Introduction

1Depuis plus de vingt ans, la prolongation de l’activité en seconde partie de carrière est centrale dans les débats sur l’emploi et la retraite. Les conditions d’accès à la retraite ont évolué de façon plus ou moins rapide et importante selon les générations et le régime d’assurance retraite. L’allongement de la durée d’assurance a d’abord concerné les salariés du secteur privé en 1993, puis ceux du secteur public en 2003 et les régimes spéciaux en 2008. La réforme de 2010, qui relève l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans pour tous les salariés, a été aménagée dès 2011 puis de nouveau en 2012. En parallèle, les dispositifs visant à favoriser le maintien en activité des séniors – retraite progressive, assouplissement des conditions du cumul emploi-retraite, mise en place d’une surcote1 – ont élargi l’éventail des choix de départ (Aouici et al., 2008 ; Lequien et Andrieux, 2013).

2En fixant l’horizon de la retraite, l’âge légal de la retraite contribue à modifier le comportement des salariés, dissuadés de rechercher un emploi, et celui des entreprises, incitées au licenciement plutôt qu’au recrutement (Hairault et al., 2006). De ce point de vue, l’allongement de la durée d’assurance et l’augmentation de l’âge légal, en éloignant l’horizon de la retraite, devraient stimuler l’offre et la demande de travail (Blanchet et Debrand, 2007). Or, l’offre de travail des générations nombreuses du baby-boom est supérieure à la demande des entreprises peu enclines à recruter des séniors, voire à les maintenir dans leurs effectifs. En 2012, les ruptures conventionnelles ont représenté 16 % des fins de CDI pour licenciement ; cette part dépassait 25 % pour les salariés âgés de 58 à 60 ans (Minni, 2013). Cette même année, deux retraités sur trois sont passés directement de l’emploi à la retraite, les autres connaissant des fins de carrière marquées par le chômage, les problèmes de santé, la préretraite ou encore les contraintes familiales (Govillot, 2013).

3À l’évidence, les travailleurs âgés ne sont pas tous en capacité de pouvoir prolonger leur activité et la liberté de choisir le moment de sa retraite n’est pas accessible à tous (Volkoff, 2012 ; Volkoff et Molinié, 2013). Des travaux de recherche ont confronté les intentions aux décisions de départ à la retraite en mesurant l’écart entre la prévision et l’effectivité de l’âge de retraite tel qu’il figure dans le système d’information du régime général (enquête Cnav, réalisée par téléphone en 2004-2005) (Barrallon et al., 2010). Les résultats montrent que pour la majorité des enquêtés, les décisions sont conformes aux déclarations. Cependant, l’enquête portait sur un échantillon spécifique d’assurés du régime général âgés de 54 à 59 ans en 2005, en emploi et salariés du secteur privé au moment de l’enquête, ayant une durée d’assurance supérieure à 100 trimestres et partis à la retraite avant le 31 décembre 2009. Avec une approche rétrospective, une autre étude portant sur des retraités du régime général ayant exercé un emploi après 50 ans (en emploi ou non juste avant leur départ à la retraite) a observé les motivations de départ pour des personnes ayant pris leur retraite au cours de l’année précédente (Aubert et al., 2012). Les résultats montrent que les raisons évoquées sont d’ordre personnel, professionnel ou réglementaire, sans possibilité de les hiérarchiser (enquête réalisée par téléphone en 2008-2009).

4La réflexion sur le départ à la retraite et le processus de décision s’inscrivent dans la durée, sur une période plus ou moins longue, fonction de plusieurs dimensions : le contexte institutionnel (réformes), les politiques d’entreprise (emploi des séniors) et l’environnement personnel (santé, composition du ménage, milieu social, etc.). Les effets croisés de ces dimensions sont difficiles à appréhender, notamment dans les enquêtes téléphoniques conçues pour un nombre limité de questions. La démarche poursuivie dans ce chapitre est complémentaire aux travaux menés auprès de futurs ou jeunes retraités qui évoquent, sans avoir les moyens de l’approfondir, la complexité du moment entre la fin d’activité et le passage à la retraite. Élargissant l’horizon temporel, on se propose de suivre les mêmes personnes à trois années d’intervalle et à trois reprises, la dimension longitudinale permettant de s’affranchir des limites liées à l’usage de données prospectives ou rétrospectives.

5La période « charnière » qui s’ouvre avec la possibilité légale de demander sa retraite et s’achève avec le changement de statut d’actif à retraité est étudiée dans le contexte particulier des réformes et des effets induits sur la décision de retraite. En effet, la multiplication des dispositifs visant l’emploi des séniors et l’évolution rapide des réformes sur la retraite pourraient modifier le calendrier des projets individuels et le parcours de fin d’activité. Cette approche rejoint la problématique générale des parcours de vie de l’enquête Érfi et les travaux sur les trajectoires professionnelles, l’importance de l’histoire conjugale et familiale pour l’offre de travail en seconde partie de carrière (Renaut et Ogg, 2009). Répondant à une série de questions identiques, il s’agit pour toutes les personnes interrogées en 2005, 2008 et 2011, et nées entre 1941 et 1960, d’examiner la possibilité légale de prendre leur retraite dans les trois ans et, le cas échéant, l’intention de le faire, puis d’observer la position à l’issue de ces trois années. L’étude concerne tous les répondants des cohortes retenues (2056 personnes), indépendamment de leur situation d’activité (en emploi ou non) et du régime d’assurance retraite (régime général, fonctions publiques, régimes spéciaux, etc.).

6On ne dispose pas, dans l’enquête Érfi, de questions relatives aux réformes des retraites. Pourtant, on peut penser que durant un intervalle de trois ans, des éléments peuvent changer la décision de retraite sans que ces modifications ne transparaissent clairement dans les données quantitatives. C’est pourquoi la réalisation d’une post-enquête qualitative auprès de 43 enquêtés ayant déjà participé aux trois vagues est une opportunité exceptionnelle d’analyser le discours et le vécu des personnes concernées d’une manière ou d’une autre par les réformes. Pour explorer le contexte dans lequel s’enracine la réflexion sur la fin de carrière, les entretiens qualitatifs réalisés environ un an après la troisième vague (fin 2012-début 2013) enrichissent considérablement l’approche longitudinale en mettant au jour la complexité et l’incertitude qui entourent la décision de demander sa retraite.

7La première partie du chapitre est consacrée à la présentation de la méthode et, notamment, la construction des trajectoires par rapport à l’horizon de retraite pour toutes les cohortes 1941-1960 sur la période couvrant les trois vagues (2005-2008-2011). La deuxième partie analyse les principaux facteurs explicatifs des trajectoires de transition, selon la possibilité légale de prendre sa retraite, l’intention de partir ou de se maintenir en activité. Un éclairage porte ensuite sur le devenir après trois ans des enquêtés qui avaient le projet de prendre leur retraite. Dans la troisième partie, on présente l’expérience de quatre enquêtés (parmi les 43 entretiens réalisés) qui ne sont pas tous soumis aux mêmes règles de par leur régime d’assurance vieillesse. C’est l’occasion d’observer, même lorsque le projet de retraite aboutit bien dans les trois ans, comment les réformes interfèrent dans la fin du parcours professionnel et le passage à la retraite.

