan, Infrastruktur IKN, Kementerian PUPR, 2021.
38La « ville-archipel » polycentrique, composée d’îlots urbains reliés par des réseaux de transport et d’infrastructures, apparaît à la fin des années 1970 pour planifier la décroissance de Berlin. Le concept est repris dans les années 1990 dans un contexte opposé de croissance urbaine comme alternative à l’étalement urbain. En Asie, à Singapour singulièrement, il est utilisé par des chercheurs17 comme une métaphore heuristique pour penser les spécificités des grandes aires métropolitaines asiatiques, dans une démarche décentrée depuis l’Asie. Dans le contexte de Nusantara, la « ville-archipel », en écho à la notion de Nusantara qui signifie « archipel », fait référence à la dimension insulaire de la société et de l’espace indonésiens.
39Appliqués à l’ensemble de l’aire métropolitaine, les trois modèles se traduisent par une composition spatiale constituée de noyaux urbains, qui émergent des univers forestiers et aquatiques, naturels et artificiels, lesquels constituent la matrice du territoire métropolitain. Ces noyaux sont disposés en fonction de la topographie et enserrés par des espaces verts et bleus qui assurent des continuités écologiques tout en maîtrisant l’étalement urbain.
Au cœur de la ville administrative, une nouvelle expression de l’identité nationale
40Le schéma directeur est mis en œuvre dans le cœur de la ville administrative, considéré comme un espace d’expérimentation, dont le plan est structuré par deux axes qui se croisent à angle droit à la hauteur du palais présidentiel. Comme à Putrajaya, l’axe principal, dit « axe de la nation », oriente et structure la composition urbaine (cf. figures 7 et 8). Il s’élève sur environ 4 km depuis les mangroves jouxtant la baie de Balikpapan vers les collines situées à l’arrière du palais, en une géographie symbolique reliant la montagne à la mer, et une allégorie incarnant la division tripartite du monde Alam (nature), Manusia (hommes), Luhur (éléments supérieurs, voire divins). Il est composé par la succession de places et d’espaces publics, qui font l’objet d’aménagements paysagers mettant en scène une végétation tropicale urbaine, chacun étant investi de fonctions symboliques différenciées : la « place des cérémonies » et la « place civile » incarnent l’identité nationale, la place de « l’unité dans la diversité » propose, en référence à la devise indonésienne, une représentation renouvelée de la diversité culturelle de l’archipel. Cette diversité est également exprimée par la présence d’un complexe regroupant les édifices religieux des différents cultes reconnus – mosquée, temple hindouiste, cathédrale, temple protestant, temple bouddhiste et taoïste. Les tracés parfois sinueux et au relief accidenté de cet axe de représentation contraste avec les grands axes des capitales voisines, telle Putrajaya18, aux configurations rectilignes et planes permettant de vastes perspectives. À l’entour de cet ensemble monumental, le territoire est organisé en chapelet de quartiers denses, compacts et multifonctionnels, à l’intérieur desquels toute destination doit être accessible, depuis toute origine, en 10 minutes à pied ou à vélo.
41La conception architecturale repose sur deux principes de référencement afin de garantir le caractère écologique et l’identité indonésienne des constructions. L’architecture de la « ville-forêt », fondée sur le principe du biomimétisme, s’inspire des propriétés de la forêt tropicale, notamment de son étagement et de ses écosystèmes, pour créer un modèle d’architecture tropicale à l’échelle des Suds. L’architecture de l’archipel puise ses références dans les traditions indonésiennes, en prenant en compte leurs caractéristiques cosmologiques (division en trois strates), formelles et constructives (usage de matériaux locaux). Quant au palais présidentiel en forme de Garuda, il met en scène l’identité indonésienne dans une architecture hyperréaliste.
Figure 8 : Représentation schématique de « l’axe de la nation » de Nusantara en juin 2024

Source : Urban+
Les contradictions de Nay Pyi Taw, ville bouddhiste sécuritaire
42En contrepoint, la logique de conception de Nay Pyi Taw demeure opaque. Son territoire s’étend sur 7 054 km2, une superficie plus vaste que celles des autres capitales sud-est asiatiques, cette grande dimension ne résultant pas de dynamiques de métropolisation mais plus certainement de stratégies militaires et sécuritaires.
43Fondée sur un site composé d’une bourgade, Pyinmana et de villages, la ville a été planifiée sous la forme de zones fonctionnelles – administrations, résidences, industries, commerces et installations militaires – séparées les unes des autres et reliées entre elles par de larges routes allant jusqu’à 20 voies. Conçu sur le principe de la fragmentation, le plan se présente comme une juxtaposition d’enclaves urbaines aux configurations singulières : ordonnancement axial du siège du pouvoir (cf. figure 9), monumentalité des compositions religieuses, quadrillage de la zone industrielle, organicité des secteurs résidentiels (cf. figure 10). Cette composition contraste avec celle des anciennes capitales royales birmanes, dont le dernier avatar est Mandalay (1857), ville carrée et entièrement quadrillée fondée en référence aux modèles urbains royaux bouddhistes. Apparaît ainsi une contradiction entre la volonté de la junte de s’inscrire dans la filiation des traditions royales bouddhistes19 et la forme urbaine planifiée en rupture avec cet urbanisme royal.
