1L’analyse biographique a donné la preuve de sa puissance analytique en ce qui concerne la description des composantes de la dynamique des populations, dans une perspective longitudinale. Chaque phénomène est étudié indépendamment, et son calendrier peut être conditionné à la survenue d’autres événements (la probabilité d’une naissance dépend en partie de l’union des géniteurs, puis de leur survie…). Si l’on aborde des trajectoires plus proches des expériences individuelles, l’analyse s’intéressera à des transitions biographiques complexes. Ces dernières appellent des notions développées dans le présent ouvrage et pour lesquelles d’autres types de modélisation sont à concevoir.

2Trois ensembles d’éléments nouveaux sont à envisager pour aborder la complexité biographique. Tout d’abord, du fait de la combinaison de plusieurs trajectoires, il convient d’en établir la hiérarchie. Des événements peuvent être fondateurs, mais leur survenue peut également conditionner les évolutions à suivre, et leur importance peut être décisive pour le phénomène observé. Ensuite, comme les étapes sont multiples et les états sont réversibles, il en résulte des transitions progressives, sans datation précise et facilement mesurables. L’événement ou le changement d’état, dont la survenue est mesurée par les modèles de durée, disparaît. Il évolue vers la notion de transition associée à une combinaison d’états changeant en permanence. Enfin, l’analyse quantitative ne peut plus s’appliquer à la seule durée d’un état stable, mais doit envisager l’ensemble de la trajectoire biographique de l’individu pour en retrouver la cohérence. Les événements ne peuvent plus être considérés comme indépendants, l’individu devenant alors le contexte de ses différentes trajectoires.

3Une description des transitions biographiques complexes à l’aide d’un outil retenu pour ses qualités topographiques, les cartes de Kohonen, est proposée dans ce chapitre. L’expérimentation de la méthode a été possible en utilisant les données de l’enquête Biographies et entourage. La première partie explique les choix retenus, puis la seconde aborde une des applications rendues possibles : l’acquisition de l’autonomie1.

1. Modéliser la complexité biographique

4À chacune des trois composantes retenues de la complexité biographique, des solutions méthodologiques existent, aucune ne les couvrant toutes. Ces éléments sont repris dans l’ordre de la disponibilité des outils.

1.1. Méthodes possibles

5La multiplicité des événements est la plus facile à traiter. L’objet même des modèles de durée multivariés est d’analyser les calendriers conjoints de plusieurs états appartenant à un même individu (Hougaard, 2000). Si on relève plusieurs événements pour chaque état biographique d’une même personne, l’information réunie se présente selon une structure hiérarchique, ici à trois niveaux. Les caractéristiques individuelles stables se répètent alors à l’identique pour chaque événement/trajectoire. Si leur influence est confirmée, la durée des séjours (où la probabilité d’occurrence des événements) d’une même biographie se ressemblera un peu. En d’autres termes, les événements d’une vie ne sont pas indépendants, mais offrent un certain degré de similitude. L’individu donne de la cohérence à ses parcours biographiques, il en est le « contexte » de sa vie au sens statistique des modèles multiniveaux. Ceux-ci apportent deux améliorations :

• ils lèvent l’hypothèse d’indépendance des observations et calculent les variances exactes des effets contextuels ;

• ils mesurent le degré de similitude des événements d’une même trajectoire ou d’une même personne.

6Cependant, apportent-ils une solution à la troisième composante des transitions complexes, celle qui tient à la logique ex post d’une vie ? Face à cette forme structurelle de complexité, le modèle biographique multiniveau montre ses limites, car il ne traite que d’une forme de cohérence : l’homogénéité des durées de séjour dans chacun des états (effet contextuel de l’individu sur l’ensemble de ses trajectoires, voir ci-dessus). Or, ce qui fait la complexité d’une transition ou d’une évolution n’est pas toujours réductible à la simultanéité des calendriers ou à un coefficient de corrélation intra-individuel entre les risques associés aux événements. Un ordre et une hiérarchie entre ces états existent, l’attention doit porter sur l’association entre certains d’entre eux (comme être propriétaire et marié). On serait vite pris de court à analyser l’acquisition de l’autonomie (exemple étudié) en ne considérant que le rapprochement dans le temps des âges à l’acquisition d’un travail, d’un logement et au mariage.

