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Gouverner les mœurs

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Fabrice Cahen

Conclusion générale

Texte intégral

  • 1 Lettre manuscrite, 1921, BB/18 6170, AN.

Un cas, le mien : […]
Lettre d’une veuve de guerre au ministre de la Justice, 19211.

Aucune loi sur la Terre, si ce n’est la contrainte par corps immédiate et définitive de la petite jusqu’à son accouchement et de tous les membres de la famille, eût pu faire accepter une autre décision que celle qui a été prise.
Charles de Tann, Nécessités et possibilités actuelles d’un freinage des naissances, Paris, 1948, p. 69.

Un combat pour la « vie » entre croisade morale et entreprise biopolitique

1L’entreprise de la lutte contre l’avortement dans la France contemporaine prend forme entre les années 1890 et les années 1900, lorsque se manifeste la volonté d’en finir avec l’état de « prohibition souple » qui caractérisait l’application de l’article 317 du Code pénal. Les acteurs sociaux de cette entreprise, formant ensemble une constellation relativement resserrée, sont aussi bien des « mandarins » républicains et positivistes, des philanthropes réformateurs, des pénalistes et médecins légistes conservateurs, des responsables d’associations confessionnelles discrètes mais actives, des serviteurs de l’État, que des militantes féminines et, surtout à partir des années 1910, des leaders de grandes formations natalistes et familialistes.

2Cet exemple historique de mobilisation collective prouve (ce que l’histoire récente a plusieurs fois confirmé) que les mouvements sociaux peuvent aussi émaner des élites, dont les pratiques de sociabilité et d’engagement ne se limitent pas à la fréquentation des cercles mondains, des sociétés savantes ou des structures philanthropiques – cette fréquentation étant en revanche une ressource évidente pour l’action. Le « lobbying », souvent associé dans l’imaginaire social et médiatique aux groupes d’intérêts capitalistes ou aux « réseaux occultes » dont la franc-maçonnerie telle qu’elle est dépeinte par les « news magazines » constitue l’archétype, a été l’un des moyens d’action privilégié de ces organisations qui, à l’instar de l’Alliance nationale, avaient acquis à la fois la capacité de traiter d’égal à égal avec les élus et les mandataires de la nation et un accès privilégié, parfois souterrain, à la sphère médiatique. Ce n’est rien de dire à quel point la ténacité des militants (fortement dotés, comme Fernand Boverat, en capital social, en capital économique… et en capital-temps) a été constante, leur succès en termes de « mise à l’agenda » devant beaucoup à cette persévérance.

3La manière dont les procédures d’élaboration législative, dans la France républicaine, peuvent donner lieu à des contorsions avec le principe laïque ne fait pas toujours l’objet d’attention de la part des historiens. Si les croisés anti-avortement sont parvenus à forger un idiome à la fois dépolitisé, neutralisé et d’une certaine manière républicanisé, il n’en reste pas moins fondé de lire la politique anti-avortement comme un cas flagrant de « co-construction » civile et religieuse, chose qui n’est pas pour surprendre au vu de l’intrication des acteurs mobilisés (laïques, confessionnels et ecclésiastiques). L’axiologie chrétienne, même drapée dans une métaphysique profane et fondue dans la rationalité instrumentale du natalisme, a fortement pesé dans la mise en place d’une législation destinée à « protéger la vie ». L’effort constant pour ériger des vérités révélées en normes universelles, pour sublimer en absolu moral une vision particulière du monde était en phase avec l’habitus des détenteurs du pouvoir de décision.