Figure 9 : Image satellite du quartier administratif de Nay Pyi Taw

Source : Google Earth
Figure 10 : Carte et image satellite du territoire de Nay Pyi Taw


Source : Google Earth et Adobe Stock
44À Nay Pyi Taw, seules la composition du quartier administratif le long d’un axe d’environ 2 km et celle de la pagode Uppatasanti esquissent une composition géométrique à l’image des plans de Putrajaya et Nusantara. La référence aux héritages bouddhistes s’exprime principalement dans les artefacts urbains monumentaux et les expressions stylistiques des complexes religieux et administratifs, dont les architectures néo-régionalistes témoignent de la volonté d’imposer une identité bouddhiste exclusive de toute autre comme incarnation de la nation (cf. figure 11).
45La question de la sécurité semble l’emporter sur ces considérations pour rendre compte de sa composition spatiale : la fragmentation sur un si vaste territoire permet de contrôler les différents quartiers de la ville ; le regroupement des fonctions administratives et militaires dans des quartiers distincts assure leur protection en cas d’agression. Ainsi, les installations militaires sont-elles regroupées dans un nouveau centre de commandement à Pyinmana associant le quartier général, le logement des militaires, des bunkers et des tunnels.
Figure 11 : Architectures néo-régionalistes, quartier administratif de Nay Pyi Taw

Source : Adobe Stock.
46Les développements récents de la planification donnent lieu à la production d’un discours sur la ville et mobilisent, comme à Putrajaya et Nusantara, les modèles urbains intelligents et écologiques : la Vision 2040 pour Nay Pyi Taw vise à construire « une ville intelligente, résiliente au changement climatique, durable sur le plan environnemental, verte et vivable »20, des références en phase avec les enjeux environnementaux actuels. La proposition défendue dans ce document de planification de Nay Pyi Taw à l’horizon 2040 est de bâtir une ville diffuse favorisant l’étalement urbain et l’usage de la voiture. Force est de constater qu’elle entre en contradiction avec les principes du développement durable qui privilégient la ville compacte. Toutefois, ces objectifs 2040 ont certainement été contrecarrés par le coup d’État de 2021.
***
47Les trois capitales incarnent l’ambition de leurs concepteurs de proposer un modèle de ville, à l’échelle panislamique pour Putrajaya ou à l’échelle asiatique et des Suds pour Nusantara, et d’exprimer des identités nationales renouvelées, exclusives en Malaisie et en Birmanie, respectivement musulmane et bouddhiste malgré la diversité de ces deux pays, et diverse en Indonésie.
48Ces trois générations de nouvelles capitales reflètent également certaines caractéristiques des évolutions urbaines planétaires, notamment la montée en puissance des capitaux privés à l’origine d’un urbanisme de projets et le changement dimensionnel de la production urbaine. En outre, la circulation de références asiatiques en phase avec l’urgence climatique se substitue à l’emprunt de modèles occidentaux, dans un mouvement plus large de décentrement de la pensée urbaine, et la dimension intelligente est convoquée au service de la durabilité.
49Sur le plan formel, la présence d’espaces végétaux et aquatiques, l’organisation axiale et monumentale des centres administratifs, rapprochent les villes de leur héritage asiatique de cités royales hydrauliques, même si elles puisent à des références internationales, qui plus est distinctes.
50À Putrajaya, l’ingrédient principal est le dispositif aquatique, un des enjeux d’aménagement urbain est alors celui du front d’eau. À Nusantara, le principe est celui de la juxtaposition d’îles urbaines (comme autant de zones de planification) contenues par le végétal. L’ingrédient principal en est la forêt et l’enjeu celui de l’aménagement des interfaces ville et forêt : aux imbrications entre les univers ruraux et urbains, décrits pour les territoires asiatiques, se substituent des formes d’entrelacement entre des espaces urbains, aquatiques et forestiers, initiant peut-être un nouveau modèle métropolitain.
51Si une composition d’ensemble peut être repérée à Putrajaya et Nusantara, la fragmentation urbaine inhérente aux enjeux sécuritaires prédomine à Nay Pyi Taw comme clé principale de compréhension de l’organisation spatiale.
52Au-delà de l’ambition des projets urbains, le devenir de ces capitales interroge, tant l’urbanité tarde à se manifester dans ces utopies urbaines, fonctionnant en enclaves et médiatisées par un récit qui se veut performatif.
Notes de bas de page
1Manuelle Franck, Nathalie Lancret, Maria Immaculata Ririk Winandari et Punto Wijayanto, 2024, « Ibu Kota Nusantara (IKN), un nouveau modèle de capitale en Indonésie ? Processus, discours et planification », Suds, vol. 289, n° 1, p. 45‑78.
