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Dans l’ombre de la réforme sociale, Paul Strauss (1852-1942)

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Catherine Rollet
, 
Virginie De Luca Barrusse

Chapitre VIII

Une carrière de réformateur

Texte intégral

1On l’a vu à maintes reprises, au cours de sa longue carrière, Paul Strauss entend mettre au service du plus grand nombre les savoirs nouveaux dans les domaines de la santé et de l’hygiène, convaincu que les Lumières de la science peuvent contribuer à transformer les conditions de vie et à asseoir la démocratie. C’est une figure symptomatique de l’alliance entre le savant et le législateur qu’a promue la Troisième République (Rollet, 1990a). Strauss n’est pas seul, loin s’en faut. Mais fort du réseau qu’il s’est forgé et qui l’a accepté comme l’un de ses représentants, il apparaît comme une figure majeure de la réforme sociale.

2Son parcours convainc du décloisonnement fort entre monde politique et associatif, entre engagement politique et social. Les espaces dans lesquels il intervient et est reconnu sont très fortement intriqués. Au-delà de son rôle politique qui l’a conduit à prendre des positions, à engager des réformes moyennant parfois des compromis, Strauss est mû par un objectif : associer l’hygiène à l’assistance puis à l’assurance. Aussi déploie-t-il beaucoup d’efforts pour vulgariser, diffuser les pratiques nouvelles issues des découvertes pasteuriennes. Hors des espaces politico-administratifs, Strauss travaille à trouver au but vers lequel il tend une chambre d’écho.

I. Au sein de la « nébuleuse réformatrice »

3À l’évidence, Paul Strauss fait partie de la « nébuleuse réformatrice » (Topalov, 1999), cette coalition républicaine qui, ayant assuré la consolidation du régime, va tenter d’achever l’œuvre de 1789 en ouvrant une nouvelle page, celle des droits sociaux. Passer de la charité à l’assistance puis à l’assurance, tel est le chemin parcouru par les réformateurs, des années 1880 aux années 1930, à mi-chemin entre conservatisme et révolution. C’est la voie moyenne que symbolise, en politique, la pensée d’un Léon Bourgeois. Ce qu’a réalisé l’inventeur du solidarisme avec une application très concrète, la lutte contre la tuberculose, Paul Strauss l’a fait dans un autre domaine, en particulier celui de la lutte contre la mortalité des enfants et plus généralement des plus vulnérables. Les deux hommes sont très proches sur le plan des idées, partageant les mêmes valeurs de la franc-maçonnerie, même s’ils sont d’obédience différente, l’un au Grand Orient de France, l’autre à la Grande Loge. Choisir des objectifs, mobiliser des acteurs, lever des fonds, agir en concertation, former des professionnels… c’est là la solidarité active, appliquée. Comme le montre Jane Jenson, la doctrine solidariste s’adapte bien à l’idéal réformiste des couches nouvelles, experts, théoriciens de la réforme sociale ou encore catholiques sociaux influencés par l’encyclique Rerum Novarum (Jenson, 1989, p. 249).

4L’idée de nébuleuse renvoie à un univers fini mais aux contours indécis, un ensemble d’objets organisés en systèmes partiels mais entraînés dans un mouvement d’ensemble (Topalov, 1999, p. 13). On est bien dans une nébuleuse lorsqu’on voit la diversité de ceux qui participent à ce travail de réforme, du point de vue politique, religieux, culturel. Ces réformateurs sont ceux qui fréquentent les institutions, les associations, les cercles liés entre eux et qui constituent, de fait, « les lieux, les milieux et les réseaux » de la réforme (Battagliola, 2009). Dans son analyse des réseaux des « philanthropes et féministes dans le monde réformateur », Françoise Battagliola distingue quatre pôles : celui des médecins et des hommes politiques de la protection de l’enfance, celui des catholiques, celui des féministes, celui enfin, des républicains protestants, francs-maçons. Si Paul Strauss appartient incontestablement au premier pôle en s’intéressant notamment, avec les médecins, à la lutte contre la mortalité infantile, il est aussi présent dans les autres réseaux, aux côtés des féministes et des francs-maçons (Battagliola, 2009, p. 139-140). Il est à la charnière de plusieurs milieux.

5Il fait aussi partie d’organismes publics nombreux : conseils, comités, commissions techniques, sans compter ses affiliations à des associations privées... Ce sont autant de lieux de discussion, d’élaboration intellectuelle et d’actions. Il est le type même du parlementaire qui pratique la multifonctionnalité, ce qui lui permet de combiner plusieurs postes d’observation et d’occuper des positions de pouvoir. La liste des fonctions qu’il occupe dans des comités et commissions diverses ne saurait être exhaustive. Il est membre, vice-président, ou président de nombreuses sociétés dans des domaines étonnamment divers. En ce qui concerne son domaine de prédilection, l’enfance, il remplace, en 1904, Théophile Roussel décédé, comme vice-président du Comité de protection du premier âge. En 1909, il est président de la fondation Pierre Budin. En mars 1905, il est élu président du Conseil supérieur de l’Assistance publique et il sera continuellement élu président par acclamation et, lorsqu’il devient ministre en 1922, c’est Gustave Dron, vice-président, qui lui succède. Il en redeviendra membre en 1924, en remplacement d’Émile Loubet, jusqu’à son retrait en 1936 (Bec, 1993). Ses inquiétudes en ce qui concerne les tendances démographiques le conduisent à adhérer aux deux principales associations du domaine : l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française et la Ligue contre la mortalité infantile. Il émarge également à la Société française des habitations à bon marché. Il est aussi membre de plusieurs commissions liées au département de la Seine et à la ville de Paris : Comité d’hygiène et de salubrité de la Seine ; bureau central du Comité antituberculeux de la Seine, Comité départemental d’hygiène sociale de la Seine, Comité des HBM du département de la Seine… La liste des comités du champ de l’hygiène dont il est membre est particulièrement longue : Comité consultatif d’hygiène publique, Commission permanente d’hygiène de la société de médecine publique et d’hygiène professionnelle… Dans le champ de la protection sociale et des travailleurs, il est aussi présent. Au Conseil supérieur du travail depuis 1900, constamment réélu, il fait partie de sa commission permanente en 1913. Mais il est aussi membre d’associations telles que l’Association nationale française pour la protection légale des travailleurs. Au début du siècle, il est membre élu du Conseil supérieur des sociétés de secours mutuels ; il est membre de l’Alliance d’hygiène sociale, la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance… Ces participations rendent compte de la variété étonnante des centres d’intérêt de Paul Strauss – hygiène, santé, logement, protection sociale, éducation –, mais aussi de l’étendue du champ qu’il embrasse dans son projet politique.

6Quelques exemples suffiront pour rendre compte de ces investissements associatifs. Prenons celui de l’éducation. Fidèle aux idées qu’il a développées lors de son séjour forcé à Bruxelles, Paul Strauss professe un véritable credo dans les valeurs de l’éducation pour tous depuis son premier mandat politique. Dans son livre sur L’École moderne publié en 1892, Édouard Petit relate quelques-unes de ces idées, durant son mandat de conseiller municipal en matière d’éducation.

« Ce dernier, écrit-il, a connu un franc et légitime succès en se faisant l’avocat de la Ligue nationale pour l’éducation physique. Je voudrais que chacun fût à même de méditer et de suivre ses conseils. Ils ont quelque chose de viril et de résolu qui entraînera les plus récalcitrants. Avec la verve qu’il sait toujours introduire dans ses articles et ses improvisations, il fait leur procès à la routine, à l’esprit de résistance et d’immobilité. Et il le fait sans avoir l’air d’y toucher, en lettré sûr d’être compris à demi-mot. M. Paul Strauss préconise ce qu’il appelle “la culture de l’homme”. Il demanda l’égalité dans l’alternance du repos et du mouvement. Il ne cherche pas ses exemples en Angleterre mais en Grèce […] et il s’écrie en terminant : “l’heure des adhésions platoniques est passée ; le moment de la période active est venu” » (Petit, 1892, p. 313-314).

7Bel hommage au talent d’orateur de Paul Strauss qui reprend, sur ce thème de l’équilibre entre le corps et l’esprit, le vieil adage mens sana in corpore sano. Pour Strauss comme pour le mouvement en faveur de l’éducation physique, il s’agit aussi de former ces jeunes gens à la vie sociale qui les attend, avec les valeurs qui la sous-tendent, patriotisme et morale.

  • 1 Dick May, L’enseignement social à Paris ; suivi des programmes détaillés du Collège libre des scien (...)
  • 2 Journal officiel, Débat au Sénat, 10 avril 1900, p. 1051.
  • 3 En 1910, on y trouve, en plus des noms évoqués par Paul Strauss en 1900, Édouard Dolléans, historie (...)