4Rien ne serait cependant plus faux que de considérer la constitution d’une politique anti-avortement comme un processus consensuel et automatique. Étant donné la manière dont s’était structuré le débat sur la « dépopulation » à partir des années 1870, la politisation de la cause « avortement » supposait qu’il soit possible de justifier que des mesures spécifiques constitueraient un levier de « repopulation ». Les entrepreneurs de lutte se heurtaient alors à une difficulté : comment établir la preuve que l’avortement « criminel » était bien un « fléau » alors que ses manifestations empiriques étaient quasi impossibles à appréhender ? Si l’histoire de l’objectivation statistique de l’avortement ne s’ajuste que partiellement à la théorie du « savoir-pouvoir » c’est que le degré d’hétéronomie auquel peut consentir un médecin ou un statisticien de métier pour les besoins de la propagande n’est pas identique à celui auquel peut sacrifier n’importe quel activiste étranger au champ scientifique. L’argument du « déferlement » a mis du temps à s’imposer et, il faut bien le dire, n’a jamais fait l’unanimité.

5Il n’en reste pas moins qu’à partir de 1905 environ, l’ensemble des opérations symboliques visant à faire passer pour nécessaire le façonnement d’un dispositif public de lutte contre les pratiques abortives fonctionne. À défaut d’être reconnu par l’ensemble des acteurs publics comme « le premier facteur de dépopulation », l’avortement – initialement pensé comme anomalie sociale – est reformaté en norme (statistique) de comportement, risquant d’entrer dans les normes morales. Grâce à l’instrumentalisation qui est faite de la Première Guerre mondiale et de ses effets sociodémographiques, la thématique de l’« urgence » parvient à vaincre une partie des hésitations et atermoiements.

Une action publique polymorphe

6Rendre intelligible ce en quoi consista la « politique anti-avortement » dans ses multiples composantes est presque une gageure. Le manque d’unité du réseau mobilisé a été une source de multiplication des orientations stratégiques et de dissensions permanentes quant aux mesures souhaitables. Pour rendre lisibles les dispositifs préconisés ou réalisés, une esquisse de typologie originale a été préférée dans cette étude aux catégories préétablies qui opposent de façon souvent rigide, le droit, la morale, la propagande, l’information, la répression, les politiques sociales ; ou encore l’action sur l’offre et l’action sur la demande, ne rendant qu’imparfaitement compte de la logique des acteurs et de leur conscience stratégique. Ont été distingués trois grands registres biopolitiques ou modes de gouvernementalité : le registre « idéaliste » consistant à agir sur les données de conscience (valeurs, représentations, affects), le registre « matérialiste » visant à modifier les conditions d’existence ou les déterminants matériels des conduites humaines (et dont la finalité est en quelque sorte d’amener les comportements à se modifier d’eux-mêmes), le registre « institutionnaliste », qui tend à la construction de règles juridiques contraignantes voire coercitives, dont le soutien de l’appareil d’État est nécessaire à l’application et au bon respect. Le droit répressif ne fut pas l’alpha et l’oméga de la lutte anti-avortement. On trouve notamment dans le discours des mouvements féminins l’idée qu’il faut remédier aux « causes profondes » des « fléaux », définies comme étant de nature sociale (c’est-à-dire liées aux inégalités de sexe et/ou de condition) plutôt que de nature morale, par exemple en instaurant des mesures de protection maternelle. Mais c’est, aux yeux de la plupart des acteurs, à partir d’un constat pessimiste que s’impose l’engagement massif dans la voie coercitive. La primauté n’est reconnue au droit que parce que la société paraît moralement incorrigible et que les politiques d’encouragement à la natalité nécessitent des dépenses budgétaires au coût élevé pour un résultat peu garanti. Cette orientation prend, avec le régime de Vichy, la forme d’un double phénomène de « réglementation de l’infiniment petit » (Alain Bancaud, 2002) et de compression maximale de cet espace que le juriste et sociologue Jean Carbonnier désignait comme domaine du « non-droit ». Ce phénomène tend à saper les fondements d’un certain rapport « libéral » à la norme qui suppose une marge d’interprétation des textes, une souplesse d’appréciation des faits incriminés et, dans un autre ordre, une place pour la casuistique déontologique.

  • 2 Nous ne reproduisons pas la majuscule utilisée par l’auteur.

