1En matière de mortalité, la France est un pays de paradoxes, pour ne pas dire d’exception : les femmes y bénéficient de l’espérance de vie à la naissance la plus élevée au monde après les Japonaises : 82,9 ans. Celle des hommes, en revanche, est proche de la moyenne de celle des pays développés : 75,6 ans2. Cet écart d’espérance de vie entre les deux sexes, de 7,3 années, reste le plus élevé d’Europe et l’un des plus importants du monde même s’il tend à se réduire3. Cet écart tient à deux facteurs : non seulement dans notre pays les femmes vivent en moyenne plus longtemps qu’ailleurs, mais le risque de mourir avant de vieillir est loin d’avoir disparu. En effet, les hommes français détiennent de leur côté un record, européen cette fois : celui de la surmortalité avant 65 ans.

2Cette « exception démographique » justifie de s’interroger sur l’une de ses conséquences majeures : le veuvage précoce. En toute logique, une partie non négligeable des décès prématurés concerne des personnes en couple et laisse des conjoints survivants, en majorité des femmes, jeunes ou relativement jeunes, ayant éventuellement des enfants à charge. Pourtant, nous pensons en général que le veuvage précoce appartient au passé. De là deux questions : quelle est l’ampleur exacte de ce phénomène ? Pourquoi est-il devenu quasi invisible ?

3Poser ces questions amène à s’interroger sur la notion plus générale de « veuvage ». On perçoit alors un paradoxe : alors que les transformations du couple contemporain ont entraîné un important effort d’adaptation des catégories statistiques et de l’analyse sociodémographique, cet effort reste encore à accomplir quand le couple est rompu par décès. Dans ce cas, la prévalence des catégories de l’état civil est entière et les enquêtes quantitatives ne saisissent le veuvage que comme un état supposant à la fois un mariage antérieur et l’absence de remariage. Or, c’est en élargissant la notion de couple aux situations de fait (concubinage, voire couples non cohabitants) que les chercheurs ont créé de nouvelles catégories de pensée et d’analyse. Démographes, sociologues et juristes ont ainsi analysé de façon approfondie la complexité des évolutions du lien familial, les transformations du couple4, et les transformations du droit du concubinage et de la famille naturelle5, ses deux formes de ruptures (par divorce ou séparation de fait) avec l’essor du démariage6 et des familles recomposées par remariage ou re-concubinage7.

4On peut faire l’hypothèse que si, dans la continuité de ces travaux, on procède à une modernisation de la définition du veuvage, alors notre appréhension du veuvage précoce pourra bénéficier de quatre ensembles importants de travaux. Ceux qui portent sur les différentes causes de mortalité en France et sur les inégalités sociales devant la mort8. Ceux qui étudient les aspects socio-économiques du veuvage (Borrel, Brunson et Madinier 1987, 1989), ou encore la corrélation entre chômage et surmortalité9. Ceux qui analysent le veuvage des plus âgés, moins affectés par les nouveaux modes de conjugalité hors mariage. Qu’il s’agisse du risque accru de surmortalité consécutivement au décès du conjoint (Thierry 1999, 2000), de la réorganisation de la vie du survivant10, de l’isolement, tous ces aspects du veuvage aujourd’hui mieux connus nous permettront de mieux apprécier la spécificité (ou la non-spécificité) du veuvage précoce lui-même. Enfin, les travaux portant sur les orphelins (Monnier et Pennec, dans ce volume) éclairent, au-delà, les situations des parents veufs eux-mêmes.

5Cet article est divisé en trois parties :

• Dans un premier temps, on réfléchira aux raisons pour lesquelles le veuvage précoce semble avoir disparu de notre horizon de pensée, et on proposera une nouvelle définition des catégories « veuf », « veuvage » et « expérience du veuvage » dans une perspective sociodémographique. Quant au « veuvage précoce », nous expliquerons pour quelle raison, en référence aux droits dérivés, nous proposons d’établir le seuil conventionnel de précocité à 55 ans à la mort du conjoint.

• Puis, grâce aux données recueillies dans l’Enquête EHF et appariées au recensement, nous nous pencherons plus spécifiquement sur la population des veufs ayant encore moins de 55 ans en 1999, les « jeunes veufs », en nous efforçant en particulier de saisir ses caractéristiques sociodémographiques et ses formes spécifiques de vulnérabilité.

• Enfin, nous proposerons une analyse d’ensemble des personnes déclarant avoir fait au cours de leur vie l’expérience du veuvage précoce, quel que soit leur âge en 1999. Et nous présenterons quelques-unes des caractéristiques majeures des personnes ayant vécu cette expérience, les « veufs précoces ».

6Ce double éclairage inédit devrait nous permettre de lever un coin du voile sur une réalité encore largement ignorée de la société française aujourd’hui.

