1Un groupe d’aquarelles exécutées avec finesse en 1906 par le décorateur Adrien Karbowsky (1855-1945) est conservé à la bibliothèque de l’INHA¹. Elles représentent les principaux espaces de l’hôtel particulier de Jacques Doucet, situé 19, rue Spontini à Paris, avec une précision telle que chacune des œuvres de l’exceptionnelle collection de tableaux, dessins, sculptures, objets d’art et mobilier du xviii^e siècle du couturier est identifiable (fig. 1). Cette demeure, aménagée dans un style Régence et Louis XV pour abriter une collection, est loin d’être un cas isolé au début du xx^e siècle. Un rédacteur de la revue d’architecture La Construction moderne note ainsi en 1907 : « Le style Louis XVI semble être en ce moment le style préféré des architectes ; les nombreuses constructions qui s’édifient depuis quelques mois dénotent en effet cette tendance à revenir au style du xviii^e siècle ; soit en le reproduisant avec la pureté de ses lignes, soit en le modernisant par des sculptures décoratives qui sont la caractéristique de l’époque actuelle². » Nombreux étaient alors les collectionneurs qui faisaient bâtir des demeures spécifiquement conçues pour abriter leurs collections. L’exemple le plus proche de celui de Jacques Doucet est sans doute l’hôtel particulier de Moïse de Camondo, inspiré du Petit Trianon, conçu et édifié pour abriter une collection du xviii^e siècle rue de Monceau, à Paris, par l’architecte René Sergent entre 1910 et 1913. On peut également citer l’hôtel particulier de Jean de Ganay, avenue de l’Alma, dont Ernest Sanson donna les plans en 1898, le château de Rochefort-en-Yvelines construit par Charles Mewès pour le financier Jules Porgès en 1899-1904 ou encore l’hôtel particulier de Matías Errázuriz et Josefina de Alvera à Buenos Aires, du même René Sergent, en 1911-1917, tous les trois décorés par Georges Hoentschel³.

2Les aquarelles d’Adrien Karbowsky pour l’aménagement et les décors du 19, rue Spontini rappellent le rôle essentiel des décorateurs dans l’aménagement d’une demeure de collectionneur mais aussi la part, moins clairement discernable cependant, qu’ils prennent dans la constitution d’une collection.

Un musée pour demeure

3En janvier 1888, Doucet s’installa dans l’un des bâtiments que regroupait la parcelle du 27, rue de La Ville-l’Évêque à Paris⁴. Il collectionnait alors depuis plus de dix ans et continua, dans ce logement, à enrichir une collection sans doute déjà conséquente. En 1893, Doucet présentait chez lui des éléments de décors du xviii^e siècle, dont une cheminée du château de Saint-Cloud et surtout un cabinet entier supposé provenir de l’hôtel particulier de mademoiselle Guimard⁵ (fig. 2). Si ces éléments permettent de nuancer l’affirmation d’André Joubin selon laquelle ce fut « entre 1896 et 1906 environ que Doucet recueillit ses plus belles pièces et réunit le plus important ensemble d’œuvres du xviii^e siècle⁶ », il est vrai que l’année 1903 marqua un tournant. Doucet acquit alors des terrains situés entre la rue Spontini et la rue de Noisiel, à proximité du bois de Boulogne, afin de faire construire son hôtel particulier⁷. Bien que le gros œuvre de l’hôtel de la rue Spontini fût achevé début 1906, il n’ouvrit ses portes aux visiteurs qu’en 1907. L’année 1906 et le début de l’année 1907 furent vraisemblablement consacrés au chantier de décor des espaces de réception et à l’aménagement de la collection⁸. En 1905 et jusqu’en mai 1906, date de son installation rue Spontini⁹, le collectionneur ajusta minutieusement la composition de sa collection. Les 16 et 17 mai 1906, il organisa la première dispersion aux enchères d’une partie des pièces qui la composaient (peintures, dessins, sculptures, mobilier et objets d’art¹⁰). Doucet tria manifestement à cette occasion les œuvres du xviii^e siècle, en écartant les éléments mineurs, voire faux¹¹. Il poursuivit parallèlement ses acquisitions. Quelques pièces maîtresses présentées rue Spontini rejoignirent ainsi la collection entre 1904 et 1907 : l’esquisse de portrait d’homme par Joshua Reynolds (en janvier 1904), Le Lièvre d’Édouard Manet (en avril 1906 ; fig. 3) et la tête de Christ supposée provenir de Lavaudieu (avant juillet 1907). Émile Dacier rapporte en 1912 que Doucet « eut le courage de sacrifier des séries entières qui lui semblaient mal assorties à l’ensemble, quitte à rehausser à l’occasion la valeur de cet ensemble par des acquisitions exceptionnellement importantes¹² ».