I. Au croisement des données quantitatives et qualitatives

8La cohorte étudiée concerne les personnes nées entre 1941 et 1960, âgées de 45 à 64 ans en 2005. La borne inférieure de 45 ans correspond à la période où l’on observe davantage de discriminations liées à l’âge (chute de la formation professionnelle, changement d’emploi plus risqué, augmentation du temps d’exposition au chômage) et prend en compte les départs précoces dans les régimes spéciaux ou les fonctions publiques. La borne supérieure de 64 ans vise à suivre l’effet des incitations à la prolongation de l’activité au-delà de 60 ans figurant dans la réforme des retraites de 2003 (cessation progressive d’activité, cumul emploi-retraite, surcote).

9À la base de notre réflexion sur l’horizon de la retraite figure la question suivante : « Si vous le souhaitiez, auriez-vous la possibilité légale de prendre votre retraite d’ici trois ans ? ». Telle qu’elle est posée dans les questionnaires aux trois vagues, la question s’adresse à « toutes les personnes de 45 ans et plus, non retraitées ». Or, il s’avère que seules les réponses des enquêtés en emploi au moment de l’enquête figurent dans les données. Dès lors, la participation aux trois vagues des enquêtés nés entre 1941 et 1960 différencie les situations suivantes (tableau 1) :

• les répondants retraités avant 2005 ;

• les répondants en emploi qui ont déclaré avoir la possibilité légale de prendre leur retraite dans les trois ans ;

• les répondants en emploi qui n’ont pas cette possibilité ou qui ne savent pas si, légalement, ils peuvent partir ;

• les répondants sans activité au moment de l’enquête et pour lesquels on ignore tout de la possibilité de retraite.

10L’analyse longitudinale exige de contrôler si les répondants aux trois vagues sont représentatifs de tous les enquêtés de la première vague. Sur les 3 562 personnes âgées de 45 à 64 ans en 2005, 2 396 ont participé à la vague de 2008 et 2 170 à celle de 2011. Le suivi longitudinal sur les trois vagues est possible pour 2 056 répondants. Le taux d’attrition, qui est de 42 % sur les trois vagues, est comparable à celui observé pour l’ensemble de l’échantillon (cf. chapitre 2). L’attrition la plus importante est observée parmi les enquêtés non retraités pour lesquels on ne connaît pas la possibilité de retraite, qui comptent des chômeurs et autres inactifs et dont on sait, par ailleurs, qu’ils ont significativement moins souvent répondu à la deuxième comme à la troisième vague (chapitre 2).

Tableau 1. Taux d’attrition à l’issue des trois vagues en 2011 et distribution selon l’horizon de retraite observé en 2005

11Après application de la pondération relative aux trois vagues, la distribution obtenue à partir des seuls répondants à la troisième vague est conforme à celle observée à partir de l’ensemble des enquêtés de 2005. De ce point de vue, les répondants aux trois vagues sont bien représentatifs de tous les enquêtés âgés de 45 à 64 ans en 2005.

12Lorsque les enquêtés déclaraient avoir la possibilité de prendre leur retraite dans les trois ans ou ne pas savoir, une deuxième question portant sur leurs intentions leur était posée : « Comptez-vous prendre votre retraite (anticipée ou non) d’ici trois ans ? »2. La combinaison des réponses aux deux questions (possibilité et intention) confrontée à la situation observée trois ans plus tard permet d’identifier six parcours distincts (figure 1) :

• départ à la retraite non prévu : ce premier parcours rassemble des répondants retraités entre 2005 et 2011 mais dont la transition était inattendue ou imprévisible. Il s’agit d’individus qui avaient affirmé qu’ils ne comptaient pas prendre leur retraite dans les trois ans, ou bien qui avaient déclaré ne pas avoir la possibilité de partir à la retraite dans les trois ans, ou encore d’individus qui n’avaient pas été questionnés sur leur possibilité et leur projet, faute d’être en emploi au moment de l’enquête

• départ à la retraite cohérent : ce deuxième parcours concerne des répondants ayant déclaré la possibilité de prendre leur retraite, précisé qu’ils comptaient le faire dans les trois ans et qui ont pris leur retraite dans les délais, en cohérence avec ce qui était escompté ;

• maintien en activité non cohérent : à l’inverse, ce troisième parcours regroupe les enquêtés qui ne sont pas partis à la retraite dans les trois ans malgré leur intention initiale ;

• maintien en activité cohérent : ce quatrième parcours réunit les individus ayant déclaré la possibilité de prendre leur retraite sans compter le faire et qui n’étaient pas retraités trois ans plus tard3.

13À ces quatre parcours s’ajoutent deux situations :

• celle des répondants déjà retraités en 2005 ;

• celle des répondants n’ayant pas de possibilité de retraite connue avant 2011.

Figure 1. Les différentes trajectoires observées entre 2005 et 2011

14Lors de la troisième vague, il avait été demandé aux participants s’ils accepteraient qu’un chercheur prenne contact avec eux dans les dix-huit prochains mois. C’est ainsi que nous avons pu réaliser une post-enquête qualitative (encadré 1). Des enquêtés ayant déclaré en 2005, 2008 mais aussi en 2011, avoir la possibilité de prendre leur retraite dans les trois ans, ou qui sont partis à la retraite entre 2005 et 2011, ont été sélectionnés pour la post-enquête sans tenir compte des intentions de retraite. Les 43 entretiens d’environ une heure, enregistrés et intégralement retranscrits, donnent accès à des éléments « non comptables », difficiles « à coder » dans des questions standardisées. Ils révèlent la complexité des trajectoires identifiées dans les données longitudinales. Il n’est pas prévu de présenter l’ensemble des résultats de la post-enquête qualitative dans le cadre dévolu à ce chapitre mais de nous appuyer sur certains enquêtés pour éclairer leur parcours.

Encadré 1. Post-enquête qualitative

II. De la fin d’activité au passage à la retraite

1. Trajectoires des générations 1941-1960 entre 2005 et 2011

15L’horizon de la retraite est d’abord une question d’âge mais les réformes qui ont modifié les conditions d’accès ont des effets plus ou moins importants sur les trajectoires selon les générations et le régime d’assurance retraite (tableau 2).