7La recherche de cette cohérence suppose tout d’abord d’examiner un profil biographique portant sur la totalité ou une portion significative de la vie, qui soit la même pour tous. Une voie dans ce sens est ouverte par le traitement des mesures répétées (Moskowitz et Hersherger, 2002), telles que les changements d’états successifs. Plusieurs méthodes longitudinales de description de ces profils sont disponibles. Si le phénomène examiné peut être quantifié, l’évolution biographique est envisageable comme une série temporelle dont on dissocie éventuellement tendances, cycles et aléas. La même courbe de croissance est paramétrable par un ajustement polynomial. La méthode multiniveau apporte alors la solution élégante de modéliser dans le même modèle la courbe de transition de chacun et les variations interindividuelles des paramètres de la croissance. Pour un ajustement linéaire de ceux-ci, l’exercice est simple puisque deux paramètres décrivent la croissance : la pente de la tendance et la valeur à l’origine. Une analyse plus fine des profils, considérant des retards de calendrier et des inflexions de tendance, bute alors sur la difficulté d’établir le lien analytique entre les multiples coefficients de la courbe ajustée et les caractéristiques de l’individu concerné.

8Par contre, ces méthodes sont mal armées pour concevoir la complexité de la transition biographique avec les données mises à notre disposition. Cela revient à choisir, dans un large éventail de formulations possibles, différentes selon le phénomène abordé, les variables capables de le décrire, l’ordre temporel et d’importance de leur contribution. Trouver le sens de cette dynamique biographique exige des réponses théoriques ou empiriques préalables aux solutions techniques. Pour argumenter ce point et proposer des solutions, nous traiterons le thème de l’acquisition de l’autonomie chez les Franciliens de l’enquête Biographies et entourage (encadré 1, annexe du chapitre 1).

1.2. Enquête Biographies et entourage, acquisition de l’autonomie, cartes de Kohonen

9L’enquête Biographies et entourage rassemble deux qualités facilitant l’observation d’une transition complexe. Tout d’abord, elle relève avec grand détail les événements des parcours de vie et, en particulier, les événements constitutifs de l’acquisition de l’autonomie. De plus, parce qu’elle s’étend à l’entourage des enquêtés, elle autorise une éventuelle extension vers d’autres formes de complexité biographique.

10La définition de l’autonomie est une question récurrente de l’observation biographique en démographie, car elle marque le début de la plupart des trajectoires de la vie mature et parce qu’elle constitue une dimension de l’entrée dans l’âge adulte. Afin de ne retenir que les décisions prises hors de l’autorité parentale ou tutélaire, des filtres sont requis pour ne retenir que des personnes autonomes (Delaunay et Dureau, 2003). Plusieurs états y contribuent, aucun n’y suffit, et leur contribution est délicate à estimer sans trop d’arbitraire. Un premier emploi apporte une autonomie pécuniaire indispensable, dont l’impact se mesure au montant du revenu et dépend de la pérennité de la situation professionnelle, elle-même plus au moins « libératrice ». Une mise en union par le mariage contribue-t-elle autant qu’un concubinage à l’indépendance ? Est-ce également le cas, lorsque qu’elle ne s’accompagne pas d’une résidence indépendante ? Doit-on considérer qu’une personne en couple, mais sans travail, est plus indépendante qu’un individu seul ou une personne divorcée ? L’accès à la propriété semble renforcer l’autonomie, en même temps qu’elle contribue souvent à l’ancrage résidentiel aux allures parfois de contrainte. Ces questions exigent un examen qui ne sera pas entrepris dans le cadre de cette contribution, car ce débat particulier nous écarterait de la recherche d’une méthode qui doit s’appliquer au plus large éventail de situations. Deux solutions sont envisagées. La première est une comparaison des âges lors des principaux événements constitutifs de l’autonomie. C’est une réponse proche de l’analyse biographique traditionnelle, qui fait l’économie d’hypothèses supplémentaires sur l’ordre ou la hiérarchie de chacun. La seconde solution s’appuie sur une évaluation raisonnée et chiffrée de la contribution de chaque état au phénomène. Mais, surtout, elle considère autant l’acquisition que le maintien de l’autonomie, qui peut être mise à mal avec la perte d’un emploi, d’un logement, etc. Le dessin des profils individuels envisagés porte sur l’ensemble du parcours de vie.

11Quelques possibilités méthodologiques, la plupart issues des modèles de durée et de l’analyse multiniveau, ont été examinées, voire testées. Leur incapacité à traiter ce qui fait la complexité de ces transitions a suggéré la recherche de solutions alternatives. Elle tient au nombre élevé de descripteurs nécessaires pour rendre compte d’états (matrimoniaux) ou de statuts (professionnels) aux nombreuses modalités, auxquels s’ajoutent ceux qui décrivent la forme de la transition et les caractéristiques individuelles. Chaque individu est donc qualifié par un long vecteur d’attributs qui se prête mieux à l’analyse qualitative que statistique. Or les méthodes de classifications automatiques sont conçues pour simplifier cet univers observé. La difficulté bien connue de ces méthodes est liée à leur variété et à la multitude de leurs réglages, dont les conséquences sont souvent peu discernables.

