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Dans l’ombre de la réforme sociale, Paul Strauss (1852-1942)

 | 
Catherine Rollet
, 
Virginie De Luca Barrusse

Chapitre IV

Lieux et réseaux

Texte intégral

  • 1 Jean Estèbe observe un même âge élevé au mariage chez les ministres de 1871 à 1914 (Estèbe, 1982). (...)
  • 2 C’est ce qu’écrira Marguerite Dreyfus, de l’Union des femmes françaises, lors du décès de Renée St (...)

1Paul Strauss est un homme d’âge mûr1 – il a 37 ans – lorsqu’il épouse Renée Bernard le lundi 17 novembre 1890. La carrière avant tout ? Son implication dans les multiples dossiers qu’il traite montre « sa passion » du métier. Des pressions familiales se sont-elles exercées sur lui pour qu’il convole en justes noces comme c’est la règle dans les milieux israélites ? C’est possible : Albert Raphaël, second enfant d’une riche famille parisienne de banquiers juifs, subira de telles pressions. En 1905, il a 30 ans. Sa famille lui cherche une jeune femme « respectable » qui ne sera autre que Jeanne Joséphine, une des deux sœurs de Paul Strauss (Jacob, 2005, p. 53-55). Choix raisonné, choix contraint ou bien amoureux ? On voit assez mal Paul Strauss, un homme décidé, opiniâtre, subir sans une certaine inclination une décision familiale. Son couple du reste donnera l’apparence d’une union heureuse2. Paul épouse une jeune femme qui n’a pas tout à fait atteint 22 ans le jour de son mariage, un âge très proche que celui que Cyril Grange a pu calculer pour les jeunes filles juives résidant à Paris, soit 22,8 ans en 1875-1914. En revanche, Paul, de quinze ans plus âgé que son épouse, est plus âgé que la moyenne qui est pour les israélites parisiens à la même période de 31,1 ans pour la même période (Grange, 2003, p. 142).

2Paul Strauss épouse en fait sa cousine au huitième degré3. Fille de marchands de biens, Renée Bernard est née dans la capitale franc-comtoise, le 10 novembre 1868. Deux frères avaient précédé sa naissance : Albert, mort en bas âge et Paul, le futur « Tristan Bernard », né le 7 septembre 1866. Renée aura une sœur, Marguerite Thérèse, née le 1er juillet 1874, dont la descendance jouera un rôle important dans la vie de Paul Strauss4. La migration vers Paris s’accomplit après la naissance des quatre enfants à Besançon et après la guerre de 1870. Les deux parents de Renée mourront à Paris. « Dans ce schéma, l’exode rural n’a plus l’allure d’une intensification de la mobilité des campagnes vers les villes, mais d’une canalisation progressive vers Paris des flux de migrants qui, auparavant, s’orientaient vers les campagnes » (Rosental, 1999, p. 35). Les ascendants directs de Renée Bernard ont, à chaque génération, une nombreuse descendance, sauf exception. Si ses propres parents n’ont eu que 4 enfants, sa grand-mère Thérèse en a eu 8 ; ses arrière-grands-parents, 8 et 9 ; ses arrière-arrière grands-parents Lehmann, 6. Les mariages entre cousins sont fréquents dans les familles juives et provoquent des implexes parfois difficiles à démêler. Surtout pour les générations de la première moitié du xixe siècle, à une époque où la migration vers Paris commence à peine, « la cohésion et la solidarité familiale restent prioritaires » et expliquent la fréquence des mariages consanguins (Grange, 2005).

3La famille Bernard ressemble en tous points à celle des Strauss : même appartenance à la communauté juive de l’Est de la France, origine géographique proche (Alsace, Franche-Comté, départements du Haut-Rhin, du Doubs, de la Haute-Saône et Territoire de Belfort), même milieu professionnel de marchands, migration récente à Paris. Sans appartenir à la « haute bourgeoisie juive de Paris » (Grange, 2005 ; 2016), les Strauss et les Bernard sont des familles d’origine française de moyenne aisance ayant fait leur fortune dans le commerce. On peut parler d’un mariage endogame et homogame. La dissymétrie de l’âge des époux n’en est que plus frappante.

