Chapitre 5. Le passage à l’âge adulte : repenser la définition et l’analyse des « premières fois »
p. 137-156
Texte intégral
1La jeunesse, notion relative et ambiguë, a souvent été abordée par les utilisateurs d’enquêtes biographiques sous l’angle de la transition vers l’âge adulte. Les recherches se sont alors intéressées aux différents marqueurs sociaux qui jalonnent les trajectoires résidentielles, familiales et professionnelles des individus : fin des études, premier emploi, indépendance résidentielle, premier mariage et première naissance. Ce sont le calendrier et la séquence de ces « premières fois » quantifiables qui ont fait l’objet des recherches biographiques sur le passage à l’âge adulte. En France, comme en Europe, les résultats de ces recherches montrent que les modalités de passage à l’âge adulte ont connu de profondes transformations au cours des trente dernières années. Si le modèle féminin d’accès au statut d’adulte s’opposait traditionnellement au modèle masculin par la précocité du calendrier familial et la moindre importance de l’étape professionnelle (Galland, 2001), l’augmentation générale de la participation des femmes au marché du travail fait reculer la proportion de celles qui envisageaient strictement leur passage à l’âge adulte comme l’« entrée dans une carrière familiale » (Blöss, Frickey, Novi, 1994). La période de transition entre l’adolescence et l’âge l’adulte s’est étirée pour tous, en raison de l’allongement de la scolarité, mais aussi d’une stabilisation de plus en plus difficile dans l’emploi. Les trajectoires scolaires, familiales et professionnelles des hommes comme des femmes se sont alors diversifiées, avec une tendance à une constitution de plus en plus tardive de la famille (Économie et statistique, 2000). Par ailleurs, un modèle de cohabitation prolongée avec les parents, caractéristique des pays d’Europe du Sud, continue à s’opposer au modèle des pays du Nord, où les jeunes acquièrent plus rapidement leur autonomie résidentielle (Corijn et Klijzing, 2001). La jeunesse devient de plus en plus une période de latence, scandée par des « premières fois », partielles ou réversibles, qui ne marquent pas forcément un passage formel ou un changement de statut (Bozon, 2002a).
2Bien que l’émergence de la jeunesse comme une phase spécifique du cycle de vie et l’analyse quantitative globale de cette période soient plus récentes en Afrique subsaharienne, le modèle et les marqueurs classiques d’entrée dans la vie adulte ne semblent plus suffire à appréhender la diversité grandissante des situations que vivent les jeunes. En effet, avec les mutations sociales et culturelles importantes qui ont eu lieu depuis la décolonisation et plus récemment, le contexte de crise économique qui perdure, on assiste comme dans les pays industrialisés, à une complexification des biographies des jeunes (Calvès et al., 2006 ; Antoine et al., 2001 ; Hertrich, 2001). Comme en Europe, l’importance des « premières fois » et l’âge auquel elles sont franchies varient selon le sexe. Le calendrier de constitution du couple et de la famille des femmes est plus précoce que celui des hommes (Hertrich et Locoh, 1999 ; Kuépié, 2002). Dans les villes africaines, même si l’implication des femmes sur le marché du travail est considérable, surtout dans les activités de commerce, le passage à l’âge adulte féminin est plus associé au seuil du mariage et de la maternité qu’à celui de l’entrée en activité. « C’est pourquoi, les statuts (étroitement associés) d’épouse et de mère sont les statuts féminins les plus valorisés par la tradition » (Ceped, 1992, p. 21). Pour les deux sexes, pourtant, le passage à l’âge adulte a cessé d’être une transition prédéterminée et synchronisée et un nombre grandissant de jeunes, dans les villes particulièrement, se retrouvent dans des états transitoires flous qui échappent à l’analyse.
3Dans un tel contexte, s’impose une réflexion tant théorique que pratique sur le choix et les méthodes d’analyse, ainsi que sur la collecte des premiers événements constitutifs du passage à l’âge adulte des jeunes hommes et des jeunes femmes, en Europe comme en Afrique.
1. Recherche de l’événement fondateur : exemples Français
4Les recherches sur le temps de la jeunesse et le passage à l’âge adulte en France, et plus généralement dans les sociétés industrialisées, font apparaître un phénomène qui a été qualifié de « multiplication des premières fois » : « Le temps de la jeunesse n’est plus scandé par les rites de passage, mais s’est peuplé de toute une série de rites de portée limitée, souvent peu formalisés, éventuellement liés à la temporalité sociale (comme lorsque l’obtention d’un droit est liée à un âge minimum prévu par la loi). La multiplication de ces rites, qui se présentent comme des « premières fois » ou comme des moments symboliques plutôt que comme des passages, a pour effet d’étaler et de fragmenter à l’infini l’acquisition des attributs sociaux de la maturité, identifiée à une accumulation d’expériences ponctuelles » (Bozon, 2002a). Ces moments et ces rites, dont certains seraient considérés par les intéressés comme biographiquement importants si l’interrogation prenait un tour subjectif, posent un problème d’analyse en raison de leurs caractéristiques très hétérogènes. Malgré leur caractère commun de « premières expériences » qui attire l’attention des démographes, ils ne donnent pas nécessairement accès à de nouveaux statuts et ne font pas toujours entrer l’individu dans des périodes de vie significatives.
1.1. Le couplage ou comment analyser les premiers événements
5Une première façon d’analyser et d’interpréter ces expériences, dans la lignée du travail mené par Christine Tichit et Éva Lelièvre sur l’enquête Biographies et entourage (voir le chapitre 7 de la partie II), serait de considérer que ce sont l’accumulation et l’effervescence événementielle qui font sens et définissent des moments spéciaux, voire des inflexions biographiques (de Coninck et Godard, 1990). Il est ainsi possible de décrire des constellations d’événements proches dans le temps, mais appartenant à des domaines différents, comme la première participation à une manifestation, l’entrée à l’université et le premier logement autonome, ou bien le premier « joint », les premières vacances sans les parents et la première rupture amoureuse (exemples imaginaires). L’objet décrit est un complexe d’événements. Le temps de la jeunesse est émaillé de telles constellations. On peut notamment penser aux événements qui encadrent l’âge de la majorité, qui sont loin de consister seulement en une acquisition de droits légaux.