7Cependant, pour ne pas opposer artificiellement le droit aux autres modes d’action sur le corps social ou la population, il faut préciser que les juristes (période vichyste exceptée) n’ont ni la naïveté ni la prétention de vouloir régenter la vie intime des sujets à coups de lois et de décrets. Il existe aussi, à leurs yeux, une fonction sociale et morale de la « parole » juridique (Supiot, 2005)2 et les porteurs de réformes ne manquent jamais de rappeler que les dispositions légales, y compris lorsqu’elles relèvent du droit criminel (qui sont du reste loin d’être les seules en jeu en matière de lutte contre l’avortement), sont d’abord faites pour orienter les comportements et signifier aux individus les limites sociales à ne pas franchir. De la même manière, comme l’illustre le comportement de certains des agents de police judiciaire engagés, en particulier durant le régime de Vichy, dans la croisade anti-avortement, la répression peut s’accompagner d’un travail préventif qui se rapproche de ce que l’on rangerait spontanément du côté du travail social.

  • 3 Balzac, Honoré de, La maison Nucingen, Paris, Flammarion, 1904[1838], p. 127.
  • 4 L’histoire offre un certain nombre d’exemples de réorientations de méthodes draconniennes vers des (...)

8Il faudrait ajouter à ce bilan de recherche une dimension plus diachronique, en tenant compte simultanément de l’évolution structurelle du rôle attribué à l’État dans la régulation sociale, du déplacement (d’un pôle à l’autre de l’ordre administratif) du centre de l’action institutionnelle en matière d’avortement, et du renouvellement des secteurs professionnels contribuant de façon privilégiée à la politique de lutte. Dans une première séquence historique (1890-1939), durant laquelle le libéralisme économique est prédominant et les ressources publiques modiques, c’est essentiellement sur la loi (telle que l’on peut l’aménager ou la réformer) que se concentre l’action collective, comme en témoignent les initiatives dont le juriste Henri Berthélemy (entre 1917 et 1923 surtout) est le fer de lance. Les autorités publiques restent attachées aux principes de l’État de droit et aux scrupules qui caractérisaient la « prohibition souple » du xixe siècle. Entre 1939 et 1945, une logique de radicalisation et de rationalisation de l’action publique – dont Fernand Boverat aura été l’un des principaux artisans – fait pencher la politique de lutte du côté répressif. Une telle primauté accordée aux moyens policiers est une particularité de cette seconde séquence, dont les effets s’étendent au moins jusqu’en 1947. Dans un contexte général de renforcement de l’appareil d’État, puis, à partir de 1940, de développement d’un sens commun punitif et expiatoire, la tutelle de l’exécutif sur les magistrats et la tentative de démettre les juges de leur pouvoir d’appréciation sont frappantes. Pour approvisionner des tribunaux appelés à se montrer toujours plus rigoureux, un système s’organise à différents échelons qui confère aux services de police judiciaire une efficacité accrue : d’une part, par la spécialisation des certaines équipes dans les affaires d’avortement, d’autre part, par l’encouragement institutionnel à la délation. Malgré la radicalisation du combat, alimentée par un véritable discours de haine, l’entreprise éprouve concrètement ses limites et révèle ses contradictions : tout se passe en effet comme si l’intensification répressive avait pour corrélat une montée de l’iniquité et de l’arbitraire. Les lois anti-avortement ne sont alors pas loin de former, pour paraphraser Balzac3, une toile d’araignée qui laisse passer les grosses mouches et retient les petites. À partir de la Libération, avec l’épanouissement du family welfare et surtout d’un État-providence inscrit dans un projet social optimiste, les solutions répressives ou contraires aux principes républicains perdent en légitimité. Tourner la page de Vichy prend du temps. « Éducation » et « responsabilisation », nouveaux mots fétiches, incarnent la volonté de jouer sur d’autres tableaux. Les élaborations politiques de l’après-guerre ne font souvent que prolonger les inventions de la propagande nataliste des années 1930 : une gouvernementalité biopolitique « subjectivante » (ou « gouvernement de soi » dans le lexique foucaldien) régénère subtilement le discours hérité de l’Église. Il s’agit d’ancrer dans les esprits (féminins en premier lieu) le culte de la « vie » et l’aspiration à la maternité. Par rapport au discours théologique traditionnel, c’est moins par l’inculcation formelle du devoir ou par l’allusion au châtiment divin qu’il s’agit d’œuvrer à la protection des grossesses, qu’en s’adressant à des êtres à la fois sensibles (que l’on suppose émus à la vue d’un fœtus représenté comme un enfant) et portés au souci d’eux-mêmes, c’est-à-dire attachés au respect de leur corps, de leur bien-être personnel, ainsi qu’à la préservation de leur tranquillité future. Il faut que l’individu ait la certitude d’être le sujet de ses aspirations et le seul maître de ses décisions, fussent-elles façonnées par une instance extérieure. Un rôle essentiel de médiation est enfin confié aux médecins et aux professions féminines d’interaction (sages-femmes, assistantes sociales ou même employées de police). Placés au contact des individus, dotés à la fois de qualité d’écoute et de sens psychologique, ces agents de proximité doivent pouvoir conjuguer surveillance, orientation vers les services sociaux et persuasion mentale4.