  • 5 AD Paris, Mariage 17 novembre 1890 Strauss-Bernard. Il n’est pas fait mention de contrat de mariag (...)

4Le mariage Bernard-Strauss est célébré à la mairie du 8e arrondissement, lieu de résidence de l’épouse. L’acte de mariage fournit des renseignements précieux qui permettent de conforter la généalogie (Garden, 1998). Les parents de Paul Strauss, 71 ans et 66 ans, sont nettement plus âgés que ceux de Renée, respectivement âgés de 52 ans et 48 ans mais l’écart d’âge entre époux est sensiblement le même chez les deux couples, ce qui tranche avec les 15 années d’âge qui séparent Paul de Renée. Les proches, ceux qui ont accepté d’être témoins des mariés, se recrutent parmi les relations professionnelles et politiques et dans la parenté, avec un fort contraste entre époux.  Du côté du marié, ce sont des amis politiques qui l’assistent, et pas n’importe lesquels : « Arthur Ranc, ancien député, rédacteur en chef du journal Paris, président de l’association des journalistes républicains (…) ; Émile Paulain Charles Richard, président du conseil municipal de Paris5 ». Pour Renée, ce sont deux oncles, tous deux propriétaires, qui sont témoins. Les parents et les témoins résident à Paris : la migration dans la capitale est donc totale pour ces familles originaires de l’Est de la France, qui unissent leurs enfants. Les parents des mariés habitent le nord-ouest de la capitale, sur la rive droite de la Seine, les uns dans le 8e, les autres dans le 9e arrondissement, des quartiers en plein développement autour de la gare Saint-Lazare, du quartier de l’Opéra, des grands magasins et des sièges de grandes banques. C’est dans cet arrondissement que Paul Strauss a été élu conseiller municipal de Paris en 1883 et plusieurs fois réélu.

I. Mariage religieux et appartenance confessionnelle

  • 6 Nous remercions Cyril Grange, le Cercle de généalogie juive et Pierre-André Meyer, pour les inform (...)

5Le mariage civil a été complété le même jour par une célébration religieuse à domicile ; une tradition alors en déclin (Grange, 2003, p. 147). L’acte de mariage est consigné à la synagogue de la Victoire, synagogue ashkénaze de la bourgeoisie parisienne (Grange, 2003, p. 132-133)6. Les époux Strauss-Bernard respectent donc un rite sans que l’on puisse appréhender leur degré d’adhésion aux croyances religieuses. Le mois de mariage choisi, novembre, ainsi que le jour, le lundi, sont conformes aux prescriptions religieuses israélites et aux normes sociales de leur milieu (Grange, 2003, p. 136). Compte tenu de ses engagements politiques, peut-on imaginer que Paul Strauss, laïque, voire anticlérical au sens de la défense d’un État laïque face aux pouvoirs occultes des Églises, a souhaité répondre aux souhaits de sa belle-famille et de sa famille ? Avec un fort sentiment de liberté et de respect de l’autre, c’est très exactement la position qu’il a défendue en 1886 lors de son « examen de passage » pour entrer dans la loge maçonnique du Mont-Sinaï :

  • 7 Archives GLDF, Le Mont-Sinaï, Rapports d’enquête 1880-1888, Dossier Paul Strauss.

Le profane Strauss est libre-penseur. Il ne suit aucune des pratiques de la religion et il entend être enterré civilement. S’il venait à se marier, il respecterait les opinions de sa femme : il consentirait au mariage religieux. Il chercherait plus tard à imprimer à l’éducation de ses enfants un caractère libéral mais il ne s’opposerait pas à ce qu’ils pratiquassent la religion de leur mère, si tel était son désir formel. En un mot, il estime que dans cette matière, où deux volontés sont en jeu et non pas une, on ne peut formuler un système absolu7.

  • 8 Loraine Jacob évoque cette attitude pour Lucien Raphaël, La famille Raphaël de 1763 à 1939. Étude (...)