6Afin de rendre compte des processus vécus et objectifs, une seconde lecture de ces étapes sera proposée, correspondant à l’hypothèse selon laquelle les événements initiaux des biographies fonctionneraient par paires. Porteur d’un potentiel, un événement ne révèle son sens que « couplé » ou relié à un autre événement du même domaine qui le complète et le confirme. Sans cette perspective interprétative, qui est une forme d’anticipation, ni les acteurs ni les analystes ne sauraient s’orienter parmi les événements qu’ils vivent ou observent et auxquels ils ne pourraient attribuer une signification. Le même raisonnement s’appliquerait à des séries comprenant plus de deux événements, mais qui feraient tous progresser dans la réalisation du potentiel de l’événement initial.
7Il n’existe pas un seul type théorique de « couplage » entre événements. Parmi les formes d’association possibles, on peut citer les liens qui unissent un seuil théorique et un seuil pratique, l’ouverture d’une possibilité et sa concrétisation effective, la sortie d’un état et l’entrée dans un autre, ou enfin l’entrée dans un état/un statut et l’événement stabilisateur. La théorie du couplage des événements, qui mobilise aussi bien des données quantitatives que qualitatives, permet de s’interroger sur la durée et le contenu des phases d’effectivation ou de stabilisation, dont on peut faire l’hypothèse qu’ils varient selon les générations, les sexes et les groupes sociaux (Battagliola, 2001 ; Thomsin, Le Goff et Sauvain-Dugerdil, 2004) mais également selon les contextes nationaux (Corijn et Klijzing, 2001). Le fait que des premières fois ne soient pas toujours suivies d’événements de « confirmation » peut être interprété comme le trait distinctif de certaines trajectoires particulières, comme les trajectoires précaires, entre autres (Galland, 1984). Dans ce type d’analyse, le choix du second événement peut faire l’objet d’un enjeu, pour l’individu comme pour l’observateur. De plus, il ne se présente pas toujours comme allant de soi, comme les exemples de l’acquisition de l’autonomie de déplacement, de l’initiation sexuelle et de l’entrée dans une carrière professionnelle le révèlent.
1.2. Acquisition de l’autonomie de déplacement : théorie et pratique
8En Europe, un des événements qui a pris une grande importance dans le temps de la jeunesse est l’obtention du permis de conduire (Bozon et Villeneuve-Gokalp, 1994 ; Masclet, 2002), dont le calendrier peut coïncider avec celui du baccalauréat et de la majorité civile. Avoir le moyen de se déplacer sans dépendre de ses parents, d’amis ou de transports en commun, c’est disposer d’une ressource pour faire des projets indépendants de sorties, de vacances, de voyages, mais également pour envisager un travail éloigné de son domicile. À la fin de l’adolescence, ceux qui veulent décohabiter, tout comme ceux qui veulent continuer à habiter chez leurs parents en disposant d’une marge d’autonomie, ont besoin, les uns comme les autres, de pouvoir se déplacer par eux-mêmes. En raison de ces multiples fonctions, le permis de conduire a acquis une grande importance symbolique, notamment pour les jeunes gens. Son obtention constitue pour eux une étape marquante du passage de l’adolescence à la jeunesse. Les hommes l’obtiennent plus tôt que les femmes, qui sont toujours plus contrôlées dans leurs déplacements et leurs sorties (Bozon et Villeneuve-Gokalp, 1994). Néanmoins, ces dernières, au bout du compte, finissent par l’obtenir aussi fréquemment que les hommes. Les enfants d’agriculteurs et de cadres demeurent plus précoces.
9Il y a peu de doute ou de débat sur la nature du second événement du processus d’« acquisition de l’autonomie de déplacement ». Étape théorique et symbolique, le droit de conduire ne devient réalité pratique que lorsque son détenteur dispose d’un véhicule. Pour ce passage au seuil pratique, les clivages sociaux se déplacent, puisque les enfants d’agriculteurs et d’ouvriers sont les plus rapides, alors que les enfants de cadres ont tendance à laisser leur savoir et leur droit de conduire en friche. Plus généralement, les jeunes vivant en milieu rural, quel que soit leur milieu social, ne peuvent pas se permettre de ne pas avoir de moyen de déplacement personnel. La hiérarchie sociale se marque qualitativement aux modes d’obtention du véhicule. Dès le permis passé, les jeunes gens de milieu populaire achètent une voiture, en plus ou moins bon état. En milieu aisé, les jeunes gens, qui en raison de la durée de leurs études ne bénéficient pas de l’indépendance financière, ne peuvent guère acheter d’automobile eux-mêmes et espèrent un prêt ou un don de leurs parents, qu’ils attendent parfois assez longtemps. Alors qu’ils sont moins nombreux à détenir le permis de conduire à 20 ans, les fils d’ouvriers sont paradoxalement plus nombreux que les fils de cadres à disposer d’une automobile dès cet âge-là, ne pouvant sans doute se permettre le luxe de passer le permis « symboliquement » sans se préoccuper d’une mise en pratique. Quant aux filles d’ouvriers, elles sont les plus nombreuses à accéder à l’autonomie de déplacement par procuration, à travers le droit d’utiliser l’automobile de leur conjoint ou partenaire. On peut dire qu’en milieu aisé, une dilatation du processus d’acquisition de l’autonomie de déplacement existe, alors que ce passage s’effectue de manière nette et rapide en milieu populaire. On retrouve ainsi, sur le cas particulier de l’autonomie de déplacement, certaines des oppositions sociales caractéristiques du passage à l’âge adulte.
1.3. Initiation sexuelle et conjugalité : une union libre
10L’initiation sexuelle n’a pas toujours été considérée comme un événement pertinent pour l’analyse du déroulement de la jeunesse. Il y a quelques décennies encore, on estimait, souvent à juste titre, pour les femmes qu’il y avait une coïncidence entre entrée dans la sexualité et entrée en union. Aucune question dans les enquêtes ne portait alors sur cette expérience (Bozon, 2003). Parce que l’entrée en union est devenue de plus en plus tardive et qu’elle a pris un caractère de plus en plus informel, la voie a été ouverte à une dissociation entre le moment de l’initiation sexuelle et le début de la vie conjugale, qui concerne désormais aussi les femmes : le passage à la sexualité génitale est désormais envisagé comme un seuil social décisif de sortie de l’adolescence et d’entrée symbolique dans le temps de la jeunesse (Lagrange et Lhomond, 1997).