4La construction de l’hôtel particulier du 19, rue Spontini s’inscrit dans ce que Bruno Pons qualifie d’« engouement mondain sans borne pour le souvenir d’une manière de vivre », à l’œuvre en France entre 1870 et 1930. Doucet fit partie de ces nombreux collectionneurs qui voulurent présenter leur collection dans « une perspective décorative¹³ ». Ainsi les pièces de réception de l’hôtel Spontini répondent-elles pleinement à la définition que Pons donne de la « period room » qui, associée à plusieurs autres, « en concordance d’époque » ou non, constitue un « period apartment » : ce sont des pièces « décorée[s] de manière à évoquer un temps révolu, recréée[s] à une époque moderne¹⁴ ». Pour mener à bien ce projet, Doucet fit appel à Louis Parent (1854-1909), formé sur les chantiers de son oncle Henri Joseph Aubert Parent et de son père Clément Parent. Pour la construction, Parent s’associa à l’entrepreneur Léon Dubrujeaud, le beau-frère de Doucet¹⁵. Comme Hippolyte Destailleurs et René Sergent, Parent fut « un maillon de la chaîne qui relie son époque aux grands styles de tradition […]. Il sut adapter les nécessités du confort à des constructions classiques [créant] ainsi pour une clientèle cultivée, composée de gens de goût, sachant apprécier le charme, le style des différentes époques de l’architecture et de la décoration française, de luxueuses demeures où les productions des ébénistes renommés, des manufactures royales de porcelaine et de tapisserie, les tableaux et les statues des grands et petits maîtres, ont trouvé un cadre digne de leur valeur¹⁶. »

5Les plans de Parent, datés de mai 1903, prenaient déjà en compte les décors anciens et les œuvres importantes de la collection, pleinement intégrées à l’aménagement des différentes pièces¹⁷. Le grand vestibule ménageait deux niches pour les plâtres de Clodion¹⁸, une autre niche était prévue dans la salle à manger pour une grande terre cuite – la Jeune Femme aux colombes¹⁹ –, l’emplacement du petit boudoir Fragonard était clairement indiqué et, enfin, celui de la grande bibliothèque aux boiseries Régence était dessiné dans le grand salon²⁰. Louis-Charles Boileau confirme en effet dans la revue L’Architecture en septembre 1907 que « M. D.[oucet] a fait bâtir cet hôtel tout exprès pour y ranger en bel ordre ses tableaux, ses pastels, ses statues, ses bronzes, etc., et ses meubles précieux. D’où un plan sur programme spécial comprenant, au grand étage, de véritables salles de musée et partant, des niches, des trumeaux, des enfoncements où mettre en valeur les richesses artistiques déjà acquises²¹. » Contrairement à l’appartement du 27, rue de La Ville-l’Évêque, dans lequel Doucet installa progressivement une collection qu’il avait enrichie pendant plusieurs dizaines d’années, l’hôtel particulier de la rue Spontini accueillit une collection déjà quasiment constituée. Dans cette nouvelle demeure, Doucet décida de mettre à l’honneur ses œuvres du xviii^e siècle, privilégiant une unité d’époque bien qu’elle ne reflète véritablement la variété ni de sa collection ni de ses intérêts. Les « estampes, dessins et gravures modernes, estampes et livres japonais illustrés » devaient donc rester « en réserve » : ils furent sans doute vendus en 1917 ou intégrées aux collections de la bibliothèque d’Art et d’Archéologie²². Seules trois peintures modernes furent intégrées au décor Régence du grand salon²³ : Le Lièvre par Manet²⁴, le Paysage d’hiver à Louveciennes par Alfred Sisley²⁵ (fig. 4) et L’Amateur d’estampes par Honoré Daumier²⁶ (fig. 5).

