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Gouverner les mœurs

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Fabrice Cahen

Troisième partie. Haine de l’avortement et renforcement de l’État

Conclusion de la troisième partie

Texte intégral

1La Grande Dépression, la montée des périls internationaux, la perspective du retour de la guerre constituent – dans un contexte fortement antiféministe – un nouveau terreau idéal pour crier haro sur l’avortement et proclamer l’état d’urgence. L’Alliance nationale et ses satellites mènent le combat pour la « défense de la vie » face à ses « ennemis », en en renouvelant les formes et en le radicalisant. Leur œuvre de propagande vise à insuffler aux individus une répulsion viscérale à l’égard de l’avortement, tout en orientant dans le sens maternel et familial les aspirations personnelles. Ce mode d’action sur le terrain « idéaliste » est un nouveau témoignage du double substrat, profane et religieux, du discours anti-avortement contemporain : qu’elle soit œuvre de Dieu à la manière de la théodicée ou merveille de la « nature » telle que peuvent s’en émouvoir embryologistes ou accoucheurs, la « vie » devient objet de piété. Volontiers macabre lorsqu’il s’agit de décrire le sort de l’« enfant prénatal », cette propagande préfigure parfois le langage « pro-vie » développé dans les années 1970.

2Plus que jamais, les activistes s’emploient à légitimer des réformes autoritaires et violentes. S’ils s’intéressent de près au relèvement de la natalité allemande, ce n’est pas seulement dans l’intention de transplanter en France quelques mesures disparates : il y a dans l’Alliance nationale des années 1930 un rejet, déjà en germe précédemment, du parlementarisme et d’une justice fondée sur l’équité et la présomption d’innocence. Le Code de la famille et les textes d’application qui lui font suite consacrent la légitimité de la lutte anti-avortement et entérinent des moyens d’action plus musclés, impliquant davantage l’exécutif. Des mesures phares réclamées depuis les années 1900, seules l’excuse absolutoire et la déclaration obligatoire des fausses couches restent en suspens. Certes, les engagements qui impliqueraient plus de moyens financiers font encore défaut mais le signal adressé aux administrations est suffisamment ferme pour que l’activité policière s’intensifie dès 1939. Les entrepreneurs de lutte peuvent désormais œuvrer à la fabrication d’une machine à détecter et à punir l’avortement. Ils tirent largement profit de la donne institutionnelle, au point d’être probablement mieux servis en matière de coercition et de punitivité qu’ils n’oseraient le réclamer explicitement. Avec l’installation du gouvernement de Vichy, la lutte contre l’avortement entre en résonance avec la fureur répressive du régime ; elle est concernée au premier chef par l’automatisation des sanctions et la « déjudiciarisation » liée au renforcement du pouvoir administratif. L’équilibre entre les différents poids et contrepoids normatifs dans l’exercice de la justice, les verrous libéraux-républicains qui limitaient les emballements judiciaires n’ont plus autant d’effet qu’auparavant. Vingt ans après le dessaisissement des jurys populaires, ce sont les juges qui, faute de donner satisfaction (ils refusent d’abdiquer totalement de leur liberté d’appréciation et de leur esprit de discernement), sont en partie dépossédés au profit des préfets et des relais administratifs du mouvement familial.

3Entre rationalisation et improvisation, centralisation et désarticulation, mise au diapason et cacophonie, il est cependant difficile de dégager une lecture claire de la politique anti-avortement au moment où la lutte est à son comble. La spécialisation d’unités de police judiciaire dont les membres sont placés en émulation, le concours fourni par une partie de la population sous forme de délation constituent en soi des résultats manifestes : à défaut d’empêcher les infractions, ils produisent un effet de nuisance, assumé, à l’égard des infracteurs ou supposés tels. Sans aller tout à fait jusqu’à l’imprécation, certains responsables publics revendiquent même le fait de maintenir l’économie de l’avortement comme activité d’arrière-salle, voire de rendre plus difficile et plus risqué l’accès aux soins.

4Il n’en reste pas moins que cette machine à punir pâtit de nombreuses failles. Les objectifs des natalistes et familiaux sont mis à mal par la surabondance des tâches à remplir durant la guerre, les tensions entre acteurs (médecins et État, magistrats et pôle Famille) et les renvois permanents de responsabilité (entre magistrats et policiers, siège et parquet, médecins et administration de la Santé, Justice et corps médical) qui fragilisent le système.

5Si la férocité répressive du régime pétainiste reste inégalée et se double du caractère particulièrement inique des verdicts (l’appareil judiciaire frappe plus durement ceux et celles que la vie a déjà passablement malmenés), la période du Gouvernement provisoire et des premières années de la nouvelle République offre un exemple frappant de persistance des efforts policiers et judiciaires. Ainsi peut-on voir à l’œuvre, dans la capitale, une configuration qui n’est pas loin de l’idéal des militants natalistes et familiaux : un service spécialisé efficace maintenu en place à la préfecture de police, un juge d’instruction qui ne laisse rien passer et un Conseil de l’Ordre des médecins qui collabore avec l’État pénal. Période redoutable pour les professionnels de santé mêlés (ou suspectés de l’être) à l’avortement, qui sont nombreux à voir leur carrière saccagée, parfois à tout jamais.

6Ce double apogée historique se prête à plus d’une réflexion. Même dans des conditions aussi favorables à l’exercice de la répression, la justice est comme enfermée dans une alternative redoutable : soit elle frappe à l’aveugle, soit elle accable les individus à hauteur de leur vulnérabilité plutôt que de leur responsabilité « criminelle ». L’institution judiciaire s’inflige en outre des charges colossales, entraînant (avec tout ce que cela suppose de dépenses publiques) de vastes opérations de police et d’innombrables procédures administratives et judiciaires, encore souvent en pure perte. Prix à payer pour donner, au-delà du rappel de la loi, l’impression que l’État agit.

7Dès la fin de la guerre, la lucidité va reprendre ses droits chez certains combattants au moins. L’échec d’une partie des projets, la difficulté à mettre au pas un corps médical dont le tiraillement était maximal sous Pétain, les limites évidentes du système répressif dans un contexte d’expansion apparente de l’offre comme de la demande d’avortement, vont faire réapparaître en des termes à peine changés, la question lancinante de l’effectivité de l’action publique. En cela notamment, la fin du cycle entamé en 1939 est aussi le début d’une autre séquence de l’histoire.

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