9Ainsi que les historiens et sociologues de l’État l’ont abondamment démontré, les outils du droit ne doivent jamais être confondus avec les usages qui en sont faits, et les ruptures législatives, quand elles n’entérinent pas une évolution déjà effective des pratiques, sont souvent de portée limitée. Divers exemples concrets de mesures dont la mise en œuvre s’est faite indépendamment de la législation nationale ont été passés en revue au cours de cette étude, comme le filtrage des malades de l’avortement dans les hôpitaux parisiens des années 1900 ou encore la spécialisation de fait de certaines unités de police et de gendarmerie durant la Seconde Guerre mondiale – voire, dans certains cas, après la Libération. L’enquête historique souligne également à quel point il est délicat, une fois entré dans le cœur de l’analyse empirique, de distinguer entre « société civile » et État, de même qu’entre politics et policies. Les acteurs associatifs, les experts para-étatiques, les structures intermédiaires exercent leur influence à la fois en « amont » et en « aval » des processus de décision politique. Les groupes de pression (dont l’Alliance nationale de Boverat constitue le cas d’école) ne se contentent pas de monter au créneau ou de revendiquer mais stimulent, interpellent, relancent si nécessaire les acteurs politiques, mettent en liaison les fonctionnaires d’administrations insuffisamment solidaires ; enfin, ils aiguillonnent l’exécution des décisions en demandant des comptes aux élus et aux responsables administratifs, en proposant des circulaires d’application pré-rédigées ou en indiquant au pouvoir central les « meilleures pratiques » observées sur le terrain, à charge pour les destinataires de les ériger en normes de référence.

Le contrôle des mœurs est-il illusoire ?

10Cette étude a cherché à décloisonner l’analyse de la construction des politiques et l’étude de leurs répercussions pratiques – en somme, à tenir ensemble les deux faces du réel. L’un des enseignements que l’on peut en retenir a trait à ce que l’on pourrait appeler la « force du politique », c’est-à-dire au pouvoir acquis par les acteurs mobilisés de politiser une question qui, en l’occurrence, était spontanément considérée comme relevant du « non-politique », sinon du « non-droit ». Mais ne doit-on pas dans le même temps y trouver la preuve flagrante de l’impuissance de l’État ou, ce qui revient au même, de l’ingouvernabilité du corps social ? La réponse doit se faire en plusieurs étapes et sous plusieurs rapports.

  • 5 Le Dr de Tann, condamné pour des avortements pratiqués durant la guerre, explique qu’il ne manquait (...)