12Une solution s’est révélée capable de lever ces complications : les cartes de Kohonen développées par Teuvo Kohonen depuis 1989 et très largement utilisées2. Les classifications qui en résultent ont deux qualités : fondées sur le principe des réseaux neuronaux, elles procèdent par auto-apprentissage (self organizing maps – SOM). Aucune supervision n’est nécessaire, au-delà du choix du nombre de classes. De plus, l’algorithme est particulièrement efficace quand les objets sont décrits par beaucoup de variables. La seconde qualité est topographique. Les classes produites sont disposées sur une « carte » qui respecte leur proximité, à la manière des zones spécialisées du cerveau. L’univers est réduit en écartant le moins possible d’information. C’est le but des classifications, selon une topographie qui devient un élément visuel de l’interprétation des relations entre les classes. Plusieurs logiciels construisent des cartes de Kohonen3, dans le cadre de cette étude le choix s’est porté sur une macro sous SAS© développée par Letrémy (Cottrel et al., 1993).

2. Deux mesures de l’acquisition de l’autonomie

13Des deux mesures envisagées de l’acquisition de l’autonomie, seule la seconde sera poussée jusqu’à la description des individus composant les classes de profils. La première, qui ne retient que les âges aux états constitutifs de l’autonomie, a soulevé plus de difficultés qu’elle n’a produit d’avantages. Aussi, l’exposé se contentera-t-il de l’évaluer ?

2.1. Classification des âges aux événements constitutifs de l’indépendance

14Pour commencer cette exploration par une définition minimale d’un exemple de transition complexe, proche de l’analyse biographique, considérons une mesure simple : l’âge aux événements constitutifs de l’autonomie. Quatre états paraissent fondamentaux (choix qui peut être étendu) : première mise en couple, premier logement indépendant, premier emploi stable et fin de la scolarité (Galland, 1995). L’examen porte sur l’ordre et l’amplitude des âges, qui composent un agencement individuel du calendrier de la prise d’autonomie. Pour certains individus, l’accès au logement précède la mise en couple ; on mettra en évidence des retards absolus (célibataires en fin de cycle de vie) ou d’anormales précocités (fin de la scolarité ou début de l’emploi). L’examen permet d’établir si les autonomies tardives sont dues à la trajectoire matrimoniale ou professionnelle.

15Cette relative simplicité exprime le souci de ne pas s’éloigner de l’analyse longitudinale familière aux démographes, tout en l’étendant à quatre processus. L’interaction de plusieurs événements a été introduite par Courgeau et Lelièvre (1986) dans des modèles de durée semi-paramétriques comprenant des variables dépendantes du temps. La probabilité d’un événement, comme la première union, est alors conditionnée à la survenue préalable de la fin des études ou l’obtention d’un premier emploi. Cette modélisation porte sur un des phénomènes, ici la nuptialité, et sa dépendance par rapport aux autres. L’objet n’est pas la transition complexe, résultat de la combinaison des événements constitutifs de l’autonomie.

16La figure 12 représente la classification des vecteurs individuels des quatre âges représentés dans l’ordre suivant : celui de la première mise en couple, du premier logement indépendant, du premier emploi stable et de la fin de la scolarité. Sa disposition conserve, grâce à l’algorithme de Kohonen, la proximité entre les classes selon une grille de quatre fois quatre cases, chacune s’interprétant avec ses voisines qui lui ressemblent un peu. C’est donc la topographie de l’ensemble qu’il faut lire. La case de la première ligne et de la première colonne (1,1) correspond à l’absence d’union avec des âges assez proches où l’individu a un emploi stable et accès à un logement. À l’opposé, dans la classe (4,4), la fin de la scolarité précoce est associée à un accès tardif à l’emploi stable. Les trois voisins sont des déclinaisons de cette configuration. La classe (4,1) est la forme la plus marquée d’une union tardive, bien après l’indépendance économique. L’accès au logement vient fréquemment après l’autonomie professionnelle ou, du moins, la fin de la scolarité, sauf dans certains cas (1,4).