I. – Mieux appréhender le veuvage précoce

1) La situation française : une exception démographique

7Le décès précoce existe, en France, dans des proportions si importantes que l’on parle désormais de surmortalité prématurée. Ce terme apparaît dans les indicateurs de comparaison dressés par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et explicités dans le « World Health Report 2000 »11. Celui-ci classe tous les pays en comparant l’espérance de vie moyenne à la naissance à l’indice de mortalité prématurée des hommes et des femmes entre 15 et 65 ans. L’OMS classe la France au 3^e rang mondial pour ce qui est de l’espérance de vie, juste derrière le Japon et l’Australie. En revanche, la mortalité des hommes de 15 à 65 ans fait reculer notre pays au 32^e rang mondial, une situation unique en Europe, qui place aussi la France loin derrière l’Australie, le Japon, Singapour, les pays du Golfe persique, le Canada, Cuba et le Chili.

8Ce classement international de l’OMS est corroboré, au plan national, par l’Inserm qui analyse les causes de décès, la surmortalité et la mortalité dite « évitable »12. Le codage national de l’Inserm permet également d’établir des comparaisons au niveau européen en confrontant les risques de décès des hommes entre pays. La France apparaît en tête de la surmortalité européenne avant 65 ans à égalité avec les régions de l’ex-Allemagne de l’Est alors qu’après 65 ans, la situation française devient favorable par rapport aux autres pays. Son évolution sur différentes périodes, depuis 1968, montre qu’elle constitue une constante démographique, celle d’une exception française.

9Comment cela n’aurait-il aucune influence en termes de veuvage prématuré, et notamment, de veuvage féminin ? Il ne s’agit, certes, pas de nier que le veuvage augmente surtout aux âges avancés mais d’éviter que le veuvage tardif n’apparaisse désormais comme la seule forme contemporaine de survivance au décès d’un conjoint.

2) Une réalité difficile à appréhender

10Connaître le nombre de décès prématurés annuel ne signifie pas pour autant disposer de chiffres sur le veuvage prématuré. Si l’on peut supposer l’ampleur du phénomène, nous constatons, en analysant les données existantes, que nous éprouvons de réelles difficultés à évaluer le nombre de personnes ayant perdu leur conjoint par décès.

11Pour qu’une personne soit considérée comme veuve au regard des statistiques, il faut qu’elle ait été mariée. Les statistiques du veuvage dans les différents recensements réalisés depuis 1968 se fondent en effet sur l’état civil, pour lequel un « veuf » est un ancien marié dont le conjoint est mort. Cette approche ignore les ruptures par décès de couples non mariés, qui sont assimilées le plus souvent à des situations de célibat (éventuellement avec enfants à charge). Étant donné la fréquence du concubinage dans les nouvelles générations, on peut supposer que le traitement statistique minore inévitablement les veuvages précoces et contribue à donner une image du veuvage en décalage avec la réalité contemporaine.

12En outre, pour qu’un individu soit considéré comme veuf au regard de l’état civil, il faut qu’il ne soit pas remarié. Les études statistiques suivent cette définition et « oublient » l’expérience du veuvage s’il y a remariage. En revanche, en cas de concubinage après un veuvage, ces mêmes études (comme l’état civil) comptabilisent toujours la personne comme veuve sans tenir compte de sa nouvelle vie de couple. Sachant que la probabilité de remariage est d’autant plus grande que le survivant est jeune, on peut supposer que cette définition du « veuf » minore indirectement aussi l’événement biographique qu’est la perte précoce d’un conjoint, « effacée » par le remariage ultérieur.

13Par ailleurs, l’émergence de la catégorie nouvelle des « familles monoparentales » a incontestablement été un progrès de l’analyse sociodémographique. Mais elle a aussi indirectement contribué à minorer le phénomène du veuvage précoce du fait de lectures de non spécialistes ne distinguant pas chiffres absolus et proportions. En effet, bien que le veuvage en chiffres absolus n’ait pas régressé fortement comme facteur de monoparentalité, il a en revanche beaucoup baissé du fait de l’augmentation des divorces et des séparations (Algava, 2003)13.

3) Construire de nouvelles catégories « veuvage » et « veuvage précoce »

14Mesurer la rupture du couple par décès dans le contexte d’une évolution majeure des comportements conjugaux et familiaux, et au-delà analyser le veuvage précoce comme situation spécifique au plan démographique et sociologique, suppose d’élaborer de nouvelles catégories d’appréhension du phénomène de perte d’un conjoint.

a) Proposer de nouvelles catégories « veuvage » et « veufs/veuves »

15Nous proposons d’élargir la catégorie du « veuvage » à toutes les situations de rupture du couple par décès, qu’il s’agisse d’un couple marié ou d’un couple de fait. Ainsi, le terme de veuvage se verra appliquer la logique qui a présidé à l’emploi actuel des mots « couple » et « conjoint » : auparavant utilisés pour désigner les seules personnes mariées, ils ont vu leur acception s’étendre aux autres formes de conjugalité. A l’intérieur de la catégorie générale du « couple », il est habituel aujourd’hui de distinguer le « couple marié » et le « couple cohabitant »14.

16Cette approche plus large implique en outre de ne plus confondre le veuvage comme événement biographique, et la situation issue de cet événement. Nous proposons de définir l’expérience du veuvage comme : « l’événement biographique qu’est pour un individu le décès de son conjoint, marié ou non ». Cette définition permet, comme on le fait pour les divorces et les séparations, de comptabiliser la fréquence de cet événement spécifique dans les trajectoires biographiques des individus, indépendamment de leur situation ultérieure.

