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Chapitre 5. Enfants nés hors mariage au Maghreb : l’influence du genre sur leurs trajectoires
p. 127-149
Texte intégral
Introduction
1Au Maghreb, les enfants nés hors mariage, considérés comme « illégitimes » au regard des normes sociales, sont perçus de manière quasi systématique comme une menace vis-à-vis de la famille traditionnelle. L’expression ould lahram (« l’enfant du péché ») y est d’ailleurs une des insultes les plus répandues. Pourtant, la société a toujours généré des mécanismes de protection qui font preuve d’ingéniosité afin d’assurer la survie de ces enfants (Colin, 2003)1. Si quelques enquêtes nous renseignent sur les trajectoires des mères célibataires au Maghreb, il reste difficile d’évaluer leur insertion ainsi que celles de leurs enfants sur le long terme2.
2Aujourd’hui au Maghreb, en cas de naissance hors mariage – et bien que ce phénomène recouvre de multiples dimensions – on peut recenser plusieurs situations, lesquelles ne s’excluent pas entre elles. Tout d’abord, une mère célibataire peut garder son enfant, malgré l’opprobre de la société et l’absence de statut parental clairement identifié. Ensuite, l’enfant peut être confié temporairement à des institutions privées ou publiques ou auprès d’un réseau social informel, en attendant que la mère puisse trouver une situation lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant. Enfin, l’enfant peut être confié définitivement et de manière légale via les services sociaux du pays. Il est alors sous la tutelle de l’État qui organise son adoption – ce qui n’est possible qu’en Tunisie – ou son placement au sein d’une famille d’accueil – Village SOS, foyers pour enfants ou par le biais de la kafala3. Il faut souligner un dernier cas de figure, en dehors de toute légalité : l’enfant peut être adopté et/ou confié de manière informelle à un couple en quête de progéniture.
3À partir de données, éparses et bien souvent partielles, provenant d’associations et de services hospitaliers au Maroc et en Algérie, et sur la base d’une enquête quantitative et qualitative menée en Tunisie, ce chapitre cherche à retracer les trajectoires de ces enfants nés hors mariage au Maghreb, sous le prisme du genre. Quel avenir pour celles et ceux issus de conceptions qualifiées d’« illégitimes » et juridiquement illégales ? Leur sexe, considéré dans son acceptation sociale, va-t-il influer sur leur parcours futur ? Peut-on déceler des différences entre filles et garçons ? Si oui, à quelles représentations sociales de sexe répondent-elles ?
I. Le Maghreb, terrain d’investigation
4Bien qu’ayant connu des mutations à la fois socioéconomiques et politiques profondes (Locoh et Ouadah-Bedidi, 2014), le Maghreb4, dont le système social demeure patriarcal sous plusieurs aspects, reste une région spécifique sur le continent africain où prédomine une forte stigmatisation des rapports sexuels prénuptiaux (Kadri et Moujoud, 2014 ; Dialmy, 2014).
1. Le Maghreb
5Le cas du Maghreb est abordé ici dans une dimension comparative. Il n’est pas conceptualisé en tant que bloc territorial uniforme et monolithique mais comme un espace dont les similarités, notamment dans le domaine des représentations et pratiques sociales, fondent un ensemble cohérent (Lacoste, 2004). Ce vaste territoire affiche, sous bien des aspects, une unité sociale et religieuse assez compacte qui lui donne une identité propre tant au sein du continent africain que dans le monde arabo-musulman, ce qui n’occulte en rien ses pluralités internes. En effet, de fortes disparités tant économiques que sociales existent au sein de chaque pays et touchent à des degrés très divers la population selon la classe sociale, le lieu de résidence (milieu urbain ou rural, littoral ou intérieur, etc.) et bien entendu le sexe.
6Les femmes vivent diversement les injonctions à la fois familiales ou religieuses à la norme, ou plutôt aux normes, qu’elles soient sociales ou sexuelles, selon leur ancrage socioéconomique et leurs appartenances sociales. Pour celles qui connaissent une grossesse hors mariage, il nous faut prendre en compte à la fois la pluralité des contextes au sein desquelles ces grossesses surviennent mais aussi les multiples et inégales capacités d’agir de ces femmes pour y faire face.
7Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette approche comparative, ce sont à la fois les similitudes et les divergences quant à la problématique de la maternité célibataire ainsi que le traitement différentiel, social et juridique, des enfants nés hors mariage dans chacun des pays. C’est dans ce contexte que plusieurs questions centrales vont être développées. Celle des inégalités qui touchent les femmes maghrébines, lesquelles continuent de souffrir d’un statut inférieur à celui des hommes malgré des avancées juridiques notamment en Tunisie. Celle des relations sexuelles prénuptiales qui restent davantage tolérées pour les garçons que pour les filles (Mahfoudh et Melliti, 2006). Enfin celle de la destinée, notamment selon leur sexe, de ces enfants nés hors du cadre légal du mariage.
Encadré 1. L’enquête Ined-ONFP
L’enquête Ined-ONFP menée dans le cadre d’un doctorat entre 2007 et 2010, principalement en Tunisie, mais également au Maroc et en Algérie, co-financée par l’Unicef, appréhende la dimension subjective du ressenti des femmes et de l’épreuve que comporte la maternité célibataire avec la mise en lumière des stratégies mises en places – ou pas –, et ce à travers une analyse qualitative. Les mères célibataires sont ainsi perçues d’emblée comme actrices de leur vie malgré des cadres de contraintes pluriels.
Quarante-deux entretiens semi-directifs ont pu être menés auprès de femmes célibataires ayant fait le choix de garder leur enfant, tunisiennes majoritairement. Il s’agissait de mères venant de mettre au monde leur enfant ainsi que des femmes célibataires, mères depuis quelques mois, voire quelques années, et rencontrées via le tissu associatif.
Une enquête quantitative comparable à celles déjà réalisées par le Fonds de développement des Nations unies pour la femme (Unifem) et l’Unicef au Maroc et en Algérie a été également menée au sein de neuf hôpitaux régionaux tunisiens. Le nombre de mères enquêtées s’élève à 450. Ont été exclues de l’échantillon, par la suite, les femmes étrangères célibataires ayant accouché en Tunisie ainsi que les femmes divorcées ou veuves : nos données concernent ainsi 431 femmes non mariées. Loin des représentations uniformes et homogénéisantes du phénomène, il s’agissait de préciser l’ampleur du phénomène des mères célibataires et d’en repérer les conditions sociales objectives. Le questionnaire comportait 107 questions et a été soumis aux femmes par des enquêtrices formées à la problématique durant l’année 2009.
2. Des sources éparses et partielles
8La maternité célibataire est une réalité complexe. Jusqu’à présent, à l’exception de quelques travaux en sciences sociales, cet objet de recherche a surtout été investi par la psychologie et la médecine afin de mettre en avant les dangers de telles situations sur le plan sanitaire et social, tant pour la mère que pour l’enfant.
