1L’objet de ce chapitre est de mettre à l’épreuve la notion de seuil dans le cas du passage à l’âge adulte. Il s’agit plus précisément d’interroger l’apport de l’observation longitudinale à la question ; l’approche biographique permet en effet d’aborder la dynamique du passage des seuils, la dimension temporelle qui échappe aux observations transversales.

2Les données de l’enquête Biographies et entourage, sur lesquelles s’appuie cette analyse, procurent non seulement des jalons factuels, mais également l’auto-évaluation par les enquêtés des différentes époques de leur trajectoire. C’est en conjuguant informations factuelles et subjectives que nous tentons ici une approche novatrice du passage à l’âge adulte.

3D’autres « passages » pourraient tout aussi bien faire l’objet d’une telle discussion qui relève du débat méthodologique de l’identification de seuils dans des trajectoires. Le choix du thème du passage à l’âge adulte a été fait, car celui-ci alimente depuis plusieurs décennies un discours scientifique sur l’évolution des seuils et processus biographiques. Notre intérêt porte ici moins sur l’interprétation de cette évolution, que sur les modes de son observation. Nous avons pris le parti d’identifier les seuils dans les parcours comme des moments d’accumulation événementielle suivant et précédant des périodes de stabilité. Cette démarche n’est donc pas spécifique du passage à l’âge adulte.

4Ce chapitre s’articule en trois parties. Il s’ouvre sur une brève revue de la littérature disponible sur les modes d’observation et d’interprétation du passage à l’âge adulte. Les premiers résultats de l’enquête Biographies et entourage sur la question sont ensuite présentés, avant d’aborder les apports de l’analyse qualitative qui a été menée sur quelques biographies recueillies dans le cadre de cette enquête.

1. Passage à l’âge adulte : modes d’observation et d’interprétation

1.1. Théorie des seuils

5Les changements sociaux, qui ont affecté le xx^e siècle, ont formalisé le passage à l’âge adulte comme un moment clé dans la succession des âges de la vie. Au même titre que les relations et institutions familiales, le passage à l’âge adulte tendrait à se complexifier, rendant caducs les outils jusque-là adaptés à son observation. Examinons une courte synthèse de la littérature sur la question, les outils d’observation utilisés, les évolutions mises en évidence et les interprétations proposées.

6Tout d’abord, il convient de savoir comment ce passage est observé avec les outils classiques. Tandis que les anthropologues se sont intéressés aux rites de passage dans toutes les sociétés, l’analyse quantitative du passage à l’âge adulte s’est concentrée sur trois marqueurs mesurables et simples à collecter : l’entrée en union, l’accès au premier emploi et au premier logement. L’observation transversale de ces trois marqueurs a contribué, dès lors qu’ils apparaissaient comme simultanés, à l’émergence de la notion de « seuil » de passage à l’âge adulte. Par opposition aux générations où ces trois marqueurs apparaissaient comme relativement simultanés, ce dispositif d’observation a mis en évidence l’évolution du calendrier du passage à l’âge adulte depuis les années 1960.

1.1.1. Situation en France

7Cette évolution temporelle oppose un « avant », où le seuil de passage se définissait par des marqueurs précoces et associés dans le temps (premier emploi, mise en couple, premier logement), à un « actuel » avec des marqueurs plus tardifs, dissociés dans le temps, isolés, rétractables, voire inopérants (Galland, 1993, 1995). Dans ce nouveau contexte, la notion de « seuil » de passage à l’âge adulte semble de moins en moins opérante par rapport à celle d’« entrée progressive » dans l’âge adulte. Entrée progressive associée à l’allongement des études, aux difficultés d’insertion et à l’instabilité professionnelle. Galland souligne aussi l’apparition de nouvelles catégories d’hébergement, comme celui de « vivre dans un logement aux frais des parents ». Plusieurs travaux ont également précisé que l’évolution divergeait selon les catégories d’appartenance sociale. Il n’existerait pas un seuil, mais des seuils de passage à l’âge adulte, selon le sexe ou la catégorie sociale.

