Introduction
Texte intégral
1L’Institut national d’histoire de l’art (INHA) conserve un document intrigant : on y distingue le détourage du socle en bronze d’une sculpture d’Antoine-Louis Barye (1795-1875) représentant un sanglier blessé, tel que le renseigne une note manuscrite en haut à gauche du papier à en-tête des galeries Georges Petit (fig. 1). Associé à deux documents de même nature issus du même fonds (fig. 2-3), il compose un triptyque qui fait accidentellement écho à une œuvre entrée dans les collections de la bibliothèque de l’INHA la même année, en 2018, Bleu et jaune et rouge-orange (AX17) (fig. 4), une composition lithographiée de l’artiste états-unien Ellsworth Kelly (1923-2015). Si l’analogie ici suggérée entre l’œuvre de ce « Vieux Lion1 » du xixe siècle et celle d’une figure majeure de l’art d’après-guerre rencontre immédiatement ses limites interprétatives, la force d’abstraction de ces motifs peut valoir comme symbole du travail réalisé dans le cadre de ce projet de publication numérique enrichie des « papiers Barye » de l’INHA, qui concerne principalement un ensemble de documents de nature variée acquis en 2018 par l’institution. Cet accomplissement scientifique s’est accompagné d’une réflexion profonde sur le document d’archive considéré depuis son état matériel et esthétique initial jusqu’à son interprétation et sa mise en ligne, en passant par son classement, sa numérisation et sa transcription annotée. L’empreinte de socle, dessinée d’un trait de crayon ferme par une main inconnue, vient aussi rappeler qu’aucun artifice ne peut véritablement combler les insondables mystères d’une histoire lacunaire ni faire d’une archive documentaire, visiblement anecdotique, le point de départ unique d’un bouleversement historiographique. Et pourtant : le minimalisme radical de ces trois dessins sans prétention particulière charrie une poétique inattendue, une forme de beauté également et métaphorise à sa manière le travail de présentation, de « coupe » et de mise en données de la carrière de Barye qui constitue l’enjeu central de ce projet.
Figure 1

Détourage du socle d’un bronze d’Antoine-Louis Barye, Sanglier blessé, [1902-1930], crayon sur papier. Paris, bibliothèque de l’INHA (archives 166/5/1/2).
Source : Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Figure 2

Détourage du socle d’un bronze d’Antoine-Louis Barye, Taureau terrassé par un ours, [1902-1930], crayon sur papier, Paris, bibliothèque de l’INHA (archives 166/5/1/2).
© Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Figure 3

Détourage du socle d’un bronze d’Antoine-Louis Barye, [1902-1930], crayon sur papier, Paris, bibliothèque de l’INHA (archives 166/5/1/2).
Source : Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Figure 4

Ellsworth Kelly, Bleu et jaune et rouge-orange [Blue and Yellow and Red-Orange] (AX17), 1964-1965, lithographie sur papier Rives BFK, EA (éd. 75), 89,5 × 60,3 cm, Paris, bibliothèque de l’INHA (EM KELLY 5).