FIGURE 12. CLASSIFICATION DES ÂGES AUX ÉVÉNEMENTS CONSTITUTIFS DE L’AUTONOMIE*

17L’analyse s’arrêtera à cette présentation faute de trouver une solution à la présence des non-événements. L’absence d’union, d’emploi… se traduit par une valeur manquante (l’âge n’existe pas) qui entraîne l’élimination de l’individu dans la constitution des classes. Cela reviendrait à ne retenir que ceux qui les vivent tous, ce qui fausse de manière rédhibitoire une analyse portant sur de nombreux événements ou sur des périodes courtes. Remplacer les valeurs manquantes par l’âge au moment de l’enquête, laisse entendre qu’il est survenu à ce moment, ce qui est faux. La solution, qui consiste à remplacer l’âge manquant par la moyenne ou autre fonction linéaire des autres âges, gomme l’information sur la non-survenue de l’événement, une information fondamentale pour la question posée. L’alternative, proposée par l’auteur des macros SAS utilisés, consiste à faire le classement sur les observations complètes et d’y introduire ensuite les valeurs manquantes (procédure MSUPP). Ce n’est cependant toujours pas satisfaisant, car les transitions « incomplètes » ne sont pas utilisées pour les typologies.

18Pour souligner cette limitation avec un peu d’exagération, la classification précédente a choisi d’attribuer une valeur nulle aux événements manquants, pour bien marquer leur absence. La figure 13 détaille le profil de tous les individus de la classe. Ainsi, la case (1,4) contient un grand nombre de zéros pour le logement, qui représentent des individus qui n’ont pas acquis cette indépendance résidentielle. Dans les classes (2,4), (3,4), (4,4) se trouvent des individus qui n’ont pas accédé à un logement stable. Ceux-ci se retrouvent également dans d’autres classes (la (1,1)) à la différence d’un âge nul pour la mise en union, qui caractérise cette classe. Ces profils « accidentels » ne sont pas isolés par la classification, en particulier dans la quatrième colonne.

FIGURE 13. CLASSIFICATION DES ÂGES AUX ÉVÉNEMENTS CONSTITUTIFS DE L’AUTONOMIE AVEC LE DÉTAIL DES PROFILS INDIVIDUELS

19D’autres méthodes de classification sont envisageables pour tenter d’éviter ces dérapages. Un classement raisonné serait sans doute plus satisfaisant pour l’interprétation, il se construirait sur un jeu de filtres portant sur l’ordre et la présence des événements. Il est alors à craindre qu’un degré inévitable d’arbitraire et de singularité soit introduit dans ce tri ad hoc. D’autres raisons plus substantielles incitent à ne pas poursuivre dans cette voix. Tout d’abord, cette définition a minima met plus l’accent sur l’acquisition de l’autonomie que sur son maintien, plus sur le passage à l’âge adulte que sur la forme d’un parcours complet. Et, surtout, il faut reconnaître qu’une transition vers l’autonomie définie par la seule chronologie des âges à certains événements est analytiquement un peu courte, puisqu’elle suppose que le calendrier importe plus que leur nature. Ce sont donc deux des trois dimensions de la complexité biographique qui sont oubliées. La première est la cohérence du parcours complet de vie. La seconde est la qualité de la contribution de chaque état ou événement à la transition. Ne retenir que l’âge au premier emploi revient à supposer que la nature de cet emploi, c’est-à-dire le statut professionnel, n’y participe pas, et qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les états et leurs modalités (un bref contrat de travail n’apporte pas l’autonomie économique de la fonction publique, occuper un logement comme locataire n’équivaut pas à un accès à la propriété, etc.). Mais, inclure les modalités en même temps que les dates multiplie les valeurs manquantes dont les méthodes de classification s’accommodent mal. Le vecteur des attributs s’allonge au point de devenir ininterprétable. Des tentatives en ce sens furent peu convaincantes et ont suggéré d’expérimenter une autre solution.

2.2. Profils qualifiés des transitions vers l’indépendance

20Toutes les méthodes de classification exigent un nombre identique d’attributs par objet. Si l’ensemble de la biographie doit être analysé, il sera inévitablement décrit par un nombre variable d’événements ou de séjours, rendant inapplicables les méthodes de classification, incapables de prendre en compte les cas de « censure », pour utiliser une terminologie d’analyse de durée. Une manière de résoudre cette difficulté est d’observer des durées identiques et de qualifier chaque année de vie par une mesure du phénomène étudié. L’enquête Biographies et entourage, qui s’applique à des Franciliens de plus de 50 ans, couvre largement le passage à l’âge adulte et à l’autonomie. Néanmoins, commencer à la naissance n’a pas grand sens pour un phénomène peu concevable avant 15 ans et assez vite affirmé, disons à 35 ans. Ces vingt années de vie suffisent à caractériser le passage à l’âge adulte et à l’autonomie, alors que des périodes plus longues le noieraient et rendraient les classifications moins typées4. Ce choix revient à classifier un vecteur de vingt attributs, un par âge, dont l’ordre dessine précisément le profil de cette transition complexe.