8Alors que des explications conjoncturelles, d’ordre socioéconomique ou politique, ont pu être avancées à propos de l’élévation de l’âge de l’autonomie résidentielle au moment de la crise des années 1930 ou de la guerre 1939-1945 (Courgeau, 2001), l’évolution actuelle serait plutôt d’ordre structurel. Plus globalement, l’évolution des âges de la vie s’inscrirait dans celle de l’environnement sociétal. Bozon (2002) associe ainsi les « seuils » aux sociétés fondées sur des rituels de passage, comme l’était encore la France des années 1950. Le service militaire jouait alors ce rôle pour les hommes, à l’instar du mariage qui met en scène la femme dans son changement de statut familial et social. La société actuelle ne serait plus une société de rite, bien que la plupart des rites religieux subsistent dans la sphère laïque, notamment via les seuils scolaires et les seuils civiques. Ainsi, la communion est remplacée par l’entrée au collège, puis par le cap du baccalauréat, de l’université, le bizutage des grandes écoles, et l’âge à la majorité transposé au permis de conduire, etc. La massification scolaire aurait largement contribué à ces glissements et au fait que « les rythmes scolaires l’emportent sur les rites sociaux » (Galland, 1997b). La transition d’une société régie par des rites de passage à une société sans rites transformerait les rapports sociaux et redéfinirait les modalités du passage à l’âge adulte en se répercutant sur les rapports entre générations, entre sexes et entre pairs que la mobilité géographique des individus a fragilisé au xx^e siècle (Bozon, 1994). C’est dans ce contexte qu’intervient l’allongement de la transition entre scolarité et profession stable, entre début de vie sexuelle et entrée dans la vie de famille. Selon Bozon cette « double latence sociale et professionnelle, sexuelle et familiale » explique l’indétermination des coordonnées sociales de la jeunesse et du passage à l’âge adulte. Ce nouvel environnement sociétal, caractérisé par une privatisation de la famille contemporaine (Roussel, 1989 ; de Singly, 1996), est lié à l’assouplissement du contrôle familial et l’acceptation croissante de la vie privée des enfants. De la même manière, le recul des « rites », au profit des « premières fois », appellerait de nouveaux outils d’observation. Bozon (2002) évoque de nouveaux marqueurs, comme le premier rapport sexuel, le premier logement, le permis de conduire et la première voiture, tout en insistant sur les différences de perceptions qu’hommes et femmes ont de ces événements, notamment à propos du premier rapport sexuel (voir le chapitre 5 sur le passage à l’âge adulte). Ces nouveaux outils ne s’appliqueraient donc pas avec autant de pertinence à chaque sexe ou catégorie sociale.

9L’impact des systèmes de genre sur la différenciation des trajectoires selon le sexe est d’ailleurs au centre des interprétations (Toulemon, 1994 ; Bozon, 2002 ; Le Goff et al., 2004). En particulier, la précocité du passage à l’âge adulte des filles, avec une décohabitation fortement associée à l’entrée en union, a été très soulignée dans les générations féminines anciennes (Villeneuve-Gokalp, 1981 ; Battagliola, 2001) où le mariage semblait correspondre à « la voie royale au statut adulte pour les femmes » (Bozon, 1994). Jusque dans les années 1970, le passage à l’âge adulte est donc a priori plus associé au seuil de la mise en couple pour les femmes et à celui de l’entrée en activité pour les hommes. Mais cette interprétation pourrait tenir de la confusion d’approches qui appréhendent différentes facettes du passage à l’âge adulte (Villeneuve-Gokalp s’intéresse aux contextes de décohabitation, Galland aux seuils de la jeunesse…), car le premier emploi est le marqueur de passage à l’âge adulte qui apparaît le plus tôt, pour les deux sexes (Galland, 1997a). L’homogénéisation des modalités du passage à l’âge adulte chez les hommes et les femmes serait de chercher du côté du rôle croissant de l’insertion professionnelle pour les deux sexes.