6Paul Strauss aura par la suite vis-à-vis de la foi et de la pratique religieuse une position toute en nuances, considérant qu’elles doivent être respectées si elles se limitent à la sphère stricte de la vie privée. En cela, il adhère pleinement au modèle de comportement des « juifs d’État » décrits par Pierre Birnbaum (Birnbaum, 1992). Quelques rares témoignages confirment cette position de Strauss tant du côté privé que du côté public. Du point de vue de ses convictions personnelles, il apparaît que sans jamais dévoiler ses croyances intimes, Paul Strauss partage certaines valeurs avec ses concitoyens juifs, il aime s’entourer d’amis, de parents, voire de collaborateurs israélites, sans exclusive. « Sans être religieux, il appartient néanmoins à une culture juive » : cette phrase peut fort bien s’appliquer à Strauss8. En 1933, il ne choisira pas la section juive du cimetière Montparnasse pour inhumer sa femme, contrairement à ce qu’a fait son père Isidore pour son fils Georges : il préfère, dans un espace du cimetière d’Auteuil qui n’est pas dédié à la communauté israélite, une tombe sans aucun signe d’appartenance religieuse alors que celle des Strauss à Montparnasse comprend, sur le devant, une Table de la Loi. Ce choix confirme une certaine prise de distance par rapport à la communauté juive. Côté public, Strauss se situe clairement dans le clan des défenseurs de la laïcité, dans son acception intégrale, c’est-à-dire sans privilégier aucune religion. Comme d’autres, il considère le cléricalisme comme l’ennemi car il s’agit d’un contre-pouvoir qui peut affaiblir, voire désagréger l’État républicain : en cela, on peut affirmer qu’il est anticlérical. Mais il défend la liberté de conscience dès lors que ces convictions s’exercent dans la sphère privée.

7L’affaire Dreyfus ne peut laisser Paul Strauss indifférent. Pourtant, il ne s’engage pas sur le devant de la scène comme ses frères en maçonnerie Joseph Reinach, Arthur Ranc ou Charles Risler (Combes, 2010, p. 77). Lui qui avait été partie prenante d’une Société des droits de l’homme et du citoyen pour lutter contre le boulangisme en 1888, ne semble pas avoir rejoint la Ligue des droits de l’homme, créée en 1898 à l’initiative de son collègue sénateur Ludovic Trarieux (Combes, 2010, p. 78). Pourtant, il se sent solidaire de ceux qui souffrent de persécutions liées à leur appartenance confessionnelle et il réagit avec force aux attaques politiques lorsqu’elles mettent en cause une appartenance religieuse. À l’articulation entre le privé et le public, il prend aussi la défense de ceux qui ne peuvent l’être que par des personnalités comme la sienne. Il est à l’unisson des recommandations de certains membres de sa loge maçonnique, le Mont-Sinaï. Quelques faits illustrent ces propos.

  • 9 AN F 19 11070. Nous remercions chaleureusement Eliane Roos de nous avoir indiqué ces archives.
  • 10 Par arrêté ministériel, il avait été nommé rabbin communal à Paris le 7 août 1869 puis grand rabbi (...)
  • 11 C’est par sa mère Zélie Schwob née à Héricourt, que Paul Strauss était apparenté aux cousins belfo (...)
  • 12 AN, Base Léonore, LH 1567/10.

8Par deux fois au moins9, Paul Strauss adressa aux autorités des lettres de recommandations en faveur de rabbins. Un exemple est emblématique. La lettre datée du 1er juillet 1896 – on est en pleine montée de l’antisémitisme et au cœur de l’affaire Dreyfus : avec un en-tête du conseil municipal, Paul Strauss adresse au ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, William Waddington, une lettre pour soutenir Joseph Lehmann, directeur du séminaire israélite de Paris10, candidat à la Légion d’honneur. L’argumentation de Strauss est très simple : les ministres des cultes peuvent être promus selon la loi mais l’antisémitisme tente de porter atteinte à l’égalité des citoyens et des croyances devant la loi. Donc Paul Strauss « se voit obligé de s’intéresser à une affaire qui, en principe et en d’autres temps, (l)’eût laissé froid et indifférent ». Enfin, sur la personnalité de M. Lehmann, « parent et ami11 » : « il n’y a point d’homme qui, par son libéralisme, ses sentiments démocratiques, mérite davantage l’intérêt des républicains et des esprits libres ». Le grand rabbin Lehmann obtint la rosette de la Légion d’honneur le 29 décembre 1898 qui lui fut remise le 27 janvier 1899 par le grand rabbin de France, Zadoc Kahn12.