8Quelques années plus tard, après les épreuves de la crise boulangiste, de l’affaire Dreyfus et des scandales financiers, il partage avec ses amis républicains, l’idéal d’une avancée de la démocratie par l’élévation du niveau des connaissances, en liant étroitement réforme et science (Goulet, 2009). N’a-t-il pas accepté de donner des cours au Collège libre des Sciences sociales, qui se présente « comme le rendez-vous de libres esprits ardemment épris des problèmes sociaux qui font l’honneur et le tourment de notre génération » (Bergeron, 1910, p. 18) ? Ainsi, le 25 janvier 1897, dans la section « Doctrines et applications sociales », Paul Strauss intervient sur L’assistance et la prévoyance sociale en axant son cours sur les enfants assistés1. Membre honoraire bénévole du Collège, il n’hésite pas à défendre auprès du Sénat, en avril 1900, une subvention de 12 000 francs votée par la chambre, à la demande de Léon Bourgeois et Raymond Poincaré notamment. Créée en 1895, cette institution est venue combler une lacune, explique Paul Strauss : des pays comme les États-Unis ou l’Angleterre ont depuis longtemps créé cet « enseignement social ». On a enfin « réuni dans un même local des enseignements aussi variés, aussi complets et, j’ajouterai sans embarras, aussi contradictoires2 ». Font partie du conseil de perfectionnement du Collège des personnalités aussi différentes que « M. le professeur Aulard, M. Berteaux, M. l’abbé Lemire, M. Léon Bourgeois, M. Poincaré, M. Buisson, M. Doumer, le père Didon, M. Duclaux, M. Lavisse, M. H. Lorin, M. Perrot3 ». Oui, des théologiens côtoient des historiens, des sociologues, des savants, des journalistes et des hommes politiques. Éclectisme voulu, souligne Strauss, à la fois dans le comité de perfectionnement, dans les chaires et les enseignements (Goulet, 2008) ! « C’est en effet, messieurs, une école où toutes les opinions sont professées avec la plus grande tolérance, et je ne crois pas qu’il faille prendre ombrage de cet assemblage d’opinions contradictoires et opposées, qui momentanément font abstraction de ce qui les divise pour se rencontrer dans la recherche loyale de la vérité » (Bergeron, 1910). Strauss demande à ses collègues sénateurs d’examiner cette demande avec bienveillance. Mais la liste des professeurs ayant enseigné depuis la fondation du Collège, impressionnante pour un lecteur actuel, heurtait certains sénateurs en ce temps d’anticléricalisme montant et d’orthodoxie républicaine. Aussi des oppositions se manifestent-elles : le public est composé de jeunes gens de 18, 19 ou 20 ans, explique le docteur Denoix de l’Union républicaine : « M. Strauss et ses collègues se sont-ils rendu compte du trouble qu’ils apportaient dans ces jeunes cerveaux ? N’ont-ils pas peut-être, sans le vouloir assurément et bien malgré eux, fait naître le doute » (Ibid.) qui on le sait, engendre le scepticisme ? Strauss proteste en disant que, dans ce Collège, les professeurs « enseignent la morale et le devoir » : « quelles que soient les sources auxquelles cette morale soit puisée, philosophique ou religieuse, tous font appel à ce qu’il y a de plus noble chez les jeunes gens, c’est-à-dire au dévouement à la patrie et à la société » (Ibid.). Mais il ne réussit pas à faire passer son amendement.

  • 4 Le Radical, 1er août 1903 ; Le Temps, 26 juin 1905.
  • 5 Journal officiel,Annales du Sénat, 22 juin 1914, p. 929-930.

9Autre témoin de son investissement associatif en matière d’éducation, l’Association philotechnique, dont Strauss devient président en 19034, après des personnalités comme Jules Ferry, Léon Bourgeois ou Raymond Poincaré. Elle propose aux classes populaires des enseignements techniques (coupe de pierres, construction, nivellement, arpentage…) mais aussi généraux (langues, géométrie, physique, chimie…) (Pressard et Rotival, 1911). À la veille de la guerre de 1914, Strauss est toujours fasciné par l’éducation populaire : ne souhaite-t-il pas, comme l’avait écrit Dick May et comme l’a rappelé René Viviani, transformer le ministère de l’Instruction publique en ministère de l’Éducation nationale ? Instruire, certes mais aussi éduquer : « il faut que notre école publique, que notre école laïque soit renforcée par toutes les institutions de sauvegarde éducative, sanitaire, mutualiste, philanthropique, qui en sont le couronnement et l’honneur5 ». Une éducation totale en somme : tel est l’ambitieux programme républicain de Strauss. Collège Rollin, Association philotechnique, Collègue libre des sciences sociales : Paul Strauss a participé de ce mouvement d’éducation populaire et démocratique qui caractérise la IIIe république (Chaline, 2001, p. 37-39). Comme bien d’autres républicains et francs-maçons qui accordent de l’importance à l’éducation populaire sous toutes ses formes, il souhaite faire le pont entre les savoirs savants et leurs applications concrètes dont il attend beaucoup pour le bien-être de tous (Lalouette, 1983). Son ministère, on l’a vu, en rend compte.

  • 6 Ainsi par exemple il invite le ministre de la marine, M. Pierre Baudin, à venir présider la 14e ass (...)

10Autre domaine auquel Paul Strauss est très attaché, la protection de l’enfance. Dès 1891, Strauss est membre du Comité consultatif de la société maternelle parisienne La Pouponnière. Il participe régulièrement à l’assemblée générale de l’institution qu’il suit avec attention (De Luca et Rollet, 1999). Pour sauver l’institution, il fait en 1901 une conférence à la Sorbonne en vue de lancer un appel à la charité publique. Il ne manque pas une occasion pour signaler par exemple dans Le Figaro l’une ou l’autre des réalisations de la pouponnière… Notez qu’à l’époque il n’était pas rare que des membres du gouvernement acceptent de venir aux assemblées générales d’associations de renom : Louis Barthou participe plusieurs fois aux assemblées générales de La Pouponnière ; Paul Strauss lui-même invite régulièrement des ministres aux assemblées générales de la Ligue contre la mortalité infantile6. Tout un réseau politique et philanthropique est mobilisé pour soutenir les œuvres républicaines et laïques.

  • 7 Le Radical, 12 août 1885.
  • 8 Conseil municipal de Paris, procès-verbaux, 27 juillet 1887.
  • 9 Revue d’hygiène et de police sanitaire, 1902, 24, p. 153.
  • 10 Lors du congrès international de l’enseignement primaire du 2 au 5 août à la Sorbonne, Paul Strauss (...)
  • 11 Strauss, 1897, « L’assistance publique de Paris », Revue philanthropique, 2, 10 décembre, p. 162-16 (...)
  • 12 Le Radical, 13 décembre 1905.
  • 13 L’Assistance française, Exposé général de la constitution et des résultats des divers services, éta (...)

11À côté des associations, les congrès internationaux sont également des moments forts balisant la réflexion des réformateurs et Paul Strauss y est très présent. En 1885, il se rend à Londres avec une délégation du conseil municipal pour étudier les services d’accueil de nuit7. En 1887, il est à Vienne, comme délégué de la ville de Paris, pour applaudir la communication du docteur Brouardel sur le rôle de l’eau dans la fièvre typhoïde8 ; en 1894, c’est à Budapest qu’il félicite le docteur Roux pour ses travaux sur la diphtérie9. En 1896, Paul Strauss se rend au congrès d’Assistance à Genève. Il est ainsi de nombreux congrès nationaux et internationaux d’hygiène, d’assistance, de démographie, d’enseignement primaire10, en France et à l’étranger, dont témoigne la longue liste des congrès figurant dans ses Titres et travaux (Strauss, 1909). Les grands débats qui agitent ceux auxquels il participe portent sur la solidarité, l’obligation ou non de l’assistance, l’intervention de l’État, les rapports entre privé et public. Ainsi, le congrès international d’assistance de 1900 à Paris instaure un partage des responsabilités entre privé et public. Il prend, du reste, le nom de « Congrès d’assistance publique et de bienfaisance privée ». Paul Strauss présent s’inquiète de ce que la multiplicité des services d’assistance, de leurs enquêtes et de leurs fichiers aboutisse au même résultat11. Il faut rendre la charité « scientifique » comme au Royaume-Uni, fondée sur l’enquête à domicile, la tenue de fichiers, l’échange d’informations entre institutions ! Au moment de la séparation des Églises et de l’État et après celle-ci, Paul Strauss n’aura de cesse de répéter à longueur d’articles et d’interventions, la « connexité » étroite qui doit exister entre public et privé, de recommander « la pénétration réciproque des administrations et des œuvres12 ». En 1910 encore, à Copenhague, il confirme que l’effort de ces deux secteurs « concourt au même but » et « tout séparatisme serait désormais désastreux13 ».

II. Strauss et les médecins

12La médecine a été certainement l’une des passions de Paul Strauss. Ses études de médecine, restées inachevées, témoignent d’un intérêt précoce. Plus encore, ses engagements politiques et sociaux tout au long de la carrière, le confirment. Les liens que l’homme politique entretient avec le milieu médical sont, à cet égard, symptomatiques.

  • 14 Archives du Comité national de l’enfance, Assemblées générales de la Ligue contre la mortalité infa (...)