1.1.2. Situation en Europe et dans le monde

10Si la question est élargie à l’espace européen, les évolutions semblent diverger selon la structuration des systèmes familiaux (Thomsin et al., 2003). Les pays aux liens familiaux faibles seraient particulièrement en rupture par rapport à la trajectoire, dite « type », qui aurait prévalu dans les années 1950, et ils présenteraient un modèle de passage de plus en plus flou. La désynchronisation des seuils et l’évolution du sens des événements (valeur du mariage, enjeu du premier emploi…) seraient d’autant plus marquées dans les pays qui appartiennent au Nord de l’Europe. Au contraire, les pays du Sud de l’Europe, caractérisés par des liens plus forts (Italie, Espagne…), resteraient plus attachés au modèle du « seuil » de passage avec des étapes encore clairement ordonnancées (Reher, 1998).

11Mais, dans le monde, d’autres régions caractérisées par des liens forts connaissent des évolutions plus complexes. Du nord au sud, l’évolution du calendrier du passage à l’âge adulte semble s’inscrire dans une grande diversité de rouages sociétaux. Hertrich et Lesclingand (2001, 2003) montrent qu’en milieu rural africain le recul des seuils féminins relève de changements de fond dans les processus d’autonomisation féminine, beaucoup plus significatifs que le simple décalage de calendrier observé pour les hommes. En milieu urbain africain et dans le contexte de crise profonde qui touche cette région du monde depuis plusieurs décennies, d’autres auteurs insistent sur l’allongement de la dépendance sociale et familiale des jeunes, contraints à rester jeunes (Antoine et al., 2002), dans des sociétés où les valeurs de l’aînesse et de la maturité l’emportent sur les valeurs occidentales de la jeunesse.

12Ainsi, les systèmes sociétaux de référence posent des cadres d’interprétations très différents pour des évolutions de calendrier comparables. Mais les outils d’observation utilisés participent également à la construction de ces interprétations. Apparemment bien adaptés au contexte des années 1960, où les marqueurs classiques semblaient généralement simultanés (premiers logement, emploi et union), ils le sont moins depuis les années 1980 où leur dissociation dans le temps nécessite la prise en compte d’autres marqueurs qui parfois s’y substituent (fin des études plutôt que premier emploi de plus en plus difficile à définir, premier enfant plutôt qu’entrée en union libre et statistiquement invisible par rapport au mariage, etc.). La diversification des voies de l’indépendance individuelle, son extension temporelle et l’instabilité des événements marqueurs amènent les auteurs à en choisir d’autres plus pertinents (Rougerie et Courtois, 1997) ou à raisonner en termes de séquences et de bornes (Thomsin et al., 2003 ; Bozon, 2004). Seulement, l’appréhension de ce passage reste soumise aux limites des données disponibles, qui sont généralement transversales. On peut d’ailleurs se demander si ces données transversales n’ont pas elles-mêmes contribué à l’apparition de la notion de seuil, car ce mode d’observation semble s’y prêter comme l’a constaté Villeneuve-Gokalp (1997). Ainsi, la discussion actuelle sur les nouvelles catégories d’hébergement (Galland, 1997a) trouve des échos dans les parcours des générations nées entre 1930 et 1950 et déjà confrontées à ces catégories d’hébergement (enquête Biographies et entourage, cas de Louis, voir figure 10, p. 208). D’autres travaux signalent la question du flou autour de la décohabitation juvénile en mettant en évidence la multiplication des séparations dans l’enfance, y compris pour des générations anciennes (Clément et Bonvalet, 2005). C’est pourquoi nous proposons ici de mettre la notion de seuil de passage à l’âge adulte à l’épreuve des données longitudinales de l’enquête Biographies et entourage. Cette enquête porte sur 2 830 Franciliens âgés de 50 et 70 ans en 2001 qui, ayant passé leur jeunesse dans les années 1950-1960, appartiennent en principe à une génération dite de « seuil ».