9Autre fait emblématique. Lors d’un débat au Sénat, en 1902, Paul Strauss répond avec force à l’intervention du comte de Pontbriand. Au cours de la séance du 26 mars, le Sénat discute d’une réforme du régime de successions. À plusieurs reprises au cours de la discussion, ce sénateur de la Loire-Inférieure depuis 1901, monarchiste catholique, interrompt les intervenants en faisant des incises « sur les grandes fortunes juives et cosmopolites » qui échappaient jusque-là aux taxations les plus lourdes. Paul Strauss se présente à la tribune sous les applaudissements des bancs à gauche :

Messieurs, je ne laisserai pas passer sans protester devant le Sénat une parole qui établit une division entre les Français [Très bien ! Très bien ! sur les mêmes bancs], qui les distingue suivant leurs origines et leur confession religieuse. Il n’y a pas, pour nous, de fortunes catholiques et de fortunes juives : il y a des fortunes qui doivent subir la règle commune. Si des paroles d’intolérance et de haine religieuse retentissent ici […].

M. le comte de Pontbriand. Je proteste absolument.

  • 13 Journal officiel, Débats au Sénat, 26 mars 1902, p. 663.

M. Paul Strauss. … je tiens à m’élever contre elles, et je suis certain que le Sénat ne les répudiera pas avec moins de vigueur et de force [applaudissements répétés à gauche]13.

10Le comte de Pontbriand, alors député, avait proposé à la Chambre, en 1895, de « réserver les postes d’officiers dans l’armée et dans la marine ainsi que toutes les fonctions électives aux citoyens français depuis au moins trois générations » (Joly, 2007, p. 66) : c’était exclure les israélites de ces fonctions. Comme l’a montré Laurent Joly, la Chambre des députés est aussi, et plus encore que le Sénat, le lieu de multiples attaques antisémites, notamment à la fin des années 1890. Après « la publication du “J’accuse” de Zola en janvier 1898, un groupe antisémite d’une trentaine de députés se constitue à la Chambre, sous la présidence d’Édouard Drumont (Joly, 2007, p. 72). Les attaques se multiplient visant les juifs, des « étrangers » tenant d’une religion « étrangère », comme accapareurs des fonctions dans les hautes sphères de l’État et comme « intendants de l’exploitation capitaliste ». C’est à cette triple critique que Paul Strauss et son entourage sont confrontés en ce début de xxe siècle. Avec 180 autres sénateurs contre 102, Paul Strauss, fidèle à ses engagements, vote la loi de séparation des Églises et de l’État.

  • 14 Ibid., p. 172.
  • 15 L’Univers israélite, 20 janvier 1922, p. 392.
  • 16 L’Univers israélite, 27 janvier 1922, p. 418.
  • 17 L’Univers israélite, 30 mars 1924, p. 123.

11Entre les deux guerres, L’Univers israélite rend compte régulièrement de la vie publique de Paul Strauss : l’engagement du sénateur pendant la guerre n’est-il pas à l’unisson de celui de ce journal ? En 1921, Paul Strauss figure dans la liste des donateurs, aux côtés de Léon Blum et de Charles Leven14… Le journal s’intéresse en réalité à toutes les actions des parlementaires d’origine israélite et salue comme il se doit l’entrée de Strauss dans le gouvernement Poincaré mais, pour présenter sa biographie, il se réfère au journal Le Temps, preuve que le nouveau ministre n’est pas un familier du milieu israélite parisien15. Il signale également l’arrivée de René-Raoul Strauss16 comme chef de cabinet du ministre. Mais l’espoir, peut-être un instant caressé par le journal, d’un rapprochement de Paul Strauss avec sa confession d’origine, ne fera pas longtemps illusion. Le journal constate « Le nouveau ministre de la Marine [Maurice Bokanowski] n’a jamais fait acte d’israélite, à notre connaissance du moins, pas plus d’ailleurs que M. Paul Strauss, ministre de l’Hygiène dans le cabinet démissionnaire17 ». Le journal aura attendu la fin du ministère pour admettre la situation ce qui ne l’empêchera pas de donner régulièrement des nouvelles du sénateur.