21La question capitale reste la définition et la mesure du phénomène (l’autonomie) sur la base des événements décrits par l’enquête biographique. On peut l’aborder de deux manières : par une réflexion théorique avançant des hypothèses sur la hiérarchie des événements constitutifs et la portée de leur contribution, ou bien par des méthodes multivariées considérant l’ensemble des descripteurs de la transition. Les difficultés soulevées par ces dernières résultent du fait que le calendrier de chaque état importe autant que ses attributs. On devrait alors décrire chaque année d’âge par toutes les modalités des états participant au phénomène. La complexité du vecteur d’attribut deviendrait dissuasive (n années par m modalités par e états, soit près de 300 modalités dans notre exemple) et se heurterait au problème des inévitables et nombreuses modalités vides puisqu’une seule par état est remplie à chaque âge. Au moment de l’interprétation des résultats (classe, axe factoriel ou composante principale), il resterait toujours à apprécier la contribution à l’autonomie de chaque état et chaque modalité. Mieux vaut engager cette réflexion avant même d’entreprendre la réduction de l’univers, indépendamment de la méthode employée. Pour éviter que celle-ci dépende de la définition retenue de la transition, deux étapes doivent être séparées : l’évaluation numérique ou ordinale du phénomène étudié puis la classification proprement dite du vecteur des mesures à chaque âge.

22Le choix des états constitutifs du phénomène et l’appréciation de leur contribution procèdent d’une démarche plus théorique qui doit néanmoins aboutir à l’élaboration d’un indice, lui-même l’expression numérique des hypothèses testées. Envisageons une définition simple et exploratoire de la prise d’autonomie. On suppose que trois états la définissent : le statut matrimonial, le statut professionnel et le statut résidentiel. Le célibat observé dès l’adolescence est une situation jugée de dépendance, on lui attribue un degré zéro d’autonomie. L’union, qu’importe sa forme, marque l’autonomie par rapport à la famille des ascendants (degré 2), les séparations (divorce, décès, etc.) un niveau intermédiaire de valeur 1, une hypothèse déjà plus contestable. Les salariés, fonctionnaires ou personnes à leur compte sont gratifiés du degré maximum d’autonomie (soit une valeur de 2), les inactifs le stade minimum (degré 0). Les petits contrats, aides familiaux, salariés d’un membre de la famille se situent à un niveau intermédiaire (1). Enfin, la situation résidentielle distingue les personnes seules ou les chefs de ménage indépendants (degré 2) des conjoints et personnes en caserne ou internat (1), ainsi que les personnes dépendantes (degré 0). L’indice final, calculé à chaque âge de la vie, est une expression numérique de ces diverses composantes. Cela peut être la somme de chacun de ces indices, ou la moyenne, assortie d’une pondération des statuts, si l’emploi par exemple est jugé plus décisif que le statut matrimonial. Le mode d’évaluation peut sembler arbitraire, il convient plutôt d’y voir des hypothèses que l’on teste par les traitements à suivre.

23L’évaluation ordinale, à chaque âge, de la transition biographique se traduit en une courbe de suivi pour chaque individu. La progressivité du phénomène est rendue de même que son caractère réversible, des infléchissements à la baisse n’étant pas exclus. En effet, une perte d’emploi, une séparation peut diminuer le score calculé d’autonomie. La complexité des évolutions rend chaque profil unique et semble réclamer un examen au cas par cas, ce qui est impossible avec les 2 830 personnes de l’enquête. La classification réduit cette information pour la rendre interprétable. La carte de Kohonen dispose ces classes de manière à témoigner de leur répartition dans un univers dont elle conserve la topographie.

2.3. Qualités topographiques des cartes de Kohonen

24Nous nous sommes déjà expliqués sur les raisons du choix de l’algorithme de Kohonen, pour classer les transitions biographiques complexes. Nous allons illustrer son usage et son utilité avec la définition précédente de l’autonomie. Chaque profil individuel représente l’évolution avec l’âge de l’autonomie avec en ordonnée, l’indice d’autonomie, et en abscisse, l’âge de 15 à 35 ans. Une grille carrée de cinq lignes par cinq colonnes est retenue et détaillée tout en restant lisible. Le choix du nombre de classes ne change que la taille et le détail de la « carte », mais ne touche pas sa topographie et donc peu son interprétation.