Source : Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) © Avec l’aimable autorisation d’Ellsworth Kelly Studio / Ellsworth Kelly Foundation et Maeght éditeur
2Il s’agit en effet, à travers l’accès donné à ces ressources documentaires, d’offrir à la recherche sur Barye un nouveau « socle », tout à la fois stable et évolutif. Cette édition poursuit deux objectifs principaux. En premier lieu, il est ici question de rassembler au sein d’une plateforme accessible en ligne un corpus de documents permettant un meilleur profilage de Barye, artiste animalier réputé discret, isolé et peu sociable, autour duquel les archives sont rares – les rendant d’autant plus précieuses2. Une enquête rigoureuse menée par Justine Gain sur l’itinéraire parfois trouble des papiers Barye eux-mêmes clarifie les raisons de la nature composite de ce fonds, ainsi que la construction de la fortune critique du sculpteur dont il porte les indices. Cet essai rend manifeste que les gloires artistiques se façonnent par les œuvres au moins autant que par les archives, ces dernières se révélant tout aussi capables que les premières d’associer des valeurs affective, symbolique et marchande. Béatrice Tupinier-Barrillon, spécialiste de la vie et de l’œuvre de Barye, resitue quant à elle cet ensemble de documents dans le complexe plus vaste de l’historiographie du sculpteur. Son texte livre des points d’entrée essentiels à l’exploration de ces papiers constitués de lettres envoyées et reçues par le sculpteur, de documents relatifs à son activité professionnelle et de correspondances familiales posthumes concernant son héritage. Il incite également la communauté des chercheuses et des chercheurs à s’emparer de leur contenu, afin d’affiner nos connaissances sur un artiste qui fut très tôt mondialement célébré. La seconde mission ayant motivé cette entreprise est la création et le développement par l’INHA d’une plateforme d’édition numérique de sources enrichies (PENSE), dont la mise à disposition des papiers Barye a constitué le projet pilote. La conception technique et conceptuelle de cet outil a accompagné le travail de description, de transcription, de balisage, d’annotation et, plus généralement, de mise en scène de ces documents, réalisé par les chercheuses et chercheurs ayant contribué au projet (fig. 5).
Figure 5

Vue des « papiers Barye » sur la plateforme PENSE.
3L’une des lignes de force du processus d’élaboration collectif de cette publication a ainsi été l’établissement d’un dialogue entre pratiques de recherche et humanités numériques, que promeut à travers ses initiatives variées le service numérique de la recherche de l’INHA3. En plus du systématisme indispensable à la compilation de données fiables, stables et normées, la méthodologie déployée par l’équipe a également laissé toute sa part à une forme d’intuition chez les deux parties impliquées, essentielle à la recherche. Les choix opérés au fil des sessions de travail répondent à ces deux exigences. Elles s’unissent l’une et l’autre dans l’objet final, désormais appropriable par tous et toutes, et qui permet d’offrir aux documents concernés une contextualisation plus détaillée que leur simple mise en ligne sur la bibliothèque numérique de l’INHA, pensée pour la mise à disposition de sources et de leurs métadonnées principales dans un état relativement brut. Renseigner l’œuvre et l’artiste, d’une part, tout en imaginant, de l’autre, un outil d’un genre nouveau, entièrement placé au service de cette étude : telles ont donc été les deux missions principales de ce projet. Elles n’ont pas été menées parallèlement mais par entrecroisements et rebonds, avec pour objectif d’« enrichir » les sources concernées – comme l’indique le nom donné à la plateforme qui les accueille aujourd’hui. C’est en réalité autour de cette notion d’enrichissement que se condensent les enjeux du projet et de tous ceux que la plateforme PENSE ambitionne d’abriter à l’avenir. L’idée n’est pas qu’un document d’archive existerait dans un état prétendument « pauvre », dans les boîtes d’une bibliothèque, avant qu’une interface numérique ne soit en mesure de mieux le doter ; mais bel et bien qu’un environnement de recherche, de traitement du contenu, de travail et de partage puisse être en mesure d’en dévoiler et d’en valoriser au mieux les richesses intrinsèques, tout en orientant les lectrices et les lecteurs vers d’autres trésors.