17Quant à la situation issue de cet événement, nous proposons de l’appréhender à travers la catégorie générique de « veuf/veuve » désignant : « toute personne ayant perdu un conjoint » (comme on nomme « divorcé » toute personne ayant fait l’expérience du divorce dans certaines enquêtes). Au sein de cette catégorie, on peut distinguer alors plusieurs sous-catégories selon le mode de vie de l’adulte concerné :

• les veufs seuls, c’est-à-dire non remis en couple, quel que soit leur état civil (« veuf » ou « célibataire ») ;

• les veufs ayant reformé un couple, par mariage ou cohabitation, et ce quel que soit leur état civil (« célibataires », « veufs », (re)« mariés »).

18Cette catégorisation peut éventuellement se combiner avec une autre : celle qui distingue globalement les parents veufs et les veufs sans enfants (du premier lit), quel que soit leur état civil.

b) Construire la catégorie du « veuvage précoce »

19Bien que chacun sente bien qu’il est très différent de perdre son conjoint à 30, 50, 70 ou 90 ans, il n’existe pas à l’heure actuelle de catégorie « veuvage précoce ». Si l’on considère ainsi le veuvage non plus comme une catégorie d’état civil mais comme une expérience biographique, la précocité sera définie en référence à un seuil d’âge conventionnel du survivant au moment du décès de son conjoint.

20De même qu’il existe une définition conventionnelle du décès précoce et de la mortalité prématurée entérinée par l’OMS et l’Inserm, nous avons besoin d’une définition conventionnelle du veuvage précoce pour identifier une réalité sociodémographique et aussi pour pouvoir envisager ses problématiques propres. Plusieurs seuils peuvent être envisagés, la précocité n’existant pas « en soi ». Notre approche visant avant tout à proposer une définition qui puisse être utile et pertinente pour l’analyse des problèmes sociaux posés par le décès prématuré au conjoint survivant, nous proposons de fixer à 55 ans l’âge en deçà duquel nous qualifions le veuvage de « précoce ». Cette approche peut paraître limitative, au regard du seuil de surmortalité prématurée (65 ans), mais elle a l’intérêt de correspondre à une donnée essentielle des politiques sociales en matière de droits à réversion. Dès lors que nos systèmes sociaux construisent la précocité par différence avec le veuvage « normal » (normalement pris en compte), c’est l’analyse de cette construction et de ses effets qui nous paraît centrale aujourd’hui.

21Notre système de protection sociale est très complexe mais, à l’heure actuelle, en 2004, il est une certitude dans le cas du veuvage de personnes n’ayant pas 55 ans : les systèmes de protection sociale obligatoire, de base et complémentaires, sont très restrictifs pour les veufs et les veuves de salariés (les régimes spéciaux sont volontairement exclus de notre analyse). Le veuvage avant 55 ans pose très concrètement la question des droits sociaux dérivés auxquels les conjoints survivants peuvent recourir pour faire face financièrement : ceux pour lesquels leur propre conjoint décédé a cotisé précisément au cas où il mourrait prématurément, c’est-à-dire avant l’âge de la retraite et l’entrée en jouissance de ses droits à pension.

II. – Le veuvage précoce en France en 1999

22L’enquête Étude de l’histoire familiale révèle deux aspects complémentaires du veuvage. Elle permet, par une exploitation transversale des données (c’est-à-dire la situation à la date de l’enquête) de dénombrer et d’observer la situation actuelle des « jeunes veufs » : c’est-à-dire des personnes veuves précocement qui, en 1999, ont moins de 55 ans, quels que soient leur situation de couple à l’heure actuelle (solitude ou remise en couple) et leur statut matrimonial au moment du décès et à la date de l’enquête. Nous disposons ainsi d’une image plus précise de ce que représente aujourd’hui le veuvage des « jeunes ».

23D’autre part, l’enquête Étude de l’histoire familiale permet d’aller au-delà de la seule population des jeunes veufs en déterminant le nombre de personnes qui, aujourd’hui, et quels que soient leur âge actuel et leur situation (couple ou solitude), ont vécu la rupture d’un couple par décès alors qu’elles avaient elles-mêmes moins de 55 ans : nous nommons « veufs précoces » cette population plus large que celle des « jeunes veufs ».

24Nous présenterons successivement ces deux approches.

1) Les jeunes veufs en France en 1999

a) Combien de veufs et de veuves en France ?

25Étudier la population des jeunes veufs en France, en 1999, présuppose de connaître la population générale des veufs et des veuves, et d’appréhender leur nombre en fonction de la catégorie modernisée de veuvage que nous avons proposée pour savoir dans quelle mesure le veuvage des jeunes constitue un phénomène important.

26En France en 1999, 3,8 millions de personnes sont considérées comme veuves au sens de l’état civil par l’Insee. Mais l’enquête EHF99 nous permet d’évaluer le nombre de personnes qui ont fait l’expérience du veuvage au cours de leur vie, autrement dit qui ont perdu un conjoint, que celui-ci ait été un époux ou un concubin, et ce quelle que soit la vie ultérieure du survivant (solitude ou remise en couple) : le nombre effectif de veufs et de veuves en France, en 1999, s’établit à 4,68 millions. On voit donc que 23,1 % des ruptures du couple par décès sont ignorées des statistiques habituelles, ce qui équivaut à un total de 880 000 personnes.

b) Le nombre de jeunes veufs : 360000 veufs de moins de 55 ans

27Quelle part occupent les jeunes veufs dans cet ensemble ?