12Idéalisme, naïveté, volonté ferme de sortir la France de querelles religieuses à connotation raciste ? Paul Strauss croit toujours, malgré son expérience, à la possibilité d’avancer sur le chemin de la démocratie et de la tolérance.

II. Le ménage Strauss-Bernard

  • 18 C’est cette adresse qui est notée pour Paul Strauss, conseiller municipal du 9e arrondissement dan (...)
  • 19 La liste électorale de 1898 témoigne du changement de domicile : 1897, 9e arrondissement, 1898, 17(...)
  • 20 AD Paris, Sommier des biens immeubles parisiens 1880-1945, DQ18 1776, 76 avenue de Wagram, 17e arr (...)

13L’élection de Paul Strauss au Sénat est certainement pour lui et pour sa famille un événement. Après un séjour de plusieurs années au 3 rue Victor-Massé18, l’année qui suit son élection, le couple Strauss quitte le 9e arrondissement pour s’installer dans un vaste appartement qu’il loue avenue de Wagram dans le 17e arrondissement19. Strauss s’installe comme notable parisien – son nom est désormais mentionné dans le Bottin mondain et autres annuaires des personnalités de ce temps... (Grange, 1996). L’ascension sociale est en marche. L’immeuble, un beau bâtiment en pierre de taille, est cossu. Le numéro 76 est occupé en 1915, d’après Tout-Paris, par six familles. Ils sont alors locataires des Veil-Picard20. Comme bien d’autres parlementaires aisés mais sans fortune, les Strauss préfèrent en effet louer un bel appartement plutôt que de s’endetter (Sohn, 2003, p. 217).

Tableau 2. Composition du ménage Strauss, 76 avenue Wagram, aux recensements de 1926, 1931 et 1936

Tableau 2. Composition du ménage Strauss, 76 avenue Wagram, aux recensements de 1926, 1931 et 1936
  • 21 Ces données sont consultables sur microfilms : AD Seine, 2MilN 1926 (74), 2MilN 1931 (80), 2 MiLN (...)

14Les Strauss se sont entourés de domestiques comme l’indiquent les recensements21 : deux en 1926, trois en 1931 et 1936 : femmes de chambre, cuisinière, « bonnes », et même un chauffeur à partir de 1931, assurent l’entretien de l’appartement de ce couple resté sans enfant (tableau 2). Il s’agit bien d’un ménage aisé, bien installé dans un quartier bourgeois de Paris disposant également d’une résidence secondaire au Pays basque à partir des années 1920, mais Paul Strauss a alors 72 ans !

15D’après le Bottin mondain, Renée Strauss reçoit le mercredi. Sans tenir un « salon » dont la mode est encore très présente au tournant du xxe siècle (Martin-Fugier, 2003 ; Chimènes, 2007), Renée reçoit sa famille et ses amis. Mais il est cependant très difficile, à travers des archives éparses, de donner une image réaliste de l’entourage familial et amical des Strauss et de ses activités mondaines.

Document 4. Paul Strauss assistant à une représentation au bénéfice de l’Association des journalistes républicains

Document 4. Paul Strauss assistant à une représentation au bénéfice de l’Association des journalistes républicains

On reconnaît Strauss debout (premier dessin), et assis à droite au premier rang (deuxième dessin), Alfred Mézières, député, puis sénateur élu en 1900. Armand Fallières, président du Sénat en 1899, président de la République de 1906 à 1013, est au premier rang au milieu. Est-ce Renée Strauss coiffée d’un grand chapeau, qui accompagne son mari ? Dessins de Paul-Charles Delaroche. ©BnF.

16Mais la vie mondaine semble avoir parfois cédé le pas à la vie politique et philanthropique, comme en témoigne cet extrait d’un discours d’Alfred Mézières, président de l’Association des journalistes parisiens en 1911 :

  • 22 Toast de M. Alfred Mézières, Bulletin de l’Association des journalistes parisiens, avril 1911, p. (...)

