1En 1999, avec la sortie de l’ouvrage Biographies d’enquêtes1, le Groupe de réflexion sur l’approche biographique (GRAB) dressait le bilan de quatorze expériences de terrain réalisées entre 1981 et 1997. Depuis, plus d’une dizaine de nouvelles enquêtes faisant appel au recueil de biographies ont été réalisées en France, en Afrique et en Amérique latine. Toutes sont fort différentes, tant par leur champ géographique, que par leur échelle spatiale, leur thématique ou leur méthodologie de collecte. Ainsi, en 2006, le GRAB, a acquis l’expérience de 25 enquêtes biographiques. Les expériences nouvelles sont toutefois plus nombreuses au Sud qu’au Nord. Au Nord, les réflexions méthodologiques se sont principalement développées en France, essentiellement à partir de l’enquête Biographie et entourage. Par contre, au Sud, l’expérience est plus diversifiée (Afrique, Amérique latine), avec cependant une plus grande part des travaux réalisés en Afrique de l’Ouest. Par ailleurs, les enquêtes concernent essentiellement les grandes agglomérations. En effet, la plupart du temps, les avancées méthodologiques coûteuses ont contraint ces enquêtes à restreindre leur champ et la plupart du temps elles ont été conduites dans des capitales (Région parisienne, Bogota, Dakar, Lomé, etc.). Il ne s’agit pas ici de présenter la diversité des contextes ou de s’attarder sur leurs spécificités, mais de relever les questionnements conceptuels ou méthodologiques que soulèvent ces différentes études de terrain.

2L’observation biographique et les analyses mises en œuvre dans les différentes études entreprises s’inscrivent dans la lignée démographique des études quantitatives en sciences sociales. Une des spécificités des approches biographiques est d’introduire le temps dans l’analyse, temps individuel et temps collectif, changements conjoncturels et époques historiques. De sa naissance à sa mort, l’individu connaît différents événements démographiques. Il donne lui-même naissance à des enfants, se met en union, se déplace…

3À mesure que l’observation s’améliore et que les questionnements se précisent, les trajectoires recueillies se détaillent. Le chercheur va alors être confronté à des événements sociodémographiques complexes, mais aussi à des changements d’états qui ne sont pas simplement marqués par un événement, chaque passage d’un état à un autre se traduisant par une transition plus nécessairement associée de façon univoque à une seule date. L’histoire de vie des individus, recueillie sous la forme d’un enchaînement continu d’événements de nature diverse (GRAB, 1999), résulte des interactions entre ceux-ci. Le caractère instantané de la transition est de plus en plus questionné, il s’agit plutôt d’un processus plus ou moins étalé dans le temps. Or le recueil des informations par les enquêtes biographiques met en lumière cette réalité complexe. Il y a donc un paradoxe pour le démographe biographe. S’en tenir à la date d’un événement est réducteur du processus, mais comment prendre en compte cette étape intermédiaire, ce seuil flou entre deux situations, où l’individu procède d’un état de départ à un état d’arrivée.

4Les événements démographiques classiques (naissance, décès) n’échappent pas à ces considérations. Si la naissance d’un enfant est marquée par le moment de l’accouchement, sa date de naissance, son existence en tant qu’individu est discutée suivant les conceptions religieuses ou personnelles, certains pouvant considérer que la personne existe avant même sa naissance. Avec les progrès de la médecine et de l’assistance médicale, les périodes d’état végétatif donne lieu à d’âpres discussions sur le statut de l’individu, et le passage de la vie à la mort n’est lui aussi plus aussi instantané qu’on le croyait.

5Néanmoins, nul n’est besoin d’aller jusqu’à ces cas extrêmes, les chercheurs rassemblés par le GRAB ont été confrontés à ces périodes de transition dépourvues de marqueurs simples ou univoques. Ainsi, l’état de grossesse de la mère prépare à la venue d’un enfant. Cette période s’étend du jour de connaissance de la grossesse à la naissance de l’enfant, période de longueur fort variable d’une femme à une autre selon son âge, son expérience, son environnement familial, son niveau d’instruction, etc. Et cette anticipation « minimale » peut éventuellement précéder la conception. La mise en union, suivant les sociétés, prend différentes formes et dure plus ou moins longtemps, depuis les fiançailles, la remise de la dot, la cohabitation, la formalisation du mariage auprès d’autorité civile ou religieuse. Ainsi, on voit se multiplier les repères possibles. Pour ce qui est de la mobilité, certaines enquêtes ont substitué au recueil des passages, la collecte du « système résidentiel » des enquêtés, au cours d’une période donnée, afin de mieux cerner la turbulence résidentielle et professionnelle (GRAB, 1999). Enfin, lorsque la transition étudiée, comme l’entrée dans la vie adulte, résulte de la combinaison de passages dans des domaines variés d’implication des individus, les problèmes de repérages se cumulent, au point d’interroger les chercheurs sur l’opérationnalité d’une approche qui en définitive ne reconnaît qu’à une sous-population restreinte le statut d’adulte. On est bien là confronté à un problème de concept : un jeune de 28 ans, sans emploi rémunérateur stable, sans union, demeurant dans un logement collectif familial n’est-il pas encore adulte ? L’interrogation conceptuelle se double d’un problème de mesure : qu’observe-t-on ? Que collecter pour quelle analyse ?