28Si l’on s’en tenait à la définition du veuvage au sens de l’état civil, on comptabiliserait selon l’EHF99, 240 000 jeunes veufs de moins de 55 ans en 1999. Mais la catégorie modernisée de veuvage permet de sortir de l’ombre 120 000 personnes supplémentaires, soit 33 % du total réel des jeunes veufs : 360 000 personnes. Parmi ces 120 000 personnes 67 % ont perdu un concubin et 33 % se sont (re)mariées.

c) 21 % de jeunes veufs ont perdu un concubin

29Plus d’un jeune veuf sur cinq n’était pas marié au moment du décès. Cette proportion est supérieure à celle constatée parmi les couples, soit un sur six, (17,6 %)15. Elle s’explique notamment par le fait que les jeunes veufs appartiennent aux classes d’âges marquées par la cohabitation hors mariage.

30En règle générale, plus les conjoints survivants étaient jeunes lors du décès plus la proportion de concubins est élevée (cf. tableau 1). Ces chiffres ne sont pas inattendus, puisque nous savons que l’union libre est plus fréquente aux âges jeunes et dans les nouvelles générations.

Tableau 1. – Jeunes veufs selon le type d’union avec le conjoint décédé

d) Près de 8 jeunes veufs sur dix sont des veuves

31L’enquête EHF99 interroge pour la première fois des hommes. Il est ainsi possible d’aborder la dimension du genre. En effet, la variable du sexe se révèle essentielle en matière de veuvage précoce tant la surmortalité aux âges jeunes affecte d’abord les hommes. Le veuvage précoce traduit cette asymétrie très forte des risques de surmortalité selon le sexe : les jeunes veufs sont dans 78 % des cas, … de jeunes veuves, et ce quelle que soit la tranche d’âges considérée. Chez les 25-30 ans, on compte même neuf jeunes veuves pour un jeune veuf.

e) Dans 4 cas sur 10 le survivant avait moins de 35 ans au décès

32Les deux tiers des jeunes veufs ont plus de 45 ans : cette proportion importante semble accréditer l’idée que le veuvage aux âges très jeunes est un fait marginal : seulement 7,7 % des jeunes veufs ont moins de 35 ans.

33Mais cette répartition des âges en 1999 ne dit rien de l’âge auquel les conjoints sont devenus veufs. Au total, près du quart des veuvages est intervenu alors que le survivant avait moins de 30 ans, 16,5 % alors qu’il avait entre 30 et 35 ans : autrement dit, quatre personnes sur dix avaient moins de 35 ans au moment du décès. Dans les tranches d’âges suivantes, 18,2 % des conjoints survivants avaient entre 35 et 39 ans au décès et 17,9 % entre 40 et 45 ans. Ce qui signifie donc également que les trois quarts des veufs de moins de 55 ans en 1999 le sont devenus alors qu’ils avaient moins de 45 ans (cf. tableau 1 et figure 1)16.

34Ces effectifs de jeunes veufs selon l’âge au décès du conjoint reflètent l’ampleur du veuvage précoce dans les jeunes générations. L’histogramme de la figure 1 montre la répartition des jeunes veufs selon leur âge au moment du décès du conjoint, correspondant aux effectifs du tableau 1. Mais cette répartition ne reflète que de manière très déformée le risque de veuvage selon l’âge. Ainsi on a vu que quatre jeunes veufs de moins de 55 ans sur dix avaient moins de 35 ans au moment du décès de leur conjoint, mais en termes de risque individuel seulement 14 % des personnes veuves à 55 ans le deviennent avant 35 ans.

Figure 1. – Effectifs de jeunes veufs par âge au décès

35D’où vient cette différence ? Parmi les personnes veuves en 1999, celles qui sont devenues veuves vers 17 ans appartiennent à 37 générations, (elles sont âgées de 18 à 54 ans au moment de l’enquête), tandis que les veufs devenus veufs à 52 ans n’appartiennent qu’à deux générations, âgées de 53 ou 54 ans au moment de l’enquête. En d’autres termes un veuvage est d’autant plus souvent observé qu’il a lieu à un âge jeune.

f) La durée des unions

36En majorité, les veufs précoces sont touchés par le décès alors que leur couple dure depuis de nombreuses années. La précocité des veuvages ne signifie pas nécessairement que les unions ont été brèves : 80 % des décès ont eu lieu au sein de couples constitués depuis plus de cinq ans, 30 % sont intervenus entre cinq et quatorze ans de vie commune, et 46,5 % entre quinze et vingt-neuf ans.