25Comme dans toute classification, les quelque 2 830 trajectoires biographiques sont réduites de manière à perdre le moins possible d’information (homogénéité interne conservée) et à révéler les différences entre classes. Auto-organisée, la classification par réseaux neuronaux atteint cet objectif sans paramétrages. Rappelons que l’algorithme de Kohonen ordonne ces classes de manière à ce que les cases proches sur la grille présentent des vecteurs d’attributs plus similaires, les cases les plus lointaines dans le plan étant les plus contrastées. Dans la figure 14, la première case (1,1) représente l’acquisition précoce, progressive, mais instable puisqu’une perte d’autonomie survient à partir de 22-23 ans. À l’opposé, dans la case (5,5), l’indépendance est tardivement acquise, mais en peu d’années concentrées autour de 25 ans, puis se stabilise à un niveau élevé. Toutes les cases de la colonne 5 se distinguent entre elles par le calendrier de cette acquisition, l’intensité de sa variation, le niveau atteint et sa durabilité. Les profils de la quatrième ligne varient pour le degré d’autonomie atteint, les calendriers étant proches. Parce que la proximité sur la carte reflète des similitudes de certains traits du profil, il est commode d’identifier ceux qui répondent à une question particulière. Ainsi, la recherche des transitions progressives et régulières, presque rectilignes, tombera aisément sur la case (4,2), puis sur ses voisines (3,3) et (4,3) éventuellement (3,2).

FIGURE 14. CLASSIFICATION DES PROFILS D’AUTONOMIE PAR L’ALGORITHME DE KOHONEN

26Ces classes se lisent comme des modalités de la transition complexe. Pour simplifier la description, une surclassification est envisageable (figure 15A). Elle consiste en un regroupement en un certain nombre de classes, selon une classification ascendante hiérarchique. Pour identifier ou décrire avec plus de précision chaque superclasse, il est possible de s’aider des écarts par rapport à la moyenne (figure 15B), qui permettent de dégager les singularités de la trajectoire. Ainsi, la perte relative d’autonomie est bien mise en relief dans les trois premières cases de la première colonne et dans les deux premières de la seconde (la superclasse située au nord-ouest de la « carte »). Ceci montre surtout l’étendue de ce profil particulier dans la population observée. Une des qualités indéniables de la cartographie de Kohonen est de conserver la topologie des vecteurs d’attributs de la population observée. Les classes sont ainsi interprétées sans perdre de vue l’ensemble de l’univers.

27Un paramétrage des courbes de croissance par un ajustement polynomial n’apporte pas cette aisance ou aurait dénaturé le profil par un lissage trop réducteur. La variété des transitions est ici décomposée visuellement en termes de précocité, de rapidité, de durabilité et d’intensité.

FIGURE 15. OUTILS DE DESCRIPTION DES TYPOLOGIES

28Une fois les classes construites et décrites, les principales formes de la complexité biographique, il reste à savoir ce qui distingue les populations concernées. Habituellement, une fois qu’une classification est retenue, de simples statistiques descriptives des variables numériques contribuent à répondre à la question. Des tables de contingence (et bien d’autres outils) vérifient l’association de ces classes avec les autres descriptions de nature catégorielle. Avec les autres méthodes, ce ne sont que les résultats d’une classification parmi d’autres qui sont décrits, de sorte que les différences ainsi révélées sont en partie un artéfact des choix de la classification. L’interprétation a du mal à se défaire de l’incertitude sur la nature de chaque classe. Les cartes de Kohonen contournent cet écueil, car elles fournissent moins une typologie qu’une topographie de l’univers observé, par une réduction dans un espace à deux dimensions. Qu’importe le nombre de classes (qui décide juste de l’échelle de la carte), puisque c’est moins leur contenu que leurs ressemblances qui sont instructives.

29L’intérêt analytique de cette approche topographique réside dans son adaptation à la complexité des transitions biographiques. Celle-ci se traduit, notamment, par le nombre d’attributs décrivant chaque individu, exigeant un examen qualitatif au cas par cas. Les qualités topographiques des cartes de Kohonen servent au rapprochement entre l’étude de cas (qualitative) et l’analyse des variables (quantitative). La confrontation des cartes prévaut sur la comparaison des classes, la carte témoignant de l’ensemble de cas complexes. Les observations qui suivent illustrent cette approche topographique, sans pousser la description hors des limites du présent exercice. La carte des profils est rapprochée de la même disposition de deux variables démographiques, puis d’un événement fondateur initial et d’éléments biographiques constitutifs de la transition.