Tableau 2. Trajectoires des générations 1941-1960 entre 2005 et 2011 (45 à 64 ans en 2005) (en %)

16En 2005, lors de la première vague de l’enquête, 24 % des répondants âgés de 45 à 64 ans étaient déjà retraités ; leur situation n’a donc pas varié sur la période4. Il s’agit principalement des répondants les plus âgés (75 % des plus de 60 ans étaient retraités avant 2005) et d’anciens salariés du secteur public (28 % contre 22 % dans le secteur privé).

17On observe que 13 % des répondants ont pris leur retraite entre 2005 et 2011 alors même qu’ils ne comptaient pas la prendre, qu’ils n’avaient pas la possibilité de la prendre ou qu’ils étaient hors emploi (départ à la retraite non prévu). La possibilité de retraite déclarée en 2005 ou 2008 avec l’intention de la prendre s’est matérialisée pour 11 % des répondants (départ à la retraite cohérent). Le projet de retraite est contrarié pour 7 % des répondants qui comptaient partir dans les trois ans mais n’ont pas pu le faire (maintien en activité non cohérent). Le maintien en emploi répond à la volonté des répondants qui ne comptaient pas prendre leur retraite dans 10 % de cas (maintien en activité cohérent).

18Enfin, les répondants pour lesquels aucune possibilité de retraite n’était connue en 2005 ou 2008 comptent pour 36 % des générations 1941-1960 en 2005. Il s’agit des individus les plus jeunes (81 % de ceux nés entre 1956 et 1960) plus souvent salariés du privé (40 % contre 28 % dans le secteur public). On note par ailleurs que deux tiers de ce groupe sont en emploi (ou l’ont été) pendant la durée de l’enquête 2005-2011 tandis qu’un cinquième a connu uniquement le chômage, l’invalidité ou la longue maladie sur toute la période. Une minorité (12 %) est repérée comme étant inactive et non retraitée aux trois vagues. À l’issue de la troisième vague, 18 % des enquêtés ont déclaré pour la première fois en 2011 la possibilité de prendre leur retraite dans les trois ans5.

19Entre 2005 et 2011, 40 % des générations 1941-1960 ont connu, ou auraient pu connaître, une transition vers la retraite. La capacité à se déterminer sur son départ à la retraite fait intervenir des dimensions personnelles dont il faut analyser les interactions sur les trajectoires pour approcher la complexité des arbitrages que chacun peut être conduit à faire au moment de décider de demander sa retraite.

2. Prendre sa retraite ou se maintenir en activité : choix et contraintes

20Au-delà de la génération et du statut dans l’emploi, le choix des hommes et des femmes de prendre leur retraite ou de se maintenir en emploi peut dépendre de nombreux facteurs qu’il convient d’identifier (tableau 3). Une série de caractéristiques, qui ont chacune un effet significatif (positif ou négatif) sur au moins l’une des quatre trajectoires, est analysée. On examine successivement : la vie en couple, avec un conjoint en emploi ou inactif ; la présence d’enfants dans le ménage ; le revenu mensuel disponible pour le ménage ; le statut d’occupation du logement ; la taille de l’unité urbaine ; le statut dans le dernier emploi ; la catégorie professionnelle (les personnels de service et les ouvriers non qualifiés, les autres employés et ouvriers qualifiés, les professions intermédiaires, les autres catégories professionnelles, principalement des cadres). La date d’observation des caractéristiques correspond au moment où l’enquêté élabore son projet de partir en retraite ou de rester en emploi. Par exemple, si l’enquêté a déclaré en 2005 avoir la possibilité légale de prendre sa retraite dans les trois ans, l’état de santé perçu est celui déclaré en 2005 ; si la possibilité de retraite est déclarée en 2008, l’état de santé est celui perçu en 2008 ; enfin, si on observe un départ à la retraite non prévu en 2008, l’état de santé est celui déclaré en 2005 (respectivement en 2008, pour un départ non prévu enregistré en 2011).

Tableau 3. Prendre sa retraite ou se maintenir en activité : caractéristiques des répondants selon les quatre trajectoires

21Le niveau de scolarité est significatif pour chaque trajectoire et apparaît comme l’un des facteurs les plus discriminants : les enquêtés qui ont fait des études supérieures maîtrisent mieux leur projet, qu’il s’agisse de décider de leur départ en retraite ou de se maintenir en emploi. Et en effet, les enquêtés les plus contraints dans leur choix, ceux pour lesquels on observe un départ à la retraite non prévu, sont significativement plus nombreux à avoir connu une scolarité plus courte que la moyenne (50 % ont atteint au maximum le premier cycle secondaire). Ils sont aussi beaucoup plus nombreux que toutes les autres situations à se déclarer en (très) mauvaise ou moyenne santé (49 %). Cette trajectoire est également plus fréquente pour les femmes (61 %), lorsque le conjoint est lui-même inactif (52 %) ou encore pour les ménages dont le revenu est inférieur à 1500 euros mensuels (34 %). Le cumul des désavantages caractérise ce mode d’entrée dans la retraite, notamment pour les femmes encore nombreuses dans ces générations à être moins qualifiées sur le plan scolaire et professionnel. Enfin, faute d’avoir réuni les conditions nécessaires pour demander leur retraite avant l’âge du taux plein, les répondants les plus âgés sont plus nombreux dans ce type de trajectoire.

22À l’inverse, les enquêtés partis à la retraite conformément à leur projet (départ à la retraite cohérent) cumulent les avantages personnels et professionnels. Cette trajectoire est significativement plus fréquente pour les hommes (54 %), les anciens salariés du secteur public (35 %), les individus en bonne santé (74 %), propriétaires de leur logement (67 %) et disposant de revenus supérieurs à 3 000 euros mensuels (46 %).

23De même, connaître un maintien en activité cohérent est nettement plus fréquent pour les plus jeunes (41 % appartiennent aux générations 1956- 1960), ceux qui ont fait des études supérieures (30 %), exercent dans le secteur privé (50 %), sont en bonne santé (78 %), lorsque le conjoint est en emploi (62 %), quand il y a des enfants à charge dans le ménage (61 %).

24Enfin, pour les enquêtés qui ont différé leur départ alors qu’ils comptaient partir (maintien en activité non cohérent), en dehors du niveau de scolarité, le fait de vivre cette transition est plus particulièrement lié à la génération, notamment pour les cohortes 1951-1955 qui composent 48 % du groupe.

3. Les facteurs explicatifs d’un départ cohérent

25Pour aller plus loin dans l’analyse, on se propose de voir, parmi les personnes qui avaient l’intention de prendre leur retraite, les caractéristiques qui distinguent celles et ceux qui l’ont prise (départ à la retraite cohérent) de celles et ceux qui ne l’ont pas prise (maintien en activité non cohérent). L’objectif est d’identifier les facteurs les plus discriminants de la propension à avoir réalisé son projet de partir en retraite (ce qui est le cas pour 6 personnes sur 10) par rapport à celles qui ont différé leur départ (modèle de régression logistique). En plus des caractéristiques analysées précédemment, nous tenons compte du degré d’intention de prendre sa retraite. En effet, la probabilité d’être parti(e) à la retraite dans les trois ans est d’autant plus élevée que la personne avait exprimé une intention ferme « oui, dans les trois ans » plutôt que « oui, probablement dans les trois ans » (figure 2).