11De quel événement doit-on rapprocher le premier rapport sexuel ? En raison de l’importance traditionnellement accordée à la sexualité à des fins de procréation, il paraissait normal de rapprocher l’âge au premier rapport de l’âge à la première naissance (Chamboredon, 1985). Il est très significatif que l’intervalle entre les deux événements, inférieur à deux ans pour les femmes au XIXe siècle, s’élève aujourd’hui à près de dix ans en moyenne, durée de « latence sexuelle » qui définit assez bien la nouvelle extension de la jeunesse et la généralisation de l’usage de la contraception chez les jeunes femmes. En raison de la diffusion de la norme contraceptive, la plupart des analyses contemporaines sur le premier rapport sexuel délaissent désormais le lien avec la procréation et rapprochent entrée dans la sexualité et entrée dans la conjugalité, dans la mesure même où leur lien ne va plus de soi : l’intervalle entre les deux événements permet de calculer une durée de vie sexuelle préconjugale (Bozon, 2002b). Quantitativement autant que qualitativement, se maintiennent de fortes différences de genre dans la manière dont la conjugalité est reliée à la sexualité initiale. Pour les hommes, initiation sexuelle, entrée dans la vie sentimentale et formation d’un couple ou d’une relation sont considérées comme des phénomènes relativement distincts et décalés dans le temps, sauf chez ceux qui commencent leur vie sexuelle relativement tard (Bozon et Heilborn, 1996). Les femmes, pour leur part, défendent en majorité un « idéal de la première fois » (Le Gall et Le Van, 2003) qui prévoit que le premier rapport doit avoir lieu dans le cadre d’une relation sentimentale, destinée à durer. Selon cette optique, l’initiation sexuelle, même si elle ne se réalise plus dans le cadre du mariage, continue néanmoins à être une sorte de seuil d’entrée dans la vie conjugale-relationnelle. De fait, les femmes connaissent plus rapidement une vie de couple que les hommes après leur initiation sexuelle. En associant la sexualité à son « référent » conjugal, on fait ainsi apparaître à quel point le même événement peut revêtir des interprétations tout à fait différentes selon le genre, qui tendent à renforcer les rôles assignés.
1.4. Quel est l’emploi qui compte ?
12Lorsque l’entrée dans la vie professionnelle est envisagée, on est apparemment dans une logique plus simple de recherche des événements stabilisateurs. Ainsi, les questionnaires sur les trajectoires professionnelles des jeunes distinguent généralement le premier emploi de plus d’un mois (premier événement) du premier de plus de six mois (second événement). Ils peuvent également envisager le statut dans l’emploi, premier contrat à durée déterminée et premier contrat à durée indéterminée, stage ou poste titulaire. Mais il est sans doute souhaitable d’introduire des éléments plus subjectifs, moins liés aux modes de gestion du travail. Dans l’enquête Passage à l’âge adulte, une question avait été posée sur l’âge auquel on avait obtenu son premier vrai emploi et sur les caractéristiques de cet emploi (Rougerie et Courtois, 1997). En prenant comme point d’arrivée du processus d’entrée dans la vie professionnelle un second événement subjectif, il est possible de décrire des trajectoires d’insertion qui ne soient pas systématiquement bornées par des durées uniformes (un an après le diplôme ou cinq ans après, à la manière des enquêtes du Cereq), ni par l’obtention du premier statut stable. L’analyse fait apparaître que les individus, selon leur trajectoire sociale et selon leur sexe, mettent en évidence que leur emploi correspond à un statut stable ou qu’il est en adéquation avec leur formation (et redoutent l’inverse : le fait qu’il n’y corresponde pas), ou s’il est peu stable, qu’il offre des perspectives de mobilité. Le choix d’accorder de l’importance à un événement défini subjectivement ne bouleverse pas l’analyse des processus d’insertion professionnelle mais permet d’attirer l’attention sur des situations individuelles moins classiques.
13Le couplage d’événements biographiques initiaux avec des événements de « confirmation » réels ou perçus permet non seulement de donner sens à ces premières expériences, mais aussi de mettre en évidence la diversité des modalités de passage à l’âge adulte. De plus, cette grille de lecture peut s’avérer utile pour révéler le caractère précaire ou « inachevé » de certaines trajectoires individuelles en Europe ou ailleurs. Dans de nombreuses sociétés d’Afrique subsaharienne, par exemple, l’émergence d’une période de transition entre enfance et âge adulte de plus en plus longue et diversifiée pose des défis méthodologiques importants à l’analyse des premières expériences biographiques.
2. Ni adolescents, ni adultes : L’« entre-deux flou » des jeunes citadins africains
14En Afrique subsaharienne, les jeunes focalisent de plus en plus l’intérêt des chercheurs et des politiques. Au cours des dernières décennies, sous l’influence de la scolarisation, de l’urbanisation et plus récemment de la crise économique, la période entre l’enfance et l’âge adulte, traditionnellement basée sur des rites préétablis pour chaque classe d’âges et pour chaque sexe, s’est allongée et complexifiée. La « jeunesse » émerge comme une étape de vie importante sur le continent (Bledsoe et Cohen, 1993). Comme en Europe, la jeunesse en Afrique est souvent abordée par les démographes et particulièrement les utilisateurs d’enquêtes biographiques, sous l’angle de la « transition vers l’âge adulte ». Ce sont les « premières expériences » qui jalonnent le parcours vers le statut d’adulte (premier emploi, indépendance résidentielle, premier mariage et première naissance) qui attirent leur attention (Calvès et al., 2006 ; Antoine et al., 2001). Ces marqueurs « classiques » d’entrée dans la vie adulte ne suffisent pourtant plus à rendre compte des « états transitoires flous » qui caractérisent un nombre grandissant de jeunes dans les villes africaines aujourd’hui. Tout comme en Europe, une réflexion autour des « premières expériences » pour cerner le passage à l’âge adulte devient alors nécessaire.