1.2. Premiers résultats de l’enquête Biographies et entourage

13Dans une première exploration descriptive, ont été retenus, très schématiquement, l’âge à la première union (qu’il s’agisse du mariage ou d’une période de mise en ménage – cohabitation prénuptiale), l’âge au premier emploi stable occupé pour une période d’une année au moins (qu’il s’agisse d’un emploi salarié du secteur public ou privé ou d’indépendant – pas d’aide familial) et l’âge de l’accès au premier logement occupé en propre (celui dont l’enquêté(e) détient le statut en étant locataire, propriétaire, etc., qu’il soit seul(e) ou avec son conjoint).

14C’est sur les trois jalons : premier emploi, premier logement et première union que porte la description des séquences en termes de complétude, d’ordonnancement et de durée. La focalisation spécifique sur ces trois âges correspond ici à une mise à l’épreuve de ces marqueurs habituellement utilisés pour repérer le passage à l’âge adulte.

15En termes de complétude, près de 90 % des enquêtés ont connu les trois événements marqueurs de cette autonomie (tableau 5). Les hommes ont complété la séquence plus souvent (95 %) que les femmes (86 %). Néanmoins, la durée totale écoulée entre le premier et le dernier événement s’étend pour plus d’un quart des personnes au-delà de dix années, avec une durée médiane de 7 ans.

16Pour près de la moitié des hommes concernés, 10 % des séquences restées inachevées sont liés à l’absence d’union. Pour les femmes, l’événement manquant est indifféremment un des trois (alors qu’elles sont les plus nombreuses à ne pas connaître de séquence complète (14 %)).

17Dans la moitié des cas, deux passages se font au même âge, autonomie résidentielle et première union étant le plus souvent associées (dans 67,5 % des cas).

18Pourtant, un constat d’étirement général s’impose : seuls 4 % des enquêtés franchissent les trois étapes la même année, 23 % en trois années et, pour près du tiers (31 %), il faut au moins 10 ans pour compléter la séquence.

19En termes d’ordonnancement (tableau 5), la première étape franchie est pour la majorité des enquêtés celle de l’autonomie financière via le premier emploi stable et ce, quel que soit le sexe des enquêtés. La dernière étape est le plus fréquemment l’union. L’événement le plus souvent manquant des séquences est soit l’autonomie financière, soit l’accès à un logement indépendant. Un fort effet de la crise du logement d’après-guerre place l’accession à un logement indépendant en dernière position, de façon marquée pour les générations les plus anciennes.

20La concomitance de la mise en couple avec l’indépendance résidentielle domine. Ces cas constituent 67,5 % des simultanéités suivies de loin par l’association du premier emploi et du premier logement (25 %). Pour les hommes, la simultanéité de la mise en couple et de l’indépendance résidentielle correspond à 61 %. Ce pourcentage est plus marqué pour les femmes (74 %) et ce, au profit d’une décohabitation associée plus souvent à leur premier emploi (28 % des cas). L’indépendance financière précède largement les autres étapes pour les hommes comme pour les femmes (58 % des séquences).

21Le constat général est donc celui de l’étalement dans le temps de la séquence, ce qui remet en cause la terminologie de seuil qui ne peut se substituer à l’étude d’une dynamique processuelle.

TABLEAU 5. ORDONNANCEMENT ET DURÉE DES SÉQUENCES DE PASSAGE À L’ÂGE ADULTE

2. Apports de l’analyse qualitative des données de l’enquête biographies et entourage

22Cet étalement de la transition et le constat que bien des séquences restent inachevées (10 % dans ces générations) plaident en faveur de la recherche d’autres marqueurs potentiels.