13Au tournant du siècle, la médecine moderne est encore balbutiante, Paul Strauss est proche des pasteuriens qui redoublent d’efforts pour la faire sortir de l’improvisation. Les rapports qu’il a dû rédiger dès son mandat au conseil municipal l’ont mis en contact étroit avec ce milieu. Il se lie même avec certains d’entre eux, en particulier Pierre Budin. L’obstétricien-pédiatre lui dédie d’ailleurs son livre, Manuel pratique d’allaitement. Hygiène du nourrisson, publié en 1907. Les deux hommes sont des amis proches. C’est avec Pierre Budin et Théophile Roussel, déjà bien affaibli par la maladie, qu’il crée, en 1902, la Ligue contre la mortalité infantile. Son conseil d’administration, installé le 15 février 190214 sous la présidence du président du conseil des ministres, Waldeck-Rousseau, comprend 60 membres dont 31 médecins (Rollet, 1990a). Ces médecins sont aussi bien des professeurs, membres de prestigieux hôpitaux, de l’Académie de médecine, députés ou sénateurs, que des praticiens plus modestes, inspecteurs des enfants du premier âge. Parmi eux figurent Gaston Variot, compagnon de Paul Strauss en franc-maçonnerie et Albert Josias, médecin à l’hôpital Trousseau, secrétaire de la Ligue. On compte aussi 8 femmes, fonctionnaires ou présidentes d’associations, 8 parlementaires, ministres ou conseillers municipaux de Paris, 9 fonctionnaires des collectivités locales ou de l’État et enfin 4 philanthropes, directeurs d’institutions. Paul Strauss peut compter sur l’appui financier d’importants personnages comme la baronne James de Rothschild et le docteur Henri de Rothschild, pédiatre et directeur d’un hôpital pour enfants à Paris. Ce pédiatre de renom, trésorier de l’association, en deviendra l’un de ses vice-présidents (Paul, 2011). Paul Strauss aura beaucoup d’autres occasions de collaborer avec lui et lui préfacera deux de ses livres (Rothschild, 1902 ; 1904).

  • 15 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1902, 66, tome 48, p. 620.
  • 16 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1903, 67, tome 50, p. 301.

14Les liens entretenus par Paul Strauss avec le milieu médical sont particulièrement nets lorsqu’on se penche sur les publications de l’Académie de médecine. Très tôt, celle-ci signale régulièrement les écrits de Paul Strauss et la Commission de l’hygiène de l’enfance lui accorde la médaille d’or le 23 décembre 1902 pour ses travaux sur l’enfance15. À cette date, il a déjà publié deux livres majeurs sur le sujet : L’enfance malheureuse et Dépopulation et puériculture, sans compter ses articles et ses rapports. En décembre 1903, parmi 23 mémoires présentés pour le prix Vernois décerné par l’Académie, le monumental ouvrage de Strauss et Filassier sur la loi de protection de la santé publique, se voit décerner le premier prix à partager avec le médecin Félix Battesti16.

  • 17 Ce texte est conservé aux archives de l’Académie nationale de médecine (Liasse 303).
  • 18 Il évoque la Commission de la dépopulation. Tandis que Jacques Bertillon est rapporteur de la Commi (...)
  • 19 On retrouve la métaphore militaire très présente dans La croisade sanitaire.
  • 20 Archives de l’Académie nationale de médecine, Liasse 303, Paul Strauss, « La politique sanitaire et (...)

15Ce parcours de reconnaissance culmine avec l’élection de Paul Strauss à l’Académie de médecine le 2 mars 1909. Il est candidat parmi les associés libres et, comme le prévoit le règlement, il donne lecture d’une étude sur la politique sanitaire et le devoir social17. La tonalité de ce mémoire, présenté le 2 février 1909, est placée sous le thème de la « dépopulation », mot employé dès la première ligne : « Le problème angoissant de la dépopulation française est à l’ordre du jour18 ». Mais d’emblée, Strauss braque le projecteur sur « la bataille contre les fléaux et les épidémies » engagée par les médecins et les hygiénistes : « Il a fallu pour éclairer leur marche et mieux armer leurs bras, la révolution pastorienne, grâce à laquelle une lumière éclatante a été projetée sur la propagation des maladies transmissibles. Une fois découverts et connus, la plupart des microbes pathogènes ont pu être suivis à la trace et mis dans l’impossibilité de nuire19 ». Dès le troisième paragraphe, Paul Strauss met l’accent sur la « connexité des phénomènes biologiques et sociologiques », sur la convergence de vues entre économistes et hygiénistes, éducateurs et philanthropes. Il envisage aussi résolument l’administration sanitaire et évoque comme un modèle à suivre le casier sanitaire des maisons mis en place à Paris en 1894 qui permet de « marquer d’une croix noire les immeubles dévastés par la contagion » (Fijalkov, 2004). La loi du 15 février 1902 « à coup sûr imparfaite sur plus d’un point, ne se suffit pas à elle-même ». Dans la suite de son exposé, Paul Strauss examine les « graves lacunes de notre système sanitaire », dont la loi sur l’expropriation pour cause d’insalubrité qui est inadaptée aux nécessités nouvelles. Puis il fait un plaidoyer pour l’amélioration du logement ouvrier en ville comme à la campagne, grâce aux lois récentes de 1906 sur les HBM et de 1908 sur la petite propriété, mais aussi pour la multiplication des jardins ouvriers. Pour lui, l’accès à un logement bon marché ouvre la voie, pour les familles laborieuses, à l’aptitude ménagère et au souci sanitaire. En outre, « toutes les mesures destinées à combattre la misère, à l’atténuer, contribuent indirectement à la sauvegarde de la santé publique ». Strauss insiste sur l’accompagnement des femmes enceintes et des mères, la prise en charge des enfants, la fourniture d’un « lait irréprochable », l’éducation des mères…, pour lesquels l’homme politique œuvre aussi. Il croit en l’efficacité de la médecine préventive qui a « son rôle à jouer avant la naissance et à tous les âges de la vie » et dans des lieux collectifs comme l’école, la caserne, l’atelier… « Quelle œuvre colossale et magnifique à accomplir, avec les concours les plus divers par la coopération des éducateurs, des philanthropes, des hygiénistes ! » L’hygiène sociale devrait être « élevée à la hauteur d’un art de gouvernement […] pour le plus grand honneur de la science et le plus grand profit de la Patrie et de l’Humanité20 ». Ce texte est un vibrant hommage à Pasteur et aux médecins qui l’écoutent mais c’est aussi un plaidoyer pour une médecine sociale. Il est symptomatique de cet effort d’alliance entre le savant et le politique, l’un, l’autre devant s’épauler.

16Pour étayer sa candidature, Paul Strauss compose un petit opuscule de 14 pages sur ses Titres et travaux (document 12). Voyez les fonctions officielles : une pleine page, outre ses mandats d’élu, de présidences de Conseils supérieurs, de membre de conseils et commissions divers et variés que nous avons déjà entr’aperçu : Assistance publique, Protection des enfants du premier âge, Tuberculose, Hygiène publique, Enseignement technique, Mutualité, Travail, Statistique, HBM, Eaux, Arts et métiers, Hygiène sociale, Mortalité infantile… Indiscutablement, Paul Strauss occupe un large terrain dans le domaine de l’hygiène et de l’assistance. Il y exerce des fonctions-clefs. Les noms cités par Paul Strauss dans cette brochure mettent au jour son « réseau médical » : ses « parrains », ses amis, son réseau professionnel et social : Théophile Roussel bien sûr, mais aussi, Thulié, Nocard, Vallin, Duclaux, Vincey, Rochès, Bordas, Labbé, Porak, Cheysson, Ribot, Landouzy, Filassier. Sauf exception, il s’agit de médecins, souvent membres de l’Académie de médecine.

Document 12. Paul Strauss, Exposé des Titres et travaux, Paris, Masson, 1909, p. 12-13

Document 12. Paul Strauss, Exposé des Titres et travaux, Paris, Masson, 1909, p. 12-13
  • 21 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1909, p. 202, 265, 270.
  • 22 Le Radical, 3 mars 1909.

17Cinq autres candidats sont en lice pour entrer dans la prestigieuse académie mais c’est Paul Strauss qui recueille le plus de suffrages21. Le Radical n’omet pas de signaler cette élection en retraçant l’itinéraire du nouvel académicien22. Le 4 mars 1909, lors d’une séance du Conseil de surveillance de l’Assistance publique, le docteur Landouzy adresse à Paul Strauss ses félicitations pour son entrée à l’académie de médecine :

  • 23 Archives APHP, Conseil de surveillance, Procès-verbaux des séances du Conseil de surveillance, 4 ma (...)

En faisant de la candidature de M. Paul Strauss un accueil, non seulement sympathique, mais encore des plus chaleureux, l’Académie de médecine a sans doute réalisé un vœu qu’elle caressait depuis longtemps et qui était presque un vœu intéressé. Elle a voulu prendre à son compte l’activité inlassable, la compétence étendue, le grand dévouement que M. Paul Strauss a mis, depuis vingt années, au service des œuvres d’assistance publique, de prévoyance et d’hygiène sociales […] de telle sorte, en vérité, qu’on se demande à qui doivent s’adresser les félicitations : si c’est à l’Académie de médecine, pour l’excellente recrue qu’elle vient de faire, ou si c’est à M. Paul Strauss, pour la nouvelle distinction dont il est l’objet [Applaudissements unanimes]23.

  • 24 L’Enfant, 170, 20 mars 1909, p. 41.
  • 25 Archives de l’Académie nationale de médecine, 1909, Fonds du docteur Chevassu, III 19, Le correspon (...)

18Même éloge dans la revue L’Enfant sous la plume de son directeur24. Quant au rédacteur du Correspondant médical en 1909, il se félicite que l’académie ait élu, « dans sa section libre, non point un savant, non point un professionnel de notre art, mais un sociologue éminent, héritier de l’œuvre de Théophile Roussel, – nous voulons parler de Paul Strauss25 ».