Hier, pas plus tard qu’hier, il y avait un dîner auquel M. Paul Strauss était convié. Huit heures… Huit heures cinq… Pas de M. Strauss. On commençait à s’inquiéter. La maîtresse de maison s’agitait. On se disait : « Il lui est arrivé un accident ». Pas du tout, il était retenu par une œuvre de bienfaisance ! Il était à une société pour la protection de l’enfance ; vous savez son goût pour la puériculture. Et bien ! voilà sa vie : quand il s’agit d’un plaisir, il se fait attendre ; il s’agit d’une œuvre de bienfaisance, il est là [applaudissements]22.

  • 23 C’est ainsi que la surnomment les Budin. Nous remercions Paul Toubas qui dispose des archives de P (...)

17Renée Bernard, Sita pour les intimes23, est une femme certainement cultivée, ce dont témoigne un roman qu’elle a publié en 1903, Au pays basque (Strauss, 1903). Dans ce récit, elle apparaît proche des activités et des préoccupations sociales de son époux. Le livre brosse le processus du placement d’enfants en maison de soins à partir de l’histoire de deux petits Parisiens envoyés au sanatorium de l’assistance publique d’Hendaye pour des raisons de santé. Renée rend compte avec beaucoup de finesse de l’expérience de ces enfants séparés de leur famille pendant de longs mois. Le livre témoigne aussi d’un attachement certain au pays basque.

III. De Paris à la côte basque

  • 24 AP Paris, 1949, Cent ans d’assistance publique à Paris. 1849-1949 ; APHP Paris, 1999, 1899-1999, L (...)
  • 25 Conseil municipal de Paris, Rapport au nom de la 5e commission par M. le Dr Chérot, 1902, n° 36, p (...)
  • 26 Assistance publique de Paris, 1913, Asile pour Enfants de la Ville de Paris à Hendaye, p. 6. La br (...)

18Le projet du conseil municipal et de l’Assistance publique de Paris d’installer un sanatorium à Hendaye est-il à l’origine de la découverte puis de l’attachement à la région basque des Strauss ? Renée a-t-elle accompagné son époux dans ses visites de « chantier » ? Nul doute en effet que Paul Strauss a suivi de près le projet de sanatorium qui démarre en 1886-1887,s tant il est impliqué dans les questions d’assistance publique au conseil municipal (Grandvoinnet, 2010)24. Cet établissement est destiné à accueillir et soigner des enfants et des adolescents anémiés. Les premiers terrains sont achetés en 1895 et 1899. Paul Strauss, devenu alors sénateur, est nommé au conseil de surveillance du sanatorium. À la suite des visites répétées des membres du conseil municipal et de l’Assistance publique, l’établissement est agrandi25 pour répondre à des besoins croissants : sa capacité d’accueil passe de 238 à 640 lits de 1899 à 1912 et sa surface de 15 900 à 101 600 mètres carrés26.

Document 5. Sanatorium de la Ville de Paris, avant le Départ pour le Bain, Hendaye, vers 1911

Document 5. Sanatorium de la Ville de Paris, avant le Départ pour le Bain, Hendaye, vers 1911

Source : Musée national de l’Éducation, INRP Rouen.

  • 27 Paul Strauss avait été membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique de 1893 à 1897, (...)
  • 28 Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, 1908, Procès verbaux des séances, 29 oc (...)
  • 29 Archives AP-HP 9 L 97, Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, 1909, Rapport pr (...)
  • 30 Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, Procès verbaux des séances, 23 mai 1912

19À ces dates, la vie des Strauss est de plus en plus impliquée dans celles de la ville de Hendaye et du sanatorium. Paul occupe, il est vrai, des positions clés qui lui permettent d’observer la situation : président du Conseil supérieur de l’Assistance publique en 1905, en remplacement de Théophile Roussel, il devient vice-président du conseil de surveillance de l’Assistance publique en 190827. Il défend les réformes du sanatorium28 notamment sur ce qui concerne la vie quotidienne des enfants29 mais aussi l’accroissement de la surface de cet établissement dénommé à partir de 1912 « l’asile pour enfants de la Ville de Paris30 ».

  • 31 Archives nationales, AJ38/4245 et 4270, dossier 10942. Voir Chapitre IX.
  • 32 Ibid.