9Afin de mener notre enquête, nous avons tenté de recenser et de croiser plusieurs sources, notamment celles qui comportaient une indication sur le sexe du bébé. Nous disposons ici de données quantitatives et qualitatives issues de l’enquête menée par l’Institut national d’études démographiques (Ined, Paris) et l’Office national de la famille et de la population (ONFP, Tunis) en Tunisie (voir l’encadré 1). Les rapports du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), de l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf) à Casablanca ainsi que ceux des ligues de la protection de l’enfance au Maroc et en Algérie reprennent et synthétisent les données disponibles de plusieurs institutions, qu’elles soient privées ou publiques.
10L’objectif de l’enquête par questionnaire, au-delà de disposer de données de cadrage, était de réaliser une synthèse biographique concernant chaque mère célibataire afin de mieux cerner un certain nombre d’éléments qui la caractérisent comme son origine socioéconomique, son niveau scolaire, sa trajectoire migratoire, etc. Le questionnaire visait à repérer ses conditions de vie au moment où elle tombée enceinte, à évaluer ses connaissances en matière de sexualité et de santé reproductive, et ses éventuelles sources d’information. Il s’agissait à la fois de comprendre les circonstances de la grossesse et la relation au père biologique, d’observer le déroulement de cette grossesse et de l’accouchement mais aussi de décrire les principales caractéristiques du nouveau-né (sexe, état de santé) et les projets d’avenir de la mère que ce soit avec ou sans l’enfant.
II. État des lieux des naissances hors mariage
11Dans le contexte social et juridique propre au Maghreb, marqué par la prohibition des rapports sexuels prénuptiaux, les naissances hors mariage demeurent mal acceptées par la société et les enfants issus de ces unions dites « illégitimes » se retrouvent confrontés à une situation complexe.
1. Une augmentation du nombre de naissances hors mariage
12Les rapports sexuels perçus comme transgressifs au regard de la norme de référence ont toujours existé ; cependant le fait de se marier jeune avait endigué pour une part la sexualité prénuptiale au sein des générations précédentes. Or, depuis quarante ans, l’âge au premier mariage a beaucoup augmenté, en particulier au Maghreb qui est aujourd’hui la région d’Afrique où il est le plus élevé (Ouadah-Bedidi et al., 2012). En 2014, près d’une femme tunisienne sur deux, âgée de 25 à 29 ans est célibataire, ce chiffre s’élève à 83,7 % pour les hommes (INS, 2015a). Le chômage des jeunes et la crise du logement figurent parmi les principaux obstacles à l’entrée dans la vie conjugale sans oublier le coût des festivités de la cérémonie. Ce recul de l’âge du mariage est également le fruit de l’élévation du niveau d’instruction des femmes (Ouadah-Bedidi et Vallin, 2000). Beaucoup de familles n’ont aussi d’autre choix que de laisser leurs filles étudier ou travailler lorsque les difficultés d’existence deviennent trop lourdes (Iamarene-Djerbal, 2004). Les jeunes accèdent ainsi de plus en plus tard à l’indépendance sociale et à l’autonomie économique, et la durée de la période de célibat ne cesse de s’accroître.
13L’expérience d’une sexualité hors mariage – transgressive au regard de la religion pour les hommes comme pour les femmes – n’est cependant stigmatisée socialement qu’envers celles dont l’enfant en apporte la preuve tangible. La condition routinière d’une jeune femme célibataire est d’être sexuellement inactive et ce jusqu’au jour des noces. Toutes les femmes célibataires n’ont bien entendu pas le même rapport à cette norme prescriptive de la sexualité – et donc à son non-respect. De nouvelles configurations des rapports sociaux de sexe s’établissent parmi les jeunes générations aujourd’hui, en décalage avec les pratiques dites traditionnelles. Oscillant entre conformisme et rébellion, les « mutants » (Bennani-Chraïbi, 1994) bricolent au quotidien avec des repères – culturels, religieux, sociaux – aussi pluriels que contradictoires (Bakass et Ferrand, 2013), rendant parfois difficile cette période de célibat qui ne cesse de s’allonger (Troudi, 2003). Très peu d’études s’emparent d’objets tels que la sexualité des célibataires, leur taux de prévalence contraceptive, leurs représentations de la sexualité. Nous ne disposons d’aucun chiffre sur le recours à l’avortement des femmes célibataires puisqu’elles sont officiellement considérées comme « sexuellement inactives ».
14Depuis quelques années, on observe un intérêt croissant pour ces problématiques mais celles-ci sont abordées la plupart du temps sous l’angle sanitaire et préventif en lien avec la question du virus de l’immunodéficience humaine (VIH/sida).
15La lecture de la littérature grise sur ce sujet nous confirme l’existence d’une sexualité féminine prénuptiale5. Quelles que soient les raisons subjectives émises par les femmes célibataires ou les facteurs déterminants mis en avant dans les rares enquêtes sociologiques, nombreuses sont celles qui n’hésitent pas à passer outre les interdits sociaux et religieux – sans oublier celles qui sont directement victimes de violences sexuelles.
16En Tunisie, on estime aujourd’hui entre 1200 et 1600 le nombre de naissances hors mariage par an. Ce chiffre est en nette augmentation comparée aux données dont nous disposons pour 1960 quand 366 naissances hors mariage, dont 300 abandons d’enfants, étaient comptabilisés. En 1990, 1200 naissances étaient dénombrées, dont 700 abandons. Au début des années 2000, l’administration recensait 1068 naissances dont 833 abandons6.
17En Algérie, selon le ministère de la Solidarité7, 27421 enfants nés hors mariage ont été enregistrés entre 1999 et 2007. Parmi eux, plus de la moitié ont été recueillis dans le cadre de la kafala (56 %) et seuls 11 % d’entre eux ont été gardés par leurs mères. Aujourd’hui, il est estimé qu’environ 7000 enfants voient le jour hors mariage par an (Uchôa-Lefebvre, 2015, p. 7).
18Au Maroc, elles seraient en moyenne 30000 femmes par an à donner naissance hors mariage, dont 10 % dans la région de Casablanca. La part de ces naissances y représente entre 2 et 5 % des naissances totales selon les régions (Insaf, 2010, p. 104). Il a par ailleurs été comptabilisé 1419 abandons pour l’année 2008 au sein des institutions recensées (Unicef, 2010).
19Ces données issues du secteur hospitalier et associatif sont loin d’être exhaustives. Dans un tel contexte de stigmatisation, on se doute qu’une part non négligeable de naissances est dissimulée8. Devant le nombre croissant de naissances hors mariage et d’abandons d’enfants mais aussi d’infanticides, des dispositions ont d’ailleurs été prises au sein des trois pays.