  • 26 Compte-rendu des Séances du conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, (...)

19Sa vie durant, Paul Strauss restera un proche des médecins et en particulier des pasteuriens. En décembre 1914, il se voit décerner, sur proposition du préfet de la Seine, la médaille d’or des Services d’hygiène (document 13), « en récompense des éminents services que M. Paul Strauss n’a cessé de rendre, depuis plus de vingt-cinq ans, à la cause de l’hygiène comme homme politique, comme journaliste et comme technicien. Sa voix fait autorité dans les Conseils et les Commissions auxquels il prête le concours le plus éclairé, le plus dévoué et aussi le plus assidu, malgré ses nombreuses occupations26 ».

20La reconnaissance du monde médical est réelle. En témoigne celle de l’Institut Pasteur. On l’a vu, Paul Strauss a suivi dès ses débuts les destinées de l’Institut : non seulement, il a essayé de créer, dès 1886, un institut antirabique mais il a fait partie des membres fondateurs de l’Institut. Il ne manque pas une occasion pour saluer les découvertes des pasteuriens et, c’est sous son ministère que sont organisées, en France et à l’étranger, les célébrations du centenaire de la naissance de Pasteur… L’Institut lui en est reconnaissant. Le 20 décembre 1924, quelques mois après la fin de ses fonctions ministérielles, l’Institut Pasteur organise en son honneur une cérémonie au cours de laquelle le docteur Roux lui remet une médaille réalisée par le sculpteur Paul Paulin.

Document 13. Cérémonie de remise de médaille à l’Institut Pasteur

Document 13. Cérémonie de remise de médaille à l’Institut Pasteur

Remise de la médaille à M. Paul Strauss par le docteur Emile Roux. Une phrase en latin figure au revers : « Civivm Condicionis Non Svae Anxivs »: « Plus soucieux du bien-être des citoyens que du sien propre ». Photo Agence Rol © BnF.

  • 27 L’Univers israélite rend compte de la cérémonie et du discours de Roux, 26 décembre 1924, p. 316.
  • 28 Cérémonie à l’Institut Pasteur en l’honneur de Paul Strauss, 20 décembre 1924, imprimerie Lahure, p (...)

21La cérémonie est grandiose. Les intervenants se succèdent. En décrivant l’action de Paul Strauss depuis ses débuts de journaliste27, Émile Roux s’étonne qu’un seul homme ait pu « suffire à tant de labeur ». : « Quand on songe à l’immense travail que représentent toutes ces fonctions que vous remplissez, c’est à croire que vous disposez de plusieurs démons familiers qui vous aident dans votre besogne28 ». Les phrases dans lesquelles Roux salue Strauss, le « pastorien » méritent d’être citées tant elles rendent compte des efforts de Strauss pour éclairer la politique par la science et, par ce moyen de mettre en œuvre une politique de santé et d’hygiène rationnelle.

  • 29 Ibid.

Pour soulager la souffrance humaine, la bonté et la charité sont nécessaires, mais elles resteraient impuissantes sans le secours de la science. La science n’a pas, comme la politique, la prétention de faire le bonheur des hommes, elle se contente de diminuer leurs maux. Un de vos grands mérites, cher Monsieur Strauss, a été de comprendre cette vérité. Attentif aux progrès de la médecine, vous avez voulu aussitôt en faire profiter les populations. Ainsi, dès que Pasteur eut dévoilé la cause des maladies infectieuses, vous êtes devenu pastorien et pastorien agissant, propageant la bonne doctrine par des articles dans la presse. En 1886, après la découverte du traitement préventif de la rage, vous êtes venu au laboratoire de la rue d’Ulm voir ce qui s’y passait […]. Vous en êtes parti convaincu, et vous avez pensé que la Ville de Paris devait contribuer à l’édification d’un Institut où seraient traitées les personnes mordues par des animaux enragés […]. Il y a donc plus de 38 ans que vous êtes entré en relation avec Pasteur et ses élèves ; depuis, vous n’avez perdu aucune occasion de les aider dans leurs travaux. En 1894, après le Congrès de Budapest, où fut apportée la démonstration de l’efficacité du sérum anti-diphtérique découvert par Behring, vous obtenez de la Ville de Paris que des écuries soient mises à notre disposition et vous faites voter par le Conseil général une subvention annuelle pour la préparation du nouveau remède. Rien de ce qui s’est fait à l’Institut Pasteur depuis sa fondation ne vous a trouvé indifférent. C’est vous et le regretté docteur Labbé qui avez eu l’idée de la célébration solennelle du 26e anniversaire de la fondation de l’Institut Pasteur. Récemment, en 1922 et en 1923, au Centième anniversaire de la naissance de Pasteur, vous avez gagné la reconnaissance et l’affection de tous les pastoriens. Vous étiez Ministre de l’Hygiène et, d’accord avec vos collègues du Gouvernement et avec les Membres du Parlement, vous avez donné à cette commémoration une grandeur digne de celui qui en était l’objet. À diverses reprises, devant le tombeau de Pasteur, à la Sorbonne, à Strasbourg, vous avez parlé avec une émotion si sincère qu’elle s’est communiquée à l’assistance […]. C’est que vous étiez pénétré des possibilités infinies et de l’humanité que renferme l’œuvre pastorienne dont vous avez suivi pas à pas tous les progrès. Voilà pourquoi nous vous considérons comme un des nôtres. […]29.

  • 30 Il présida le conseil d’administration de l’Institut Pasteur de 1917 à 1933.
  • 31 Archives de l’Institut Pasteur, Séance de l’Assemblée, 16 décembre 1925.
  • 32 Archives de l’Institut Pasteur, Séance du Conseil (1926-1942).

22Le 16 décembre 1925, le conseil d’administration de l’Institut Pasteur doit élire un membre en remplacement de Léon Bourgeois. Le président René Vallery-Radot, gendre de Pasteur30, et le bureau proposent d’élire Paul Strauss « dont on connaît le dévouement ancien et fidèle à la Maison de Pasteur et dont nous nous rappelons avec reconnaissance le rôle lors de la célébration du centenaire de la naissance de Pasteur31 ». Paul Strauss est donc élu membre du conseil d’administration de cet institut et le restera jusqu’à sa mort. Dans ce mandat, comme dans toutes ses activités, Paul Strauss fait preuve d’une grande fidélité32. Sa mobilisation permanente auprès des pastoriens lui a valu une reconnaissance qui lui a permis d’accroitre et consolider son réseau social mais aussi politique.

III. La Revue philanthropique

  • 33 Strauss, « Notre programme », La Revue philanthropique, 1, mai-octobre 1897, p. 1-8.
  • 34 Ibid.
  • 35 Roussel P., 1897, « La protection de l’enfance », Ibid., p. 13-21.
  • 36 Monod H., 1897, « A Monsieur Paul Strauss, directeur de La Revue philanthropique», Ibid., p. 22-28.
  • 37 Claretie J., 1897, « La philanthropie », Ibid., p. 29-30.
  • 38 Budin P., 1987, « De l’allaitement des enfants. Progrès réalisés », Ibid., p. 31-37.

23Déjà bien engagé sur le terrain qu’on nommera plus tard hygiène sociale, Paul Strauss fonde en mai 1897, au moment même où il se présente aux sénatoriales, une nouvelle revue qui prend le nom de Revue philanthropique. Il veut combler une lacune : créer une « revue neutre, impartiale, libérale et tolérante, où tous les gens de cœur se pourront rencontrer sans aliéner une parcelle de leur indépendance, rassemblés dans la même foi, associée à une œuvre commune. Entre les hommes les plus divisés d’opinion subsiste un lien pour ainsi dire indissoluble : amour du prochain pour les uns, solidarité humaine pour les autres33 ». Il s’agit de favoriser l’union sacrée entre la bienfaisance libre et l’assistance officielle. Le but est d’assurer une jonction entre des milieux qui s’opposent, alors qu’on est en plein processus de séparation des Églises et de l’État (Topalov, 1996). En créant ce réseau autour d’une revue, Paul Strauss veut poursuivre autrement l’action sociale et sanitaire : « Comment alléger la souffrance, comment mener la bataille contre le paupérisme, ce mangeur d’hommes, comment combattre le chômage et la maladie, comment réduire l’alcoolisme et prévenir la tuberculose, la scrofule, la misère physiologique34 ? ». Le programme qu’il annonce occupe 8 pages du premier numéro de la revue. L’initiative reçoit l’appui de prestigieux personnages : plusieurs lettres de soutien sont publiées, de Théophile Roussel, sénateur35, d’Henri Monod36, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publique au ministère de l’Intérieur, de Jules Claretie37 ou encore de Pierre Budin38... Le comité de patronage réunit des noms tout aussi prestigieux de ministres (Louis Barthou, Léon Bourgeois), de députés (Jules Siegfried) et de magistrats (Félix Voisin), de professeurs d’université (Ernest Lavisse et Ferdinand Buisson), hauts fonctionnaires (Henri Monod, Gustave Mesureur)… Le gratin du social et de l’assistance en somme.

  • 39 Cet Office est créé par le ministre Justin Godart par décret du 4 décembre 1924. Paul Strauss publi (...)