23L’idée de la recherche d’un seuil en termes de déroulement des trajectoires appelle l’identification de moments d’effervescence événementielle, qui succèdent et précédent des périodes de stabilité. C’est ici l’effervescence des premières fois que l’on cherche à repérer. Ainsi, dans les explorations suivantes, d’autres premières fois (la fin des études, le service militaire, la première naissance, etc.), les indications libres données par l’enquêté en ce qui concernent certaines de ces étapes (sous forme de remarques, par exemple : « … ma première maison… »), ainsi que le découpage de la biographie que l’enquêté a proposé en synthèse ont été inclus (Hareven et Masaoka, 1988).

24À l’aide du logiciel Réseau lu^®, il est possible de proposer une approche qualitative des informations contenues dans les questionnaires Biographies et entourage (encadré 11).

2.1. Élargir la définition des marqueurs de seuil

25Cette relecture qualitative des données vise à mettre à l’épreuve le repérage quantitatif du passage à l’âge adulte, en soulevant les rouages de la transition, à partir de tous les éléments factuels disponibles (non présélectionnés), ainsi qu’en tenant compte de l’auto-évaluation des enquêtés. Il s’agissait de travailler sur la complétude, l’ordonnancement et, surtout, l’étalement des différents marqueurs de seuil, tout en repérant des marqueurs dominants.

2.1.1. Distinction de plusieurs types de marqueurs

26Tout d’abord, il existe les marqueurs potentiels qui peuvent apparaître dans chaque biographie. Il s’agit des marqueurs « théoriques » classiquement utilisés dans les approches quantitatives (voir ci-dessous), des autres « premières fois » (comme la première naissance), les seuils plus ritualisés (comme le service militaire) ou éventuellement des événements commentés en synthèse (comme une rencontre, une reconversion professionnelle) ou encore des éléments factuels que l’analyse relationnelle associe à un tournant biographique (un décès, un accident, une rupture, etc.).

27Ensuite, on distingue les marqueurs théoriques qui, parmi les marqueurs potentiels, sont les trois marqueurs classiquement utilisés dans l’analyse quantitative du passage à l’âge adulte : premier emploi, premier logement, mariage (ou union).

28Enfin, il y a les marqueurs dominants qui, parmi les marqueurs potentiels, sont définis comme déterminants par l’enquêté ou associés dans le temps par l’analyse relationnelle.

2.1.2. Qu’est-ce qui raisonne le choix des marqueurs potentiels ?

29En dehors des marqueurs classiques et de quelques « premières fois », les marqueurs potentiels ne répondent pas à un marquage systématique. D’une part, parce que ces événements ne sont pas universels (les femmes sont par exemple rarement concernées par le service militaire, tout le monde n’a pas d’enfant…). D’autre part, le relevé de certains marqueurs peut être pertinent dans une biographie, mais pas dans d’autres. Ainsi, le décès du père, qui est universel, peut survenir à un âge très dissocié des autres marqueurs potentiels, très tôt ou très tard dans la biographie, voire pas encore au moment de l’enquête. Il n’est donc pris en compte que lorsqu’il est commenté par l’enquêté comme particulièrement significatif dans l’interprétation de sa biographie ou lorsque l’analyse relationnelle l’associe à d’autres marqueurs potentiels. Certains itinéraires sont par ailleurs marqués par des traits particuliers qui donnent sa cohérence à la biographie. Les marqueurs potentiels reprennent aussi ces traits spécifiques quand ils se présentent. Dans le cas de Louis (figure 10), la trajectoire résidentielle a beaucoup de sens par rapport à l’interprétation de sa biographie alors que, dans d’autres cas, ce sera le cheminement politique (Josette, graphe non présenté ici).

2.2. Confrontation des différents types de marqueurs de seuil

2.2.1. Exemples de deux biographies

30Les résultats développés ici présentent les marqueurs (potentiels et dominants) qui apparaissent de fait dans chaque biographie par rapport aux marqueurs (théoriques) qui sont censés exprimer le passage à l’âge adulte.