20Si ces femmes, mères et célibataires, sont stigmatisées, c’est en fonction d’un contexte bien précis qu’il nous faut restituer. Elles sont étiquetées comme des « cas sociaux », posant problème à la société et gênant son « bon » fonctionnement, suivant une approche essentiellement normative. Ces mères sont marginales par rapport à des normes familiales, sexuelles, morales, culturelles, établies au cours des siècles par l’histoire particulière de ces pays du Maghreb mais également façonnées par les politiques et les actions gouvernementales qui les cristallisent à travers le juridique.
2. Les évolutions législatives
21L’analyse de l’évolution du droit et des orientations politiques, notamment lorsqu’il touche aux rapports sociaux de sexe, nous permet d’appréhender les repères à la fois symboliques et sociétaux qui font sens pour les individus et structurent leurs pratiques et leurs représentations. L’énoncé du droit, au-delà de sa force symbolique, fixe et ordonne la place des individus dans l’espace social et les liens symboliques qui les unissent particulièrement dans le domaine de la famille. La sexualité et la maternité ne sont pas qu’une affaire intime et privée, elles sont aussi d’orde public car enserrées dans des cadres référentiels et normatifs découlant des actions politiques et des mesures juridiques prises au plus haut sommet de l’État.
22En ce qui concerne l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) par exemple, il existe des différences notoires entre les trois pays. Dans le cadre de sa politique malthusienne de contrôle des naissances, Habib Bourguiba avait libéralisé l’accès aux méthodes contraceptives par le biais des plannings familiaux et autorisé l’avortement dès 1965 pour les femmes dont la grossesse les mettait en danger et pour celles qui avaient cinq enfants ou plus. En 1973, l’IVG est légalisée pour toutes les femmes sur simple demande, quels que soient leur statut matrimonial et leur nombre d’enfants (Gastineau, 2012). Le nombre d’avortements effectués en Tunisie chaque année est estimé aujourd’hui à environ 16000, dont 20 % concernerait des femmes célibataires9. Au Maroc, l’avortement est interdit que les femmes soient mariées ou non, sauf si la vie de la mère est en danger. Selon l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac) « entre 600 et 800 femmes procéderaient chaque jour à un avortement clandestin en milieu médicalisé, avec le risque pour l’avorteur et l’avorté d’encourir une peine d’emprisonnement, et 150 à 200 femmes procéderaient chaque jour à un avortement clandestin, “sauvage”, ou à fort potentiel de risque » (Insaf, 2010). L’avortement en Algérie est également interdit sauf si la vie de la femme mariée est en danger et en cas de viol si celui-ci a été commis dans le cadre d’un acte terroriste. Il existe bien une politique de diffusion de moyens contraceptifs au Maroc et en Algérie mais celle-ci s’adresse essentiellement aux femmes mariées. Il règne ainsi un réel déni social de la sexualité des femmes célibataires qui rend leur accès à la contraception difficile.
23La situation des femmes tunisiennes a certes beaucoup évolué depuis l’indépendance du pays (Bessis, 1999 ; Daoud, 1996 ; Bchir, 1993)10, mais toutes ne peuvent prétendre à la même égalité. La situation spécifique des mères célibataires est ainsi occultée. Elles ne bénéficient d’aucune assistance spécifique, ni de revenus de transfert, alors même qu’une femme divorcée ou une famille d’accueil d’un enfant abandonné peut en bénéficier. Leur situation particulière en Tunisie permet de se rendre compte des multiples paradoxes de la position du gouvernement face à la question de l’égalité des sexes et des limites de la politique avant-gardiste tunisienne (Chekir, 1998 ; Le Bris, 2008). Elle permet aussi de détecter les bornes de l’interprétation « moderne » de la religion revendiquée par l’État tunisien sous Habib Bourguiba puis Zine el-Abidine Ben Ali. Jusqu’en 1998, l’inscription « né de père inconnu » ou « x » figurait sur l’acte de naissance de l’enfant tunisien né hors mariage. Celui-ci portait ainsi le stigmate de son origine durant toute sa vie. Beaucoup de mères désemparées abandonnaient légalement leur enfant via l’Institut national de protection de l’enfance (INPE).
24Une loi est promulguée en 1998 permettant à l’enfant de recevoir un nom patronymique complet. Renforcée en 2003, cette loi permet aujourd’hui, dans le cadre d’une recherche en paternité11, de donner droit à une pension alimentaire et à la tutelle de l’enfant. À partir du moment où le père est reconnu comme géniteur, il devient alors responsable de sa progéniture même si les parents ne sont pas mariés. La loi tunisienne permet donc à l’enfant d’être inséré dans une « généalogie » et donc « d’entamer la réintégration à la communauté » (Marena, 2011). Il est dès lors impossible aujourd’hui d’identifier un individu né de père inconnu à partir de son acte de naissance en Tunisie. Le nom patronymique peut donc être celui du père identifié, celui de la mère ou un nom fictif choisi sur une liste par cette dernière si le père n’est pas identifié12. Lenfant né hors mariage peut être gardé par sa mère mais il peut également être adopté, fait rarissime dans un pays musulman. Si la mère célibataire signe l’acte d’abandon, l’enfant peut intégrer une famille adoptive et bénéficie de droits identiques à ceux d’un enfant dit « légitime ». Bien que l’adoption plénière en tant que création d’un lien de parenté soit explicitement interdite dans le Coran, la Tunisie a légalisé cette pratique dès 1958 au nom de l’intérêt de l’enfant ; elle représente aujourd’hui le mode de placement majoritaire en Tunisie (Unicef, 2002).
25La situation est très différente au Maroc et en Algérie. Le droit musulman, dont s’inspirent le code de statut personnel marocain de 1958 (la Moudawana) et le code de la famille algérien de 1984, reconnaît uniquement le concept de kafala. Dans ce cas, l’enfant recueilli peut être de filiation connue ou inconnue mais il ne bénéficie pas des mêmes droits qu’un enfant dit légitime. Depuis 1992 en Algérie et 2004 au Maroc, une disposition législative permet aux enfants accueillis au sein d’un foyer de se voir attribuer le nom patronymique de la famille d’accueil, ce qui lui évite bien des désagréments ainsi qu’à cette dernière. Ces modifications législatives visent également à contrecarrer les pratiques adoptives informelles et illégales qui résistent à l’interdiction sous forme de don intrafamilial ou d’arrangement entre couples stériles et femme célibataire (Barraud, 2008). En outre, depuis la réforme du code du statut personnel marocain en 2004, et depuis 2005 en Algérie, une mère ayant accouché hors mariage peut désormais transmettre son nom de famille à son enfant. Au Maroc, elle peut cependant toujours être inculpée pour prostitution13. Contrairement à la Tunisie, le nouveau code de la famille marocain prévoit le recours à la science pour prouver ou contester une paternité, mais seulement lorsqu’elle survient en cours de fiançailles14. En Algérie également, une femme peut demander à effectuer une recherche en paternité. Cependant, dans ces deux pays, les démarches auprès des tribunaux des affaires familiales sont très longues, coûteuses et découragent beaucoup de mères.