2.1. Émergence de la jeunesse comme « étape de vie » en Afrique
15Dans la plupart des sociétés africaines, la socialisation des jeunes générations est traditionnellement une responsabilité communautaire qui s’effectue sous le strict contrôle des aînés. Le passage de l’enfance à l’âge adulte des hommes et des femmes est marqué par une série de rites de passage et de cérémonies initiatiques. Chez les Mossi, groupe ethnique majoritaire du Burkina Faso, le camp initiatique et la cérémonie de circoncision ouvrent au jeune homme le droit de rester parmi les adultes, de se voir accorder un champ personnel, de quitter la résidence paternelle et de se marier (Gruénais, 1985). Au Cameroun, c’est le rite du só et la retraite initiatique qui l’accompagnent, qui marquent l’entrée des garçons béti dans le monde des hommes (Mbala Owon, 1982 ; Laburthe-Tolra, 1981), alors que les Diola du Sénégal ne seront autorisés à se marier qu’à l’issue du bukut, la cérémonie de circoncision-initiation (Pison et al., 2001). Ces rites et cérémonies initiatiques ont leurs équivalents féminins. Ainsi, pour les jeunes filles mossi, l’excision permet à la jeune fille d’acquérir le statut de femme adulte, c’est-à-dire de prendre part, tout comme les hommes, à la vie du groupe et de fonder une famille (Badini, 1994). Chez les Béti du Cameroun, le mevungu prépare les filles pubères à leur futur rôle d’épouse et de mère (Vincent, 1976 ; Bochet de Thé, 1985).
16Dans les sociétés africaines de type préindustriel, le mariage constitue une pièce maîtresse du statut d’adulte pour les hommes comme pour les femmes. Traditionnellement, le mariage est une union entre deux familles, plutôt qu’entre deux individus. Les jeunes femmes se marient précocement et ont leur premier enfant tôt (Guyer, 1984 ; Abéga, 1994). La période transitoire entre enfance et âge adulte est souvent très brève, voire inexistante, chez les filles qui passent sans transition du statut de petite fille à celui de femme et de mère. Chez les hommes, le mariage survient, selon le cas, soit après les rites d’initiation, soit après que le jeune ait réuni le montant nécessaire à la dot. Si l’entrée en union des hommes est nettement plus tardive que celle des femmes et s’ils peuvent connaître une période de célibat très longue, le mariage reste placé sous le contrôle absolu des anciens qui en définissent le calendrier et les modalités.
17Scolarisation et croissance urbaine ont graduellement modifié les modes d’accès traditionnels au statut d’adulte. Dès les années 1960, un groupe croissant de jeunes africains migrent vers les villes, en quête d’emploi et de formation. Ainsi, au Burkina Faso, le pourcentage de la population vivant en ville passe de 5 % en 1970 à 17 % en 1992, et de moins de 20 % à pratiquement 50 % au Sénégal et au Cameroun sur la même période (Banque mondiale, 1994). L’école moderne se substitue au clan et à la famille étendue comme principal agent de socialisation. Au Burkina Faso, le taux brut de scolarisation au niveau primaire (TBS) a quintuplé en l’espace d’une quarantaine d’années passant de 9 % en 1960 à 44 % en 2000 (Banque mondiale, 1988, 2004). Le Sénégal, parti d’un niveau plus haut (27 %), n’en a pas moins connu une évolution importante, avec un TBS estimé à 75 % en 2000, tandis qu’au Cameroun, la scolarisation primaire s’est pratiquement généralisée puisque le taux brut de scolarisation primaire s’élève à 108 % à la fin du xxe siècle1, contre 57 % en 1960 (Banque mondiale, 1988, 2004).
18L’éloignement de la famille d’origine et l’accès à un emploi salarié urbain procurent aux jeunes un début d’autonomie et d’indépendance économique (Pascalis, 1992). Pour les jeunes filles, l’âge au premier mariage recule et la période de célibat tend à se prolonger. Le calendrier d’entrée en vie sexuelle et de fécondité se modifie également, et un nombre croissant d’adolescentes et de jeunes deviennent sexuellement actives et ont des enfants alors qu’elles ne sont pas encore mariées (Calvès, 2000). Avec l’allongement de la période de célibat, les nouvelles formes de socialisation placées hors de la sphère des lignages et le début d’indépendance vis-à-vis des aînés, on assiste en Afrique à l’émergence de la jeunesse comme une phase spécifique du cycle de vie (Bledsoe et Cohen, 1993).
19La crise économique des années 1990 parachève la reconnaissance des jeunes comme un groupe social distinct méritant l’attention des chercheurs. On parlera de crise multidimensionnelle parce que touchant chacun des aspects de la vie des jeunes. Crise scolaire, tout d’abord, qui se manifeste par un nombre accru d’abandons scolaires faute de moyens financiers, et par un rejet du système scolaire et universitaire par les jeunes face au taux de chômage croissant parmi les diplômés (Lange, 1988 ; Kobiané, 1999 ; Moguerou, 2003 ; Gérard, 1997). Outre la crise scolaire, le problème de l’emploi se pose cruellement pour les jeunes Africains. La création d’emploi dans le secteur public et parapublic s’épuise et le secteur privé n’est pas en mesure de prendre le relais. Les jeunes, diplômés inclus, cherchent leur salut dans l’immigration ou s’engagent dans le secteur informel de l’économie urbaine (Calvès et Schoumaker, 2004 ; Diagne, 2003). De même, l’accès à l’indépendance résidentielle et au mariage devient plus difficile, et bon nombre de jeunes se voient contraints à une dépendance résidentielle prolongée et à un « célibat forcé », faute de moyens (Sévédé-Bardem, 1997 ; Diagne, 2003).
20Sur le plan politique, ce sont surtout la déconnexion de la sexualité et du mariage, ainsi que les taux importants d’infection par le sida chez les 15-24 ans sur le continent qui contribuent à l’émergence des jeunes comme cibles spécifiques des politiques et des programmes (Calvès, 2002). Dès les années 1990, en effet, et en particulier à l’issue de la conférence internationale du Caire, la sexualité des jeunes célibataires africains, perçue comme « à risque », devient l’objet d’un nombre grandissant d’initiatives en santé reproductive. Cet intérêt politique participe au financement de travaux de recherche sur la jeunesse considérée maintenant comme un « nouvel âge de la vie » sur le continent africain. Au même titre que la « postadolescence » (Galland, 1990) ou le « quatrième âge » (Laslett, 1994) en Europe, l’analyse de cette nouvelle étape de vie en Afrique pose en soi des défis théoriques et méthodologiques de taille.