31Toutes les biographies étudiées graphiquement avec Réseau lu^® révèlent un décalage entre le passage théorique à l’âge adulte, déduit d’après trois événements classiquement utilisés (accès au premier emploi, au premier logement et entrée en union), et le déroulement de la trajectoire. Celle-ci est décrite à partir de l’ensemble des marqueurs et de l’appréciation personnelle fournie par les enquêtés en synthèse. Ces divergences portent non seulement sur la durée du passage à l’âge adulte, mais aussi sur l’ordonnancement des marqueurs de ce passage, ainsi que sur la nature des marqueurs déterminants. C’est donc aussi bien du point de vue de l’étalement que du processus de passage à l’âge adulte, que les résultats divergent à partir des mêmes données initiales.

32Les deux biographies présentées ici illustrent différemment le décalage entre passage théorique et passage potentiel à l’âge adulte. Malgré une rupture évidente à la sortie de l’enfance, que l’approche théorique associe ici au début de l’âge adulte, ce dernier surviendrait bien plus tard dans ces deux itinéraires. Dans les deux cas, les marqueurs classiques ne dominent pas la transition vers l’âge adulte et d’autres déterminants apparaissent. Dans ces biographies le passage à l’âge adulte diffère cependant du point de vue de son étalement dans le temps et de sa nature : dans le premier cas, il s’agit d’une transition longue associée à des épreuves impromptues, tandis que dans le second cas, il s’agit d’un passage maîtrisé et délimité dans le temps.

FIGURE 10. GRAPHE BIOGRAPHIQUE DE LOUIS, 58 ANS, COMMERCIAL, 2 ENFANTS

FIGURE 11. GRAPHE BIOGRAPHIQUE DE ROBERT, 64 ANS, FONCTIONNAIRE DE POLICE RETRAITÉ, 2 ENFANTS DONT UN DÉCÉDÉ À 18 ANS

33La comparaison des graphes biographiques de Louis et de Robert oppose deux modèles de transition vers l’âge adulte. La première, relativement longue, semble se dérouler en continu. Dans la seconde, le regroupement des marqueurs dominants sur une courte période suggère davantage un tournant qui pourrait s’apparenter à un « seuil ». Si l’on prend maintenant en compte les autres marqueurs, en particulier les plus précoces (premier emploi, premier logement), il est également possible de lire deux phases dans le passage à l’âge adulte de Louis et de Robert :

• une première phase d’autonomisation par rapport à la famille et de découverte du monde (construction identitaire) marquée par l’accès au premier logement et au premier emploi ;

• une deuxième phase de construction familiale et de réalisation d’un projet de vie (identité professionnelle, sociale et familiale) marquée par le mariage, la naissance des enfants et les vrais choix professionnels.

34Autrement dit, les trois marqueurs classiquement associés dans l’appréhension du passage à l’âge adulte pourraient appartenir à différentes phases de passage qu’il serait inapproprié de considérer comme un tout. En particulier, l’accès au premier emploi et l’entrée en union relèveraient de deux phases différentes du passage à l’âge adulte, alors que l’accès au logement se fond plus facilement avec l’un ou l’autre de ces marqueurs potentiels.

2.2.2. Marqueurs dominants

35Parmi l’ensemble des marqueurs potentiels qui apparaissent dans les biographies, certains ont un caractère dominant, soit parce que leur regroupement semble indiquer un tournant dans la trajectoire, soit parce que l’enquêté les qualifie lui-même en synthèse comme des moments clés de sa biographie.

L’entrée en union

36Elle reste dans pratiquement toutes les biographies étudiées (seules deux sont présentées ici) le seul marqueur théorique qui résiste à l’analyse qualitative recherchant des seuils : rarement isolé, il est principalement associé à la naissance des enfants. Mais apparaîtra-t-il toujours comme un tournant dans les générations plus récentes pour lesquelles le recul du mariage complique le repérage de l’entrée en union, elle-même dissociée du début de la vie sexuelle (Bozon, 1994) ?