30Prenons la répartition des hommes et des femmes selon la typologie de la classification de Kohonen. Des interprétations au cas par cas peuvent immédiatement être formulées (figure 16). Les classes, qui marquent un déclin précoce de l’autonomie, sont fortement féminines (1,1 ; 1,2 ; 2,1), alors que, à l’opposé, la stabilisation de l’indépendance à un haut niveau est plus nettement réservée aux hommes (5,4 et 5,5). Le plus intéressant est dans la disposition de ces rapports de masculinité. Elle reproduit assez fidèlement les proximités de la carte des profils d’acquisition. La première ligne témoigne du passage de la précocité féminine, assortie d’une indépendance de faible niveau et fragile, vers l’affirmation masculine du degré et de la stabilité de l’autonomie. L’opposition des profils aux deux coins opposés nord-ouest et sud-ouest de la carte de Kohonen se retrouve dans celle des rapports de masculinité, confirmant les remarques précédentes. Les trajectoires neutres (régulières) équilibrent les hommes et les femmes.

FIGURE 16. RÉPARTITION DES HOMMES ET DES FEMMES SELON LA CLASSIFICATION DES TRANSITIONS

31La topographie des générations (figure 17) génère autant de régularités avec la carte des profils d’autonomie que d’exceptions. Vers la partie sud-ouest, celle des transitions tardives et incomplètes à 35 ans, se pressent les plus jeunes générations (néanmoins quinquagénaires au moment de l’enquête). Le passage à l’âge adulte recule avec l’allongement de la scolarité. Par contre, le coin opposé regroupe des compositions plus hétéroclites. Un âge moyen au moment de l’enquête apporterait une information plus robuste, moins perturbée par les effectifs modestes.

32À répéter ces lectures pour des indicateurs non plus démographiques mais biographiques, la genèse des vies que l’on décrit se dessine. L’ensemble de la trajectoire est documenté par des éléments fondateurs pour l’individu en question, événements qui ne sont pas nécessairement inclus dans la définition de la transition. La figure 18 teste l’influence d’une situation de jeunesse, la cohabitation avec les parents biologiques avant 14 ans, dont l’influence sur la vie future n’est pas a priori clairement prévisible. De fait, les régularités sont plus difficiles à discerner. Elles le seraient probablement moins de nos jours en raison de la plus grande instabilité conjugale. Les enfants séparés d’un de leurs géniteurs se regroupent néanmoins dans la région nord-ouest caractérisée par une autonomie fragile après 25 ans. Mais c’est aussi le « coin » des femmes, il associe une fragilité événementielle à celle associée au genre.

FIGURE 17. TOPOGRAPHIE DES GÉNÉRATIONS

FIGURE 18. EXEMPLE D’ÉVALUATION D’UN ÉTAT PRÉALABLE : LA COHABITATION AVEC LES PARENTS BIOLOGIQUES AVANT 14 ANS

33Notre première classification, sur les âges aux événements constitutifs de l’autonomie, s’était heurtée à des embûches conceptuelles et techniques. La difficulté a été contournée par l’évaluation réfléchie de l’autonomie à chaque âge. Une fois la typologie des profils réalisée, il est possible de réexaminer le calendrier de la première mise en couple, de la première occupation en propre d’un logement et de l’âge au premier emploi. Le calendrier de ces événements, qui contribuent à l’indépendance, est présenté (figure 19) selon la même carte de Kohonen de référence présentée précédemment en figure 145.

FIGURE 19. CALENDRIERS DES ÉVÉNEMENTS QUI CONTRIBUENT À L’INDÉPENDANCE

34La juxtaposition des trois calendriers révèle de remarquables similitudes des distributions par âge : leur aplatissement dans la région nord-est, leur resserrement très pointu au sud, le regroupement précoce à l’ouest, les irrégularités au centre. La cohérence des trois cartes jette des éclairages complémentaires sur les liens entre les trajectoires et leurs impacts sur l’histoire biographique. Une précocité conjointe de l’union, du logement et du travail forme une indépendance fragile, plus difficile à tenir parce que, semble-t-il, construite dans l’urgence (région nord-ouest). En se déplaçant vers l’ouest sur la graduation de la première ligne, les calendriers s’étalent, les événements gagnent en autonomie et assurent une plus grande stabilité. Sur la dernière ligne « méridionale », la prise d’autonomie est plus tardive. Le déplacement vers l’est confirme l’ajournement de tous les événements et leur plus grande synchronie, contribuant à réduire le temps d’acquisition. Dans le centre de la carte, cette synchronie se dilue : l’étalement de l’acquisition du logement est plus grand que l’accès à l’emploi. Ce calendrier est sous l’influence de la durée de la scolarisation et, par conséquent, des différences socio-économiques entre les trajectoires. Au demeurant, l’examen visuel des trois cartes suggère une plus grande ressemblance entre la mise en couple et la première occupation d’un logement. Ceci semblerait indiquer qu’elles marquent plus nettement l’acquisition de l’autonomie. Elles sont plus synchrones.