11Il est évident que la fable d’un « biopouvoir » tentaculaire ou d’un Léviathan nataliste ne résiste guère à l’analyse. La souveraineté du droit et l’emprise de l’État sur la société connaissent des limites patentes – ce qui en soi ne constitue pas une découverte. Mais quelle est la nature exacte de ces limites et comment se manifestent-elles ? Dans une lettre qu’elle fait parvenir au ministre de la Justice en 1921, une veuve de guerre, mère de famille, proteste contre la mise en place d’une législation répressive qu’elle dénonce comme une violence à l’égard des femmes, estimant que des mesures sociales auraient un impact bien plus probant sur la natalité. L’expéditrice de la lettre est tout à fait favorable à ce que soit puni l’« avortement dans les ménages ». Cependant, écrit-elle, « il est une catégorie d’avortements qui a son excuse. Un cas, le mien : […] ». Suit alors le récit d’une vie déchirée par la guerre, le veuvage, l’exercice solitaire des responsabilités parentales… et par une brutale rupture conjugale faisant suite à l’annonce d’une nouvelle grossesse. Ce document résume mieux que tout autre la tension souvent intenable entre les principes moraux abstraits et les contraintes ou réalités de la vie individuelle (Sevegrand, 1996). Comme nous le rappelle cette lettre, il n’est nul besoin d’être un(e) adepte de la « grève des ventres » ou de se faire fort d’avorter « comme on extirpe une tumeur » pour être confronté(e) à des situations qui rendent la notion même de « choix » inadéquate. Les périodes de guerre ont été particulièrement propices à la survenue de situations personnelles inextricables5. Elles révèlent que ni les lois les plus strictes ni la propagande la plus efficace, ni encore les instruments de surveillance rapprochée ne peuvent venir à bout de cette résistance, au moins partielle, du fait au droit. Les « alternatives » à l’interruption de grossesse, mêmes lorsqu’elles semblent crédibles aux yeux de ceux qui les théorisent, ne peuvent avoir de sens du point de vue des intéressées elles-mêmes.

12Deux autres séries de facteurs, plus directement reliées à la question du politique et des institutions, viennent expliquer cet achoppement du pouvoir d’État. Il s’agit d’abord de facteurs « endogènes » (indépendants de la volonté des agents institutionnels de la lutte), qui recouvrent une composante « naturelle » et une composante « sociale » et intentionnelle. Nous avons désigné par ce terme ces obstacles structurels que constituent l’absence de victime plaignante, la rareté et la volatilité des preuves (disparition rapide des lésions, caractère fréquemment indiscernable de l’avortement provoqué) et surtout l’efficacité des stratagèmes et des techniques de dissimulation ou de contournement mis en œuvre. De ce fait, rien n’est plus aléatoire que la détection de l’avortement clandestin. On pourrait ajouter à cela la très forte intrication des implications pénales (source d’une grande complexité des dossiers judiciaires), laquelle renvoie plus profondément à l’encastrement d’une pratique transgressive ou « criminelle » dans la société « normale », empêchant de dissocier trop simplement les non-criminels et les criminels, les « bons » et les « mauvais » Français. Les acteurs sociaux peuvent par exemple tenir l’avortée comme une coupable devant être reconnue comme telle, mais n’en être pas moins conscients qu’elle est aussi une malade potentielle nécessitant des soins médicaux, une victime du sort méritant l’indulgence et même une pourvoyeuse d’informations (judiciaires ou statistiques) justifiant à ce titre certains égards particuliers. La logique discursive de la « croisade » se prive, par son manichéisme même, des moyens de convaincre en profondeur la population.