24La revue mensuelle comprend entre 100 et 160 pages. Outre des articles de fond, elle est découpée en rubriques : Chronique étrangère, variétés, informations, échos, revues et publications françaises, revues et publications étrangères, bulletin (toujours, sauf exception, rédigé par Paul Strauss lui-même), mais aussi des comptes rendus de congrès et des séances du Conseil supérieur de l’Assistance publique… À partir de juin 1901, la revue reprend l’édition du Bulletin de la société internationale pour l’étude des questions d’assistance. Paul Strauss assure seul la direction de la revue jusqu’en janvier 1922. Après cette date, alors qu’il est ministre, Gabriel Cros-Mayrevieille, vice-président de la Commission administrative des hospices de Narbonne, membre du Conseil supérieur de l’Assistance publique, devient son rédacteur en chef. De février 1922 à mai 1924, Le Bulletin est rédigé par Georges Rondel, secrétaire général du Conseil supérieur de l’Assistance publique. Dès la fin de son mandat ministériel, Paul Strauss reprend la direction de la revue et la rédaction du Bulletin, marquant ainsi la fin d’une période transitoire. En 1928, la revue publie le répertoire bibliographique mensuel de l’Office national d’Hygiène sociale qui lui donne une tournure quelque peu austère39. Elle disparaît en 1934.

25Dès le premier numéro, on voit combien Paul Strauss situe l’action qu’il veut mener aux frontières du « public » et du « privé » : il s’agit de convaincre qu’il n’y a pas antinomie entre les deux secteurs mais une convergence nécessaire au nom de l’intérêt supérieur de la nation. L’union entre la bienfaisance privée et l’intervention de l’État est un pilier de sa pensée, on l’a vu à plusieurs reprises. Paul Strauss fait appel à une très large panoplie d’auteurs : des « philanthropes » bien sûr, hommes et femmes, mais aussi des juristes, des écrivains, des médecins, des fonctionnaires – des grands directeurs d’administration (Loys Brueyre, Henri Monod, Napias, Thulié, …) mais aussi des plus modestes inspecteurs de l’assistance publique (De Luca, 2002). Il a écrit lui-même 72 articles, sans compter toutes les notes et Le Bulletin. Les auteurs sollicités donnent leur point de vue sur une question, décrivent des réalisations concrètes, suggèrent des modifications législatives, rendent compte d’assemblées générales, de visites d’œuvres, etc. Le spectre couvert est considérable. C’est tout le champ des politiques sociales et sanitaires au sens large qui est proposé par la revue : l’assistance publique, en tant qu’outil de gestion des problèmes sociaux mais aussi en tant qu’organisation ; l’assurance sociale comme nouvel outil de gestion encore embryonnaire en France ; la mutualité dans ses formes les plus variées ; la protection des populations vulnérables, les enfants, les personnes âgées, les aliénés dont s’occupent tant d’associations de tout horizon confessionnel ou politique ; sans compter d’autres secteurs de la vie sociale comme le logement, la mendicité, l’emploi, le travail des enfants, la construction des hôpitaux, la formation des médecins et des fonctionnaires… En embrassant un aussi large spectre, il s’agit d’offrir au lecteur un panorama actualisé de ce qui se fait et se pense en matière d’action sociale en France et à l’étranger. En dépit d’un titre un peu daté, c’est sans aucun doute une revue pionnière qui a le mérite d’être commune au monde de l’assistance et de la bienfaisance et de se situer au-dessus des querelles partisanes.

1. Un réseau féminisé

  • 40 Cette proportion de 10-12 % n’est pas négligeable si on la compare à la proportion des femmes membr (...)

26Le réseau de la revue rend compte de la multiplicité des champs qu'elle couvre et de ceux que son directeur a investis. Les femmes qui y collaborent sont relativement nombreuses et l’analyse de leur présence dans la revue éclaire sur ce qui se joue, à cette époque, dans les milieux féminins du monde privé et public de l’assistance sociale. En se limitant aux articles signés, on voit apparaître une participation modeste des femmes de la génération de Paul Strauss (un ou deux articles par numéro sur une dizaine d’articles chaque mois) mais l’éventail est très large et couvre les différentes fractions féminines de la « nébuleuse réformatrice » sous l’angle des droits et de la protection des femmes et des enfants, du plus pur féminisme émancipateur et égalitariste au maternalisme et aux différentes formes de l’action réformatrice, protestante, juive, catholique, libre-penseuse. En moyenne, sur l’ensemble des articles de la Revue, 1 article sur 10 (137 sur 1308) a été signé par une femme. La proportion de 10-12 %40 se maintient jusqu’en 1920, malgré l’amenuisement de la revue quant au nombre d’articles publiés, notamment pendant la guerre. Après cette période, la présence des femmes se fait plus rare : en 1931-1934, 1 femme signe 3 articles seulement, avec une répartition très inégale puisque 89 articles sur 137 sont écrits par 7 mêmes femmes.

  • 41 On ne retrouve pas les quatre pôles repérés par Françoise Battagliola dans son analyse de 32 instit (...)

27Ces femmes appartiennent à des réseaux divers, leur lien commun étant souvent Paul Strauss lui-même. Il n’est pas facile d’en établir une typologie41, mais il semble qu’on puisse d’abord distinguer le groupe des féministes, journalistes et écrivaines dévouées à la défense de la cause des femmes. Viennent dans cet ensemble les plumes de Séverine, Louise Renard, Dick May, Jeanne Leroy, Jeanne Schmahl, Marie-Georges Martin… Un deuxième groupe se dessine, celui des « dames philanthropes » avec Marie Béquet de Vienne, Marguerite Charpentier, Olga Veil-Picard…, qui ont investi leur temps et leur argent dans des « œuvres » de protection des femmes et des enfants. Vient enfin le groupe des professionnelles de l’enfance : Hélène Moniez, Olympe Gevin-Cassal, inspectrices générales des services de l’enfance, Augusta Moll-Weiss, Léonie Chaptal, Olga Spitzer, F. Louise Gros et quelques médecins, Anna Hamilton, Clotilde Mulon… Ces catégories sont certainement arbitraires puisque certaines femmes, comme Olympe Gevin-Cassal, peuvent être tout à la fois féministes, écrivaines et professionnelles de l’enfance...

  • 42 Et, avec Désirée Langer, de l’Association des journalistes parisiens (Bulletin de l’Association des (...)
  • 43 Revue philanthropique, mai 1897, p. 9-12.
  • 44 Revue philanthropique, août 1897, p. 487-491.

28Dans le tout premier numéro de la revue, en mai 1897, juste après la présentation du programme par Paul Strauss, Séverine ouvre le bal avec un article titré « Fraternité ». L’amie de Jules Vallès, la plus ancienne adhérente de l’Association des journalistes républicains42, la directrice bien connue du Cri du peuple, « grande Sœur laïque de charité » (Strauss, 1902, p. 146), se réfère à l’incendie du Bazar de la Charité qui, le 4 mai 1897, a provoqué la mort de 129 personnes dont au moins 123 femmes. Plutôt qu’une chapelle commémorative, suggère Séverine, ne faudrait-il pas mieux créer des asiles, refuges, crèches, en un geste d’humanité et de justice43 ? Séverine signe bien d’autres articles dans la revue. Elle évoque notamment le « mal de vivre » qui explique qu’en France on fasse si peu d’enfants. Qu’on ne force pas les couples à faire des enfants, qu’on aide plutôt ceux qui en ont à les élever44 ! Au fil de ses articles se succèdent des cas pris sur le vif de gens sans travail ou sans logement, et toujours cet appel à la solidarité et à la justice. Séverine, grand nom du féminisme actif, figure libertaire et socialiste, a répondu généreusement à l’appel de Paul Strauss.

  • 45 Elle est la sœur du célèbre humoriste Alphonse Allais, proche de Tristan Bernard.
  • 46 La Chronique médicale, 1908, 15, p. 28.

29D’autres écrivaines s’investissent dans la nouvelle revue, comme Jeanne Leroy-Allais45 qui écrit, dès juillet 1897, plusieurs articles tels que « Plaidoyers des enfants étourdis et paresseux », « La sortie de l’hôpital ». Sa participation se poursuit régulièrement jusqu’en 1903. C’est une femme de terrain, bien informée de la situation des enfants et de leurs familles et qui propose des solutions innovantes. Certaines de ses suggestions, qu’elle partage avec Paul Strauss, sont étonnantes de modernité, notamment la Maison de l’enfance, nous y reviendrons. Elle se préoccupe de l’éducation des filles et des garçons concernant les « choses de la maternité » et écrit plusieurs livres à leur intention46. Son ouvrage, Les droits de l’enfant (Leroy, 1900), est le pendant de Dépopulation et puériculture que Paul Strauss publie l’année suivante. Elle participe par la suite à la dénonciation du néo-malthusianisme en publiant un livre sur le sujet en 1909 (Leroy-Allais, 1909 ; Cahen, 2015).

  • 47 Le secrétariat de cette société est occupé par Paul Raphaël de 1922 à 1940, beau-frère d’une des sœ (...)