Figure 2. Probabilité d’avoir pris sa retraite dans les trois ans versus être resté en emploi

26Une personne répondant aux caractéristiques de la situation de référence a une probabilité estimée d’être retraitée à l’issue des trois ans de 86 %. Par comparaison, une personne ayant les mêmes caractéristiques, sauf pour la catégorie professionnelle, augmente ses chances de concrétiser son départ si elle exerçait une profession intermédiaire : la probabilité atteint alors 92 %. Plusieurs dimensions (le sexe, l’état de santé, la taille de l’unité urbaine ou la propriété du logement) n’ont pas d’effet significatif. En revanche, la probabilité diminue nettement lorsque l’enquêté a atteint le second cycle d’enseignement secondaire (80 %), s’il a des enfants dans le ménage (77 %) ou quand les revenus du ménage sont inférieurs à 1 500 euros mensuels (76 %). Mais surtout, les chances d’être retraité dans les trois ans en cohérence avec l’intention déclarée se réduisent très sensiblement avec l’année de naissance : la probabilité est de 72 % pour un enquêté né à partir de 1951. La probabilité chute encore jusqu’à 53 % lorsque l’enquêté avait exprimé une intention probable de partir (« oui, probablement ») au lieu d’une intention ferme (« oui, dans les trois ans ») pour la situation de référence.

27On estime généralement que les futurs retraités ont un niveau de connaissance limité sur le calcul de leur pension (Benallah, 2012), mais on observe aussi qu’ils « paraissent connaître les dispositifs qui les concernent le plus directement » (Aubert et al., 2012, p. 40). Dès lors, l’hypothèse selon laquelle les salariés sont en capacité de se positionner par rapport à la question de leur propre retraite n’est pas déraisonnable. Et d’ailleurs, la réalisation de l’intention ferme de prendre sa retraite témoigne de la connaissance des enquêtés sur ces questions. En même temps, le caractère très discriminant de cette dimension pour les enquêtés qui comptaient « probablement » prendre leur retraite dans les trois ans interroge l’observateur. En effet, ceux qui ont d’abord déclaré avoir la possibilité légale de prendre leur retraite ont ensuite confirmé cette opportunité par l’intention (ferme ou probable) de le faire. Cette détermination suggère que l’enquêté a déjà évalué ses droits, dont on sait qu’ils sont fortement corrélés à l’année de naissance. L’importance du décalage entre intention et réalisation traduirait-il seulement la méconnaissance des droits ou plutôt l’incertitude face à l’évolution des droits ?

28Entre 2008 et 2010, une série de réformes et d’aménagements de la réglementation sur la retraite et l’emploi a été mise en œuvre dans un calendrier qui recoupe celui de l’enquête Érfi. Ce recouvrement pourrait contribuer à expliquer le décalage observé. Depuis 2008, la réforme des salariés des régimes spéciaux aligne progressivement la durée d’assurance sur celle des autres salariés du secteur public ou du privé. En 2010, l’âge légal de la retraite passe de 60 à 62 ans (l’âge d’obtention du taux plein d’office passe quant à lui de 65 à 67 ans) et la réforme doit s’appliquer petit à petit à l’ensemble des salariés du privé, du public et des régimes spéciaux. À cela s’ajoute une série d’autres mesures également importantes : la révision des conditions d’accès à une retraite anticipée pour carrière longue (circulaire du 23 janvier 2008), l’augmentation progressive de l’âge de dispense de recherche d’emploi pour les chômeurs âgés (loi du 1^er août 2008), l’instauration d’un nouveau dispositif de rupture conventionnelle qui permet à l’employeur et au salarié de mettre fin, d’un commun accord, au contrat de travail (août 2008) ou encore l’autorisation du cumul emploi-retraite sans restriction sur le plafond de ressources et la suppression du délai de latence de six mois (1^er janvier 2009).

29Les entretiens approfondis révèlent combien l’empilement des réformes peut être source de confusion et d’incertitude pour les personnes en fin de carrière. L’interaction des mesures nouvelles sur le calendrier d’un départ en retraite, anticipé ou différé par rapport au projet initial, est incontestable mais l’effet des réformes est aussi visible sur les parcours des enquêtés qui sont parvenus à mener à bien leur projet de retraite dans les délais prévus.

III. Incertitude à l’approche de la retraite

30L’échantillonnage de la post-enquête visait à rencontrer des enquêtés ayant déclaré la possibilité de prendre leur retraite en 2005 ou en 2008, mais aussi ceux qui avaient déclaré cette possibilité pour la première fois en 2011. Balayant le parcours professionnel et personnel, les entretiens ont été conduits à partir d’une grille explorant trois dimensions. La première aborde le parcours personnel du répondant, l’évolution de sa situation professionnelle et de son activité dans l’entreprise depuis le milieu de la carrière, en insistant sur les événements (positifs ou négatifs) les plus marquants. La deuxième dimension s’intéresse au développement professionnel, aux périodes de formation et au suivi de carrière dans l’entreprise, à la reconnaissance de l’emploi sénior et à l’adoption, ou non, d’une politique spécifique en termes de conditions de travail et d’aménagement des fins de carrière. Enfin, la dernière dimension est consacrée à la connaissance des droits à la retraite, à la façon dont les salarié(e) s sont informé(e) s des modifications intervenues, des éventuels effets des réformes sur la fin de la période d’activité et les projets de retraite.

31La proximité de l’enquête 2011 avec l’entretien réalisé l’année suivante permet de recueillir, en limitant les risques de déformation de la mémoire, le déroulement précis de ce moment particulier entre fin d’activité et passage à la retraite. Le cas des personnes en fin de carrière qui ont modifié leur calendrier de départ est connu dès l’observation des données longitudinales quantitatives. En revanche, moins prévisible est le cas des personnes qui ont mené à bien leur projet de retraite dans les délais prévus, mais dont l’entretien révèle que les modalités du parcours ont été bousculées par rapport au projet initial. C’est ce type d’expérience que l’on présente à travers quatre enquêtés dont l’intention de prendre sa retraite date de 2008 pour l’un d’eux et de 2011 pour les trois autres. Ces témoins6, qui se distinguent par le régime d’assurance vieillesse, la profession exercée et les conditions de travail, ont eu chacun un long parcours professionnel chez un même employeur et connaissaient bien leurs droits avant de se prononcer sur leur projet de départ en retraite.