37Il existe des différences entre les unions rompues par décès de concubins et celles de personnes mariées : on compte des proportions plus importantes de concubins devenus veufs moins de cinq ans après la mise en union (37 % contre 15 % pour les personnes qui étaient mariées), mais cela ne signifie pas nécessairement que parmi les concubins devenus veufs les durées d’unions sont systématiquement plus brèves. Ainsi, parmi les veufs dont l’union a duré entre cinq et quatorze ans, la proportion de concubins est supérieure à celle des personnes qui étaient mariées : elle s’établit à 34,5 % pour les concubins contre 30 % pour les veufs mariés lors du décès.

g) La situation légale du couple et le nombre d’enfants au décès

38Les histoires conjugales de l’EHF99 se limitent à deux unions, la première et la dernière sans qu’il soit possible de décompter d’autres unions intermédiaires. L’enquête EHF99 permet cependant de confirmer qu’en matière de veuvage, les configurations conjugales sont complexes. Certes, 60 % des jeunes veufs ont vécu le décès de leur unique conjoint (avec lequel ils étaient mariés ou en union libre) : ils sont seuls à la date de l’enquête. Mais dans 40 % des cas, les trajectoires biographiques sont plus complexes :

• certains (7 %) avaient d’abord vécu une séparation ou un divorce avant de se remettre en couple, lequel a été rompu par décès du conjoint ;

• d’autres (33 %) se sont remis en couple après leur veuvage. Parmi eux, la plupart (81,6 %) vivent encore en couple en 1999, d’autres (13,8 %) se sont séparés ou ont divorcé, enfin, une minorité (4,6 %) a subi un second veuvage.

h) 9 jeunes veufs sur dix sont des parents

39On peut devenir parent dans une union antérieure ou postérieure à celle qui est rompue par le décès. Nous nous intéressons ici uniquement aux cas de parentalité commune avec le décédé.

40Les jeunes veufs ont fréquemment eu des enfants avec leur conjoint décédé : c’est le cas de neuf sur dix d’entre eux. Ces situations de parentalité sont beaucoup plus souvent vécues au sein des unions de premier rang (veuvage en première, voire unique union) – soit 97,3 % des cas – pour deux raisons principales : elles sont majoritaires et représentent 93 % des veuvages de personnes jeunes. Elles sont aussi les plus longues, en moyenne seize ans, avec une mise en couple précoce (en moyenne vingt-et-un ans) et la probabilité pour le couple d’avoir des enfants avant le décès y est donc élevée.

41Les unions de second rang rompues par décès sont beaucoup moins fréquentes. Dans ces unions, les jeunes veufs qui ont eu des enfants avec le décédé se sont mis en couple beaucoup plus tôt (à l’âge de 25 ans en moyenne) que ceux qui sont restés sans enfants (à l’âge de 34 ans en moyenne).

42Les familles nombreuses et à l’opposé, les familles avec un enfant unique, sont fréquentes chez les jeunes veufs : dans près d’un quart des cas, le parent a eu un seul enfant, et dans 41,6 % trois enfants ou plus (cf. tableau 2).

i) Quelques caractéristiques sociales des jeunes veufs

43Par rapport à l’ensemble de la population recensée, les jeunes veufs présentent des caractéristiques spécifiques :

• La dimension sociale du veuvage précoce

44Évidemment nous ne disposons que de la catégorie socioprofessionnelle des personnes au moment de l’enquête et non au moment où le veuvage est intervenu. S’il touche toutes les catégories socioprofessionnelles, certaines payent un lourd tribut. Les jeunes veufs appartiennent à toutes les catégories sociales mais certaines sont moins affectées que d’autres : les cadres ou les professions intellectuelles supérieures.

45Il importe ici de distinguer les résultats par sexe.

46On constate chez les femmes une surreprésentation des employées jeunes veuves – 51 % des cas — alors que l’ensemble des employées ne représentent que 45 % des femmes du même âge, (c’est-à-dire âgées de 18 à 55 ans), ainsi que des ouvrières jeunes veuves – 14,2 % des cas alors que les ouvrières ne représentent que 10,2 % des femmes du même âge.

47Les jeunes veuves sont, en revanche, sous-représentées au sein des inactives : elles ne sont que 5 % contre 12 % pour l’ensemble des femmes du même âge, une proportion qui est sans doute un effet du veuvage précoce lui-même (figure 2).

Figure 2. – Catégories socioprofessionnelles des jeunes veuves

48Chez les hommes, jeunes veufs, toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées sans nette disproportion, à l’exception toutefois des professions indépendantes : on y dénombre 10,6 % de jeunes veufs alors que les hommes exerçant une profession indépendante ne représentent que 6,7 % des hommes du même âge (cf. figure 3). Il n’y a quasiment pas de jeunes veufs au sein des inactifs, un phénomène qui, comme pour les jeunes veuves, peut être un effet du veuvage lui-même.

Figure 3. – Catégorie socioprofessionnelle des jeunes veufs

49Ces données en matière d’appartenance sociale sont cohérentes avec nos connaissances de la surmortalité prématurée qui affecte particulièrement certaines catégories sociales chez les hommes17. Ainsi, alors que les femmes sont globalement exposées de manière relativement homogène, au plan socioprofessionnel, au risque de décès précoce, les hommes, en revanche, sont très souvent « ouvriers » et « employés »18.