30Louise Renard, de son pseudonyme « Jacques », illustre aussi ce courant intellectuel d’écrivaines. Elle accepte d’écrire de Lausanne des articles pour la revue. Son mari, Georges Renard, membre de la Commune, a connu l’exil en Suisse. Il dirige la Revue socialiste (1894-1898), créera plus tard, en 1904, la Société d’histoire de la révolution de 184847 et sera nommé professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers (1900) puis au collège de France (1907) (Candar, 2005). La correspondance conservée à la bibliothèque historique de la ville de Paris entre Paul Strauss et le couple Renard donne un précieux témoignage de la manière avec laquelle Paul Strauss conduisait les destinées de sa revue. Ainsi, en mai 1987, il explique à Louise Renard qu’il regrette de ne pouvoir publier un article « féministe » dans les premiers numéros de la revue et oriente le choix de ses sujets vers des articles sur différents aspects de l’enfance.

  • 48 Revue philanthropique, août 1897, p. 382-385.
  • 49 Auteur de plusieurs ouvrages, par exemple : Le devoir maternel (1911) ; La protection de l’enfance (...)

31La réserve faite par Paul Strauss concernant les articles « féministes » sera vite levée puisque dès le numéro du mois d’août, il publie l’article de Marie-Georges Martin sur les femmes administratrices des bureaux de bienfaisance de Paris. L’auteure, une féministe engagée, administratrice des bureaux de bienfaisance de Paris, déplore que 9 femmes seulement aient été nommées administratrices de ces bureaux à Paris. « Il en faudrait bien plus, écrit-elle, avec 150 administratrices accompagnées par 500 ou 600 dames commissaires, on verrait la différence48 ! » Le plaidoyer pour les droits des femmes est bien présent dans la revue. Citons encore Dick May (Bitton, 2002), pseudonyme de Jeanne Weill, journaliste, collaboratrice de plusieurs journaux, qui écrit dans la Revue dès juin 1897, sur les colonies de vacances, les maisons familiales, l’éducation ménagère… Au Collège libre des sciences sociales qu’elle contribue à créer en octobre 1895, et dont elle devient la secrétaire générale, elle entreprend de « régénérer l’enseignement social impartial en France (Weill, 1912, p. 177) ». Paul Strauss, on l’a vu, y participera. Elle créera par la suite la première école de journalisme à l’École des Hautes Études sociales, dans l’intention de diffuser la « science sociale » (Goulet, 2009). Citons enfin Ida Rosette Sée49, journaliste, qui occupe également une place croissante à partir de mai 1904. Jusqu’en 1914, elle écrit 20 articles, portant assez souvent sur des expériences provinciales (le Nord, Bordeaux, Montpellier), et internationales (Italie, Royaume-Uni, Tunisie, Danemark, Belgique).

  • 50 Nous remercions vivement Geneviève Lefort, petite-fille d’Olympe Gevin-Cassal pour les précisions q (...)

32Intervient dans la revue un second cercle de femmes impliquées dans des activités de protection maternelle et infantile, les « philanthropes ». Marie Béquet de Vienne est l’une d’elles, bien connue des milieux philanthropiques. Franc-maçonne, membre de la loge mixte « Le droit humain », libre-penseuse, c’est une féministe laïque très impliquée dans l’action sociale. Elle s’engage pour la protection de l’enfant des mères « nécessiteuses », mais aussi pour offrir aux femmes pauvres délaissées un abri digne pendant leur maternité et leurs couches en créant des refuges-ouvroirs pour les accueillir. La correspondance entre Marie Béquet de Vienne et Olympe Gevin-Cassal donne un éclairage très intéressant sur ce monde féminin impliqué dans l’action sociale et politique (Lefort, 2011)50. Marie Béquet de Vienne connaît par le menu le monde de la bienfaisance privée, de l’Assistance publique mais aussi celui de la politique. En témoigne le conseil d’administration de la Société de l’allaitement maternel (Battagliola, 2008, p. 19) qui, sous sa houlette, réunit en 1903 des médecins comme Pinard, Thulié, vice-président du conseil supérieur de l’Assistance publique, des fonctionnaires comme Brueyre, Amélie Landrin, inspectrice générale des services de l’enfance, Henri Monod, directeur de l’Assistance publique, et Paul Strauss.

  • 51 AN, Base Leonore (19800035/558/63643).
  • 52 Le catalogue de la BnF répertorie 37 livres à son nom.

33Autre figure de la philanthropie, Marguerite Charpentier qui écrit, en 1898 et en 1902, 2 articles sur les pouponnières : elle a fondé la société maternelle dite La Pouponnière parisienne en 1891. Et puis bien sûr, Olga Veil-Picard, qui dirigea la Pouponnière de Porchefontaine de 1895 à 1943 et qui, avec Gisèle Gonse-Boas, anime le dispensaire d’hygiène maternelle rue Saint-Georges à partir de 1936 (De Luca etRollet, 1999). Citons enfin Augusta Moll-Weiss, qui écrit des articles dès décembre 1899, sur le rôle des femmes. Très investie dans l’économie domestique, après une première expérience à Bordeaux, elle fonde l’École des mères en 1904 à Paris51. Elle écrit pour la Revue philanthropique 23 articles de 1899 à 1927 et crée son propre journal, Le Conseiller de la famille et l’École des mères (1906-1914). Elle incarne le compromis entre tradition et émancipation. Elle écrit de nombreux livres de vulgarisation52, sur le rôle des mères, l’éducation ménagère et tout ce qu’une femme, épouse et mère de famille, doit savoir, en s’aidant d’appareils ménagers, pour gérer rationnellement sa maison en femme moderne ! Mais loin de se cantonner à la sphère domestique, elle se préoccupe, surtout, pendant et après la Grande Guerre, de la formation professionnelle des femmes. En passant ainsi de l’économie domestique aux métiers de femmes dans la sphère publique, elle s’engage dans la réforme sociale et développe une approche extrêmement pratique et concrète des besoins des femmes et des enfants (Roll, 2009).

34Plusieurs de ces auteures participeront dès ses premières heures aux travaux de la Ligue contre la mortalité infantile créée en 1902 : Marguerite Charpentier, Jeanne Leroy-Allais, Marie Béquet de Vienne, Jeanne Schmahl, la générale Sée… Marguerite Durand, pourtant peu tendre avec les philanthropes, encourage les lectrices de La Fronde à y adhérer (Cova, 1997, p. 144)… Il s’agit bien d’un groupe de femmes proches de Paul Strauss.

  • 53 Olympe Gevin-Cassal a écrit de nombreux livres pour adultes et pour enfants mais aussi de très nomb (...)
  • 54 Revue philanthropique, 1900, décembre p. 140-146.

35Le troisième cercle féminin de la revue, celui des professionnelles, émerge avec Hélène Moniez, qui va y occuper une place éminente pendant dix ans. Elle publie, au titre d’inspectrice générale des services administratifs, 22 articles entre 1902 et 1912 (l’année de son décès), tous orientés vers le service des enfants assistés et protégés, le rôle des femmes dans le contrôle des services de l’assistance publique et celui des établissements de bienfaisance. On voit là poindre l’affirmation du rôle de l’État dans le contrôle des œuvres privées et en même temps, avec bien des difficultés, il faut le dire, l’émergence des femmes dans le dispositif de protection de l’enfance. C’est elle qui mène la bataille pour défendre la place des femmes à l’Assistance publique après que le décret du 24 février 1901 ait supprimé par extinction l’inspection générale féminine. Finalement, la loi de 1904 sur les enfants assistés ménage une place aux inspectrices générales de l’enfance et un concours est prévu en décembre 1907 pour les hommes comme pour les femmes. C’est à ce concours qu’Olympe Gevin-Cassal53 sera reçue en 1908. D’abord dame visiteuse du quartier de Passy, elle signe 2 articles en 1900, l’un sur le sanatorium d’Angicourt – elle utilise le pseudonyme de Madeleine –, l’autre sur les crèches, qu’elle signe de son nom. C’est Henri Monod, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, qui lui a conseillé de publier ce dernier article dans La Revue philanthropique (Lefort, 2011). On voit l’inspectrice en action sur le terrain des crèches, fine observatrice des pratiques, des besoins des mères, des enfants et des professionnelles54.

  • 55 Archives du Comité national de l’enfance, Lettre de Julien Huber, avril 1942.

36Fait significatif, les trois derniers articles écrits dans la revue par une femme le sont par F. Louise Gros, « secrétaire administratif au Comité national de l’enfance » (CNE) dans les années 1930, une collaboratrice de Paul Strauss, qui fut aussi secrétaire au Conseil supérieur de l’Assistance publique. Le réseau féminin de Paul Strauss s’est resserré sur son « œuvre préférée »55, le CNE.

37En définitive, les milieux catholiques ou protestants féminins, tels que décrits par Anne Cova (Cova, 2000) ou Evelyne Diebolt (Diebolt, 2001), sont peu présents dans la Revue philanthropique, malgré, peut-on dire, le désir de rapprochement de Paul Strauss. Les cercles féminins de la philanthropie, de la bienfaisance privée et de l’assistance publique ne se recoupent finalement que peu.

38Comme il est impossible de faire une analyse exhaustive du contenu de la Revue philanthropique qui compte entre 1 500 et 2 000 pages par année jusqu’à la Grande Guerre, nous avons choisi, parmi bien des entrées possibles, de suivre l’apparition d’une proposition pour en voir les enjeux, les protagonistes mais aussi pour saisir la manière dont Strauss intervient dans le débat et l’oriente.