13Mais les facteurs « exogènes » constituent une explication peut-être plus importante encore. La constellation anti-avortement associe une pluralité de groupes à la fois dépendants mutuellement et concurrents, sinon rivaux, les uns des autres. L’histoire entière de la lutte contre l’avortement est rythmée – nous n’avons cessé de le montrer – par des frictions, induites par l’hétérogénéité des normes (morales, sociales, juridiques, professionnelles, voire budgétaires) en présence. Cela explique pourquoi le consensus sur les finalités ne se traduit que rarement en unanimité sur les modalités. Trois causes récurrentes de blocage ont pu être identifiées. La première tient au dogme du libéralisme économique, indiscuté jusqu’aux dernières années de notre période d’étude, et à son corrélat, la rigueur budgétaire. On touche ici du doigt un élément complexe : ce cadre budgétaire strict est à la fois l’une des conditions permettant l’inscription de l’avortement à l’agenda politique et une entrave à l’allocation des ressources nécessaires à ce que l’action publique soit un tant soit peu systématique. La question a été en particulier posée lorsque l’Alliance nationale s’était employée à obtenir, à la fin des années 1930, la mise en place d’une brigade spécialisée : l’absence de crédits disponibles était l’un des arguments opposés aux militants. Plus largement, il n’y eut jamais de dispositif administratif spécialisé et pérenne fonctionnant par lui-même, indépendamment de toute « contribution » extérieure. La seconde cause de freinage est le libéralisme juridique. Les magistrats et bon nombre de parlementaires ont montré leur attachement à une culture professionnelle valorisant l’esprit de mesure et d’équité, ne serait-ce que parce qu’un certain bon sens poussait à éviter que la puissance publique ne se condamne elle-même à l’impuissance. Les velléités d’intrusion dans la « vie privée » (expression en partie anachronique) n’ont jamais cessé de susciter des méfiances ; on peut en dire autant de l’encouragement à la délation. Enfin, c’est dans le libéralisme médical que réside la dernière barrière. La critique rituelle du « pouvoir médical », qui repose sur un examen souvent superficiel du passé, oublie fondamentalement de relever (outre la diversité interne de la profession) les oppositions récurrentes entre pouvoir étatique et corporation médicale. Rappelons pour mémoire le positionnement subtil, parfois même difficilement déchiffrable, d’un Adolphe Pinard – parfaite incarnation de cet « impérialisme réticent » des médecins dont parle Abram de Swaan (1990). La question du secret professionnel, centrale à cet égard, aura été un point de crispation incessant, de la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1950. Ces trois éléments nous renvoient à ce relatif paradoxe qui caractérise la France contemporaine : la persistance tardive d’un moralisme chrétien que bien des agnostiques considéraient comme une sorte de mal nécessaire et l’existence d’une doxa nataliste (et eugéniste) n’hésitant pas à dénier aux individus le droit d’user librement de leur fécondité ont dû s’accommoder, faute d’en avoir raison, de réflexes constants de protection des libertés fondamentales et de défense du statut professionnel libéral.

  • 6 Le constat ex post de l’inefficacité provenait souvent des militants eux-mêmes. Se comparer (de faç (...)

14Ainsi est-il tout aussi justifié de parler d’autolimitation que de limites de l’État. Est-ce à dire que la politique anti-avortement n’ait été qu’une agitation de façade sans portée réelle ? Nous passerons rapidement sur les différents combats auxquels l’argument de l’avortement a servi de justification (contrôle des sages-femmes, limitation de la justice du peuple, création d’un Ordre des médecins, contrôle de la sexualité sous Vichy, etc.). À l’encontre d’une thèse souvent tenue pour acquise, nous avons préféré nous garder de tout jugement hâtif quant à l’« efficacité » d’une telle entreprise politique6. Plus profondément, il faut constater que l’« inéfficacité » de la lutte anti-avortement au xxe siècle (pour autant que les indicateurs, généraux et indirects, dont nous disposons soient vraiment porteurs de sens) ne signifie pas « absence d’effets ».

15Une première façon de soutenir cet argument consisterait à souligner tout ce que l’intensification de la lutte a entraîné comme conséquences non souhaitées par ses promoteurs. Selon un mécanisme que les spécialistes du droit connaissent bien, l’interdiction et la lutte ont suscité des transgressions nouvelles, allant de l’irrespect des règles du droit civil au basculement dans de véritables engrenages criminels (Delmas-Marty, 2004). Le mécanisme d’auto-subversion des normes – toute loi a besoin d’être énoncée pour exister mais cette énonciation est susceptible par elle-même de donner une consistance sociale à l’infraction – a sans cesse été redouté. Comment, par exemple, en les répertoriant dans le Journal officiel, ne pas contribuer à la divulgation des techniques et des procédés prohibés ? Il est difficile de prouver si le syndrome du pompier pyromane a véritablement sévi, mais l’inquiétude en question a été largement partagée.