6Parent regroupa toutes les pièces de réception, destinées à la présentation de la collection de Doucet, au premier étage. Le rez-de-chaussée abritait des espaces de service, le second étage les appartements privés (chambre, chambre d’ami, salle de bain, bureau), enfin les chambres des domestiques et leur cuisine se trouvaient au troisième étage²⁷. Au premier étage, le visiteur accédait d’abord à un grand vestibule desservant une salle à manger en face de l’escalier et surtout, à droite, deux pièces en enfilade qui contenaient l’essentiel de la collection : un « salon des pastels », relativement intime, ouvrait sur un « grand salon », aux dimensions et à l’aménagement plus imposants. Gustave Babin note que « les deux salons surtout révèlent pleinement les goûts, le caractère du maître de céans, du passionné collectionneur qui, après avoir patiemment accumulé de telles richesses, leur a donné avec cette sûreté, ce tact, le cadre où, se faisant valoir l’une l’autre, elles devaient resplendir de tout leur éclat²⁸. » Boileau parle à juste titre de « véritables salles de musées » et note que ces salons sont « éclairé[s] d’en haut par un plafond vitré », dont il donne d’ailleurs une coupe²⁹ (fig. 6).

7Ce caractère muséal de la présentation de la collection doit beaucoup au peintre et décorateur Adrien Karbowsky qui conçut l’aménagement des espaces de réception de l’hôtel Doucet avec Georges Hoentschel.

Adrien Karbowsky et Georges Hoentschel décorateurs

8« Un des plus délicats et des plus ingénieux parmi les artistes décorateurs de ce temps ; son art charmant a fait bien des adeptes au moderne, et c’est avec plaisir que nous songeons à tant d’intérieurs qu’il a créés, à la fois intimes et somptueux³⁰. » C’est ainsi que le président de l’Union centrale des arts décoratifs, François Carnot, décrivait Adrien Karbowsky en 1915. Dans un article dédié au peintre et décorateur paru en 1918, Charles Saunier exprimait toutefois des regrets : « malgré cette science et ses naturelles qualités, notre artiste, semble-t-il, ne jouit pas vis-à-vis de la foule d’un renom correspondant à l’importance de ses travaux³¹ ». En 1906-1907, date de son intervention pour l’hôtel particulier de Jacques Doucet, Adrien Karbowsky n’était pourtant plus un débutant et avait déjà fait ses preuves à la fois comme peintre et décorateur³². Parmi les principaux décors qu’il exécuta pour des particuliers avant cette date, on peut mentionner la nouvelle aile du château de Boisboudran (Seine-et-Marne), propriété du comte et de la comtesse de Greffulhe, construite en 1891 par l’architecte Ernest Sanson, les peintures des châteaux de Rochefort-en-Yvelines pour Jules Porgès en 1893, la bibliothèque et la chapelle du château de Verteuil du comte Aimery de La Rochefoucaud en 1896 ou encore les fresques de la villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer en 1904. Karbowsky obtint ses premières commandes de décors, notamment pour des particuliers, en grande partie grâce à ses réseaux amicaux et professionnels. L’architecte Frantz Jourdain, à qui Karbowsky avait dédicacé une toile dès 1890³³, l’associait régulièrement à ses commandes ; il collabora aussi avec le peintre Gustave-Louis Jaulmes aux fresques de la villa Kérylos en 1904 et au décor de l’hôtel Royal à Évian en 1908. Cependant, les liens qu’il a entretenus avec Georges Hoentschel, dont il fut le collaborateur dès 1892³⁴, ont sans doute été déterminants pour sa carrière de décorateur. À partir de 1900, Karbowsky s’émancipa progressivement afin de travailler directement pour ses commanditaires et ne plus être le sous-traitant d’un autre. La même année, sa contribution au pavillon de l’Union centrale des arts décoratifs à l’Exposition universelle, en collaboration avec Hoentschel, lui avait sans doute assuré une visibilité suffisante³⁵.

9Contrairement aux étapes de la construction du gros œuvre, peu de sources permettent d’éclairer l’élaboration du projet de décoration de la rue Spontini et la manière dont Hoentschel et Karbowsky s’associèrent, ainsi que la relation qu’ils établirent avec leur commanditaire. Le marchand René Gimpel, qui loua le 19, rue Spontini à Doucet entre 1914 et 1932, attribue le décor à Hoentschel et ne cite pas Karbowsky³⁶. Cependant Louis-Charles Boileau, qui rend compte de sa visite de l’hôtel avec l’architecte Louis Parent, en 1907, n’évoque Hoentschel que comme l’auteur des « magnifiques boiseries » de l’alcôve du grand salon³⁷, tandis que le nom de Karbowsky, « un coloriste délicat d’un fort joli talent », revient plusieurs fois dans son article³⁸. Il semble donc que Karbowsky et Hoentschel aient pleinement collaboré sur ce chantier, sans que l’un prenne la préséance sur l’autre, le premier se chargeant des décors peints et le second des éléments de boiserie.