26En Algérie, aucune loi ne prévoit une attribution de nom patronymique fictif en cas de non-reconnaissance par le père.
III. Garder, confier, abandonner son enfant
27Lorsque l’enfant vient au monde, les mères célibataires sont généralement plongées dans une profonde angoisse quant à leur perspective d’avenir et celle de leur bébé.
1. Un choix difficile
28On peut classer les différentes situations possibles sur deux axes, l’informel et le formel. Les mères célibataires peuvent tout d’abord décider de garder leur enfant et bénéficier des dispositions juridiques – lui transmettre son nom de famille – mises en place au sein des trois pays du Maghreb. Cependant aucune aide étatique, qu’elle soit institutionnelle ou financière, n’est prévue. Il existe bien un soutien de type associatif15 mais celui-ci reste soumis à de nombreux aléas, notamment économiques. En cas de difficulté majeure pour vivre sous le même toit que sa mère, l’enfant peut être placé dans une famille ou chez une « nourrice », moyennant une rémunération et avec l’intention formulée par la mère de le récupérer. Dans ce type de situation, la mère visite régulièrement l’enfant, dont l’existence est bien souvent cachée à son entourage, et le reprend dès que ses conditions d’existence le permettent. Ce placement peut se transformer en abandon définitif si la mère se trouve dans l’incapacité de réunir les conditions objectives permettant la survie socioéconomique de son foyer.
29Dans les cas d’abandon16 d’enfant, le premier type de solution consiste à formaliser l’acte auprès des autorités qui se verront chargées de placer l’enfant soit en famille d’accueil, soit en institution, soit à travers l’adoption plénière pour la Tunisie. Mais l’abandon ou don d’enfant peut être également informel. Il peut se faire « sans réseau d’intermédiation », entre deux femmes, dont l’une est enceinte sans mari et l’autre mariée mais dans l’impossibilité d’enfanter. L’accord scellé entre elles maintient alors le secret de la filiation d’origine et l’on peut parler de réelle « fraude à l’état civil » (Unicef, 2010). L’abandon peut se faire également par le biais d’un réseau illégal d’intermédiation dont le but est bien souvent lucratif. Des tractations sont régulièrement observées et relatées dans les enquêtes au sein des trois pays, qu’elles aient lieu au sein même de l’hôpital ou en dehors.
30La part que représentent ces « dons » d’enfants dans le secteur informel est très difficile à estimer. En outre, lorsque l’accouchement a lieu à domicile, les conditions d’abandon sont alors plus complexes et parfois tragiques. L’enfant peut être laissé au détour d’une rue en espérant qu’il sera récupéré par un passant et redirigé vers l’orphelinat. Certains nourrissons sont étouffés sans doute sous le coup de la panique. Il est toutefois très difficile d’établir des statistiques officielles. Indiquons également que lorsque les enfants sont abandonnés, beaucoup sont dans un état critique. Par ailleurs la difficulté à cerner le phénomène des naissances hors mariage est aggravée par le nombre d’enfants issus d’unions religieuses qui ne sont pas légitimées sur le plan civil (Moutassem-Mimouni, 2008).
2. En Tunisie
31En Tunisie, malgré l’opprobre de la société, on constate que de plus en plus de mères célibataires gardent leur enfant. Il semble que les réformes concernant la filiation des enfants nés hors mariage ont eu un impact non négligeable sur le comportement de ces femmes. Les résultats de l’enquête Ined-ONFP mettent en avant qu’un peu plus d’une mère sur trois décide de quitter la maternité avec le nouveau-né (tableau 1). Il n’est cependant pas rare qu’elles le confient quelques jours plus tard aux services sociaux, n’ayant pu trouver de solution en termes de logement, d’emploi, etc.
Tableau 1. Décision de la mère concernant le futur de l’enfant en Tunisie

32Si l’on compare les profils de celles qui confient définitivement leur enfant avec celles qui le gardent, nous pouvons noter que les premières ont un niveau d’instruction plus élevé (tableau 2). Plus l’on monte dans la hiérarchie sociale, plus il semble difficile d’assumer un enfant hors mariage. Les femmes désirant le garder sont généralement plus indépendantes et ont travaillé pour la majorité d’entre elles avant l’âge de 20 ans. Le plus souvent d’un niveau d’instruction primaire, leurs emplois, d’ouvrières notamment leur permettent de vivre détachées du noyau familial et de subvenir aux besoins de leur nouveau foyer. L’enquête met en lumière que 44 % des femmes désirant garder leur enfant sont en situation d’emploi contre 30 % de celles désirant confier définitivement leur enfant. On les retrouve majoritairement dans le Grand Tunis. On remarque également une plus forte proportion à garder l’enfant lorsque le dialogue est instauré avec le partenaire, que celui-ci est informé de la naissance – ce qui laisse présager une éventuelle issue favorable au couple (mariage, arrangement, soutien matériel, etc.) d’autant plus lorsque le père biologique est divorcé ou veuf et qu’une promesse de mariage avait été formulée en amont de la grossesse. De même, en cas de grossesse désirée17 et détectée avant le premier trimestre, les mères ont également une probabilité plus forte de garder l’enfant. À l’inverse, les nourrissons nés à la suite d’un viol ou d’un inceste sont le plus souvent abandonnés.
Tableau 2. Variables déterminantes de la garde de l’enfant en Tunisie

33D’autres variables explicatives entrent en compte comme la qualité des relations familiales. Lorsqu’elles sont qualifiées de bonnes ou de très bonnes par la mère célibataire, il semble que l’abandon soit la seule alternative qui puisse préserver les liens intrafamiliaux et réduire les risques d’exclusion – qu’ils soient géographiques, socioaffectifs, économiques – perçus alors comme insurmontables. Les mères des femmes enceintes – ou d’autres femmes de la famille – peuvent se solidariser et aider celles-ci à surmonter cette épreuve. Bien souvent, l’essentiel est de dissimuler l’existence de cette grossesse aux membres masculins de la famille. En effet, une grossesse hors mariage représente aussi une « faute », une défaillance de la mère dans son rôle d’éducatrice et de transmission des valeurs. L’abandon peut alors être perçu comme salvateur.
34Lorsqu’une mère célibataire ne peut garder son enfant, ce dernier transite le plus souvent par les services sociaux étatiques – l’INPE –, que ce soit pour une adoption, une kafala ou un placement en famille d’accueil temporaire ou en institution privée. Les données du Centre de maternité et néonatalogie de Tunis (CNMT) nous indiquent que, depuis le début des années 1990, la proportion des enfants nés hors mariage placés à l’INPE tend à diminuer progressivement : ils étaient 45 % en 1990 contre seulement 25 % en 1997. D’autres sources et études rétrospectives notamment sur les dossiers médicaux informatisés semblent conforter cette tendance : de plus en plus de mères quittent la maternité avec leur enfant, plus de la moitié de l’échantillon dans certaines études (Sarrai, 2000). D’après les données de l’Unicef de 2002, lorsque l’enfant est confié définitivement, les familles adoptives permettent de résorber la majorité de ces cas d’abandons.