2.2. Nouvelles trajectoires d’entrée dans la vie adulte
21Parce que le thème de la jeunesse est relativement nouveau en Afrique, les études réalisées sur les jeunes Africains sont souvent sectorielles et s’appuient généralement sur des cadres théoriques développés dans des champs d’étude spécifiques, comme l’éducation, l’emploi, la migration ou, et ce sont les plus nombreuses, la sexualité et la fécondité. Pour les travaux plus généraux sur la jeunesse en Afrique, le modèle occidental, qui conçoit la jeunesse sous l’éclairage de la notion d’entrée dans la vie adulte (Galland, 1984, 2001), est celui qui a retenu le plus l’attention des chercheurs qui veulent analyser quantitativement les changements intervenus chez les jeunes au cours des dernières années (Antoine et al., 2001 ; Calvès et al., 2006). Il s’agit de « considérer la jeunesse essentiellement comme un passage s’effectuant sur deux axes principaux : un axe scolaire-professionnel et un axe familial-matrimonial » (Galland, 1996, p. 38) et d’étudier les conditions sociales, professionnelles, matrimoniales, familiales et résidentielles du passage à l’âge adulte. L’entrée dans la vie adulte est donc définie par des critères socialement signifiants, des « bornes » qui correspondent à des changements de statuts sociaux comme la fin de la scolarité, le début de la vie professionnelle, le départ de la famille d’origine, le mariage ou l’arrivée d’un premier enfant.
ENCADRÉ 8. PRÉSENTATION DES SOURCES DE DONNÉES. ENQUÊTE JEUNESSE ET DEVENIR DES FAMILLES À DAKAR (IRD-IFAN, 2001), ENQUÊTE EMIUB (CERPOD- UERD, 2000) ET ENQUÊTE CIUY (IFORD, 1996)
L’enquête biographique Jeunesse et devenir des familles à Dakar a été réalisée entre mars et août 2001 par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan). Portant sur un échantillon représentatif de 1 290 Dakarois, dont 636 hommes et 654 femmes âgés de 15 et 59 ans, l’enquête a pour but d’étudier les comportements démographiques, en particulier, les recompositions familiales, l’entrée des jeunes dans la vie adulte et les stratégies d’éducation des ménages et ce, dans un contexte de crise persistante. Les données recueillies retracent l’itinéraire résidentiel, professionnel, génésique et matrimonial d’individus appartenant à plusieurs générations de Dakarois. La présente analyse s’appuie sur trois générations d’hommes et de femmes : ceux nés entre 1942 et 1956, entre 1957 et 1966, et entre 1967 et 1976.
L’enquête Dynamique migratoire, insertion urbaine et environnement au Burkina Faso (EMIUB) est une enquête rétrospective nationale réalisée en 2000 par le département de Démographie de l’université de Montréal et l’Unité d’enseignement et de recherche en démographie (UERD) de l’université de Ouagadougou. L’enquête vise à une meilleure compréhension des stratégies de reproduction que mettent en œuvre les populations du Burkina Faso. Pour ce faire, elle a collecté des biographies résidentielles, professionnelles, matrimoniales et génésiques auprès de 8 644 individus. Les résultats présentés ici reposent sur un échantillon de trois générations de jeunes femmes et jeunes hommes, âgés de 15 à 25 ans et vivant à Ouagadougou ou Bobo-Dioulasso en 2000 (génération 1975-1984), en 1990 (génération 1965- 1974) et en 1980 respectivement (génération 1955-1964). Pour une présentation plus précise de l’enquête, voir l’encadré 9 dans le chapitre 6.
L’enquête Crise et insertion urbaine à Yaoundé (CIUY) a été réalisée par l’Institut de formation et de recherche démographiques2 (Iford) en novembre 1996 à Yaoundé sur un échantillon de 1 460 personnes âgées de 25-54 ans (soit 714 hommes et 746 femmes). L’objectif principal de cette enquête était de cerner les processus d’insertions économiques et sociales des migrants et des non-migrants dans la capitale camerounaise. Pour chaque individu de l’échantillon, ont été reconstitués rétrospectivement les événements familiaux (mariages, naissances et/ou décès des enfants), professionnels (inactivités et activités) et migratoires (mobilités spatiale et résidentielle) connus depuis sa naissance jusqu’à la date de l’enquête. Pour les analyses, les individus ont été regroupés en quatre grands groupes de générations : 1942-1956, 1957-1961, 1962-1966 et 1967-1971.
22Les résultats des études qui se sont intéressées au passage à l’âge adulte en milieu urbain africain confirment l’entrée de plus en plus tardive des jeunes dans la vie adulte. Au Burkina Faso, par exemple, la proportion de jeunes hommes n’ayant vécu à l’âge de 24 ans aucun des événements significatifs de la transition vers l’âge adulte (premier emploi payé, indépendance résidentielle ou mariage) à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, passe de 18 % pour la cohorte des hommes nés entre 1955 et 1964 à 34 % pour ceux nés entre 1975 et 1984 (Calvès et al., 2006). Quant aux femmes, 8 % de la jeune génération contre seulement 4 % de la génération la plus vieille n’avaient franchi aucune des bornes sociales importantes (première naissance comprise). Des tendances similaires sont observables à Dakar et à Yaoundé (encadré 8). Au Sénégal, les premières analyses des données de l’enquête Jeunesse et devenir des familles à Dakar montrent que la proportion d’hommes n’ayant vécu aucun événement de la transition à l’âge de 24 ans passe de 25 % parmi les individus appartenant à la génération la plus ancienne (1942-1956) à 35 % pour ceux qui sont issus de la génération la plus jeune (1967-1976). Les différences entre générations sont encore plus marquées chez les femmes (de 9 % à 48 % d’une génération à l’autre). À Yaoundé, les jeunes éprouvent aussi des difficultés pour accéder à certaines responsabilités adultes. En effet dans cette ville, d’après les données de l’enquête Crise et insertion urbaine de 1996, la proportion des jeunes hommes sans emploi, célibataires et hébergés à l’âge de 24 ans a doublé en moins de 25 ans, passant de 23 % dans les générations 1942-1956 à 45 % dans celles nées entre 1967 et 1971. Plus d’une fille sur cinq n’a pas encore entamé sa vie familiale (première naissance ou première union) à 24 ans dans les générations les plus jeunes, alors que cette proportion n’était que 3 % parmi les plus anciennes.