2. La Maison de l’enfance, une proposition innovante

39Un thème permet de tisser le fil de ce qui s’est joué dans les milieux féminins gravitant autour de la Revue philanthropique. La Maison de l’enfance revient en effet comme un leitmotiv pendant plusieurs numéros de la revue et les correspondances privées permettent de saisir les enjeux sous-jacents du projet et les oppositions qu’il rencontre.

  • 56 Revue philanthropique, juin 1898 (p. 170-176).

40Les conditions de la naissance de cette idée sont révélatrices. Dans la loi sur la répression des actes de cruauté commis envers les enfants adoptée le 18 avril 1898, le Sénat avait refusé la proposition de Strauss d’autoriser des associations privées accréditées à exercer le droit de poursuivre les personnes maltraitant les enfants et à se porter partie civile. Paul Strauss avait attribué cet échec à la méfiance des pouvoirs publics à l’égard des « œuvres privées ». Dans un article publié dans la Revue philanthropique en juin 1898, il analyse les causes de cette méfiance56. Elle serait due à l’absence d’organisation des relations entre secteurs public et privé et, au sein même des deux secteurs, à l’isolement de chaque service. Le diagnostic est sans concession :

  • 57 Ibid., p. 173-174.

« Le défaut de nos associations françaises est d’être éparpillées, isolées, étrangères les unes aux autres ; non seulement elles ne peuvent pas compter sur la sympathie confiante de l’administration, des autorités publiques, mais encore elles s’ignorent ou se jalousent mutuellement. Et ce qui est vrai des sociétés privées ne l’est pas moins des services publics. Nulle part l’entente, pas de liens de voisinage, aucune cohésion synthétique. […] De toutes parts, les sociétés privées et les services publics interviennent en ordre dispersé, sans se connaître, sans se prêter main forte. Tel est le mal réel dont nous souffrons le plus. La lutte contre la misère, contre l’ignorance, contre le vice, est menée avec mollesse et d’une manière confuse, sans entente et sans méthode »57.

41Car s’il existe un office central des œuvres de bienfaisance qui publie le très utile annuaire Paris charitable et prévoyant, il n’y a en fait qu’exceptionnellement de communication entre ces œuvres, a fortiori entre les sociétés privées et les services publics. Du reste, cet office n’est qu’un centre de renseignements pour les associations, rien de plus.

  • 58 Ibid., p. 175.
  • 59 Revue philanthropique, octobre 1898, p. 704-711. Jeanne Leroy publie en 1900 un livre entier sur le (...)

42C’est alors que Paul Strauss avance le concept de Maison de l’enfance, laquelle centraliserait dans chaque ville et à Paris, « toutes les plaintes, toutes les dénonciations, où l’assistance publique et la bienfaisance libre prendraient contact ; des renseignements y seraient donnés, à toute heure, à toutes les mères qui en auraient besoin. […] Le public saurait à quelle porte frapper58 ». Les sociétés formeraient donc une sorte d’Alliance ou de Fédération, mieux armée pour organiser en commun la lutte contre la misère infantile. La Maison de l’enfance serait une solution pour pallier l’incohérence présente, créer l’entente et développer la protection de l’enfant et de sa mère. L’idée chemine ; elle est reprise et développée avec talent par Jeanne Leroy. Et c’est bien entendu la Revue philanthropique qui sert de tribune à ces débats. Dans un article publié en octobre 1898 sur les « Droits de l’enfant59 », Jeanne Leroy va plus loin que Strauss puisqu’elle suggère d’aller au-devant des besoins des « clients » : tous les professionnels et les bénévoles travailleraient pour que soient connus les besoins des enfants et qu’il y soit porté remède. Mais, en novembre 1898, Marie Béquet de Vienne réagit vigoureusement – mais courtoisement – en repoussant la proposition. Les associations « sérieuses » travaillent déjà en concertation, elles ne travaillent ni avec mollesse ni d’une façon confuse, comme le prétend Paul Strauss. Ce qui manque, ce n’est pas un centre de renseignements – il existe toutes sortes de lieux d’information, à commencer par les mairies, les journaux, etc., ou une Maison de l’enfance, ce sont les fonds pour financer les œuvres et sociétés existantes, une Banque de l’enfance, en somme. Car les associations privées reçoivent beaucoup plus de demandes qu’elles n’en peuvent accueillir : le rapport est de 1 à 100. La Société de l’allaitement maternel qu’elle préside par exemple, « reçoit 20 à 25 000 demandes auxquelles nous ne pouvons faire droit ». Quant à la critique du double emploi, Marie Béquet de Vienne la conteste rappelant que les secours accordés par chaque société sont si limités qu’ils n’arrivent pas à assurer un niveau de vie décent à chaque secouru. C’est donc en somme fort heureusement que les aides se superposent !

  • 60 Revue philanthropique, février 1899, p. 400-407 et août 1899, p. 397-406.

43En février et en août 1899, Jeanne Leroy revient sur l’idée, illustrée par des exemples tirés de son expérience60. Les gens pauvres, femmes abandonnées, sans travail, sans logis, ne connaissent par leurs droits, ne savent pas à qui s’adresser : une Maison de l’enfance serait le lieu de leur information. Du reste, indique-t-elle, le projet est en voie de réalisation et on peut contribuer à cette fondation en souscrivant aux bureaux de la Revue philanthropique.

  • 61 Le Figaro, 20 décembre 1904 ; 10 janvier 1905 ; « Chronique de la protection de l’enfance. Organisa (...)

44Alors, Maison de l’enfance ou Banque de l’enfance ? Les deux points de vue ne sont pas incompatibles, rétorque Strauss, qui résume le débat dans Dépopulation et puériculture : une Maison de l’enfance « n’irait pas sans susciter des donations », elle « serait un observatoire social d’où seraient entendus tous les cris de détresse […] elle serait un poste de secours, la Permanence maternelle ouverte jour et nuit […] L’institution hélas ! ne chômerait pas, et lorsqu’elle n’aurait plus de clients, c’est que la loi et les mœurs auraient, grâce à elle, mis un terme à l’état d’imprévoyance et d’anarchie où nous vivons en tout ce qui touche à la conservation de l’espèce » (Strauss,  1901a, p. 239-241). Le sénateur voudrait se rapprocher de l’exemple américain, fasciné par la coopération affichée dans ce pays entre institutions publiques et privées : échanges de renseignements de façon à éviter tout double emploi et mendicité organisée, prise en charge coordonnée des personnes selon les compétences de chacune des institutions. Ses séjours successifs à Saint-Louis, puis à New York en 1904, confirment sa volonté de systématiser l’assistance, la rendre plus méthodique, en particulier après la visite de l’hôtel de l’Union des œuvres sur 4th Avenue, où siègent quatre grandes associations et vingt-et-une œuvres plus modestes. Circulation des personnels dans les étages via trois ascenseurs, tenue et gestion de fichiers imposants, modernité des moyens (machines à écrire, téléphones) : impressionné, il ne cache pas son admiration pour l’efficacité du système mis en œuvre aussi bien à New York qu’à Boston61. Ce dont Paul Strauss rêvait pour l’enfance, les Américains l’ont réalisé pour l’ensemble de l’assistance.

  • 62 En 1900, le siège de la revue L’Enfant déménage pour se rapprocher de plusieurs autres associations (...)

45Mais en France, les rivalités se poursuivent dans le petit monde de la philanthropie et l’on voit bien à travers certains « scandales », les oppositions tenaces entre deux mondes : le « monde laïque des républicains progressistes » et le « bloc conservateur de la bienfaisance catholique », malgré les efforts d’un Paul Strauss, d’un Henri Monod, d’un Henri Rollet62 ou d’une Marie Béquet de Vienne, pour rapprocher les deux camps. Henri Monod se fait évincer de la direction de l’Assistance et de l’ygiène publiques le 10 octobre 1905, sur ce point entre autres. On lui reproche de ne pas avoir eu, vis-à-vis des cléricaux, une position suffisamment tranchée. Il est remplacé par Mirman, un radical pur et dur vis-à-vis des cléricaux (Bec, 1993).

46Mais Strauss est tenace. Il reviendra sur l’idée d’une Maison de l’Enfance dans un article publié dans Le Figaro, le 23 janvier 1913 où il cite en référence l’expérience américaine du Bureau de l’Enfance (Children’s Bureau) et évoque les projets de création d’offices internationaux de bienfaisance pour montrer la nécessité d’une sorte d’ « observatoire permanent » de toutes les questions se rapportant à l’enfance (Rollet, 2001a). Son projet n’aura pas de suite avant la guerre. Celle-ci se chargera d’accélérer les choses quand le réseau des offices d’hygiène sociale – connus sous des noms divers - va commencer à se densifier sur le territoire.

47En définitive, Strauss a non seulement participé au mouvement de la réforme en se faisant, dans les différents espaces politiques où il a été élu, le défenseur de ses projets, mais il a en outre été un animateur de la réforme en son sein. La revue qu’il anime témoigne de son aspiration à travailler à la réconciliation des partenaires hostiles et à coordonner les efforts. Hors du champ pour s’en faire l’écho dans des instances de décision et de l’intérieur pour contribuer à sa structuration, telle fut la place de Strauss dans la réforme sociale.