• La forte composante régionale du veuvage précoce

50Les jeunes veufs sont très inégalement répartis à l’échelle des régions. Par définition, il y a une proportion supérieure de jeunes veufs dans les régions elles-mêmes jeunes et qui cumulent d’autres facteurs comme la pauvreté. Mais on peut aussi appréhender l’importance du veuvage précoce en comparant les jeunes veufs avec la population du même âge (18 à 55 ans). Se dessine alors une carte explicite avec des écarts allant du simple au double entre les régions les plus touchées dont la Champagne-Ardenne, la Basse-Normandie et la Corse et les régions qui sont les plus épargnées dont le Midi-Pyrénées, les Pays de Loire et l’Île-de-France (cf. carte 1).

Carte 1. – Proportions de jeunes veufs par région

j) Les jeunes veufs et les situations de vulnérabilité

51Au regard des droits liés au veuvage, à la date de l’enquête, quelle est la répartition de la population des jeunes veufs19 ?

52Il ne s’agit pas ici de décrire précisément l’ensemble des dispositifs d’aide publics et privés mais de voir dans un schéma global d’accès aux droits quels sont les jeunes veufs qui bénéficient de droits et a contrario combien en sont exclus et pour quelles raisons. Pour les salariés du secteur privé, soit 68 % des actifs (Direction de la Sécurité sociale, 2000), la retraite est assurée par le régime de base obligatoire dit « régime général » et par les régimes de retraite complémentaires. Les cotisations d’un salarié servent à financer sa pension propre mais aussi une réversion à son conjoint s’il décède le premier.

53Alors que les veufs et veuves âgés de plus de 55 ans peuvent percevoir une retraite personnelle, cumulée ou non avec une retraite de réversion de la sécurité sociale (CNAV) et/ou une pension de réversion des régimes de retraite complémentaires [60 ans pour l’Agirc à taux plein, 55 ans pour l’Arrco], la situation des veufs et veuves précoces est différente. S’ils peuvent percevoir l’allocation veuvage (CNAV) pendant trois ans, ils ne sont pas concernés par l’octroi de la retraite de réversion du régime de base : elle n’intervient qu’à compter de 55 ans. Quant aux pensions de réversion, elles sont accordées avant l’âge de 55 ans (voire 60 ans), uniquement aux jeunes veufs ayant au moins deux enfants à charge au moment du décès. Tous ces droits sont refusés aux veufs ayant perdu un conjoint avec lequel ils n’étaient pas mariés : or, 21 % des jeunes veufs vivaient en union libre au moment du décès, et cette situation concerne un jeune veuf sur trois jusqu’à 30 ans.

54Par ailleurs, dans le cas d’un veuvage précoce, les pensions de réversion sont soumises à d’autres conditions qui en limitent l’accès immédiat : si le veuf ou la veuve a moins de deux enfants à charge au moment du décès, la réversion est repoussée à l’âge de 55 ans (Arrco) et de 60 ans (Agirc). Or, si ces veufs avaient vécu leur veuvage après l’âge de 55 ans, ces conditions ne leur auraient pas été appliquées. Les chiffres de l’EHF99 montrent l’importance, en termes de non-accès aux droits, de cette condition d’enfants à charge : 7 % des jeunes veufs mariés au moment du décès n’ont pas eu d’enfant, 20 % n’ont eu qu’un seul enfant. Au total, plus de 70000 personnes ne peuvent bénéficier d’une réversion avant l’âge de 55 ans. Sans compter celles qui ont eu deux enfants ou plus, mais ne les avaient pas forcément à charge (au sens des réglementations des régimes complémentaires) au moment du décès. Les régimes complémentaires suppriment les droits à l’allocation veuvage et aux réversions si le veuf ou la veuve précoce se remarie. Or, 15,6 % des jeunes veufs sortent du veuvage par le mariage.

2) L’expérience du veuvage précoce en France en 1999

55Nous allons à présent élargir notre enquête à l’ensemble de la population des personnes ayant vécu un veuvage précoce et ce quel que soit leur âge en 1999.

A) Données générales

a) L’écart entre état civil et expérience du veuvage

56En France, en 1999, 1,3 million de personnes ont, au cours de leur vie, perdu leur conjoint (époux ou concubin) avant l’âge de 55 ans. Parmi elles, 26 % ne sont pas en 1999 des « veufs » au sens de l’état civil, soit plus d’une personne sur quatre (cf. tableau 3).

Tableau 3. – Différence entre état civil et réalité du veuvage (en %)

b) Un déséquilibre sexué marqué

57La grande proportion de femmes parmi les veufs étant liée à leur espérance de vie plus longue, on se représente généralement la veuve sous les traits d’une femme âgée. Mais la surmortalité masculine aux âges jeunes explique aussi que le veuvage les touche bien plus souvent, y compris quand elles sont jeunes, voire très jeunes. 81 % des personnes ayant fait l’expérience du veuvage précoce sont des femmes, soit au total 1,14 million. Ce déséquilibre sexué se vérifie dans toutes les tranches d’âges et est plus net lorsque le conjoint survivant a moins de 25 ans au moment du décès, et lorsqu’il a plus de 45 ans. Il y a alors respectivement 84 % et 83 % de veuvages féminins.

58Ces taux de veuvage précoce féminin ne doivent pas faire oublier que les hommes sont également touchés : plus de 244 000 déclarent en 1999 avoir subi cette expérience. Un pourcentage plus important d’hommes (17,5 %) que de femmes (12,3 %) subit le veuvage précoce alors que l’union a duré moins de cinq ans.

c) A quel âge, en moyenne, devient-on veuf précoce ?