2.3. États transitoires flous des jeunes citadins
23Si les états transitoires flous n’ont rien de nouveau en Afrique subsaharienne (Johnson-Hanks, 2005), on assiste avec l’allongement de la période de transition entre l’enfance et le statut d’adulte, à l’émergence de nouvelles catégories de jeunes urbains difficilement « classables » ou plus exactement, de nouveaux états par lesquels transitent un nombre croissant de jeunes. Au sein de ces nouveaux états flous, on distingue ceux dont l’origine est l’ajournement des étapes et ceux qui sont davantage le fruit des changements dans la séquence et la nature des événements constitutifs du passage à l’âge adulte.
24Certains « entre-deux mal définis », de plus en plus fréquents dans les villes africaines, sont le résultat direct du report d’une première étape du modèle d’entrée dans la vie adulte, comme la fin des études pour les hommes ou la fin du célibat pour les femmes. Ainsi, s’il y a vingt ans les jeunes citadins encore étudiants à l’âge de 25 ans étaient minoritaires dans les villes africaines, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans les villes burkinabèes, 21 % des jeunes hommes de 15 à 25 ans étaient encore sur les bancs d’école à 25 ans en 2000 contre seulement 16 % en 1980. À Dakar, à l’âge de 25 ans, la proportion des individus encore étudiants est passée de 9 % dans la génération la plus ancienne (1942-1956) à 11 % dans la jeune génération (1967-1976). Pour des générations à peu près identiques à Yaoundé, la proportion des hommes encore sur les bancs de l’école à 25 ans est passée de 16 % à 32 %. Au côté de ces « Tanguy africains », on retrouve les « célibataires endurcies ». Ainsi, en 1980, le célibat à 25 ans ne concernait qu’une minorité des jeunes citadines du Burkina Faso (10 %). En revanche, elles étaient plus de deux tiers à être concernées vingt ans plus tard. À Yaoundé, si seulement 15 % des filles étaient encore célibataires à 25 ans (ni mariées, ni en union libre) dans les générations nées entre 1942 et 1956, elles représentent désormais 33 % chez celles nées entre 1967 et 1971. C’est à Dakar que la proportion des filles célibataires a le plus augmenté. En effet, dans la capitale sénégalaise la proportion des filles encore célibataires à l’âge de 25 ans est passée de 14 % dans la génération la plus ancienne (1942- 1956) à 47 % dans la jeune génération (1967-1976).
25L’ajournement d’une deuxième étape du processus d’entrée en vie adulte peut, elle aussi, être source de flou. Dans ce cas, ce n’est pas tant l’âge auquel l’étape est franchie qui est en cause, mais plutôt le fait qu’il y ait eu franchissement d’une étape sans événements de « confirmation ». Pour reprendre l’approche théorique du couplage, on se trouve alors dans une situation où une étape théorique et symbolique est franchie, mais la confirmation se fait attendre. Un exemple typique de cet état transitoire flou « entre théorie et pratique », de plus en plus fréquent dans les villes africaines, est celui des diplômés chômeurs. Si le diplôme a représenté longtemps en Afrique un passeport quasi automatique pour un emploi stable dans le secteur formel, comme la fonction publique par exemple, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En fait, l’analyse des données biographiques dans les différentes capitales africaines montre clairement que, contrairement aux pays développés, les jeunes les plus scolarisés ont particulièrement souffert sur le marché du travail (Calvès et Schoumaker, 2004 ; Antoine et al., 2001 ; Diagne, 2003). La catégorie des « jeunes diplômés chômeurs » est d’ailleurs devenue, dans bien des villes le symbole de la crise économique et les jeunes scolarisés ont souvent perdu leur crédibilité et leur prestige (Gérard, 1997).
26Si le report des étapes d’entrée en vie adulte est source de flou, les changements dans la séquence et la nature des étapes le sont également. Les apparents « brûleurs d’étapes » sont ainsi de plus en plus nombreux dans les villes africaines. Les jeunes mères célibataires illustrent bien ce cas de figure. Bien que le mariage demeure encore le cadre privilégié de la procréation en Afrique de l’Ouest, les jeunes citadines semblent en effet vivre de plus en plus fréquemment leur première maternité, alors qu’elles sont encore célibataires. En 2000, 10 % des jeunes mères à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso ont donné naissance à leur premier enfant, alors qu’elles n’étaient ni mariées ni en union, contre seulement 4 % en 1980. Si le phénomène demeure encore marginal à Dakar, il est en croissance rapide dans la capitale camerounaise (Calvès, 2000 ; Kuate Defo, 1998). Se pose alors la question de la reconnaissance sociale de la maternité hors mariage et de sa « valeur » comme étape de passage à l’âge adulte pour les jeunes filles célibataires. La signification attribuée à une première naissance prénuptiale est susceptible de varier suivant la nature de l’union sexuelle au sein de laquelle la naissance a lieu. Les unions sexuelles que forment les jeunes célibataires en milieu urbain africain sont en effet diverses et s’inscrivent dans des logiques variées (voir chapitre 2 sur unions et désunions). Certaines unions informelles constituent une étape dans le processus matrimonial, et le statut des femmes donnant naissance à un enfant dans le cadre de ces unions s’apparente à celui des jeunes mères mariées. Dans d’autres cas, le statut de la jeune mère est plus ambigu, car l’union sexuelle n’est pas perçue comme un préalable au mariage officiel et la naissance d’un enfant n’est pas un événement logique ou même désiré (Meekers et Calvès, 1997). Les jeunes vivant en cohabitation sans qu’aucune cérémonie matrimoniale n’ait eu lieu, constituent également une catégorie « d’apparents brûleurs d’étapes » de plus en plus nombreux dans les capitales africaines (Thiriat, 1999). Au même titre que la première naissance, une première cohabitation peut être un événement qui s’inscrit dans le processus matrimonial ou non. Même si les unions informelles avec cohabitation des partenaires sont souvent plus stables que d’autres unions informelles, elles bénéficient d’une reconnaissance sociale variable et recouvrent des situations hétérogènes (Calvès et Meekers, 1999).