4« Enrichir » un document d’archive consiste à le traiter dans sa matérialité comme son contenu via les outils du numérique, tout en l’enveloppant d’une série de connaissances essentielles pour une appréhension plus fine. Cet enrichissement se déploie en plusieurs strates. À l’échelle de la page, chaque numérisation de document a fait l’objet d’une segmentation par zones (en-tête, paragraphes, lignes, images…) permettant l’établissement d’une géographie sémantique. La transcription fidèle puis le balisage de leur contenu – il s’agit majoritairement de correspondances – les relient les uns aux autres à travers un réseau d’entités normalisées et annotées (personnes, lieux, événements, dates…), ouvrant la voie à de nouveaux croisements et interprétations. Dans un ouvrage remarquable qui revisite l’œuvre d’un célèbre artiste de la Renaissance germanique au prisme de sa production épistolaire, l’historienne de l’art Shira Brisman choisissait justement de faire de la description du « corps d’une lettre [the body of a letter]4 » le point de départ vers de nouveaux horizons épistémologiques. Elle y considère la pièce d’archive dans sa stricte matérialité, sa mobilité et ses potentiels communicatifs, proposant ainsi une approche totalisante de l’objet lettre particulièrement inspirante pour repenser l’édition de correspondances. D’une manière plus pragmatique, cette publication a pour objectif d’apporter une pierre à l’édifice de cette réflexion, dont l’enjeu dépasse la seule mise à disposition de documents numérisés et transcrits. C’est bien vers la création de « dispositifs d’interprétation5 » que s’oriente l’écosystème PENSE, pour reprendre les termes de l’historien de l’architecture et chercheur en humanités numériques Emmanuel Château-Dutier, dont un article dressait récemment un panorama de cette préoccupation éditoriale relativement jeune dans le champ de l’histoire de l’art.
5Il faut ajouter que cette présentation des papiers Barye de l’INHA ne succombe pas à la vision, aujourd’hui obsolète, d’un projet numérique dont on fantasmerait l’évolution perpétuelle, capable d’accueillir au fil de l’eau d’infinis compléments et ajouts. L’idée est bien davantage de livrer un état stabilisé de la publication, en demeurant conscient de ses potentiels encore inaccomplis. Rien n’empêche d’envisager d’autres versions par la suite, comme l’on pourrait, bénéficiant d’apports techniques ou scientifiques ultérieurs, rééditer un ouvrage ou proposer la seconde mouture d’un logiciel. À ce titre, l’identification d’un fonds d’archives similaire sur Barye à la bibliothèque du musée des Arts décoratifs, alors même que l’équipe travaillait encore à la transcription de celui de l’INHA, représente peut-être l’un des horizons les plus lumineux de l’exposition de cet ensemble de documents6. Comme l’explique en détail Justine Gain dans sa contribution, la nature semblable de ces deux corpus incite à les considérer comme absolument complémentaires. On poursuivrait ainsi les expérimentations de la plateforme PENSE – accueillant en outre un projet autour des dessins de l’hôtel particulier de Jacques Doucet par Adrien Karbowsky ainsi qu’une autre autour de la correspondance de ce même Doucet avec René-Jean – appliquées au traitement d’images ou encore l’intégration de documents, y compris s’ils sont conservés dans des institutions tierces.
6Il appartient désormais aux spécialistes et aux amateurs et amatrices de faire bon emploi de ces sources enrichies, en les soumettant à de nouveaux usages et en leur appliquant des couches supplémentaires de connaissances. Car, au-delà d’une publication numérique que l’on peut aborder d’un œil savant ou simplement curieux, ce projet abrite une véritable base de données, organique et animée, dégagée de la structuration tabulaire classique souvent associée à ce dispositif. En cela réside l’ultime intérêt du projet, peut-être le plus enthousiasmant : le moteur de la plateforme lui-même et les savoir-faire qui l’animent se trouvent à la pleine disposition de la communauté. Rien ne serait plus heureux pour l’équipe ayant œuvré à cette publication et à la conception de cet outil que de les voir servir de « socles » à de futurs projets, autrement dit de les voir capables, dans le cadre de traitement de corpus plus amples, plus denses ou de natures radicalement différentes, d’exploiter tous les potentiels développements de la plateforme, voire d’en susciter de nouveaux.
7Cette brève introduction n’aborde pas les considérations plus spécialisées, qu’elles soient liées au développement technique de l’environnement PENSE ou aux débats relatifs à la Text Encoding Initiative (TEI). On peut cependant les retrouver à l’œuvre sur la plateforme elle-même. On y lira en outre le détail précis des choix scientifiques opérés lors de la transcription et de l’annotation des documents, dans la mesure où la saisie et la structuration des données représentent tout autant d’actes d’interprétation successifs qu’il convient d’expliciter avec clarté7.