  • 7 L’effet des lois prohibitives sur les conditions sanitaires de l’avortement est bien mis en avant, (...)

16Plus fondamentalement, l’élaboration d’instruments de lutte a été pensée comme un effort normatif avant d’être conçue comme la fabrication d’outils à portée immédiate et mesurable – et ce malgré l’omniprésence d’une rhétorique de l’efficacité. C’est la raison pour laquelle il semblait si important de maîtriser le pouvoir performatif du droit, en multipliant autant que possible les situations d’énonciation de la norme, à travers les brochures de propagande, les articles de presse, mais aussi les poursuites pénales et la communication publique des décisions judiciaires. Les croisés anti-avortement n’ont pas « perdu » le combat, pour au moins une raison : en maintenant, jusqu’à une date avancée, cette pratique dans la sphère de l’interdit (social mais aussi professionnel) – et qui plus est en tant que transgression « criminelle » –, ils ont atteint ce qui pourrait bien avoir été leur objectif premier. Au prix d’un activisme ininterrompu, ils ont empêché l’ouverture véritable d’un débat public et repoussé tout début d’ajustement du droit au fait. Avec quelle utilité, pourrait-on à nouveau rétorquer, puisque tout laisse supposer que les pratiques abortives n’ont jamais significativement reculé ? Nous en venons là à une autre forme de « réussite », certes moins avouable : conscients de ne pouvoir prétendre éradiquer ce « crime », bon nombre de ses adversaires se sont satisfaits de pouvoir peser sur les conditions dans lesquelles il se perpétrait. Le fait de contraindre et de nuire a souvent été vécu comme une compensation. Nul n’ignorait que la pratique abortive en elle-même était, de part en part, gouvernée par la nécessité d’échapper aux regards. La multitude d’épreuves inhérentes à cet impératif de clandestinité n’a pu manquer de se répercuter sur la santé des avortées7. Il est significatif de remarquer que l’un des rares personnages à n’être pas présenté comme responsable (à un titre ou à un autre) du décès post-abortum autour duquel s’organise le film Le vrai coupable est le « Dr Delorme », qui préfère pourtant laisser les clientes qu’il n’a pas su détourner de leur intention s’abandonner aux mains des faiseuses d’anges, et n’envisage pas la moindre évolution de la loi ou le moindre assouplissement de ses principes moraux. Il ne faudrait néanmoins pas paraître sous-entendre que les médecins aient sciemment « laissé mourir » des femmes. Au vu de nos sources, les femmes ont dans l’ensemble trouvé à l’hôpital – lorsque le hasard ne les faisait pas échouer dans le « mauvais » service – des soins efficaces, qui plus est prodigués à l’abri du regard de la justice. Mais lorsque les cas étaient désespérés, c’est souvent que les malades avaient attendu trop longtemps, craignant de se montrer à découvert. L’Ordre des médecins, s’opposant à ce qui aurait pu porter atteinte à ces malades ou les dissuader de se faire soigner, a fait preuve d’une attitude moins coupable que cela n’a souvent été dit ; mais il a prôné des règles de conduite qui restaient certainement, de fait, peu favorables au confort minimal des patientes.

  • 8 Sophie Divay (2003) a pu parler de l’IVG comme d’une « déviance légale ».