37D’une part, l’entrée en union n’est pas présente dans toutes les biographies et, d’autre part, la multiplication des expériences conjugales, voire familiales, complique singulièrement le choix d’une union qui serait « marqueur dominant » (la première ? la féconde ? la plus longue ?…).

Les tournants professionnels

38Par rapport au premier emploi stable, les tournants professionnels ont un impact plus important sur l’orientation de la trajectoire dans la plupart des biographies étudiées. Que ce soit sous forme de reconversion, comme dans le cas de Louis, de reprise et réorientation après une phase de formation, comme dans le cas de Robert, ou encore d’ascension professionnelle significative par mutation, promotion…

La prise de décision

39Pour Marie-Paule (51 ans, graphe non présenté ici), il s’agit de l’engagement politique, qui intervient assez tôt suite à une prise de conscience précoce des problèmes sociaux et géopolitiques. En synthèse, elle prend pour repères chronologiques des événements sociopolitiques dès le lycée (la guerre du Vietnam). Cet engagement est à la fois une constante biographique et un marqueur lorsqu’il se manifeste concrètement par ses premiers actes politiques. Pour Roland (68 ans, graphe non présenté ici), une prise d’autonomie et de distance par rapport à ses parents se manifeste par un changement d’orientation professionnelle (formation IBM, informatique), alors que sa formation initiale le destinait à prendre la succession de son père à la tête de la bijouterie familiale.

Les épreuves

40Pour Louis comme pour Robert, les épreuves marquent des ruptures biographiques. La maladie, la mort de proches, le chômage, l’échec professionnel ou familial constituent des marqueurs qui, pour la plupart, apparaissent spontanément en marge du questionnaire qui prévoit un emplacement pour ce genre de précisions. Ce sont ces précisions qui permettent de déceler le caractère éprouvant d’événements dont le vécu peut beaucoup varier d’un individu à l’autre.

Conclusion

41L’approche biographique permet de saisir la dynamique processuelle du passage à l’âge adulte et remet en cause la terminologie de seuil. D’une part, l’analyse quantitative a révélé l’étalement dans le temps de la séquence du passage à l’âge adulte. D’autre part, la représentation graphique des biographies auto-évaluées par les enquêtés met particulièrement bien en évidence cet étalement de la transition vers l’âge adulte et le caractère inapproprié et partiel des marqueurs théoriques, bien que les biographies étudiées se découpent en différentes phases. La première phase marquée par l’accès à l’emploi et au logement correspondrait aux premières prises de distance vis-à-vis de la famille et aux premières expériences. Elle aurait plus un goût d’aventure que de maturité. Par contre, dans le discours et la biographie factuelle des enquêtés, la seconde phase du passage à l’âge adulte relèverait plus de l’engagement individuel et familial.

Et si l’observation de seuil de passage n’était qu’illusion statistique ?

42La littérature insiste sur le glissement d’une époque, où le passage à l’âge adulte semblait marqué par un « seuil », à une époque qu’il vaut mieux appréhender en termes de passage progressif à l’âge adulte avec un temps qui effectivement s’étire plus ou moins selon l’appartenance sociale, le sexe et la nature de la transition vers l’âge adulte. Les générations étudiées appartiennent à une époque de « seuil », mais ce seuil n’apparaît pas dans l’examen approfondi des biographies. Le « seuil » a-t-il finalement jamais existé ?

Une illusion conjoncturelle ? Seuil de passage à l’âge adulte et conjoncture des Trente Glorieuses

43La société des années 1950-1960 évolue dans un contexte d’urbanisation intense et de (re)construction effrénée de logements sociaux, qui a facilité l’autonomie résidentielle massive des jeunes après une période de crise du logement (ce qui implique l’association entre changement de statut résidentiel/professionnel). C’est aussi la période où l’on s’est le plus marié en France, ce qui surestime ce marqueur dans l’identification des seuils. Le seuil civique des 18 ans rajeunit paradoxalement au moment où l’âge adulte apparaît de plus en plus tard si l’on se base sur les critères théoriques (union, travail, logement).