27Enfin, aux apparents « brûleurs d’étapes », s’ajoutent les « passeurs de fausses étapes ». Pour reprendre la terminologie du couplage, il s’agit du franchissement d’une étape et l’entrée dans un état sans événements stabilisateurs. L’exemple du premier vrai emploi cité plus haut est une illustration tout à fait pertinente de cet « entre-deux flou ». Non seulement, l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi s’effectue plus tardivement avec des périodes de chômage plus longues, mais la part qu’occupe le secteur informel dans l’emploi de ces jeunes a considérablement augmenté, particulièrement chez les jeunes scolarisés (Calvès et Schoumaker, 2004 ; Antoine et al., 2001). Même si les gains dans le secteur informel ne sont pas toujours inférieurs à ceux du secteur formel (House et al., 1993), il semble que cette tendance à l’informalisation s’accompagne d’une cer taine précarisation de l’emploi chez les jeunes. D’ailleurs, un nombre croissant de jeunes citadins qui travaillent ne semblent pourtant pas être en mesure d’accéder à l’indépendance résidentielle. Ainsi, le nombre de ces « travailleurs hébergés », jeunes hommes ayant un emploi rémunéré mais vivant toujours chez un parent à 25 ans, est passé à Yaoundé de 37 % pour les individus de la génération la plus ancienne à 44 % pour ceux qui sont issus de la plus jeune génération. À Dakar, à l’âge de 25 ans, 58 % des jeunes issus de la jeune génération avaient un emploi mais vivaient encore chez leurs parents, alors qu’ils n’étaient que 42 % dans ce cas dans la génération la plus ancienne. Enfin, dans les deux principales villes burkinabèes, si la moitié des travailleurs étaient encore hébergés à 25 ans en 1980, ils étaient 63 % dans ce cas là vingt ans plus tard.
28Les trajectoires scolaires-professionnelles et familiales-matrimoniales des jeunes citadins africains sont donc de plus en plus hétérogènes et le modèle occidental classique d’entrée dans la vie adulte ne suffit pas à appréhender la diversité des situations. La pertinence des jalons généralement retenus dans l’analyse quantitative d’entrée dans la vie adulte (premier emploi, indépendance résidentielle, premier mariage et premier enfant) demande à être réévaluée à la lueur du nombre croissant de jeunes citadins africains vivant dans un état transitoire flou « entre l’enfance et l’âge adulte ».
2.4. À la recherche de nouveaux seuils
29Afin de mieux rendre compte des situations socio-économiques variées que vivent les jeunes et de mieux cerner le processus d’entrée en vie adulte dans les villes africaines, comme ailleurs, il semble donc indispensable d’identifier de nouveaux seuils, de nouvelles « premières fois » datables, tant sur l’axe scolaire-professionnel que dans le domaine matrimonial-familial, plus proches des réalités contemporaines.
30Avec l’ajournement croissant de la fin de la scolarité et du premier emploi, ainsi que la précarisation du travail dans les capitales africaines, la période d’hébergement chez les parents des étudiants, des chômeurs comme des jeunes travailleurs se prolonge. Dans un tel contexte, certains marqueurs aidant à qualifier le statut des jeunes qui corésident avec leurs parents, doivent être identifiés. Ainsi, des marqueurs relatifs à la contribution financière des jeunes aux dépenses du ménage où ils sont hébergés pourraient s’avérer utiles. On identifierait donc les premières contributions au ménage dans des domaines variés, comme la nourriture et le fonctionnement journalier du ménage, les cérémonies (deuil, mariage, naissance), la scolarisation des enfants, les maladies des membres du ménage, etc. L’implication des jeunes dans le processus de prise de décision au sein de la famille pourrait également être considérée. Ainsi, on tenterait d’identifier le moment où les jeunes sont perçus comme des interlocuteurs à part entière dans les conseils de famille et où on les consulte pour des décisions familiales dans les divers domaines cités plus haut (l’organisation de cérémonies, l’éducation des jeunes enfants à charge, le règlement des conflits familiaux, etc.).
31De même, des éléments plus subjectifs, tels que la perception qu’ont les jeunes de cette période prolongée d’hébergement chez leurs parents doivent être pris en compte. Cela permettrait de déterminer dans quelle mesure cette cohabitation est subie plutôt que choisie et, le cas échéant, à quel moment ou quel âge cette vision qu’ont les jeunes de cette période de dépendance résidentielle a changé. Enfin, le recours aux perceptions, pourrait aussi aider à distinguer les « fausses » des « vraies » étapes, comme l’accès à un vrai emploi. Tout comme en Europe, en plus des caractéristiques objectives d’un emploi (durée, secteur d’emploi, statut dans l’emploi, etc.), l’analyse de l’évaluation subjective qu’en font les jeunes nous éclairerait.
32Sur l’axe familial-matrimonial, le recul de l’âge au premier mariage, l’essor des unions sexuelles non maritales et la montée des naissances prénuptiales dans les villes africaines, à l’instar du reste du monde, rendent la définition de nouveaux marqueurs nécessaires. En premier lieu, la date d’initiation des rapports sexuels est une information importante à collecter. Il est indispensable de reconnaître que dans bon nombre de pays, la sexualité des jeunes citadines africaines ne s’inscrit plus exclusivement dans le cadre du mariage et que les unions sexuelles informelles que forment les jeunes sont variées. En plus du parcours matrimonial « classique » où l’on collecte généralement pour chaque union la date du début de la cohabitation et les dates des différentes cérémonies ponctuant le processus d’entrée en union (mariage coutumier, civil et religieux), il serait instructif de collecter un historique des unions sexuelles informelles (qu’elles impliquent ou non une cohabitation). Par exemple, dans une enquête menée à Yaoundé en 1997, Calvès et al. (2000) ont collecté auprès de jeunes filles et jeunes hommes de 20 à 30 ans un « parcours amoureux » constitué de toutes les unions sexuelles ayant duré au moins six mois ou ayant donné lieu à une grossesse. Indépendamment du critère de choix retenu pour sélectionner les unions sur lesquelles l’historique porterait, d’autres « premières fois » relatives à ces unions pourraient être retenues : première présentation à la famille, première participation à des événements clés dans la famille du partenaire (deuils, mariage, etc.), première invitation du partenaire à participer à des cérémonies familiales, etc.
33En plus d’évaluer la disparité des unions consensuelles observées dans les différentes capitales africaines, cet historique permettrait d’éclairer le statut des jeunes mères célibataires et de replacer d’éventuelles grossesses ou naissances dans le cadre de l’union où elles surviennent. En outre, il serait intéressant de collecter des éléments subjectifs de perceptions. En effet, bien que le mariage demeure un objectif premier pour la plupart des femmes comme des hommes en Afrique, il est envisageable d’évaluer dans quelle mesure les périodes de célibat prolongées sont vécues comme des états « forcés » ou choisis.