10Karbowsky cependant n’a pas limité son travail à l’exécution de décors peints pour le plafond du grand vestibule, la voussure du salon des pastels ou les écoinçons du grand salon. Il a sans doute aussi joué un rôle de grand ordonnateur de la décoration, vraisemblablement en collaboration étroite avec Georges Hoentschel. Il consacre en effet une planche au décor du petit boudoir Fragonard alors qu’il se trouvait déjà au complet dans l’appartement de Doucet au 27, rue de La Ville-L’Évêque (fig. 7). Comme on le voit sur une photographie datée de 1893 (fig. 2), les lambris situés de part et d’autre de la porte à vantaux, l’un comportant une console, l’autre un canapé, furent permutés rue Spontini. Par ailleurs, il fallut adapter le plafond et surtout dessiner un nouveau plancher. Ces interventions furent apparemment limitées pour Hoentschel et Karbowsky, mais elles firent assurément partie du travail de supervision et d’harmonisation du « period apartment » de Doucet³⁹.

© INHA (domaine public)

11C’est sans doute la première intervention d’une telle ampleur pour Karbowsky, qui n’aurait mené de chantier équivalent – portant sur des décors peints, l’aménagement d’un intérieur aussi bien que sur l’accrochage d’une collection – que plus de quinze ans plus tard, collaborant entre 1923 et 1928 avec les architectes Emmanuel Pontremoli et Charles Méwès à l’aménagement de la collection de Calouste Gulbenkian dans l’hôtel Kahn, avenue d’Iéna à Paris⁴⁰.

Les dessins d’Adrien Karbowsky

12La bibliothèque de l’INHA conserve trente et un dessins d’Adrien Karbowsky qui représentent tous le décor du 19, rue Spontini. Vingt-cinq d’entre eux sont soigneusement exécutés à l’aquarelle, sur des feuilles cartonnées aux dimensions similaires⁴¹. On compte également cinq esquisses de plus petit format, dont deux sur calque, tracées à l’aquarelle et à la gouache d’un pinceau large et rapide. Très proches de cinq des dessins de grand format, elles leur sont sans doute préparatoires⁴². Enfin, une vue cavalière du grand vestibule, exécutée librement, appartient à une autre typologie (fig. 8).

13Le sous-ensemble de vingt-cinq dessins à l’aquarelle forme manifestement une série. Tous encadrés d’un filet tracé au tire-ligne et à la plume et encre brune, ils possèdent également une légende calligraphiée à la plume. Vingt de ces dessins représentent une ou plusieurs élévations de la même pièce, parfois accompagnées d’un plan et d’une vue du sol, plancher ou dallage. Ils contiennent aussi une indication d’échelle, à l’encre, au-dessous ou à côté de la légende (« 0,04 », « 0,05 » ou « 0,06 » soit 4, 5 ou 6 cm pour un mètre). Les cinq autres dessins représentent, pour l’un, le plafond du grand vestibule et, pour les quatre autres, les écoinçons du grand salon⁴³. Ces vingt-cinq dessins aquarellés adoptent les codes du dessin d’architecture et indiquent : légendes, échelles, coupes, dessin des profils de moulures des corniches et voussures ; ils comportent parfois des plans. Les élévations sont planes, sans effet de perspective, à l’exception des quatre écoinçons du grand salon. Les éléments décoratifs placés au centre de la pièce (mobilier, tapis…) n’y sont pas représentés. Les dessins ne permettent donc qu’une vision fragmentaire des décors, réduite aux seuls murs, sols et plafonds, représentés isolément les uns des autres.

14À ce titre, la vue cavalière du grand vestibule a un statut bien différent : tracée de manière plus légère, sans bordure ni légende, elle donne à voir trois pans de murs, le plafond et le centre de la pièce. Avec de nettes indications d’ombre et de lumière, elle permet plutôt d’imaginer une ambiance. À l’inverse, les dessins légendés ont été rigoureusement tracés au tire-ligne et au compas. De nombreuses lignes de construction au graphite y divisent la composition en rectangles et transparaissent encore nettement sous l’aquarelle.