3. Au Maroc et en Algérie
35Les résultats de l’étude menée par le Haut-Commissariat au plan (2002) dans le district de Casablanca nous informent qu’une majorité de mères célibataires gardent leur enfant notamment lorsque celles-ci transitent via les associations de soutien. Sur les 5040 femmes recensées entre 1996 et 2002, 36 % d’entre elles confient de manière définitive leur enfant aux institutions. Le travail de médiation avec la famille de la mère ainsi qu’avec le père biologique influe beaucoup sur cette décision. Le rapport de l’Insaf (2010) reprend de manière exhaustive les données du ministère de la Justice sur neuf régions ciblées (jugements pour abandon) et permet de constater d’importants différentiels entre elles. Par exemple dans la région de Chaouia, les données de la justice indiquent qu’en 2008, 483 abandons ont été formalisés chez le juge, soit environ un tiers du total des naissances d’enfants nés de mères célibataires. Des données similaires sont observables dans la région de Tanger-Tétouan – 170 abandons recensés soit 30 % des enfants déclarés en 2008. Dans la province de Meknès, 13 % seulement des enfants sont confiés définitivement à l’institution publique. En Algérie, les synthèses des données disponibles indiquent une relative stabilité des abandons d’enfants dans les institutions de l’État depuis les années 1970 : 3000 y sont comptabilisés en moyenne chaque année, qu’ils soient déposés en pouponnière, dans les maternités ou trouvés sur la voie publique (Moutassem-Mimouni, 2008). Une part sans doute non négligeable de ces enfants transite par des circuits informels tout comme au Maroc.
36Que ce soit en cas de garde, d’adoption, de kafala voire d’abandon, le sexe de l’enfant et les représentations sociales qui lui sont associées influent-t-ils sur la décision des mères ? Sur celle des adoptants ?
IV. Quelle influence du genre sur la trajectoire de l’enfant né hors mariage ?
1. Représentations sociales des sexes et modèles normatifs
37Au Maghreb, à l’instar de nombreuses sociétés, la naissance d’un garçon a longtemps été plus fêtée et désirée que celle d’une fille. N’enfanter que des enfants de sexe féminin était d’ailleurs une justification de répudiation, et ce jusqu’à une époque récente18. La naissance d’un premier fils, elle, conférait au mariage sa perfection (Rude-Antoine, 2010). De manière générale, l’arrivée d’un garçon était traitée avec beaucoup plus de respect et d’égard que celle d’une fille (Claus Gilbert, 1997) ; et il était déjà considéré comme un jeune homme en âge de se marier alors que la fille était, dès la naissance, « projetée dans les réalités de la vie quotidienne, considérée comme une h’at’t’âba, une femme qui ramasse du bois à brûler » (Rude-Antoine, 2010 ; Gaudry, 1961). La naissance de l’enfant mâle était synonyme de domination, de pouvoir, de sécurité, de protection, d’espace public (Lacoste-Dujardin, 1985 ; Chebel, 1993).
38Cette préférence à mettre au monde des fils, même si elle reste très ancrée, semble se relativiser aujourd’hui. De par leur socialisation, les filles s’avèrent de plus en plus performantes à l’école – où elles adoptent avec moins de difficulté la posture d’élèves. Leur taux de scolarisation est devenu nettement supérieur à celui des garçons : la probabilité qu’une fille inscrite en première année du primaire arrive à terminer l’enseignement du secondaire est de 41,8 % contre 23,1 % pour un garçon (INS, 2015b). Elles sont également mieux insérées dans la sphère productive qu’auparavant, sans parler de leur contribution domestique invisibilisée dans les chiffres officiels du travail. Leurs revenus leur permettent désormais d’entretenir la famille et entrent en concurrence avec ceux des fils du foyer, bien que les écarts de salaires demeurent très importants. En 2015, les femmes représentent 50,2 % de la population en âge d’activité, 28,2 % de la population active et 24,6 % de la population occupée (INS, 2015b). On assiste donc à une valorisation relative de leur statut bien qu’elles restent discriminées en droit. Les filles sont perçues comme une garantie pour leurs parents : elles aident à l’entretien du foyer et, même mariées, restent présentes et disponibles pour ces derniers. Elles représentent donc aujourd’hui une garantie financière, un capital retraite pour leurs parents, d’autant qu’elles sont plus souvent disposées à accepter tout type d’emploi. Plus réalistes et moins idéalistes de par leur éducation, « on peut compter sur elles » entend-on de plus en plus souvent (Barraud, 2011). Le principal danger que représente une fille au sein du foyer réside dans l’éventualité d’un déshonneur à travers la perte de sa virginité qui remettrait en cause toute la famille. Qu’en est-il pour les enfants nés hors mariage ? Peut-on déceler des différences ? Des préférences pour un sexe ou l’autre ?
2. Garder un fils plutôt qu’une fille ?
39Concernant l’étude Ined-ONPF en Tunisie, même s’il apparaît que les garçons sont moins souvent abandonnés que les filles, les résultats ne sont pas significatifs à l’échelle de l’enquête (tableau 3). Il en est de même au Maroc et en Algérie.
40Si le sexe n’influe pas directement sur le choix des mères, celles-ci réinvestissent l’enfant et son identité au regard de représentations sociales sexuelles très distinctes et en conformité avec des registres normatifs propres à chacun des sexes. Au cours de nos entretiens en Tunisie, les filles sont ainsi davantage perçues comme des confidentes, des amies, des personnes de confiance, réputées d’emblée douces, aimantes et empathiques. Douées « naturellement » de compassion et de gentillesse, les mères espèrent trouver en elles des alliées.
Tableau 3. Décision de la mère concernant le futur de l’enfant en Tunisie, selon son sexe

– C’était comme un rêve pour moi d’avoir quelqu’un à mes côtés. Ça remplit le vide que je vis. Mon seul souhait, c’était d’avoir une petite. J’étais toujours été maltraitée, au moins j’ai quelqu’un qui me tient compagnie, en qui j’ai confiance.
– Donc tu retourneras jamais chez toi ?
– Non, je veux pas, je veux juste ma fille.
(Fatima, enquête Ined-ONFP, 2010)
41Les mères se projettent avec leurs filles et leur attribuent une grande capacité d’écoute et de compréhension.