2Tai Chee Wong, 2024, « The Metropolization Process of the Kuala Lumpur, City Region: A Historical Perspective », in Manuelle Franck, Nathalie Lancret et Thierry Sanjuan (dir.), Lire la ville, éclairer la métropolisation depuis l’Asie du Sud-Est, Bangkok, IRASEC, p. 147-159.
3Valérie Clerc, 2024, « Insuffisamment urbains ? Redéfinir la « ville informelle » comme catégorie de l’action publique, un éclairage par les kyu kyaw de Yangon (Myanmar) », in Manuelle Franck, Nathalie Lancret et Thierry Sanjuan (dir.), Lire la ville, éclairer la métropolisation depuis l’Asie du Sud-Est, Bangkok, IRASEC, p. 117-145.
4Maung Aung Myoe et al., 2006, « The Road to Naypyitaw: Making Sense of the Myanmar Government’s Decision to Move its Capital », ARI working paper series, Asia Research Institute, National University of Singapore.
5Dulyapak Preecharushh et al., 2011, « Myanmar’s New Capital City of Naypyidaw », in Stanley D. Brunn (dir.), Engineering Earth. The impact of Mega engineering Projects, Springer, p. 1021-1044.
6Myo Aung, octobre 2019, Smart city action plan for Naypidaw, Yokohama, Asean Smart City Network meeting.
7Est évoqué aussi le soutien des astrologues au projet.
8Sarah Moser, 2010, « Putrajaya: Malaysia’s new federal administrative capital », Cities, vol. 27, p. 285-297 ; Frédéric Bouchon, 2014, « Putrajaya ou une utopie malaisienne. Projet urbain et défi politique », Bulletin de l’association de géographes français, vol. 91, n° 4, p. 500-522.
9Kun Lim, 11 janvier 2019, Interview The talk 02, A journey through Architecture.
10Tim Bunnell, 2002, « Kampung Rules: Landscape and the Contested Government of Urban(e) Malayness », Urban Studies, vol. 39, n° 9, p. 1685-1701.
11Nathalie Fau, 2024, « La rénovation des fronts d’eau à Singapour et Kuala Lumpur : transposition et adaptation d’un modèle d’aménagement urbain », in Manuelle Franck, Nathalie Lancret et Thierry Sanjuan (dir.), Lire la ville, éclairer la métropolisation depuis l’Asie du Sud-Est, Bangkok, IRASEC, p. 73-89.
12Cette composition formelle ordonnancée n’est pas sans rappeler le plan des capitales royales qui s’inscrivent dans les traditions urbaines hindo-bouddhiques présentes en Indonésie et dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, à l’exception de la Malaisie, mais il n’y est pas fait mention dans le schéma directeur.
13Ross King, 2007, « Re-writing the City: Putrajaya as Representation », Journal of Urban Design, vol. 12, p. 117-138.
14Ricardo Reboredo et Frances Brill, 2019, « Between Global and Local: Urban Inter-referencing and the Transformation of a Sino-South African Megaproject », China Perspectives, n° 4, p. 9‑16.
15Simone Borelli, Michela Conigliaro et Federica Di Cagno, 2023, Urban forests: a global perspective, Rome, FAO ; Zhenjiang Shen et Puteri Fitriaty, 2018, « An Overview of Planning and Practices in Asian Cities », in Zhenjiang Shen, Ling Huang, KuangHui Peng et Jente Pai (dir.), Green city planning and practices in Asian cities, Singapour, Springer, p. 1-16.
16Koh Sin Yee, Yimin Zhao et Hyun Bang Shin, 2021, « Moving the Mountain and Greening the Sea: The Micropolitics of Speculative Green Urbanism at Forest City, Iskandar Malaysia », Urban Geography, vol. 21, p. 1-27.
17Voir le programme Archipelago Cities du Future Cities Laboratory de ETH Zurich/Singapour.
18Alan Mabin et Philip Harrison, 2023, « Contemporary planning and emergent futures: A comparative study of five capital city-regions on four continents », Progress in planning, vol. 169, n° 100664.
19Guy Lubeigt, 2011, Nay Pyi Taw. Une résidence royale pour l’armée birmane, Bangkok-Paris, IRASEC-Les Indes savantes.
20Myo Aung, octobre 2019, Smart city action plan for Nay Pyi Taw, Yokohama, Asean Smart City Network meeting.
Auteurs
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Manuelle Franck
Manuelle Franck est Professeure de géographie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et membre du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Ses recherches portent sur les processus d’urbanisation, sur la question des villes secondaires et des nouvelles capitales, et sur les dynamiques d’intégration, essentiellement en Indonésie et en Asie du Sud-Est insulaire.
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Nathalie Lancret
Nathalie Lancret est Directrice de recherche au CNRS (Centre Asie du Sud-Est-CASE). Positionnées à l’interface entre un domaine de recherche relatif à la production de la ville et de ses architectures, et une aire culturelle, l’Asie du Sud-Est, ses recherches portent sur les transformations des espaces habités, appréhendés dans leurs dimensions matérielles, dans le mouvement de mondialisation des référents architecturaux et urbains.
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