1Depuis la mise en place de l’analyse des biographies en démographie, au début des années 1980, les méthodes d’observation des populations et des trajectoires individuelles se sont diversifiées et enrichies, tandis que les méthodes d’analyse devenaient de plus en plus détaillées et performantes.

2Les biographies se déroulent en effet dans des temps et des espaces propres à chaque culture, à chaque contexte et à chaque population étudiée. Cela entraîne une grande diversité d’enquêtes en vue de saisir avec la plus grande précision possible les particularités de chaque situation, tout en conservant cependant l’objectif de reconstruire l’intégralité des trajectoires de toute enquête biographique. Il s’agit en fait de découvrir les liens entre événements a priori différents sur venant dans la vie familiale, professionnelle, migratoire, etc., d’un individu, mais cependant reliés entre eux, et les resituer dans la vie d’ensemble de la société dont il fait partie. De même, les méthodes d’analyse doivent parfaitement s’adapter à cette diversité, permettant de mettre en évidence les liens de plus en plus complexes qui apparaissent entre les divers événements, entre les individus et leur communauté et même entre les groupes sociaux. Mais elles doivent également conserver leurs bases fondamentales, qui consistent à resituer tous ces événements dans leurs temporalités et leurs espaces propres.

3Comme dans toute nouvelle approche, de nombreuses questions se posaient dès le départ et d’autres sont apparues au cours de son développement. Leur formulation s’est précisée tout au long du temps et les réponses à ces questions ont fait et feront toujours l’objet de nombreuses recherches. C’est à l’examen approfondi de certaines de ces questions que se consacre cet ouvrage. J’ai pour ma part assisté et activement participé, en tant que discutant, au séminaire à l’origine de ce volume : j’ai pu voir dès le départ tout l’intérêt des problèmes qui y ont été débattus et l’originalité de certaines des solutions proposées. Cet ouvrage vient en montrer l’importance.

4 Je vais tout d’abord survoler les principales questions examinées ici, en distinguant celles qui ont trait au temps, de celles qui ont trait à l’espace non seulement physique, mais surtout social, dans lequel se déroulent les événements étudiés.

5Une première série de questions portent donc sur le vécu du temps, sa saisie par des enquêtes rétrospectives et son analyse.

6Nombre de ces questions sont apparues dès la mise en place de l’analyse biographique et se posent toujours de façon aiguë. Ainsi, lorsque l’on interroge de façon rétrospective un individu sur des événements de sa vie passée, avec quelle précision arrive-t-il à les resituer dans le temps de façon absolue, par datation, ou de façon relative par rapport à d’autres événements, par durée de l’intervalle qui les sépare ? Cela a conduit à la notion de temps flou que nous avions présentée, Éva Lelièvre et moi-même, lors d’un séminaire du NIDI1 en 1984, et qui a conduit à de nombreux développements par la suite, tant empiriques que théoriques. Cet ouvrage va encore plus loin en introduisant un processus plus ou moins étalé dans le temps qui permet de rendre compte des transitions progressives d’un état à un autre. Il importe également de savoir comment analyser un tel concept avec une précision convenable.

7D’autres questions sont apparues au cours du temps alors que les méthodes de mesure et d’analyse s’affinaient. En effet, si les premières analyses portaient essentiellement sur le temps vécu par un individu, il est apparu nécessaire de faire intervenir d’autres temporalités. Comment concilier le temps individuel biographique avec un temps plus collectif, historique ou sociétal ? Comment mettre sur des échelles de temps séparées, mais analysables simultanément, des événements individuels et conjoncturels ? Ces temporalités multiples posent de nombreux problèmes qui sont au cœur des questions posées, et en partie au moins résolues, dans l’ouvrage : comment les processus sociaux sont-ils observés à l’échelle individuelle, quels sont leurs effets sur les biographies ?

8Une deuxième série de questions va porter sur l’espace des états vécus, leur perception qui influe sur leur saisie par des enquêtes généralement rétrospectives, leurs méthodes d’analyse.

9En effet, dès le début de l’analyse des biographies, l’introduction de l’espace des états vécus posait de nombreuses questions. Les premières analyses au début des années 1980 considéraient des états simplement binaires, l’individu connaît un événement ou non, pour rapidement s’intéresser à l’interaction entre deux événements, nuptialité et départ de l’agriculture par exemple, et enfin considérer des états de plus en plus complexes, faisant également intervenir des temporalités différentes.

10 Ensuite les analyses contextuelles, puis multiniveaux de type biographique, ont permis d’introduire différents contextes et milieux dans lesquels vivent les individus. Ces analyses posent de nombreux problèmes qui sont examinés ici en détail et souvent résolus. L’analyse de la mobilité des individus entre contextes différents est ainsi rendue particulièrement délicate par cette mobilité même.

11Ces espaces sont également constitués par les réseaux de sociabilité qui se nouent entre les individus. La saisie des réseaux de relations est malheureusement souvent faite de façon transversale sur un échantillon représentatif, donnant une description qui ne permet pas de dégager des groupes de sociabilité et qui est sans profondeur temporelle. Une enquête à caractère quasi exhaustif faite dans un village de Bourgogne en 1970 avait déjà permis de mettre en évidence les réseaux de sociabilité qui y prennent place. L’enquête Biographies et entourage, réalisée par Éva Lelièvre, Catherine Bonvalet et Géraldine Vivier, permet cette fois-ci de mettre en évidence les changements qui s’opèrent tout au long de la vie des individus dans leurs réseaux de sociabilité. L’introduction de cet entourage va nécessiter de nouvelles méthodes de représentation et d’analyse des données, qui sont magnifiquement développées ici. L’enrichissement procuré par cette connaissance constitue un grand apport de cet ouvrage.

12Il est enfin nécessaire de dépasser ces questions, pour chercher à montrer les processus plus fondamentaux, qui sont à l’œuvre dans toute population, et une théorie sous-jacente à ces processus.

13En premier lieu, cet ouvrage permet d’écarter des notions, utilisées par le passé par de nombreux chercheurs, mais qui ne trouvent pas confirmation dans les travaux empiriques présentés ici. Ainsi, la notion de seuil (au singulier), introduite pour marquer l’apparition d’un phénomène, apparaît comme non vérifiée par l’observation. De même, celle de seuils (au pluriel), pour des groupes sociaux différents, ne paraît pas plus justifiée.

14Il semble dès lors nécessaire d’envisager ce passage comme un processus de transition complexe vers un état qui peut d’ailleurs ne jamais être atteint.

15Ce sont donc ces transitions qu’il importe de reconstituer à partir des éléments recueillis par une enquête, pour mettre en évidence les processus à l’œuvre dans une vie individuelle et simultanément dans une société donnée. Les diverses approches proposées par différents auteurs viennent se combiner pour donner une vue très riche d’une recherche en plein développement.

16Il n’est pas dans mon propos de vous dévoiler toute la richesse de cet ouvrage, mais seulement de vous donner envie de le lire.