À une fille, tu peux tout dire et tout raconter de ce que tu as enduré, elle comprendra et pardonnera… […] plus tard, elle va me comprendre, elle va m’aider et me soutenir…
(Unicef, 2002)
42Le garçon, lui, est perçu majoritairement par les mères comme un protecteur, quelqu’un qui veillera sur elle, qui la protégera.
Je l’ai amené deux fois dans un autre hôpital […] Quand je l’ai amené, je me suis pas sentie seule, j’avais du courage. Je parlais à mon bébé. Je lui disais « si quelqu’un m’emmerde, tu prendras ma défense ! ».
(Neila, enquête Ined-ONFP, 2010)
43Le garçon peut être aussi perçu comme un lien, un substitut au père biologique. Karima a ainsi donné son propre nom à l’enfant et n’a pas révélé l’identité complète du père à la police. Elle tente de le protéger en quelque sorte. En revanche, elle lui a donné le même prénom que celui du père.
– Tu espères que le père revienne avec toi ?
– Non, j’y pense comme ça mais…
– T’es amoureuse encore…? Un peu ?
– Oui… Maintenant j’ai perdu un Youssef, j’en ai un autre avec moi, un petit bout de lui […] c’est comme si lui, c’est mon mari.
(Karima, enquête Ined-ONFP, 2010)
44Donner le prénom du père à son fils lorsque ce dernier refuse de reconnaître son enfant et de lui attribuer son nom patronymique, n’est-ce pas, pour la mère, inscrire symboliquement son garçon dans la lignée paternelle ?
45Au-delà du sexe, au sein des trois pays, ce sont surtout des facteurs comme la situation financière et familiale qui incitent les mères à garder ou à confier leur progéniture. Lorsqu’une mère décide avant même d’accoucher qu’elle gardera son enfant, ou au contraire qu’elle le confiera, le sexe de l’enfant semble influer à la marge, du moins parmi les mères recensées dans les enquêtes et dont les naissances sont enregistrées. Cependant, les données à notre disposition sont fortement biaisées. Si l’on se réfère aux données issues du ministère de la Justice marocaine (Insaf, 2010), il apparaît un nombre bien supérieur de garçons dans le décompte des naissances hors mariage dans certaines régions. Dans celle de Chrarda par exemple, on observe qu’en 2003, plus de 55 % des naissances hors mariage enregistrées concernaient des garçons. Ce taux s’élève à 59 % en 2009. À Kénitra, ce taux s’élève à 61 %, et à Souk Larbaa à 62 % pour cette même année. D’autres provinces, en revanche, comme celle de Tanger, présentent des taux similaires entre filles et garçons. Dans les provinces où il y a une différence, on peut légitimement s’interroger : la future mère, repérée et enceinte d’une fille, aurait-elle été mise en relation avec de futurs parents adoptifs en dehors du circuit légal ? Ce type de données et de nombreuses observations alimentent ce soupçon à l’égard d’un trafic concernant les filles en amont des accouchements.
3. Adopter une fille plutôt qu’un garçon ?
46En effet, si peu de différences sont constatées au niveau de la garde des enfants, il en va tout autrement concernant ceux qui sont confiés définitivement. Dans les trois pays, on observe une nette préférence des couples adoptants ou des familles d’accueil – quel que soit le mode choisi – pour les filles. Celles-ci sont tellement désirées qu’il semble bien qu’elles fassent l’objet de pratiques illégales avant même leur naissance. En effet, au Maroc, il a été rapporté au cours de différentes enquêtes que les femmes célibataires, dès que l’échographie annonce une fille, peuvent se voir soutenue financièrement durant toute leur grossesse – paiement de visites prénatales dans le privé, prise en charge parfois totale par les couples adoptants, etc. – et proposer une contrepartie financière. Tout cela par l’intermédiaire des accoucheuses et dans l’illégalité la plus totale19. Ces pratiques illégales sont susceptibles d’éclairer une donnée évoquée plus haut concernant le nombre supérieur de garçons dans le décompte des naissances hors mariage dans certaines régions. De même, dans la région d’El Jadida, d’après les données de 2006 de la crèche du secteur, sur les 48 enfants accueillis par une association sur une période de trois ans, il n’y avait que des garçons. Le rapport de l’Unicef (2010) souligne à ce propos que, dans cette région, il a été observé de nombreuses irrégularités relatives à la gestion de l’abandon (secteur de l’informel, de l’illégal, de l’intermédiation, secteur associatif). Toujours dans le même sens, les statistiques de l’institution Lalla Hasna nous apprennent que sur 644 placements, on dénombre une grande majorité de garçons (71 %) (Alaoui et al., 1996). Toutes les sources hospitalières et associatives concordent ainsi pour affirmer que les orphelinats sont effectivement composés d’une population surtout masculine et que les filles présentes sont généralement en mauvaise santé ou porteuses d’un handicap. De même, la couleur de la peau a un impact non négligeable sur l’adoption.
47Les conséquences d’une telle situation influent sur le devenir des enfants. Certains, peu demandés – garçons, enfants porteurs de handicap et/ou ayant un âge avancé ou à la peau mate –, peuvent alors être confiés à des familles parfois sans le minimum de ressources requis ou l’âge légal20. Dans un tel contexte, il est légitime de se poser la question de l’intérêt de l’enfant. Cette demande élevée de filles peut aller jusqu’à créer des problèmes retardant la procédure de kafala instruite par « un juge qui a jusqu’à vingt demandes pour la même fille » (Unicef, 2010). Cette tension sur le « marché » peut nourrir diverses malversations : paiements de pot-de-vin, tractations entre juges et couples adoptants, etc.
48Ces représentations sociales semblent fondées sur une vision naturaliste et binaire du sexe qui influe sur les choix des parents en demande d’enfant. Le garçon est considéré comme plus difficile à éduquer « par nature » et surtout comme posant plus de problèmes à l’âge adolescent et adulte. Les parents conçoivent plus aisément des risques de débordements de violence, d’insoumission, voire de rejet de ses parents adoptifs ou tuteurs, liés aux représentations de genre au sein de la société. Il domine une sorte de « conviction absolue » selon laquelle l’intégration des filles en famille adoptive serait plus facile, et ce d’autant plus qu’elle est précoce (Unicef, 2010). Ces dernières sont plus « prisées » car perçues comme « naturellement » plus affectueuses, bienveillantes et attentionnées envers leurs parents adoptifs ; et les rôles attribués aux sexes renforcent l’idée qu’elles peuvent permettre de décharger la famille des tâches ménagères. Plus « domptables », les filles sont représentées dans l’imaginaire collectif comme naturellement « dotées de cœur ». L’intérêt des couples adoptants pour les filles contraste avec la peur d’accueillir des garçons : la future relation avec ces derniers est connotée négativement. Parmi les nombreux dictons qui montrent cette méfiance, citons celui-ci : « Garde-toi bien d’élever le fils d’autrui car son ralliement aux siens sera inéluctable » (Moutassem-Mimouni, 2001). La fille causera moins de problèmes, notamment au moment de la révélation de son identité et de l’éclatement de la vérité sur sa condition en dépit du secret entretenu. Dans leurs projections, les futurs parents pensent que les filles auront davantage tendance à intérioriser leur mal-être face à cette nouvelle, à être silencieuses par opposition aux garçons, plus expansifs et violents « par nature ».