1. Le contexte institutionnel de la cessation d’activité

32M. Sonnet est ingénieur et il a fait toute sa carrière dans une grande entreprise francilienne jusqu’à sa retraite… ou presque ! Né en 1950, il explique :

Les gens qui ont commencé à se poser des questions, de savoir à quelle date ils allaient partir ou s’ils allaient faire deux ou trois ans de plus, c’était plutôt les gens à partir de l’année 52… Donc moi, j’étais de 50, je me disais que je vais partir en octobre 2010 [c’est-à-dire à 60 ans].

33Effectivement en 2008, il déclarait son intention de prendre sa retraite d’ici trois ans mais, finalement, au lieu de passer directement de l’emploi à la retraite, M. Sonnet raconte :

On m’a carrément fait une proposition en me disant : « Voilà, il y a telles conditions financières pour partir 14 mois avant la retraite ». En fait, j’ai bénéficié d’un licenciement conventionnel. Je suis parti en juillet 2009, je n’avais même pas 59 ans. Mais moi, je suis effectivement en retraite que depuis octobre 2010.

34Au lieu de travailler jusqu’au moment de décider lui-même de faire valoir ses droits à la retraite, M. Sonnet se retrouve au chômage, sans latitude pour choisir la date de son départ en retraite.

35Mme Victoire, 59 ans au moment de l’entretien, attend quant à elle impatiemment de s’arrêter. Ouvrière spécialisée dans l’industrie automobile, elle a intégré depuis longtemps qu’elle devait cumuler 40 ans de cotisations pour partir en retraite (réforme 1993), puis 41 ans (réforme 2003). Dans la mesure où elle a commencé à travailler dès l’âge de 16 ans, elle comptait bien bénéficier d’une retraite anticipée :

J’en ai ras-le-bol parce qu’on a des collègues qui sont partis à 57 ans et demi. Sarko est arrivé : fini !

36La réforme 2003, qui permettait un départ anticipé entre 56 et 59 ans, a été modifiée par la réforme 2010 : le départ anticipé peut se faire désormais entre 58 et 61 ans.

Je suis allée à la Carsat pour demander mes droits à la retraite comme j’ai 42 années faites déjà. Elle me dit : « Vous avez une carrière longue, vous ne pouvez partir qu’à 59 ans et huit mois », c’est-à-dire au 1^er août de l’année prochaine.

37Mme Victoire est amère et fatiguée :

Au lieu de finir en novembre, parce que moi je suis née en novembre 53, ils me laissent partir pour fin juillet. Parce que j’ai une carrière longue, j’ai bénéficié de quatre mois !

38Mme Alexandre, également née en 1953, a commencé à travailler juste après son baccalauréat à 18 ans à l’hôpital où elle a fait toute sa carrière comme technicienne de laboratoire. Pour les salariés du secteur public, c’est la réforme de 2003 qui a augmenté leur durée d’assurance :

Déjà quand moi j’ai commencé à travailler, on ne devait travailler que 37 ans et demi pour avoir sa retraite quand on était à l’hôpital. Donc, après ça été 40 ans. Et après, c’était 41 ans. Et là, après mes 41 ans, je les avais, mais il aurait fallu avoir 61 ans et 3 mois.

39En 2010, l’horizon de la retraite s’éloigne avec l’augmentation de l’âge d’ouverture des droits :

Quand Monsieur Sarkozy a fait voter la loi, là, j’étais un peu déçue, quand même. J’avoue, quand c’est arrivé, il me restait quand même plus que deux ans, donc il m’a rajouté une troisième année.

40La réforme de 2010 autorise les départs avant l’âge légal de 62 ans, à partir de 60 ans, à condition d’avoir commencé à travailler avant 18 ans. Or, Mme Alexandre a débuté à 18 ans et demi. Cependant, en septembre 2012, au moment de l’entretien, les conditions ont encore changé :

J’étais bien contente avec Monsieur Hollande, je peux partir à 60 ans. Donc là, je fais partie des carrières longues que Monsieur Hollande a remises au goût du jour. […] J’attendais qu’elle soit votée pour regarder exactement comment. Oui, pour cette fameuse loi, il faut avoir 5 trimestres de cotisations avant la fin d’année de vos 20 ans, avoir 165 trimestres de cotisations à travailler ou pas (les études, ça ne compte pas) et moins d’un an d’arrêt de maladie sur toute votre carrière.

41Mme Alexandre insiste sur les 5 trimestres avant 20 ans et le cumul des arrêts maladie, surprise de réaliser qu’en 40 ans de carrière elle avait cumulé 170 jours d’arrêt maladie : « ça ne paraît pas, mais ça fait six mois ! »

42Pour M. Malherbes, informaticien né en 1957, la réforme de 2008 qui s’applique aux salariés des régimes spéciaux constitue un changement radical :

Moi, quand je suis rentré à la SNCF, j’avais 18 ans. Pour moi, je rentrais dans cette boîte avec moins de salaire que dans des boîtes à l’époque mais je me disais qu’à 55 ans, j’avais la retraite.

43En 2011, il déclarait son intention de prendre sa retraite dans les trois ans ; c’est ce qu’il s’apprêtait à faire au moment de l’entretien, mais beaucoup plus vite qu’il ne l’avait pensé :

Les règles du jeu ont changé. Forcément, avec la réforme des retraites, pour ce qui est de mon cas, ils nous rajoutaient deux ans. Donc normalement, il aurait fallu que j’aille jusqu’à 57 ans. Donc moi, dans la tête, moi c’était 55 ans, ce n’était pas 57 ans ! Donc voilà, je partirai à l’âge de 55 ans. Et voilà, je perdrai un peu de salaire au niveau de la retraite, mais au moins je partirai à l’âge.

44Ces entretiens montrent la singularité de chaque situation individuelle : M. Sonnet est licencié par son entreprise alors qu’il pensait travailler jusqu’à sa retraite ; Mme Victoire partira bien en retraite anticipée mais plus tard que ce qu’elle avait escompté ; Mme Alexandre partira finalement à 60 ans alors qu’elle s’était résolue à devoir travailler plus longtemps ; M. Malherbes, tout compte fait, maintiendra son départ à 55 ans même avec une décote.

45Pour les travailleurs en fin de carrière ayant l’intention de prendre leur retraite dès qu’ils auront la possibilité légale de le faire, il est probable que les messages invitant au maintien en emploi des séniors soient peu prescripteurs. À ce moment-là de la carrière, « les dés sont jetés » et il faut alors remonter le parcours et l’histoire professionnelle pour comprendre ce qui se joue entre l’offre et la demande de travail, ce qui favorise la sortie d’activité et contrarie le projet de maintien en emploi.

2. Les politiques d’entreprises et la fin du travail

46Les quatre personnes dont on vient de décrire les modalités du passage à la retraite ont connu un déroulement professionnel et des conditions de travail très différents les unes des autres, mais elles ont vécu l’essentiel de leur carrière dans la même entreprise.