59Par hypothèse, parmi les 1,3 million de personnes qui déclarent avoir perdu leur conjoint précocement, toutes avaient moins de 55 ans lors de son décès : 80 000 (5,9 %) avaient moins de 25 ans, 241 000 (17,8 %) de 25 à 35 ans, 385 000 (28,3 %) de 35 à 45 ans et 652 000 (48 %) de 45 à 55 ans.

60Mais cette répartition est évidemment très différente selon les configurations familiales. Ainsi, si le décès concerne le seul et unique conjoint, le survivant a en moyenne 44 ans au moment de son veuvage. Les veufs et veuves précoces qui ont reformé une seconde union (non concernée par un second veuvage) avaient, en moyenne, 35 ans lors de leur veuvage. En revanche, si le décès concerne le second conjoint, la moyenne d’âge au veuvage s’établit à 45 ans. Les personnes qui ont subi deux veuvages consécutifs avaient, en moyenne, 33 ans lors du décès de leur premier conjoint.

61De manière générale, les pourcentages de concubins touchés par le veuvage précoce sont toujours supérieurs à 30 % jusque dans la tranche d’âges des 30-34 ans. Ces chiffres ne sont pas inattendus, puisque nous savons que l’union libre est plus fréquente aux âges jeunes et dans les nouvelles générations (Toulemon, 1999).

B) Le veuvage précoce dans l’itinéraire biographique et le cycle familial

a) Types d’unions et âge du survivant au moment du veuvage précoce

62L’enquête EHF99 nous permet de saisir de façon plus fine la complexité du veuvage précoce : il n’échappe pas à l’évolution des modes de vie des couples dans lesquels mariage, concubinage, démariage, recomposition d’un couple, peuvent alterner. Ainsi, le veuvage précoce intervient dans des unions qui peuvent avoir été l’unique union, la première de plusieurs, ou encore la dernière. L’EHF99 nous permet de considérer la première et la dernière union, que nous appellerons « seconde union ». Le taux de concubinage peut varier de 13 % à 38 % selon le type d’union rompue par le décès précoce (cf. tableau 4).

b) Rester seul après une unique union sans remise en couple

63Près de sept fois sur dix, le conjoint survivant a perdu son seul et unique conjoint et ne se remet pas en couple. Dans 87 % des cas, ce veuvage précoce est celui d’une femme. Ce taux est sensiblement équivalent dans toutes les classes d’âges.

64Le veuvage, dans le cadre d’une unique union, est venu souvent interrompre des couples qui duraient : 20 % des veuvages précoces ont eu lieu alors que l’union avait duré de vingt à vingt-cinq ans de vie commune, et 23 % alors qu’elle avait duré de vingt-cinq à trente ans. Mais 23 % des veuvages précoces sont intervenus au sein de couples qui n’avaient pas encore quinze années d’existence. Les couples constitués depuis moins de dix ans représentent 13 % des veuvages précoces.

Tableau 4. – Veuvage précoce par type d’union

65Parmi les veufs n’ayant pas constitué de nouvelle union à la suite du décès, 7,8 % n’ont pas eu d’enfants. Sans surprise, la proportion est plus importante quand l’union a été brève : lorsqu’elle a duré moins de cinq ans, 23 % des veufs précoces n’ont pas eu d’enfant. Si le veuvage précoce a signifié ainsi une situation d’isolement pour 93 % de ces conjoints, en revanche 7 % d’entre eux ont continué à élever un ou plusieurs enfants que leur conjoint décédé avait eus dans le cadre d’une autre union.

66Plus longtemps l’union a duré avant d’être rompue par un décès, plus le nombre d’enfants nés au sein de cette union est élevé : lorsqu’elle a duré moins de cinq ans, 41 % des couples n’ont eu qu’un enfant. Pour les unions ayant duré entre cinq et dix ans, la majorité des couples, soit 36 % ont eu deux enfants. Au-delà de dix ans, le pourcentage de couples ayant eu trois enfants et plus va croissant, de 41 % pour les unions ayant duré entre dix et quinze ans, à 56 % pour les unions ayant duré plus de trente ans.

c) Rester seul après avoir perdu son second conjoint

67Le veuvage précoce peut également être le fait d’une seconde union, à la suite de laquelle le conjoint survivant ne s’est pas remis en couple. Cette seconde union fait suite à une première rompue par une séparation ou un divorce, ou encore par un décès.

68Succédant à une première union rompue, cette seconde union a parfois été brève ou relativement brève : 15 % des couples auront vécu moins de cinq ans avant d’être rompus par le décès, 25 % moins de dix ans, 38 % moins de quinze ans. En revanche, 48 % de ces secondes unions ont duré plus de vingt ans, la première désunion étant intervenue très rapidement.