Conclusion
49Ces conceptions naturalistes des sexes ne sont pas sans poser problème dans le cadre d’abandon d’enfant ou d’adoption « sauvage ». Au Maroc, où le phénomène des « petites bonnes » est très répandu, mais également en Tunisie et en Algérie, le recueil de l’enfant en adoption ou en kafala peut alors être détourné de ses visées initiales de protection et se transformer en un « instrument de traite et de maltraitance » (Barraud, 2011). S’il est incontestable que des différences liées au sexe existent, que les filles nées hors mariage sont plus demandées, en raison de représentations sociales qui font d’elles des êtres plus « dociles » et d’une répartition des rôles attribués aux sexes qui les rendent plus « utiles » aux yeux des parents adoptifs, il est très difficile d’estimer quelles en sont les conséquences réelles sur leurs trajectoires futures. On peut observer des différences dans les pratiques et stratégies d’adoption des familles mais il est complexe de mesurer l’ampleur du décalage avec celles liées aux représentations sociales du sexe en temps « ordinaire ». Une petite fille adoptée ou accueillie sera-t-elle plus à la merci de sa famille qu’une petite fille légitime ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit sans doute plus d’une question de classe sociale, de représentations traditionnelles et familiales qui vont donner un sens à cette adoption au sens large.
50De manière générale, l’enfant né hors mariage est handicapé au sein de la société, et ce quel que soit son sexe. Il se trouve en situation de « transgresseur », de manière indirecte, il porte le rejet et l’aversion – destinés au départ à ses géniteurs inaccessibles et inconnus parfois –, il est « hors-la-loi », « hors de la religion ». Par superstition, cet « enfant du péché », de l’interdit, attire le malheur dans les représentations populaires. Malgré les avancées juridiques dans les trois pays, garantissant le secret de son origine illégitime, il semble que les obstacles à son intégration sociale soient nombreux. Et s’il est gardé par sa mère, c’est ensemble qu’ils seront la cible de la société.
51Toutefois, peu d’éléments sont à notre disposition pour témoigner de la situation de ces enfants nés hors mariage sur le long terme, laquelle est sans doute très plurielle et éclatée. Des liens entre naissance hors mariage et délinquance juvénile, criminalité, viol, prostitution sont souvent soulignés. Mais n’est-ce pas une forme de naturalisation de la déviance ? Sans nier les difficultés de leur quotidien, ne s’agit-il pas de généralisations abusives qui permettent de conforter l’idée que ces naissances sont dangereuses et/ou déviantes, et donc à condamner ? Les médias participent largement au renforcement de cette stigmatisation. Au cours des dernières années, différents articles de presse ont relayé une image de victime des jeunes mères. Elles ne sont plus systématiquement décrites comme des prostituées mais plutôt comme des jeunes filles naïves, irresponsables, en marge de la société et en proie à tous les problèmes familiaux et sociaux possibles. « Mères célibataires : l’enfant de tous les malheurs », « Grossesse avant vingt ans : c’est contre nature… », « Fléau social : les mères célibataires » : les titres et les contenus de ces articles évoquent problèmes, dysfonctionnements et duperies, alors même que les femmes enquêtées ne s’identifient pas forcément à ces représentations.
52Or, les mères rencontrées lors des enquêtes sont sans nul doute les plus vulnérables. Les données doivent ainsi être replacées dans leur contexte de production. Seules les mères a priori les plus démunies – et donc visibles – font l’objet d’études. De même pour les enquêtes qui incluent les accouchements au sein des hôpitaux publics (Le Bris, 2014). Nous pouvons penser que les futures mères disposant de ressources suffisantes accouchent en clinique privée et peuvent ainsi éviter l’enquête administrative et judiciaire qui est effectuée pour chaque déclaration de naissance hors mariage. Ces femmes ainsi révélées par les enquêtes ne représentent sans doute que la catégorie sociale la plus fragile, la plus vulnérable de l’ensemble des mères célibataires, et une part encore plus marginale de l’ensemble des femmes ayant des rapports sexuels prénuptiaux.
53Ce sont donc les aspects les plus misérabilistes du phénomène qui sont rapportés alors même que les instruments d’observation scientifique sont peu nombreux, et que leurs résultats peuvent être facilement pollués par une interprétation spontanée de l’observation de la vie quotidienne. De même, aucune étude sur le long terme n’existe pour l’instant sur le devenir de ces enfants depuis les nouvelles dispositions législatives. Tout un travail de déconstruction reste ainsi à réaliser pour avancer sur ce terrain délicat qui touche, de manière plus large, de nombreuses questions sensibles dans les sociétés maghrébines.
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Notes de bas de page
1 Plusieurs croyances encore ancrées permettent de justifier le fait d’être tombée enceinte en allant aux bains publics ou au hammam – en s’asseyant sur la semence d’un homme passé là plus tôt. Une autre, celle de l’enfant « endormi » (raged), soutient l’idée que le développement du fœtus peut s’arrêter au cours de la grossesse. Celui-ci peut alors rester des années endormi dans l’utérus, entre deux et sept ans selon les rites musulmans. Puis, sous l’effet de différents facteurs, le fœtus se réveille et termine son développement. Il s’agit d’un recours utilisé par les veuves ou les femmes divorcées pour justifier leur état de grossesse.
2 Des travaux nous éclairent sur la situation des mères et des enfants en Algérie : Moutassem-Mimouni (2001) ; en Tunisie : Turki (1998) ; au Maroc : Naamane-Guessous et Guessous (2005). Il existe également des rapports synthétiques d’organisations internationales : Unicef (2002 et 2010), Insaf (2010). Une étude qualitative est par ailleurs menée actuellement au sein des trois pays par l’organisation non gouvernementale Santé Sud dont les premiers résultats sont attendus pour 2017.
3 La kafala est un contrat de recueil provisoire établi par un acte légal. Son titulaire s’engage à prendre bénévolement en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un mineur. Toutefois l’enfant n’entre pas dans la filiation et n’hérite pas de ses parents « tuteurs ». Il peut cependant porter leur nom, ou conserver son patronyme d’origine.