15Quelques rares indices révèlent la nature de documents de travail de ces dessins et les réflexions qui étaient encore à l’œuvre au moment de leur élaboration. Ainsi, un motif d’ornement dessiné au graphite sur le soubassement d’une colonne transparaît encore sous la fine couche d’aquarelle qui le recouvre (fig. 9a-b). Les nombreux cercles de la frise qui entourent le dessin du plafond du grand vestibule, patiemment tracé un à un au compas, n’ont pas tous été complétés d’une fleur en leur centre : il est suffisant de connaître leur nombre et leur emplacement pour savoir que ce motif se répète (fig. 10). De même, le dessin de la bibliothèque du grand salon présente des rayonnages denses, contenant de grands volumes aux reliures uniformes qui occupent presque toute la hauteur des étagères (fig. 11). Les photographies de la bibliothèque en 1912 montrent que les étagères ne furent finalement pas aussi bien remplies et les formats d’ouvrages plus variés que ne l’envisageait le projet dessiné par Karbowsky (fig. 12). Ces grandes feuilles présentent enfin des traces d’usages révélatrices. Presque toutes ont été punaisées à de multiples reprises, le plus souvent aux quatre angles. Les dessins qui ne portent pas de trous ont vraisemblablement été redécoupés⁴⁴. Karbowsky dessinait sans doute en fixant sa feuille sur une planchette de bois : il a laissé en réserve l’emplacement des pointes aux quatre angles de son esquisse pour l’un des écoinçons du grand salon (fig. 13). Présentés aux commanditaires mais aussi aux entrepreneurs et artisans qui ont travaillé sur le chantier, ces documents ont été beaucoup manipulés et repunaisés⁴⁵. La dimension architecturale (élévations, plans) de ces dessins, leur mise en page (filet d’encadrement, légende, échelle), ainsi que le soin relatif qui a été apporté à leur exécution permettent donc d’y voir une dernière étape avant l’exécution du décor par les artisans et entrepreneurs.

Décor et collection

16Les décors représentés sur ces aquarelles permettent de préciser le rôle d’Adrien Karbowsky dans l’aménagement intérieur de l’hôtel particulier. Le vestibule, l’escalier, le grand vestibule, la salle à manger, le petit vestibule de passage entre le grand vestibule et le salon des pastels, le salon des pastels, le petit boudoir Fragonard et enfin le grand salon sont les espaces qui devaient être ouverts aux visiteurs et qui ont par conséquent bénéficié du travail des décorateurs. Au second étage, les appartements privés de Doucet, à l’inverse, étaient beaucoup plus sobres⁴⁶.

17Les décors successifs des différentes pièces de l’hôtel particulier de Jacques Doucet faisaient en quelque sorte remonter le temps à ceux qui les parcouraient : du grand vestibule au décor Directoire, on entrait dans un cabinet néo-Louis XVI, avant de pénétrer dans le majestueux salon aux lambris anciens et modernes de style Régence et « aux murs tendus d’un damas de soie cramoisie⁴⁷ ». On ne trouve pas d’unité d’époque dans ces trois pièces mais une unité de siècle, le xviii^e, et la volonté d’adapter le décor de chaque espace aux collections qu’il abritait. Le grand vestibule, couronné par un plafond à l’architecture illusionniste peint par Karbowsky, réinterprétait le décor de la salle à manger de l’hôtel Botterel de Quintin, mettant à l’honneur les deux statues de Clodion qui s’y trouvaient à la fin du xviii^e siècle⁴⁸. Dans le salon des pastels, des œuvres d’Hubert Robert, Jean-Honoré Fragonard, Louise Élisabeth Vigée Le Brun, Antoine Watteau et François Boucher, concordaient avec les éléments Louis XVI, plus anciens : les portes du grand salon de l’hôtel Dubarry à Toulouse et le petit cabinet mitoyen dit de Fragonard (supposé provenir de l’hôtel Guimard). Enfin le grand salon aux voussures ornées d’allégories des arts exécutées en trompe-l’œil par Karbowsky privilégiait l’époque des boiseries Régence qui y étaient remontées, même si des œuvres de Maurice-Quentin de La Tour, Jean-Baptiste Siméon Chardin, Francisco de Goya, Thomas Lawrence ou Joshua Reynolds y étaient accrochées⁴⁹.