47Mme Victoire a commencé sa vie professionnelle dès l’âge de 16 ans dans l’industrie automobile et travaille depuis 37 ans pour le même équipementier en horaires postés. Sans diplôme, elle n’a bénéficié d’aucune formation ni promotion :

De toute façon… il n’y a pas vraiment de formation pour une femme : même être cariste, c’est réservé aux hommes !

48L’entreprise n’accorde pas d’attention particulière au développement des compétences et des qualifications, ni aux conditions de travail. À cause des gestes répétés, Mme Victoire a été opérée deux fois pour une rhizarthrose qui n’est pas reconnue comme maladie professionnelle par la sécurité sociale « parce que c’est hors tableau, tous les TMS ne sont pas reconnus ».

49Après sa dernière opération en 2011, le médecin-conseil lui a dit :

Je vous mets en mi-temps thérapeutique le temps de faire les dossiers, ensuite ce sera l’invalidité catégorie 1. Vous allez aller jusqu’à la retraite en ne faisant que 4 heures par jour. C’est suffisant.

50Malgré tout, Mme Victoire ne bénéficie pas d’aménagement de ses horaires :

Je fais 6 h 00-10 h 00 du matin, je suis quand même postée en ne travaillant que 4 heures… J’en ai ras-le-bol.

51Au même âge, Mme Alexandre bénéficie de conditions de travail satisfaisantes à l’hôpital, où « le seul inconvénient, c’est que vous devez travailler le week-end, c’est tout ! ».

52Son poste de technicienne de laboratoire n’offre pas de réelles opportunités de progression, même si le contenu du travail a beaucoup changé et exige de s’adapter en permanence aux nouveaux outils et aux nouvelles technologies. « C’est des formations sur le tas. C’est tout ! ». Mme Alexandre aime son métier et pourrait continuer à travailler mais elle n’y songe pas :

Je suis contente d’aller au travail, je m’entends bien avec mes collègues mais « place aux jeunes ». Quand c’est l’âge d’arrêter, il faut arrêter.

53Au moment de l’entretien, elle se préparait à déposer sa demande de retraite en janvier 2013, pour un départ officiel en septembre 2013, tout en espérant s’arrêter dès juin 2013, compte tenu des jours de récupération. En prévision de sa cessation d’activité, elle essayait de sensibiliser sa responsable aux conséquences de son départ :

Mais là, en ce moment, ils n’anticipent pas beaucoup… Mais s’ils ne l’embauchent pas assez tôt [son remplaçant], pour ça, je ne fais pas de rab pour les heures !

54M. Malherbes est attaché aux avantages que garantissait la SNCF avec la sécurité de l’emploi et une retraite précoce. Il a démarré sa carrière comme électromécanicien avant de saisir l’opportunité, vers 40 ans, de faire une formation en informatique pour obtenir un diplôme de niveau Bac + 2. Cette évolution de carrière, pleinement satisfaisante, lui laisse penser qu’il pourrait terminer sa vie professionnelle au poste de responsable qui lui semble destiné et auquel il a postulé :

Bien sûr, mais ils n’ont pas cherché à faire valoir la personne qui était là depuis longtemps. Ils auraient pu faire un effort au niveau de ma carrière. Ça faisait dix mois que le poste était vacant.

55La situation étonne aussi les collègues de M. Malherbes face à une autre nomination que la sienne :

Pour eux, c’était logique, j’étais le plus vieux dans le poste, le plus ancien, c’est moi qui formais tous les gens qui arrivaient. Il n’y avait aucune raison que je ne sois pas validé au poste de responsable.

56Sa déception le décide à faire valoir ses droits à la retraite avant d’atteindre la durée d’assurance nécessaire au taux plein. M. Malherbes dit aussi l’étonnement de sa hiérarchie face à sa décision de partir :

C’est vrai quand j’ai donné ma lettre, j’ai surpris pas mal de personnes parce qu’ils ne s’attendaient pas à ça, ils pensaient que j’allais jusqu’au bout et faire mes 57 ans. Tant pis pour eux !

57Les années de travail posté lui ouvrent droit à un départ aménagé :

Je bénéficie encore des départs à l’âge de 55 ans, donc j’en profite. Parce que les 3 x 8 m’ont fait bénéficier aussi de ça, des travaux de pénibilité. Avec la pénibilité, on bénéficie d’un an : on travaille six mois et on est six mois à la maison, comme si on était en retraite, payé en salaire, forcément. Voilà, je m’en vais, six mois avant mes 55 ans.

58Pour M. Sonnet aussi, la fin de sa vie professionnelle est inattendue après un parcours très satisfaisant dans la même entreprise et un déroulement de carrière exceptionnel dont il s’étonne encore. Entré en 1970 avec un CAP de dessin, il a gravi peu à peu les échelons jusqu’à devenir ingénieur « maison » grâce à la formation interne. Cette consécration a constitué un véritable tremplin pour sa carrière et M. Sonnet n’avait pas pensé cesser son activité avant l’âge de la retraite :

Ah, non ! Pas du tout, parce que moi, j’étais toujours content d’aller au boulot.

59Après une restructuration interne, alors qu’il vient tout juste de retrouver un poste intéressant, on lui fait savoir qu’il a la possibilité de partir en retraite quatorze mois plus tôt :

Donc moi, j’ai dit : « OK » parce que, de toute façon, au bout des quatorze mois, à mon avis, là, on ne m’aurait pas demandé mon avis !

60Le choix d’accepter ou de refuser la rupture conventionnelle est très relatif. Par ailleurs, M. Sonnet est encore gêné de parler de ses conditions de départ :

Ces fameuses ruptures conventionnelles de contrat, normalement on avait, nous, interdiction d’en parler à quiconque. Finalement on part, on a une prime de départ qui est importante… Après, en plus, on touche le chômage ! Donc de juillet 2009 jusqu’à ma retraite, j’étais à Pôle Emploi mais avec, en fait, une dispense de recherche d’emploi. Donc c’est quand même un truc… qui n’est quand même pas très normal, quoi !

61La qualité des conditions de travail ou l’intérêt pour le métier ne suffisent pas à expliquer les modalités de la fin du travail. Le rôle de l’entreprise et des ressources humaines est déterminant. Malgré une carrière très satisfaisante, une promotion interne validée par un diplôme, les circonstances du départ prématuré de M. Malherbes et M. Sonnet sont intimement liées aux conditions créées par l’employeur et fort éloignées des recommandations faites aux entreprises de favoriser une « gestion active des âges ». L’aménagement des fins de carrière et la transition entre activité et retraite, tout comme la transmission des savoirs et des compétences, ne sont pas à l’ordre du jour pour les employeurs. La préoccupation de Mme Alexandre de proposer un tutorat afin d’accompagner la personne amenée à la remplacer ne retient pas l’attention de sa hiérarchie et n’est sans doute pas de nature à stimuler la prolongation de son activité. Enfin, malgré (ou à cause de) la proximité du départ de Mme Victoire, son entreprise n’a pas estimé nécessaire d’aménager ses horaires pour faciliter une fin de carrière compliquée par des problèmes de santé inhérents aux conditions de travail.