6L’élaboration des questionnements recueillant de façon quantitative des trajectoires permet d’innover et d’enrichir l’observation de ces périodes : quel bilan peut en être tiré ? Quelles sont les innovations ? Les limites ? Que révèlent les entretiens sur la perception de ces passages par les individus et par leur entourage ? Quels enseignements pour une meilleure approche de ces passages ? Il se pose donc la question du traitement du temps flou dans les modèles d’analyse. Au-delà des modèles de durée, quelles approches tenter, nécessitant quel type d’observation ?

7Le Groupe de réflexion sur l’approche biographique a donc réuni dans cette optique une trentaine de chercheurs de disciplines variées en novembre 2003 durant trois ateliers de réflexion organisés sous l’égide conjointe du Ceped, de l’Ined (pôle Approche biographique et multiniveau), de l’IRD (UR 47-DIAL) et avec l’aide de l’AUF.

8À l’issue des ateliers méthodologiques, les lignes de force dégagées des débats ont permis de structurer des groupes sur la base d’apparentements thématiques et/ou méthodologiques, auxquels a été dévolue la responsabilité de produire un chapitre de cet ouvrage. Ces groupes ont ainsi travaillé à plusieurs mains selon un mode de collaboration inattendu, souvent à distance, géographique et disciplinaire, tentant de répondre à ces interrogations en rédigeant collectivement. Il faut insister sur la rareté de l’exercice en sciences sociales : la capitalisation collective de réflexions issues de travaux plus personnels ou spécifiques à une petite équipe, sans s’arrêter aux difficultés de celui-ci. Car, malgré la nature parfois très différente des terrains et des sujets, les textes élaborés font preuve d’une remarquable cohérence, soulignant ainsi la pertinence et la valeur de l’exercice. Ce sont ajoutées à ces chapitres collectifs des contributions plus classiques qui présentent de façon détaillée une approche particulière ou une modélisation spécifique. L’ouvrage est donc construit en deux parties qui se distinguent par la nature des contributions : collectives et thématiques dans la première partie, individuelles et plus formelles dans la seconde.

9Le chapitre 1 aborde le sujet du recueil et du traitement de la perception inhérente aux enquêtes en général et biographiques en particulier. Si elle se retrouve évoquée dans les chapitres suivants, cette question centrale est inséparable du traitement du flou. Le chapitre 2 dévoile tout l’intérêt de saisir l’ensemble du processus qui conduit à l’union ou à la désunion. D’autant plus que la temporalité institutionnelle est distincte de la temporalité relationnelle. Le chapitre 3 aborde la question de la sexualité et de la fécondité à travers deux exemples spécifiques : les grossesses non désirées en France et la prévention de la transmission mère-enfant du VIH en Côte d’Ivoire. À partir de ces deux cas, les auteurs s’interrogent entre autres sur les temporalités qui concernent les relations entre partenaires sexuels / partenaires parents. Le chapitre 4 amène à s’interroger sur les états flous à travers la notion complexe d’hébergement. Le chapitre 5 prend en compte les transitions précédemment décrites et s’interroge sur la pertinence des marqueurs ainsi que sur l’existence d’événements fondateurs du passage à l’âge adulte. Enfin, le chapitre 6 traite de la question de la mobilité individuelle confrontée à l’évolution du contexte spatial dans lequel elle se produit, introduisant une approche nécessairement multiniveau.

10Dans la seconde partie, un certain nombre de méthodes d’analyse sont présentées. Il s’agit de la représentation graphique des trajectoires, du traitement des événements renouvelables, de l’apport des méthodes de classification, de la prise en compte de l’anticipation, ou encore de la modélisation des transitions graduelles qui constituent les seuils flous.

11Ainsi, cet ouvrage s’adresse à un public bien plus large que la communauté des démographes : il concerne tous ceux en sciences sociales qui à un moment ou un autre ont à conduire une collecte sur le terrain, mènent une réflexion critique sur les données, sur les catégories de l’analyse, sur les temps de la biographie et leur prise en compte, sur les transitions graduelles ou complexes. Fort heureusement, un individu n’est pas figé dans un statut unique tout au long de sa vie. Les réflexions, autour de la diversité des statuts (résidentiels, professionnels, matrimoniaux et familiaux) qu’il traverse, conduisent à s’interroger sur les catégories sociales que manipulent les sciences sociales. Tout au long de l’ouvrage, c’est à une réinterrogation des concepts et catégories que nous invitons le lecteur.