18Ainsi, nous l’avons vu, cette volonté manifeste d’accorder décor et collections, et d’évoquer le xviii^e siècle, ancre profondément l’aménagement de l’hôtel de la rue Spontini dans le goût de son époque. Comme l’a montré Bruno Pons, la présence d’une pièce de tapisserie unique dans le salon des pastels, par exemple, correspond à une mode en vogue chez les décorateurs du début du xx^e siècle, qu’on observe aussi dans l’hôtel Camondo de la rue de Monceau, ou dans la salle à manger du prince Henri de La Tour d’Auvergne, édifié par René Sergent en 1907 à Paris (et non sous l’Ancien régime)⁵⁰. De même, les salons de compagnie ne comportaient que très exceptionnellement, au xviii^e siècle, des tableaux de chevalets⁵¹. Enfin, Boileau lui-même, pourtant très élogieux au sujet du travail de Parent et de Karbowsky, note à regret qu’Hoentschel a « employé, pour les chapiteaux ioniques [des colonnes du grand salon], un type à guirlandes entre volutes qui ne réalise pas la souplesse heureuse, caractéristique du style adopté⁵² ».

19Karbowsky acheva les vingt-cinq dessins au net au plus tôt en avril 1906 : Le Lièvre d’Édouard Manet, que le dessinateur représente accroché dans le grand salon parmi cinq Chardin, fut en effet acquis par Doucet le 4 avril 1906 seulement, auprès de Paul Durand-Ruel⁵³. On sait que Doucet revendiquait avec amusement cette plaisanterie visuelle qui lui permettait de jouer « méchamment » des tours à ses visiteurs. C’est l’une des très rares indications qui permettent de penser qu’il a lui-même pleinement participé à la préparation de l’accrochage de sa collection, et plus largement à l’aménagement de son hôtel particulier⁵⁴.

Concevoir l’accrochage de la collection

20En effet, le dessin du plan d’accrochage de la collection de Doucet constitua un volet important du travail d’Adrien Karbowsky pour l’hôtel particulier de la rue Spontini. Les trois esquisses pour le décor du salon des pastels illustrent ses réflexions : les masses des cadres ainsi que les couleurs des dessins et peintures sont rapidement posées pour vérifier l’harmonie générale⁵⁵ (fig. 14). Il porte peu d’attention au mobilier, tracé de manière allusive, voire incomplète, tandis que les couleurs des passe-partout des dessins, les ornements des cadres, les couleurs dominantes des œuvres accrochées au mur et parfois même leurs motifs sont clairement lisibles. La mise au propre de ces esquisses reprend très fidèlement la disposition des œuvres à une exception près : l’une des esquisses représente, devant le Projet d’aménagement de la grande galerie du Louvre par Hubert Robert⁵⁶, une sculpture qu’on ne retrouve pas dans le décor final (fig. 15). Si une telle disposition avait été maintenue, le buste en terre cuite aurait dissimulé le tableau d’Hubert Robert, qui a finalement été privilégié et le buste remplacé par une terre cuite anonyme de plus petites dimensions, L’Enfant jouant avec une colombe, dont la présence ne déséquilibrait pas l’accrochage (fig. 16). Le travail préparatoire à l’aménagement des pièces destinées à la présentation des œuvres xviii^e a donc sans doute contribué au tri que Doucet opéra au début de l’année 1906 au sein de sa collection, et qui donna lieu à la vente des 16 et 17 mai 1906⁵⁷. Doucet conserva toutefois quelques-unes des œuvres qui ne purent être accrochées et les plaça « en réserve » : le portrait de Claude-Henri Watelet par Jean-Baptiste Greuze, un tableau de « Rochers et troupeaux de moutons » par Hubert Robert ou encore la porte de Valenciennes par Watteau⁵⁸. On ne sait si Doucet ne souhaitait pas se séparer d’œuvres importantes, bien qu’elles n’aient pas été intégrées au décor de l’hôtel Spontini, ou si celles-ci avaient été écartées trop tardivement de la sélection définitive pour être mises en vente en mai 1906.

21Un survol rapide de l’aménagement des collections de Doucet dans sa résidence précédente permet de mesurer le soin apporté à la mise en scène des collections et ainsi d’évaluer la part qu’y a prise Karbowsky. On conserve seulement trois vues de deux pièces de l’appartement de la rue de La Ville-L’Évêque. L’une représente un petit escalier qui mène à ce qui semble être un entresol. Elle a été peinte par Walter Gay après 1902, date de l’acquisition du buste de Richelieu par Jean Warin qui y apparaît au premier plan à gauche (fig. 17). Doucet, qui est sans doute le commanditaire de ce petit tableau, le conserva jusqu’à sa mort⁵⁹.