3. L’environnement personnel facilite la transition

62Au regard du parcours biographique, de l’histoire conjugale et familiale, les facteurs personnels peuvent éclairer les décisions des uns et des autres quant au choix du départ. On songe éventuellement à la situation d’activité/ inactivité du conjoint pour les personnes en couple ou à la présence d’enfants à charge pour le ménage, enfants cohabitant ou non, à la recherche d’un emploi ou qui poursuivent leurs études.

63Les ressources de Mme Victoire sont limitées et le passage en invalidité a encore réduit ses revenus :

Quand je travaillais à mi-temps thérapeutique, je gagnais presque autant qu’à mon travail. Mais maintenant, en invalidité, j’ai 30 % en moins.

64Elle s’attend à percevoir à la retraite plus ou moins ce qu’elle gagne aujourd’hui. Elle est impatiente de quitter l’usine et n’envisage surtout pas de continuer ni de reprendre ensuite une activité : ses problèmes de santé ne lui permettraient pas. Après une vie de travail à l’usine depuis l’âge de 16 ans, Mme Victoire revendique son droit à la retraite et sait qu’elle a des occupations familiales qui l’attendent :

J’ai ma maman à m’occuper aussi, elle a 83 ans, je lui fais toutes ses courses… J’ai encore mon fils avec moi, il faut lui faire ses repas, lui laver son linge… C’est mon bâton de vieillesse.

65Elle compte profiter de son nouveau logement :

Refaire le jardin, l’entourer… prendre un petit chien : ça m’obligera à sortir. Et puis, j’avais aussi l’intention d’aller dans une association, aux Restos du cœur ou au Secours populaire pour donner un coup de main.

66Mme Alexandre a connu le parcours classique de sa génération au sens où elle a franchi toutes les étapes du passage à l’âge adulte dans la moyenne, qu’il s’agisse de la fin de scolarité et du premier emploi, de l’âge de mise en couple et du premier enfant. Maintenant, le temps de la retraite est venu : « Je trouve que, pour moi, il faut laisser les jeunes travailler ». Elle aborde une nouvelle étape de sa vie familiale : « l’année prochaine, je vais être grand-mère, je ne l’étais pas encore ». Mme Alexandre défend son choix pour la retraite après avoir vu son calendrier de départ beaucoup changer au gré des dernières réformes. Elle s’est posé la question de prolonger d’un an son activité, mais son mari lui a dit : « Non, non, on ne sait jamais, un an, après ça peut changer ». Et puis, elle n’aurait pas attendu le départ de son mari qui « devra travailler deux ou trois ans de plus que moi… ça faisait trop loin quand même. Je n’aurais pas rallongé de trois ans. Non ! ».

67M. Sonnet et M. Malherbes ont une conception assez conformiste de la famille, du couple et des rapports de genre. La situation de leur épouse a facilité l’acceptation ou la décision d’un départ prématuré. L’épouse de M. Sonnet était déjà à la retraite et « ça a joué oui, ça a joué quand on m’a fait la proposition de partir plus tôt ». Il reconnaît également que la situation familiale est une donnée importante « dans la mesure où ma fille n’était plus là, j’avais un peu moins de besoins ».

68Le départ de M. Malherbes a lui aussi été facilité par la situation de son épouse, en retraite depuis un mois, et qui travaillait elle aussi à la SNCF :

Elle est partie à 55 ans, pareil. Donc on partira plus ou moins – à quelques mois d’écart – ensemble. Ce sera super. Voilà, faut profiter des bonnes choses, comme on dit : « On ne sait pas de ce que demain sera fait ».

69Les deux conjoints partent en retraite avec une décote, mais leur décision est réfléchie :

Il ne faut pas partir non plus pour dire : « Je vais partir à 55 ans » si on a encore un crédit sur le dos, encore les enfants qui font des études, voilà. Il ne faut pas être idiot non plus ! Nous, on a estimé que, avec les retraites que l’on aurait, on devrait pouvoir s’en sortir : le crédit de la maison est fini d’être payé, voilà, les enfants ont du travail. Voilà, pour nous, on va dire que c’est mûrement réfléchi.

70Confrontés chacun à des changements inattendus dans les modalités de leur passage à la retraite, les quatre témoins s’appuient sur un schéma très normatif de l’environnement personnel pour finaliser leur décision. M. Malherbes et M. Sonnet se reposent l’un et l’autre sur la situation de retraite de leur épouse pour justifier leur départ dans un contexte moins gratifiant que ce qu’ils pouvaient escompter après un beau déroulement de carrière. À l’inverse, Mme Alexandre, dont le conjoint est encore en activité, construit son projet de retraite autour de son futur rôle de grand-mère et Mme Victoire, autour de son rôle d’aidant auprès de sa mère très âgée.

71Ces quatre entretiens, qui détaillent l’expérience d’un départ à la retraite cohérent dans les trois ans, font apparaître le degré d’incertitude qui entoure la fin de l’activité professionnelle et que le suivi longitudinal ne peut suffire à faire émerger. Après avoir connu des parcours très différents les uns des autres en termes de catégorie d’emploi, de type d’entreprise ou de déroulement de carrière, la fin d’activité se révèle pour chacun plus incertaine qu’attendue, bousculée par le changement des conditions d’emploi et l’évolution du contexte législatif et réglementaire. Les entretiens montrent l’exigence productive vis-à-vis des salariés et leur nécessaire adaptabilité, tout en faisant ressortir – à contre-courant d’une gestion active des âges –, le rôle proactif (vers la sortie d’activité) ou inexistant (pour le maintien en emploi) des politiques de ressources humaines. L’horizon de la retraite est incertain pour le salarié comme pour l’employeur et on voit combien la temporalité des projets peut être menacée par l’évolution rapide des dispositifs, bousculée dans le sens d’une accélération ou d’un retard du processus préalablement envisagé. Au-delà de la singularité des situations, ce sont les conditions du travail qui se retrouvent au cœur de la décision. Dans un cas, l’employeur répond par un licenciement au salarié qui pensait travailler jusqu’à sa retraite. Pour un autre cas, cette option est inenvisageable malgré une situation de pénibilité avérée et l’attente d’une retraite anticipée. Ailleurs, l’absence de stimulation professionnelle par une hiérarchie anticipant la réduction des effectifs ne prédispose guère à travailler plus longtemps. Et, tout compte fait, l’absence de considération pour le travail réalisé conduit jusqu’au départ anticipé avec décote. Finalement, pour se réapproprier son projet de retraite, on découvre comment le travailleur en fin de carrière puise dans son environnement personnel les raisons de légitimer sa décision de partir et comment il s’accommode de ce choix sous contrainte pour mettre fin à l’incertitude de la période de transition.