Une illusion méthodologique ?

44Les modes d’observation et de collecte des données influencent également la manière dont peut apparaître le phénomène étudié. Villeneuve-Gokalp signalait déjà en 1997 l’apport des enquêtes biographiques par rapport aux enquêtes antérieures dans l’appréhension des modes d’autonomisation des jeunes. L’évolution de la terminologie, du « seuil » à la « transition progressive » vers l’âge adulte, est aussi imputable à l’amélioration des méthodes de collecte et donc d’observation du passage à l’âge adulte. Le traitement qualitatif des informations biographiques disponibles dans les questionnaires quantitatifs apporte de ce point de vue un intérêt majeur.

À chercher des seuils, on trouve des questions…

45Il y a eu beaucoup de travaux sur la définition de la jeunesse et des âges qui l’encadrent. En fait, la discussion sur le passage à l’âge adulte fait écho à celle qu’alimente le passage de l’enfance à la jeunesse. Pourtant ces articulations enfance/jeunesse, jeunesse/âge adulte, âge actif/maturité/ troisième âge sont difficiles à pointer dans les biographies où des « tournants », qui restent à qualifier, apparaissent néanmoins. De plus, l’âge adulte n’apparaît ni comme une période homogène, ni comme temporellement délimitée dans les biographies.

46Scandées par des ruptures et des tournants, les biographies se déroulent en de multiples étapes de coloration différente que l’enquêté qualifie lui-même de bonnes ou de mauvaises périodes, ces découpages décrivant rarement des « âges de la vie » attendus.

47Comment déceler alors qu’une transition justifie plus d’attention qu’une autre ?

48Quant à l’identification de marqueurs du passage à l’âge adulte, les collectes quantitatives achoppent toutes sur le repérage du « véritable » premier logement (respectivement du véritable premier emploi et de la vraie première union, etc.), la définition de la stabilité de l’emploi ou de l’union. La discussion ne sera jamais close sur le sujet. Pour les catégories d’hébergement, elle reste notamment ouverte sur « qui paye le loyer ? », y compris dans des générations pour lesquelles ces désignations sont supposées être plus simples. Les catégories d’hébergement observées pour Louis, entre 16 et 27 ans dans les années 1960 (chambre d’étudiant en ville, meublé en hôtel, logé par des copains…), sont au moins aussi complexes que celles qui sont décrites aujourd’hui. Pourquoi l’aide des parents invaliderait-elle l’indépendance des jeunes, alors qu’elle intervient à tout âge (par exemple pour acheter une maison) et sous bien d’autres formes que les flux financiers. La question des transferts familiaux entre dans la discussion sur le passage à l’âge adulte comme dans celle de l’« autonomie » des femmes chefs de ménage en Afrique (chapitre 1) et finalement, dans le débat sur toutes les catégories d’études discutées, si ce n’est « discutables ».

49Les critères de passage sont tellement multiples que le repérage quantitatif du passage à l’âge adulte est déficient. L’auto-évaluation de ce qui constitue les différentes époques de la trajectoire permet de distinguer parmi les marqueurs potentiels, ceux qui du point de vue conjugué de leur simultanéité et de leur sens sont les plus déterminants. Cependant, au terme de cette expérimentation aucun des tournants révélés ne semble correspondre au « seuil du passage à l’âge adulte ».

50Alors, plutôt que de statuer d’avance que les tournants repérables déterminent des « âges » de la vie, ces explorations nous poussent à reconsidérer l’exercice : l’enquête Biographies et entourage a collecté une série d’informations que l’on peut conjuguer avec les échéances factuelles. C’est d’autant plus utile que cela permet aux enquêtés de citer des événements qui ne sont pas recueillis systématiquement et d’indiquer des découpages qui relèvent de leurs propres critères d’évaluation, de ce qui fait sens dans leur biographie.

51Or, ce renouvellement questionne en retour la nécessité du repérage de passages standardisés à des « âges » dont la définition reste décidément bien mystérieuse…