22La seconde pièce représentée est un salon dont la photographie a été publiée en 1930 par André Joubin, à tort comme une vue de la rue Spontini⁶⁰ (fig. 18). Il s’agit en réalité d’un salon de la rue de La Ville-l’Évêque, dans lequel Doucet avait accroché exclusivement des portraits qu’on retrouve presque tous ensuite dans le grand salon rue Spontini. La symétrie et les proportions n’y étaient pas véritablement respectées : le portrait d’Abraham von Robais par Jean-Baptiste Perronneau écrasait par ses dimensions le petit vase de L’Été par Louis Félix de La Rue tandis que la tête d’étude pour La Mère bien-aimée par Greuze semblait avoir été ajoutée dans un angle par manque d’espace. Enfin, le vase de porphyre flanqué de deux personnages chinois en porcelaine de Chantilly formait une garniture de cheminée aux proportions particulièrement mal assorties⁶¹. Rue Spontini, le vase de pierre dure fut posé seul sur une table au centre du grand vestibule, où il était bien davantage adapté au dépouillement minéral de la pièce (fig. 6).

23La vue de l’escalier peint par Walter Gay donne la même impression d’incohérence : l’imposant buste en bronze de Richelieu par Jean Warin voisine avec la séduisante Jeune Fille brune à l’épaule dénudée, par Fragonard, elle-même à moitié cachée sous l’escalier⁶² (fig. 19). Assurément, de 1888 à 1907, rue de La Ville-L’Évêque, Doucet installa les œuvres les unes après les autres, sans pensée d’ensemble, au fil de l’enrichissement de sa collection. À l’inverse, rue Spontini, la collection était déjà constituée et l’hôtel fut conçu pour l’abriter.

24Le projet dessiné par Karbowsky témoigne, au contraire, d’une volonté de mise en valeur des œuvres par un accrochage soigneusement pensé. Ainsi, le principe qui consiste à grouper les portraits dans une même pièce, en l’occurrence le grand salon, vient aussi sans doute de Doucet, qui les présentait déjà ensemble auparavant. En revanche, la volonté nouvelle d’équilibre et d’harmonie, respectant une hiérarchie entre différentes typologies d’œuvres, apparaît désormais nettement. On consacra le plus petit et intime des deux salons à l’éclairage zénithal, le salon des pastels, aux dessins et aux terres cuites, des œuvres aux dimensions réduites, souvent préparatoires à des œuvres définitives. À l’inverse, le grand salon, effectivement deux fois plus grand que le précédent, accueillit les peintures et les marbres. Dans les deux espaces, l’accrochage fut pensé avant tout en fonction des dimensions des œuvres et de la possibilité de les assembler par paires ou par groupes symétriques ; chaque cimaise était en effet construite autour d’un axe vertical central. On accrocha les petits formats au-dessus du lambris bas tandis que les plus grandes œuvres étaient placées en haut ou au centre des cimaises. Les paires et les ensembles furent la plupart du temps constitués de plusieurs œuvres d’un même artiste, au format comparable. Cinq des neuf Chardin de la collection furent ainsi rassemblés sur la même cimaise⁶³.

25On composa aussi quelques rapprochements thématiques : l’érotisme autour de la gouache de Pierre Antoine Baudouin dans le salon des pastels, accrochée avec Le Feu aux poudres de Fragonard et L’Innocence de Clodion⁶⁴, ou la vie parisienne et versaillaise au xviii^e siècle évoquée à travers des œuvres de Jean Michel Moreau (Le Jeune) et Gabriel de Saint-Aubin⁶⁵ (fig. 20). Mais d’autres œuvres qui auraient pu tout aussi bien faire partie de ces ensembles, en raison de leur iconographie, furent placées ailleurs. Ce fut le cas des quatre aquarelles de Louis Nicolas de Lespinasse, des vues de Versailles et de Paris, placées de part et d’autre de la cheminée⁶⁶ (fig. 21). Des œuvres de Goya, Perronneau, Hubert Robert et Fragonard étaient également disposées en paires de part et d’autre d’un axe central matérialisé par un buste (fig. 22) et les Francesco Guardi étaient exposés ensemble dans l’alcôve du grand salon (fig. 11). Pourtant les œuvres d’un même artiste n’étaient pas nécessairement rassemblées : les treize dessins de Watteau accrochés dans le salon des pastels furent répartis sur trois murs différents, les onze œuvres de Maurice-Quentin de La Tour se trouvaient sur quatre murs différents, en fonction de leurs dimensions, dispersés entre le grand salon et le salon des pastels⁶⁷. Seul le Manet camouflé parmi les Chardin dans le grand salon, comme un clin d’œil malicieux de Doucet, détonnait dans cette composition strictement ordonnée par techniques, dimensions et écoles, sans aucune fantaisie. Le mobilier et les objets d’art, français ou asiatiques, étaient ordonnés de la même manière et garnissaient de façon très discrète les meubles et dessus de cheminée.