69Dans ces cas, 89 % des veufs précoces ont eu des enfants avec leur conjoint décédé : 47 % sont parents d’au moins trois enfants, 29,5 % de deux enfants et 23,5 % d’un enfant unique. En outre, 11,5 % de ces veufs ont élevé un ou plusieurs enfants de leur ex-conjoint ou de leur premier conjoint décédé dans le cas de double veuvage. Parmi eux, 59 % avaient eux-mêmes trois enfants issus de leur union rompue par le décès, 11 % en avaient deux et 19 % avaient un enfant unique.

70Parmi les conjoints survivants sans enfant, 10 % ne sont pas dans une situation d’isolement puisqu’ils élèvent un ou plusieurs enfants de leur conjoint décédé.

d) Être en couple après le veuvage

71Dans 22,1 % des cas, le veuf précoce a reformé un couple après son veuvage, situation qui dure encore à la date de l’enquête Les remises en couple sont beaucoup plus fréquentes chez les hommes. Sur le total des veufs précoces, 49,5 % sont en couple, une proportion nettement supérieure à celle des femmes : seulement 16,8 % vivent en couple en 1999.

72Par ailleurs, les chances de remise en couple sont d’autant plus élevées que le conjoint était jeune au moment du décès. Près d’une personne sur deux ayant été veuve avant l’âge de 25 ans est encore en couple en 1999. En revanche, parmi les personnes veuves à 50 ans et plus, seule une sur dix est à nouveau en couple en 1999.

7311 % de ces conjoints n’ont d’enfants ni de la première ni de la seconde union. Parmi eux, huit sur dix élèvent les enfants de leur conjoint décédé ou de leur ex-conjoint.

e) Être parent et beau-parent

74Nous avons déjà abordé cette dimension du veuvage précoce à travers les différentes unions. Apercevons-la à présent dans sa généralité, sans oublier que les veufs sont très majoritairement des veuves.

7591,8 % des veufs précoces ont eu des enfants avec leur conjoint décédé, les femmes étant plus fréquemment (92,7 %) que les hommes (88,2 %) dans cette situation.

7649,9 % des veufs précoces avec enfants (cf. tableau 5) ont eu trois enfants et plus.

77Ne pas avoir eu d’enfant, ne signifie pas ne pas en avoir élevé : parmi les veufs précoces restés sans enfants de leur conjoint décédé, 6,6 % ont assumé le rôle de beau-père ou de belle-mère dans le cadre d’une recomposition familiale. Ils déclarent avoir élevé un (49 % des cas) ou des enfants (35,9 % deux enfants, 15 % trois enfants ou plus) sans en avoir eu eux-mêmes. Parmi eux, 6 % élèvent encore ces beaux-enfants à la date de l’enquête.

Conclusion

78Complexe, et longtemps soumis à une sorte de « prêt à penser » (Bourdelais)20, le veuvage demeure aujourd’hui un sujet difficile, toujours menacé par l’irruption de stéréotypes culturels et idéologiques fortement marqués, fondés sur la prégnance du modèle matrimonial et du partage traditionnel des rôles. Tout se passe comme si, dans un contexte de mutation profonde des comportements et des valeurs en matière conjugale, parentale et familiale, la perte du conjoint restait associée, dans les représentations communes, aux seuls modèles traditionnels. Or, notre étude suggère au contraire que l’expérience du veuvage, et sa place dans les itinéraires biographiques des individus, sont en train d’évoluer parallèlement aux changements du couple, de la famille.

79En centrant notre étude sur le veuvage précoce, nous avons voulu attirer l’attention sur un type spécifique de veuvage, aujourd’hui largement oublié, voire dénié, bien qu’il demeure important en chiffres absolus, et surtout en France. Le fait que ce veuvage soit aujourd’hui un peu oublié, ou assimilé dans l’opinion de façon rapide à l’ensemble des situations de monoparentalité, montre la difficulté à intégrer au sein des valeurs modernes une rupture du couple forcément spécifique, irrémédiable et subie, un coup du sort infligé dans une société où chacun se doit d’être l’auteur et l’architecte de sa propre vie. Alors que la monoparentalité issue du veuvage apparaît souvent comme un simple legs du passé, une espèce en voie de disparition, notre réflexion voudrait inscrire le veuvage précoce avec enfants comme une monoparentalité spécifique, non pas pour revenir à des oppositions désuètes entre les « parents seuls », mais tout à l’inverse pour contribuer à penser le veuvage comme réalité pleinement contemporaine.

80Au-delà, le veuvage précoce, avec ou sans enfants, est un révélateur du rapport entre différence des sexes et inégalités sociales. L’évolution contemporaine vers une symétrie des rôles et une égalité des droits des hommes et des femmes, rencontre ici une asymétrie très forte des risques de surmortalité selon le sexe. On perçoit mieux, alors, à quel point les situations respectives des hommes et des femmes demeurent aujourd’hui très différentes, en particulier quand le veuvage touche des personnes en situation de vulnérabilité sociale, et/ou fait basculer le (la) survivant(e) dans une véritable précarité. Comme le dit Françoise Héritier (2002), les femmes gagneraient à ce que soit vraiment réfléchie la portée de la question sociale que serait « la reconnaissance de l’asymétrie sur le plan de l’équité et de la mise en accord des principes et des réalités ». Cette réflexion est d’autant plus nécessaire que, à tous les âges, et pas seulement quand il est précoce, le veuvage féminin est très supérieur au veuvage masculin.