20L’attachement des Strauss à la côte basque s’enracine. Rien d’étonnant donc à ce qu’après la Grande Guerre, Paul Strauss achète avec sa femme une villa et deux terrains à Ondarraitz. En l’absence d’archives privées, c’est dans les archives publiques du régime de Vichy que l’on trouve les informations concernant les terrains acquis et la villa Agur, qui signifie « Bonjour » en basque31. D’après des documents de 1944, la résidence des Strauss à Hendaye se fait par trois achats successifs entre 1921 et 1929. La disposition de la villa est décrite par l’administrateur chargé de faire l’estimation de ce « bien juif ». Avec sa « vue magnifique sur la mer et la côte », la demeure est vaste, composée de grandes pièces pour recevoir, de quatre chambres spacieuses pourvues de tout le confort moderne (salles de bains, WC, etc.) et de quatre chambres de domestiques. Le garage peut contenir trois voitures. Une vaste maison donc, permettant de recevoir largement32.

  • 33 Branche familiale issue de sa belle-sœur, Marguerite Bernard.

21À partir de cette époque, Hendaye est une référence constante dans la vie du couple et des membres de leur famille qui partagent leur attrait pour le pays basque : est-ce leur nouvelle « petite patrie » ? Et c’est là que Paul Strauss mourra ainsi que plusieurs membres de la famille Veber33.

Notes

1 Jean Estèbe observe un même âge élevé au mariage chez les ministres de 1871 à 1914 (Estèbe, 1982). Françoise Mayeur constate qu’une minorité seulement des parlementaires de la Seine ne se marient pas : moins de 30 sur 436. (Mayeur, 2001a, p. 26).

2 C’est ce qu’écrira Marguerite Dreyfus, de l’Union des femmes françaises, lors du décès de Renée Strauss : « Épouse au sens noble du mot, elle a voulu rester dans l’ombre du compagnon qu’elle avait choisi, être la gardienne vigilante et paisible d’un foyer heureux », Revue de l’Union des femmes de France, décembre 1933, p. 448.

3 La généalogie des Bernard se trouve sur le site : <http://www.genami.org/Personnages-celebres/fr_Tristan-Bernard_gena.php.

4 Sous le nom de Veber.

5 AD Paris, Mariage 17 novembre 1890 Strauss-Bernard. Il n’est pas fait mention de contrat de mariage. Du fait de cette absence, il n’est pas possible de juger de la situation patrimoniale comparée des deux époux au moment de leur mariage, contrairement à ce qu’a pu faire Anne-Marie Sohn pour plusieurs parlementaires de la Seine (voir Sohn, 2003, p. 211-220).

6 Nous remercions Cyril Grange, le Cercle de généalogie juive et Pierre-André Meyer, pour les informations qu’ils ont bien voulu communiquer.

7 Archives GLDF, Le Mont-Sinaï, Rapports d’enquête 1880-1888, Dossier Paul Strauss.

8 Loraine Jacob évoque cette attitude pour Lucien Raphaël, La famille Raphaël de 1763 à 1939. Étude sur la haute bourgeoisie juive en Europe, mémoire de maîtrise d’histoire, 2005, sous la direction de Cyril Grange et de Jean-Pierre Bardet, p. 61.

9 AN F 19 11070. Nous remercions chaleureusement Eliane Roos de nous avoir indiqué ces archives.

10 Par arrêté ministériel, il avait été nommé rabbin communal à Paris le 7 août 1869 puis grand rabbin de Paris en octobre 1889, depuis la promotion de Zadoc Kahn à la fonction de grand rabbin de France.

11 C’est par sa mère Zélie Schwob née à Héricourt, que Paul Strauss était apparenté aux cousins belfortins de la famille Lehmann.

12 AN, Base Léonore, LH 1567/10.

13 Journal officiel, Débats au Sénat, 26 mars 1902, p. 663.

14 Ibid., p. 172.

15 L’Univers israélite, 20 janvier 1922, p. 392.

16 L’Univers israélite, 27 janvier 1922, p. 418.

17 L’Univers israélite, 30 mars 1924, p. 123.

18 C’est cette adresse qui est notée pour Paul Strauss, conseiller municipal du 9e arrondissement dans les éditions de Tout-Paris de 1892, p. 449, de 1893, p. 452, mais aussi sur les listes électorales de 1895-1897. A-t-il acheté ce logement (la rue de Laval est devenue la rue Victor-Massé) peu après son mariage pour le revendre en 1923 ?