8Il ne reste qu’à souhaiter aux lecteurs et lectrices une belle traversée de l’univers singulier des papiers Barye et des centaines de milliers de caractères qui y ont été transcrits. Elles et ils se perdront dans le vertige impersonnel de ses listes ou dans l’intimité de ses billets amicaux. S’y côtoient certes quelques êtres humains et créateurs d’importance, mais aussi une foule de lions, de sangliers, de gavials et autres guibs (fig. 6).
Figure 6
Anonyme, photographie d’une exposition non identifiée d’œuvres d’Antoine-Louis Barye, non daté, Paris, bibliothèque de l’INHA (archives 166/1/6/4/1).
Source : Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art
Notes de bas de page
1Le sobriquet de « Vieux Lion » est attribué à Antoine-Louis Barye par l’architecte Hector Horeau dans une lettre adressée au sculpteur datée du 18 septembre 1845 (Paris, bibliothèque de l’INHA [BINHA], archives 166/1/2/53/02).
2La présente édition est structurée autour du noyau que constituent les correspondances et documents du sculpteur acquis par l’INHA auprès de la galerie Michel Descours en 2018 (Paris, BINHA, archives 166). Elle leur associe d’autres archives de l’INHA : les quelques lettres du fonds Alfred Bruyas (ms. 216), le livre de comptes autographe venu des galeries Fabius (Paris, BINHA, archives 131/80/1), ainsi qu’une lettre issue des collections de manuscrits de l’ancienne Bibliothèque centrale des musées nationaux ([BCMN], ms. 273). Parmi les autres institutions détentrices de documents autographes d’Antoine-Louis Barye figurent la bibliothèque du musée des Arts décoratifs (MAD) (BARY 104), la bibliothèque de l’Institut de France (ms. 2159/6), la Morgan Library de New York (MA 13241, MA 13240, MA 13239, MA 13238) ou encore le Metropolitan Museum of Art de New York (Manuscripts, b17226296).
3Sur les premiers pas du projet et les processus de travail, voir Jean-Christophe Carius, « Plateforme d’éditions enrichies à l’INHA. Premier point d’étape d’un projet en cours d’élaboration », Numérique et recherche en histoire de l’art, carnet de recherche, INHA, 18 juin 2020 [URL : https://numrha.hypotheses.org/1107].
4Shira Brisman, Albrecht Dürer and the Epistolary Mode of Address, Chicago, University of Chicago Press, 2016.
5Emmanuel Château-Dutier, « Des éditions numériques pour l’histoire de l’art : deux décennies d’expérimentations », Histoire de l’art, « Humanités numériques : de nouveaux récits en histoire de l’art », no 87, 2021-1, p. 77-90, ici p. 87.
6Repérées dans les réserves de la bibliothèque du MAD, ces archives liées à Jacques Zoubaloff ont été signalées à l’INHA à la faveur d’une collaboration entre deux spécialistes du xixe siècle, Marie Dion, archiviste au MAD, et Sophie Derrot, directrice adjointe de la BINHA. Elles portent la cote BARY 104 et sont désormais accessibles dans la salle de lecture du MAD, à Paris.
7Les théories et modes d’approche de Johanna Drucker, historienne de l’art et spécialiste des humanités numériques, ont constitué un référent épistémologique permanent dans le cadre du développement de PENSE. Voir Victor Claass, « Johanna Drucker, réaffection de données », Histoire de l’art, « Les humanités numériques : de nouveaux récits en histoire de l’art ? », no 87, 2021-1, p. 171-177.
Auteur

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Antoine-Louis Barye : correspondance et documents
Victor Claass, Béatrice Tupinier-Barrillon et Justine Gain
2025