Conclusion

35Les formes des transitions biographiques complexes sont infinies. La répétition et l’imbrication des événements contribuent à leur diversité, laquelle se construit au cours de la vie qui y trouve une cohérence ex post. Elle est renforcée par l’interaction avec l’entourage familial ou social. Mais qu’importe sa forme et son degré, cette complexité décourage toujours le traitement statistique, ne serait-ce qu’à cause du nombre élevé d’attributs nécessaires pour la décrire. Les méthodes habituelles de l’analyse longitudinale et des mesures répétées y trouvent leur limitation. Les modèles de durée multiniveaux, pourtant aptes à traiter la structure hiérarchique de l’information biographique étendue, n’ont pas la portée analytique suffisante pour comprendre cette complexité qui se construit au cours d’une vie.

36Aussi, chaque biographie individuelle devrait être abordée comme un cas unique, par une analyse qualitative quasiment monographique. La généralisation en est alors découragée : les conclusions sont limitées aux quelques cas disséqués et l’observateur ne peut les aborder tous, l’ensemble lui reste caché. Pour y parvenir et concilier l’analyse qualitative de cas et l’analyse quantitative sur les variables, deux réductions ont été nécessaires. La première est une réduction raisonnée des événements mesurés, la seconde porte sur l’univers que l’on ramène à un nombre raisonnable de profils-types. Même en considérant la plus simple des transitions, une analyse exploratoire multivariée est confrontée à trop d’états aux modalités multiples pour envisager une classification des profils biographiques individuels, qui est elle-même peu envisageable du fait des valeurs manquantes et du nombre inégal d’attributs. Une modélisation oblige toujours à avancer ses hypothèses et à représenter le phénomène avec ce qui est observé : ici la méthode proposée évalue la transition par l’introduction de certaines trajectoires aux modalités dosées sur une échelle ordinale. Il en résulte un vecteur d’attributs par individu décrivant la dynamique de la transition par année d’âge, en temps discret. Ensuite, l’univers de ces vecteurs est réduit par une classification non supervisée, par réseaux neuronaux.

37Les limitations des méthodes courantes de classification sont vite apparues rédhibitoires pour les transitions décrites par de nombreux attributs, dont l’ordre importe. Les typologies deviennent alors très sensibles au paramétrage de la méthode. L’interprétation est gênée par l’incertitude sur la nature de chaque classe, du fait toujours de la multiplication des attributs. L’algorithme de Kohonen lève une bonne partie de ces difficultés en ordonnant les classes selon leurs ressemblances dans un espace en deux dimensions. Il traite efficacement, sans paramétrages pointilleux, un ensemble de longs vecteurs d’attributs, puis réduit l’univers observé selon une carte qui en conserve la topographie. C’est moins chaque classe que l’on décrit que cette topographie et les relations entre les profils-types qu’elle dévoile. La même cartographie réduite de l’ensemble est utilisée pour décrire les individus rangés selon leur trajectoire complexe. L’analyse exploratoire s’aide de la comparaison des cartes de Kohonen avec celles reconstituées des caractéristiques sociodémographiques, mais aussi biographiques des individus.

38La méthode explorée donne des résultats qui peuvent être considérés comme plus satisfaisants que ce que donnerait le traitement par modèles mixtes multiniveaux, qui traitent d’une forme trop simple de la cohérence biographique. En contrepartie, la procédure proposée repose sur la définition et la quantification du phénomène complexe. L’une et l’autre procèdent de la réduction raisonnée et potentiellement excessive ou arbitraire des événements constitutifs de ce phénomène. Le divorce peut à la fois élargir l’autonomie des choix individuels et restreindre les capacités économiques de la même personne. Ce travail, délibérément, ne s’attarde pas sur la définition de l’autonomie, car son premier objet est de tester les capacités exploratoires d’une approche topographique. Les résultats engagent à poursuivre une seconde étape qui consisterait à évaluer empiriquement diverses formulations d’acquisition de l’autonomie par les cartes de Kohonen. Des définitions plus détaillées risquent de perdre en robustesse analytique. Une forte recommandation se dégage de ces résultats provisoires : la définition doit être dynamique, comme l’analyse qu’elle fonde. La signification des états, leur contribution à la cohérence biographique, changent avec l’âge. Le célibat, un emploi précaire, le veuvage n’ont pas les mêmes implications à 20, 35 ou 50 ans. Or, la méthode proposée autorise aisément d’introduire et de traiter des définitions dynamiques des transitions complexes.