34Dans tous les cas, l’utilisation de nouveaux seuils de passage à l’âge adulte plus adaptés aux réalités africaines, qu’ils fassent appel aux perceptions ou non, a des conséquences importantes en matière de collecte. Tout d’abord, il semble indispensable de collecter, en amont, des données qualitatives pour aider à l’identification de ces nouvelles « premières fois », pertinentes dans le contexte des villes africaines. Ensuite, il conviendrait de collecter ces nouveaux marqueurs datables (objectifs et subjectifs) dans le cadre d’enquêtes spécifiques sur le passage à l’âge adulte, comme c’est le cas dans la plupart des pays industrialisés. En effet, les quelques travaux généraux sur ce thème en Afrique se sont essentiellement appuyés sur des enquêtes biographiques généralistes (parcours résidentiel, d’activité, histoire génésique et d’unions) plutôt que sur des enquêtes spécifiques. Enfin, pour mieux cerner les perceptions qu’ont certains jeunes des états transitoires, comme la cohabitation prolongée chez des parents ou des amis ou les périodes de célibat avec ou sans enfants, on pourrait envisager de collecter, à l’issue de la collecte quantitative, des données qualitatives auprès d’un sous-échantillon d’enquêtés.
Conclusion
35Dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés africaines, l’analyse biographique du passage à l’âge adulte pose des défis conceptuels et méthodologiques importants. Dans les deux contextes, les mutations culturelles, sociales et économiques importantes des trois dernières décennies ont profondément altéré les trajectoires résidentielles, scolaires, professionnelles, familiales et matrimoniales des jeunes. Au Nord comme au Sud, la période entre la fin de l’adolescence et l’âge adulte s’allonge et les trajectoires se diversifient. En Europe, on assiste à une multiplication de « premières fois » moins tranchées et moins formelles, souvent réversibles, qui n’augurent pas forcément des changements significatifs d’état. En Afrique, où l’émergence de la jeunesse comme phase de vie est plus récente, les marqueurs classiques d’entrée dans la vie adulte ne permettent pas d’appréhender la diversité grandissante des situations que vivent les jeunes citadins.
36Si, sur les deux continents, les « premières fois » semblent se vider de sens, les priorités de recherche divergent sensiblement d’un continent à l’autre. En Europe, où les analyses de l’entrée en vie adulte et les données sont nombreuses, le défi se pose plus en termes de repérage des « premières fois » que de collecte. À ce titre, l’approche du couplage, qui propose une relecture des événements biographiques initiaux en paires, constitue une piste d’analyse intéressante. L’association systématique d’un événement avec un autre événement qui le complète ou le confirme permet non seulement de donner sens à ces premières expériences, mais aussi de révéler la diversité des modalités de passage à l’âge adulte.
37Cette grille de lecture peut également s’avérer utile pour révéler le caractère précaire de certaines trajectoires en Afrique (emploi sans concrétisation, etc.). Néanmoins, sur le continent africain, c’est au niveau de l’identification de premières fois pertinentes et de la collecte de ces nouveaux marqueurs significatifs pour les réalités africaines dans le cadre d’enquêtes spécifiques que se situe la véritable priorité de la recherche sur le passage à l’âge adulte. Biographie sexuelle et amoureuse, première contribution financière au ménage, participation aux prises de décisions, perceptions des jeunes sur leurs emplois, les périodes d’hébergement ou de célibat prolongées : autant de pistes pour la collecte de ces nouvelles « premières fois » qui permettrait de mieux cerner ces états transitoires flous qui caractérisent un nombre croissant de trajectoires de jeunes citadins africains.
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Notes de bas de page
1 Le taux brut de scolarisation au niveau primaire est la proportion des élèves du niveau primaire, quel que soit leur âge, dans la population d’âge officiel de fréquentation du niveau primaire (7-12 ans). Le TBS peut donc excéder 100 %.
2 Avec la collaboration du Ceped (Centre population et développement).
Auteurs
Est professeure au département de sociologie de l’université de Montréal où elle enseigne les statistiques sociales et la sociologie du développement. Ses intérêts de recherche portent sur les nouvelles dynamiques familiales et la santé reproductive en Afrique francophone. Elle est actuellement impliquée dans un programme de recherche sur l’entrée en vie adulte au Burkina Faso. Contact :
Sociologue, directeur de recherche à l’Ined a d’abord mené des travaux sur la formation des couples, sur la famille et sur la jeunesse. Depuis le début des années 1990, ses recherches se sont orientées, d’une part, vers la sociologie de la sexualité à partir d’enquêtes menées en France ou dans les pays latino-américains (notamment le Chili et le Brésil) et, d’autre part, vers l’étude des rapports de genre. À l’Ined, il est corédacteur en chef de la revue bilingue Population et coresponsable de l’unité de recherche Démographie, genre et sociétés. Contact :
Sociologue et démographe, vient de soutenir sa thèse de doctorat en démographie à l’université Paris I et au sein de l’équipe Jéremi, UR DIAL (IRD). Ses travaux de recherche portent sur le passage à l’âge adulte à Dakar. Il travaille actuellement au Population Council, à Dakar, comme Program Officer. Contact :
Démo-économiste, chercheur associé à DIAL (Paris) et au CEPS/Instead (Luxembourg), docteur en démographie, il a participé à de nombreux projets de recherche socio-économiques et démographiques sur l’Afrique et sur le Luxembourg. Actuellement, il analyse les enquêtes Emploi, secteur informel et consommation des ménages urbains de l’Afrique de l’Ouest, et les données du volet Famille du panel luxembourgeois des ménages. Contact :
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États flous et trajectoires complexes
Observation, modélisation, interprétation
Philippe Antoine et Éva Lelièvre (dir.)
2006
Biographies d’enquêtes
Bilan de 14 collectes biographiques
GRAB (Groupe de réflexion sur l'approche biographique) (dir.)
2009
Méthodes de mesure de la mobilité spatiale
Migrations internes, mobilité temporaire, navettes
Daniel Courgeau
2021
L’analyse statistique des trajectoires
Typologies de séquences et autres approches
Nicolas Robette
2021
Fuzzy States and Complex Trajectories
Observation, modelisation and interpretation of life histories
GRAB Harriet Coleman (trad.)
2009
Minorités de genre et de sexualité
Objectivation, catégorisations et pratiques d’enquête
Wilfried Rault et Mathieu Trachman (dir.)
2023