26L’importance accordée au rendu de l’accrochage, symétrique et ordonné, au détriment parfois du rapprochement de dessins d’un même artiste par exemple, faisait de la collection un décor davantage qu’un sujet d’étude. Émile Dacier estimait ainsi que « le moindre détail de l’ameublement et de la décoration a été cherché et disposé en vue d’un effet d’ensemble⁶⁸ ». Adolphe Giraldon écrivit, dans le même sens, au sujet du travail de Karbowsky, que « l’effort fut considérable, bien qu’à vrai dire, on ne le distingue pas tout de suite. C’est le comble de l’art, pour un décorateur, de tout subordonner, son caprice et ses tentations à l’effet général. […] Dans une demeure de ce genre destinée à mettre des chefs-d’œuvre en valeur c’est ceux-ci que doit voir le visiteur, et non le cadre dont le décorateur l’entoure⁶⁹. »

27Cependant cela signifie également que la présentation de la collection était figée. Elle ne connut en effet aucun changement jusqu’en 1912. Albert Joubin la trouvait même mortifère : « Elle n’était plus un décor familier, elle se muait en galerie, autant dire en musée, en quelque chose de définitif. Elle contenait comme un germe de mort et cette idée allait devenir insupportable à Doucet⁷⁰. » Pourtant Doucet fit quelques acquisitions de grande importance après son emménagement rue Spontini : la tête de Christ, donnée sous réserve d’usufruit au Louvre et déjà évoquée, ou le Bouddha d’éclat infini Amida⁷¹ qu’il plaça dans le grand salon, le premier sur une sellette de sculpteur, l’autre sur un chevalet (fig. 12). Tous deux apparaissent comme des intrus dans un tel décor. La présence du paysage de Sisley dans le grand salon, sur un chevalet, est tout aussi intrigante. Cette peinture, mentionnée dans la liste des œuvres assurées, est absente du décor dessiné par le décorateur : on peut ainsi supposer qu’elle aurait été acquise en 1907 seulement⁷². À cette date, elle n’aurait pu trouver sa place sur les cimaises sans déséquilibrer toute la composition d’Adrien Karbowsky.

28L’hôtel Spontini, dont le premier étage avait été aménagé à la manière d’un musée, fut donc conçu comme un lieu semi-public, avec éclairage zénithal et dessins aux murs. Maurice Tourneux espérait que la collection serait ouverte une fois par mois aux visiteurs dans la nouvelle demeure de Doucet⁷³. Émile Dacier témoigne d’ailleurs du fait que la collection de Doucet « fut réellement, et d’une façon permanente, à la disposition des “curieux dignes de ce nom” ». Albert Flament précise que l’hôtel était également aisément accessible « le dimanche matin, de onze heures à midi et demie. […] On entrait, on sortait, les femmes gardaient leur manteau, leurs boas, leurs écharpes […]. On se serait cru à une succursale trop élégante de la galerie Georges Petit, car il y avait les valets de pied et leur livrée qu’on utilisait⁷⁴. » Cependant, alors qu’une telle présentation pouvait laisser imaginer un don ou un legs aux collections publiques, comme Édouard André et Nélie Jacquemart le firent en 1912 en faveur de l’Institut de France, Ernest Cognacq de la Ville de Paris en 1928, Isaac de Camondo du Louvre en 1911 ou son cousin Moïse de Camondo des Arts décoratifs en 1935, Jacques Doucet dispersa sa collection aux enchères en juin 1912 et quitta définitivement l’hôtel particulier de la rue Spontini en décembre 1913 pour emménager dans un appartement moderne, avenue du Bois de Boulogne⁷⁵.