Conclusion

72Les études sur le passage à la retraite s’intéressent le plus souvent aux personnes en emploi à partir d’un critère d’âge assez étroit. Cette focale sur le passage de l’emploi à la retraite laisse en périphérie les individus qui, même hors de l’emploi, sont potentiellement concernés eux aussi par la retraite. Pour ces raisons, la richesse de l’enquête Érfi et sa dimension longitudinale mériteraient des prolongements, mais nous souhaitions aussi présenter des résultats de la post-enquête qualitative. L’analyse croisée des trajectoires selon les deux méthodes éclaire la compréhension de cette période charnière, entre fin d’activité et retraite, dont la complexité et l’incertitude seraient inaccessibles et incompréhensibles sans les témoignages.

73Pour les enquêtés âgés de 45 à 64 ans en 2005 et suivis jusqu’en 2011, environ un quart était déjà retraité avant 2005 (24 %) tandis que plus du tiers (36 %) n’a évoqué aucune possibilité de retraite avant 2011. Pour les autres (40 % des cas), les données longitudinales sur les projets de départ à la retraite ou de maintien en activité (les parcours cohérents étant aussi fréquents que les parcours non cohérents) montrent que la génération n’explique qu’en partie les différentes trajectoires. La construction du projet de retraite et la capacité de choisir le moment de cesser son activité ou de la prolonger au-delà de l’âge légal de départ dépendent des caractéristiques individuelles, certaines étant liées à des facteurs d’ordre économique et d’autres ayant une dimension plus personnelle. La désynchronisation entre la cessation d’activité et la prise de retraite témoigne de l’importance des parcours professionnels interrompus par le chômage, l’invalidité, la maladie, une sortie précoce d’activité (départ à la retraite non prévu). Ce type de trajectoires est plus difficile à suivre pour l’observateur, et le passage à la retraite plus complexe à prévoir pour ceux qui cumulent des désavantages. Au contraire, les individus les mieux dotés en capital social maîtrisent mieux leur décision, en cohérence avec leur projet de prendre leur retraite ou de rester en emploi. Les dernières réformes, notamment celle de 2010, ont davantage affecté les générations 1951-1955 dont la probabilité d’être parties à la retraite dans les trois ans conformément aux intentions est aussi plus faible pour les ménages qui ne disposent pas de ressources socioéconomiques suffisantes (scolarité, revenus) ou lorsqu’ils ont encore des enfants à charge.

74Il est difficile, dans un questionnaire, de reconstituer la réalité d’un parcours aux prises avec l’irruption des réformes et des changements législatifs successifs. En éclairant les différentes trajectoires observées dans les données longitudinales, les entretiens montrent bien la spécificité de cette période et les contraintes qui s’exercent sur la liberté de décider du moment de sa retraite. Les réformes intervenues au cours du déroulement de l’enquête Érfi entre 2005 et 2011 ont modifié les modalités d’ouverture et de liquidation des droits à la retraite. Elles s’ajoutent aux ajustements réglementaires de la réforme de 2003 qui portent sur l’offre de travail des séniors (assouplissement des conditions du cumul emploi-retraite, augmentation de la surcote, durcissement de l’accès à la retraite anticipée) mais aussi sur la demande de travail, avec l’obligation faite aux entreprises à partir de 2009 de favoriser la « gestion active des âges » par le recrutement des plus de 50 ans et le maintien en emploi des 55 ans et plus.

75Pour accompagner les réformes décidées depuis vingt ans, les pouvoirs publics et les organismes de retraite ont amélioré l’information en direction des futurs retraités. Et, en effet, dans l’ensemble du corpus des entretiens, ce n’est pas la méconnaissance du système qui est à l’origine des écarts de trajectoire entre les intentions et les réalisations. Au contraire, l’accélération des réformes semble conduire les salariés à intégrer de plus en plus rapidement les conséquences des modifications sur leur propre situation pour ajuster leur projet. Même lorsque la retraite est décidée et la date stabilisée, la façon d’y parvenir ne correspond guère à ce qui avait été envisagé. Les contraintes législatives s’imposent à chacun et les aspirations du salarié apparaissent peu influentes pour l’employeur qui adapte sa politique en fonction d’une date « plancher » de départ, mais aussi au cas par cas. Le statut dans l’emploi et le régime d’assurance retraite ne changent pas le fond du raisonnement.

76Le discours reposant sur l’idée que la question de l’emploi des séniors serait d’abord un problème d’offre de travail, face à la volonté supposée des séniors de quitter au plus vite le monde professionnel, est mal fondé. La demande de travail est prépondérante devant la résistance des employeurs vis-à-vis de l’embauche ou du maintien en emploi des salariés âgés. Du reste, les séniors en emploi l’ont parfaitement intégré, légitimant leur départ par la nécessité de laisser leur « place aux jeunes ». D’ailleurs, résister à l’employeur qui oriente un salarié vers la sortie (par exemple, une rupture conventionnelle) exige la détermination profonde de l’employé pour faire valoir ses choix personnels. Refuser l’enveloppe financière assortie à la proposition de départ anticipé suppose l’exercice de responsabilités et un certain positionnement hiérarchique dans l’entreprise pour le permettre. De la même façon, on a pu constater que les cas de surcote résultent rarement d’un choix éclairé mais plus souvent d’un effet d’aubaine lié à la volonté et à la possibilité de se maintenir en emploi. À l’opposé, un autre salarié, qui pourrait aspirer à partir plus vite après une longue vie de travail pénible et mal rémunéré ne se verra pas proposer des conditions de départ avantageuses, les gains attendus par l’entreprise en matière de masse salariale étant trop faibles.

77Globalement, le contexte professionnel à la veille de la retraite favorise davantage l’anticipation pour l’arrêt du travail que le maintien en emploi, même si, sur ce point, les inégalités de traitement peuvent être importantes. Tout se passe comme si la réforme était devenue permanente, sans cesse renouvelée, sans cesse renouvelable, enfermant les uns dans l’attente de nouveaux paramètres ou de nouveaux décrets, éloignant les autres de la construction d’un projet impossible à concevoir. À la fin, le salarié se détermine plutôt en fonction de son environnement personnel, la décision de départ permettant de mettre fin à l’incertitude générée par l’accélération des réformes et des ajustements. Dans un tel contexte d’instabilité économique et législative, on perçoit la difficulté pour l’observateur d’isoler les effets de l’offre et de la demande de travail sur les intentions réelles ou supposées de prendre sa retraite, d’interpréter les effets des parcours individuels et des changements réglementaires sur la décision de retraite.