17Enfin, c’est nous semble-t-il sur un plus long terme que peut être abordée la question de la portée sociale de la lutte anti-avortement. L’hypothèse avancée ici est que le discours sur l’avortement qui s’est forgé entre les années 1890 et les années 1950 a sans doute, plus qu’on ne le croit, façonné notre perception de la question. « Non-naissance », « gâchis » de matériel humain, épisode biographique menant ipso facto au traumatisme psychique, sont quelques exemples de ces schèmes encore omniprésents dans nos représentations collectives, et dont les racines ont été en partie retracées dans les chapitres qui précèdent. La lutte aurait ainsi eu pour effet supplémentaire de peser sur les conditions subjectives de l’avortement, de perpétuer un stigmate à défaut de pouvoir empêcher toute réforme législative8. En outre, en dépit de la loi de 1975 et de celles qui la complètent, tout porte à croire qu’une partie des professionnels de santé estiment encore aujourd’hui être détenteurs d’une mission sacrée de protection de la « vie » les autorisant par exemple à dissuader leurs interlocutrices, par diverses tactiques plus ou moins machiavéliques, de recourir à l’IVG, voire à faire « payer » moralement ou physiquement celles qui ont le tort de s’y livrer (Lambert, 2010).

18Cette étude a été l’occasion de traiter sur une base empirique la question plus large de la régulation par le droit et les institutions. Nous espérons avoir convaincu qu’il était vain d’opposer au mythe de l’État tout-puissant celui de l’État fainéant, et que le hiatus entre les comportements prescrits et les comportements réels n’excluait pas une influence mutuelle des institutions juridico-politiques et des pratiques sociales. L’enjeu est toujours, et plus que jamais, d’actualité. La réponse juridique aux problèmes sociaux, comportements déviants et autres « pathologies sociales » peut être envisagée de plusieurs manières. Pour certains, la loi a réponse à tout. L’histoire de la lutte contre l’avortement est un bon exemple des dérives auxquelles peut mener l’inflation normative, et qui plus est répressive, à plus forte raison lorsque celle-ci se déploie sur le terrain de l’indécidable. Elle indique qu’il est risqué d’abolir ce qui constitue l’un des fondements de la vie en société, à savoir l’interprétation des règles et l’appréciation au cas par cas des situations. Pour d’autres, le droit peut, plus modestement, produire du sens et constituer un cadre pour orienter les pratiques sans prétendre les contrôler. La perception sociale du message délivré par la règle dépend alors en grande partie de l’usage qu’en font les agents institutionnels. Sans renvoyer dos-à-dos ces deux philosophies, le recul historique inviterait à ajouter que lorsque des comportements humains sont profondément inscrits dans les structures socioéconomiques et les rapports sociaux de pouvoir ou de domination, ils ne sont que difficilement modifiables par le seul effet du nomos.

Notes

1 Lettre manuscrite, 1921, BB/18 6170, AN.

2 Nous ne reproduisons pas la majuscule utilisée par l’auteur.

3 Balzac, Honoré de, La maison Nucingen, Paris, Flammarion, 1904[1838], p. 127.

4 L’histoire offre un certain nombre d’exemples de réorientations de méthodes draconniennes vers des remèdes plus soft des politiques de réduction de la fécondité au Sud (Connelly, 2008 ; Attané (dir.), 2002.

5 Le Dr de Tann, condamné pour des avortements pratiqués durant la guerre, explique qu’il ne manquait jamais d’informer ses clientes des risques qu’elles encouraient, tout en sachant aussi bien qu’elles que l’avortement était généralement inévitable (De Tann, 1948, p. 45-50).

6 Le constat ex post de l’inefficacité provenait souvent des militants eux-mêmes. Se comparer (de façon somme toute flatteuse) à « don Quichotte », héros animé de nobles idéaux mais impuissant à changer les choses, relevait d’une rhétorique dont l’une des conséquences a été d’occulter certains effets bien réels – et parfois d’une haute gravité, par exemple sur le plan sanitaire – de la lutte.

7 L’effet des lois prohibitives sur les conditions sanitaires de l’avortement est bien mis en avant, à propos des États-Unis, par Leslie Reagan (1997).

8 Sophie Divay (2003) a pu parler de l’IVG comme d’une « déviance légale ».

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