Notes

1 Dick May, L’enseignement social à Paris ; suivi des programmes détaillés du Collège libre des sciences sociales pour l’année 1896-1897, p. 87. Nous remercions Alain Chenu pour cette référence.

2 Journal officiel, Débat au Sénat, 10 avril 1900, p. 1051.

3 En 1910, on y trouve, en plus des noms évoqués par Paul Strauss en 1900, Édouard Dolléans, historien de la pensée socialiste, Arthur Fontaine, statisticien du travail, Jacques Bertillon, démographe, le géographe Jean Brunhes, Yves Guyot, économiste, le docteur du Mesnil, bien connu pour ses travaux d’hygiène sociale, Gabriel Tarde, sociologue, et même quelques femmes, dont Mme Avril de Sainte-Croix, Louise Georges-Renard et Mme Souley-Darqué, féministes (Bergeron, 1910).

4 Le Radical, 1er août 1903 ; Le Temps, 26 juin 1905.

5 Journal officiel,Annales du Sénat, 22 juin 1914, p. 929-930.

6 Ainsi par exemple il invite le ministre de la marine, M. Pierre Baudin, à venir présider la 14e assemblée générale de la Ligue contre la mortalité infantile à la mairie du 6e arrondissement (Le Temps, 23 juin 1913).

7 Le Radical, 12 août 1885.

8 Conseil municipal de Paris, procès-verbaux, 27 juillet 1887.

9 Revue d’hygiène et de police sanitaire, 1902, 24, p. 153.

10 Lors du congrès international de l’enseignement primaire du 2 au 5 août à la Sorbonne, Paul Strauss présente, aux côtés de Melle Brès, un rapport synthétique sur l’éducation ménagère à l’école primaire en Europe (Congrès international de l’enseignement primaire du 2 au 5 août 1900 à la Sorbonne, Paris, Imprimerie Émile Kapp, 1900, p. 7-11).

11 Strauss, 1897, « L’assistance publique de Paris », Revue philanthropique, 2, 10 décembre, p. 162-163.

12 Le Radical, 13 décembre 1905.

13 L’Assistance française, Exposé général de la constitution et des résultats des divers services, établissements et œuvres d’assistance ou de bienfaisance de la France, présenté au Congrès international de Copenhague, préface de Paul Strauss, Paris, Siège de la permanence du congrès, 1910, p. VII-X.

14 Archives du Comité national de l’enfance, Assemblées générales de la Ligue contre la mortalité infantile.

15 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1902, 66, tome 48, p. 620.

16 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1903, 67, tome 50, p. 301.

17 Ce texte est conservé aux archives de l’Académie nationale de médecine (Liasse 303).

18 Il évoque la Commission de la dépopulation. Tandis que Jacques Bertillon est rapporteur de la Commission de la natalité, Paul Strauss est celui de la Commission de la mortalité. Paul Strauss espère, en décembre 1909, que le parlement voudra bien voter les subsides qui permettront aux rapporteurs de publier leurs rapports. Faute d’argent, la commission de la dépopulation créée par Waldeck-Rousseau « n’a su faire qu’une chose : mourir sans avoir rien procréé » (Sénat, Annales des débats, 18 décembre 1909, p. 387).

19 On retrouve la métaphore militaire très présente dans La croisade sanitaire.

20 Archives de l’Académie nationale de médecine, Liasse 303, Paul Strauss, « La politique sanitaire et le devoir social ».

21 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1909, p. 202, 265, 270.

22 Le Radical, 3 mars 1909.

23 Archives APHP, Conseil de surveillance, Procès-verbaux des séances du Conseil de surveillance, 4 mars 1909, p. 401.

24 L’Enfant, 170, 20 mars 1909, p. 41.

25 Archives de l’Académie nationale de médecine, 1909, Fonds du docteur Chevassu, III 19, Le correspondant médical, 1909.

26 Compte-rendu des Séances du conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, séance du 18 décembre 1914, 26, p. 525.

27 L’Univers israélite rend compte de la cérémonie et du discours de Roux, 26 décembre 1924, p. 316.

28 Cérémonie à l’Institut Pasteur en l’honneur de Paul Strauss, 20 décembre 1924, imprimerie Lahure, p. 11.

29 Ibid.

30 Il présida le conseil d’administration de l’Institut Pasteur de 1917 à 1933.

31 Archives de l’Institut Pasteur, Séance de l’Assemblée, 16 décembre 1925.

32 Archives de l’Institut Pasteur, Séance du Conseil (1926-1942).

33 Strauss, « Notre programme », La Revue philanthropique, 1, mai-octobre 1897, p. 1-8.

34 Ibid.

35 Roussel P., 1897, « La protection de l’enfance », Ibid., p. 13-21.

36 Monod H., 1897, « A Monsieur Paul Strauss, directeur de La Revue philanthropique», Ibid., p. 22-28.

37 Claretie J., 1897, « La philanthropie », Ibid., p. 29-30.

38 Budin P., 1987, « De l’allaitement des enfants. Progrès réalisés », Ibid., p. 31-37.

39 Cet Office est créé par le ministre Justin Godart par décret du 4 décembre 1924. Paul Strauss publie régulièrement à partir de 1928 le répertoire bibliographique de cet Office. Il est curieux de constater que cet apport « technique » tend à supplanter les articles de réflexion ou de discussion. Cet ajout s’est sûrement fait moyennant un financement de la part de l’Office.

40 Cette proportion de 10-12 % n’est pas négligeable si on la compare à la proportion des femmes membres de l’association des journalistes républicains qui est de 2 % (Delporte, 1999, p. 93). Parmi les 4 femmes citées par Delporte, une seule, Séverine, écrit dans la Revue philanthropique.

41 On ne retrouve pas les quatre pôles repérés par Françoise Battagliola dans son analyse de 32 institutions de la réforme sociale visant les femmes et les enfants (Battagliola, 2009). Aucune des têtes de file de ces 4 pôles n’a donné un article pour la Revue philanthropique. En revanche, en se limitant aux associations visant la lutte contre la mortalité infantile, on retrouve plusieurs des auteures de la Revue, dont Marie Béquet de Vienne, Jeanne Schmahl, Mme Leroy-Allais, la générale Sée et Marguerite Charpentier. (Battagliola, 2008, p. 15-40).

42 Et, avec Désirée Langer, de l’Association des journalistes parisiens (Bulletin de l’Association des journalistes parisiens, 1918, p. 60).

43 Revue philanthropique, mai 1897, p. 9-12.

44 Revue philanthropique, août 1897, p. 487-491.

45 Elle est la sœur du célèbre humoriste Alphonse Allais, proche de Tristan Bernard.

46 La Chronique médicale, 1908, 15, p. 28.

47 Le secrétariat de cette société est occupé par Paul Raphaël de 1922 à 1940, beau-frère d’une des sœurs de Paul Strauss. De 1922 à 1924, la rédaction de son bulletin est confiée à l’un de ses neveux, Gérard Strauss : les liens entre les familles Strauss et Renard se renforcent après la Grande Guerre, sous le ministère de Paul Strauss.

48 Revue philanthropique, août 1897, p. 382-385.

49 Auteur de plusieurs ouvrages, par exemple : Le devoir maternel (1911) ; La protection de l’enfance (1906, avec Odette Laguerre).

50 Nous remercions vivement Geneviève Lefort, petite-fille d’Olympe Gevin-Cassal pour les précisions qu’elle a apportées.

51 AN, Base Leonore (19800035/558/63643).

52 Le catalogue de la BnF répertorie 37 livres à son nom.

53 Olympe Gevin-Cassal a écrit de nombreux livres pour adultes et pour enfants mais aussi de très nombreux articles (La Fronde, Le Signal de Genève…).

54 Revue philanthropique, 1900, décembre p. 140-146.

55 Archives du Comité national de l’enfance, Lettre de Julien Huber, avril 1942.

56 Revue philanthropique, juin 1898 (p. 170-176).

57 Ibid., p. 173-174.

58 Ibid., p. 175.

59 Revue philanthropique, octobre 1898, p. 704-711. Jeanne Leroy publie en 1900 un livre entier sur le sujet, Les droits de l’enfant.

60 Revue philanthropique, février 1899, p. 400-407 et août 1899, p. 397-406.

61 Le Figaro, 20 décembre 1904 ; 10 janvier 1905 ; « Chronique de la protection de l’enfance. Organisation méthodique de l’Assistance », L’Enfant, 120, 20 janvier 1905, p. 15-16.

62 En 1900, le siège de la revue L’Enfant déménage pour se rapprocher de plusieurs autres associations de protection de l’enfance, rejoignant ainsi, dans un domaine voisin, celui de la justice, le projet d’une Maison de l’enfance (L’Enfant, 75, juillet 1900, p. 1).

Table des illustrations

Titre Document 12. Paul Strauss, Exposé des Titres et travaux, Paris, Masson, 1909, p. 12-13
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9229/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 179k
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9229/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 525k
Titre Document 13. Cérémonie de remise de médaille à l’Institut Pasteur
Légende Remise de la médaille à M. Paul Strauss par le docteur Emile Roux. Une phrase en latin figure au revers : « Civivm Condicionis Non Svae Anxivs »: « Plus soucieux du bien-être des citoyens que du sien propre ». Photo Agence Rol © BnF.
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9229/img-3.jpg
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