19 La liste électorale de 1898 témoigne du changement de domicile : 1897, 9e arrondissement, 1898, 17e arrondissement (AD Paris).

20 AD Paris, Sommier des biens immeubles parisiens 1880-1945, DQ18 1776, 76 avenue de Wagram, 17e arrondissement.

21 Ces données sont consultables sur microfilms : AD Seine, 2MilN 1926 (74), 2MilN 1931 (80), 2 MiLN 1936 (73). Nous remercie Christiane Nantois-Pigeon pour ces informations.

22 Toast de M. Alfred Mézières, Bulletin de l’Association des journalistes parisiens, avril 1911, p. 88-89.

23 C’est ainsi que la surnomment les Budin. Nous remercions Paul Toubas qui dispose des archives de Pierre Budin pour les informations communiquées.

24 AP Paris, 1949, Cent ans d’assistance publique à Paris. 1849-1949 ; APHP Paris, 1999, 1899-1999, Le centenaire de l’hôpital marin de Hendaye. Un passé au service de l’avenir ; voir aussi docteur Marcou-Mutzner, 1901, Le sanatorium d’Hendaye et le climat atlantique méridional. Nous remercions Jean-Pierre Artola, de l’hôpital marin d’Hendaye et Céline Davadan, de la fondation d’Abbadia pour les informations qu’ils ont bien voulu nous communiquer.

25 Conseil municipal de Paris, Rapport au nom de la 5e commission par M. le Dr Chérot, 1902, n° 36, p. 1-7. C’est M. Iribe, que Paul Strauss connaît bien, qui est directeur de l’établissement.

26 Assistance publique de Paris, 1913, Asile pour Enfants de la Ville de Paris à Hendaye, p. 6. La brochure de 32 pages a été publiée après la visite du président Poincaré.

27 Paul Strauss avait été membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique de 1893 à 1897, en tant que conseiller municipal, il est à nouveau nommé dans cette fonction par décret du 18 septembre 1907 et est élu vice-président le 16 janvier 1908, Gustave Mesureur étant directeur de l’Assistance publique de Paris (Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, 1908, session 1907-1908, Procès verbaux des séances, session 1907-1908, p. 3 et 293). Il restera vice-président jusqu’en 1922, le président étant, de droit, le préfet de la Seine.

28 Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, 1908, Procès verbaux des séances, 29 octobre, p. 31-35.

29 Archives AP-HP 9 L 97, Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, 1909, Rapport présenté au Conseil de surveillance par M. le Directeur de l’administration générale de l’Assistance publique, 15 p. Le rapport est présenté par Mesureur, chef de service.

30 Conseil de surveillance de l’Assistance publique de Paris, Procès verbaux des séances, 23 mai 1912.

31 Archives nationales, AJ38/4245 et 4270, dossier 10942. Voir Chapitre IX.

32 Ibid.

33 Branche familiale issue de sa belle-sœur, Marguerite Bernard.

Table des illustrations

Titre Tableau 2. Composition du ménage Strauss, 76 avenue Wagram, aux recensements de 1926, 1931 et 1936
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9209/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 249k
Titre Document 4. Paul Strauss assistant à une représentation au bénéfice de l’Association des journalistes républicains
Légende On reconnaît Strauss debout (premier dessin), et assis à droite au premier rang (deuxième dessin), Alfred Mézières, député, puis sénateur élu en 1900. Armand Fallières, président du Sénat en 1899, président de la République de 1906 à 1013, est au premier rang au milieu. Est-ce Renée Strauss coiffée d’un grand chapeau, qui accompagne son mari ? Dessins de Paul-Charles Delaroche. ©BnF.
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9209/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 2,9M
Titre Document 5. Sanatorium de la Ville de Paris, avant le Départ pour le Bain, Hendaye, vers 1911
Légende Source : Musée national de l’Éducation, INRP Rouen.
URL http://books.openedition.org/ined/docannexe/image/9209/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 4,7M

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