4 Le Maghreb se limite dans ce chapitre aux trois pays du « Petit Maghreb » que sont le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
5 En Tunisie, une importante enquête menée en 2006 dans le cadre du Projet panarabe sur la santé de la famille (Papfam) a consacré un volet aux jeunes âgés de 18 à 29 ans. Les objectifs étaient de dresser un état des connaissances et des pratiques sexuelles des jeunes non mariés et d’identifier leurs besoins en matière de santé sexuelle et reproductive en vue de mettre en place des politiques appropriées. Bien que la question sur les rapports sexuels ne soit pas posée directement aux jeunes, il est estimé qu’entre 50 et 60 % des garçons et entre 12 et 18 % des filles ont des rapports sexuels avant le mariage. Plusieurs travaux de thèse ont été aussi menés notamment en médecine et en sexologie. À titre d’exemple, dès 1996, H. Ben Azzouz réalise une importante enquête et nous informe sur les relations pénétratives hétérosexuelles sur une population de 2700 jeunes tunisiens : 9,8 % des enquêtés déclarent en avoir fréquemment, 13,1 % rarement et 76,7 % jamais. L’âge moyen du premier rapport sexuel des personnes enquêtées est de 19,3 ans pour les filles et de 18,1 ans pour les garçons (Ben Azzouz, 1996). Une enquête menée par J. Masmoudi-Soussi dans le cadre d’un doctorat de médecine menée auprès de 352 étudiant-e-s célibataires résidant en foyer universitaire à Sfax nous informe que 22 % des jeunes filles et 63 % des garçons reconnaissent avoir déjà eu une expérience sexuelle non pénétrative. Les chiffres tombent à 6 % pour les filles et 50 % pour les garçons en ce qui concerne les relations intravaginales. On y apprend que 77 % des femmes, contre 25 % des hommes, considèrent cette pratique prénuptiale inacceptable (Masmoudi-Soussi et al., 2006). Une sexualité avant le mariage existe donc bien, de surcroît féminine, ce qui fait émerger de nouvelles pratiques dans les classes sociales les plus favorisées, telle que l’hyménoplastie (Ben Smaïl, 2012).
6 Données de l’Institut national des études sociales et procès-verbal du conseil ministériel restreint du 11 octobre 2002.
7 Résultats d’une enquête menée par le ministère de la Solidarité nationale et de la Famille présentés à Alger en décembre 2007 par le docteur Bouchenak, secrétaire général du ministère.
8 Selon Aïcha Ech-Chenna, figure emblématique de l’association Solidarité féminine au Maroc, le phénomène est de grande ampleur : « Vingt-quatre bébés sont abandonnés chaque jour, et je ne vous parle pas des cadavres qu’on trouve chaque jour dans les poubelles » (Ech-Chenna, 2013).
9 Données de l’Office national de la famille et de la population (ONFP) présentées par son président directeur général, Ridha El Kataa, au quotidien arabophone Assabah le 15 mai 2016.
10 Outre l’accès à l’IVG, la politique étatique sous Habib Bourguiba s’avère être fortement interventionniste en ce qui concerne la question féminine. La promulgation du code du statut personnel en 1956 et ses réaménagements successifs ont contribué à l’abolition de la polygamie, l’institutionnalisation du divorce judiciaire, la fixation de l’âge minimum au mariage à 17 ans pour la fille, sous réserve de son consentement, l’attribution à la mère, en cas de décès du père, du droit de tutelle sur ses enfants mineurs, la création d’un fonds garantissant le versement des pensions alimentaires, au profit de la femme divorcée et de ses enfants.
11 Des test ADN peuvent être effectués sur ordre du juge lorsque les pères sont désignés et identifiés.
12 Certaines mères célibataires refusent de dévoiler l’identité du père soit pour le protéger, soit pour s’en protéger car elles sont menacées de mort ou victimes de chantage.
13 Le code pénal marocain punit les relations sexuelles hors mariage et entre en contradiction avec le code de la famille. Aujourd’hui, une peine avec sursis remplace celle de trois mois de prison ferme. Selon l’enquête menée par l’Insaf en 2010, 526 condamnations pour débauche ayant pour conséquence une grossesse ont eu lieu en 2009 dans la région de Casablanca (Insaf, 2010).
14 Selon une jurisprudence de la Cour suprême, même si la preuve de paternité est établie par ADN, le père peut refuser de reconnaître l’enfant qui restera considéré comme un enfant sans filiation paternelle. En revanche, au Maroc, lorsque le père souhaite reconnaître l’enfant né hors mariage, il peut le faire grâce aux nouvelles dispositions de la Moudawana depuis 2004.
15 Des acteurs et des actrices de la société civile ont réagi à travers tout le Maghreb en créant des associations d’aide et de soutien à ces femmes en difficulté. Elles tentent d’aider ces mères, souvent rejetées par leur famille, en les orientant dans leurs démarches administratives, en les inscrivant à des formations professionnelles et surtout en proposant un hébergement provisoire du couple mère-enfant au sein de foyers.
16 Le terme « abandon » est ici dénué de sa connotation péjorative et de tout jugement de valeur. Au contraire, au sens de « faire don » de son enfant, il peut être perçu comme une marque de lucidité, voire une preuve de maturité chez certaines femmes qui réussissent à percevoir leur enfant comme un sujet. Cette décision, si difficile soit-elle, peut s’avérer être la solution la moins dramatique garantissant des conditions d’existence optimales à la fois pour la mère et pour l’enfant. Là encore, cela dépend du cadre du « don » et des intentions des adoptants.
17 En effet, l’enquête Ined-ONFP montre que le non-recours à l’avortement ne résulte pas uniquement d’un défaut de connaissance. Certaines grossesses peuvent être désirées. Il s’agit parfois de combler un manque affectif, de vérifier sa stérilité ou même parfois de reproduire un schéma familial. On dénombre 56 femmes ayant déclaré lors de l’enquête désirer cette grossesse. De conditions plus modestes, elles ont plus souvent migré à la recherche d’un emploi que les autres enquêtées, et cohabitent avec leur partenaire. Il s’agit d’une stratégie matrimoniale explicite pour certaines et entièrement assumée. Cependant, celles qui forment notre échantillon – c’est-à-dire toujours célibataires – ont vu leur stratégie mise en échec, du moins à court terme. Malgré tout, près d’un partenaire sur trois des 56 pères biologiques concernés se sont prononcés en faveur du mariage depuis la naissance.
18 Encore aujourd’hui, certains cas défrayent la chronique. En 2015, au Maroc, un homme a déposé une demande auprès du tribunal afin de pouvoir contracter une union avec une seconde épouse sous prétexte que sa première épouse n’engendrait que des filles, information rapportée par Attahrir Press, juillet 2016.
19 Le coût maximum repéré lors d’une étude de terrain au Maroc est de 70000 dirhams correspondant à une « petite fille blonde aux yeux bleus », pouvant au regard, « immédiatement », être considérée « comme une fille de riches », « la fille de ses parents adoptifs » (Unicef, 2010, p. 42).
20 Une responsable de pouponnière tunisienne nous affirmait ainsi que pour permettre à des enfants de rejoindre un foyer, leur degré d’exigence quant au statut des parents adoptifs pouvait être abaissé ainsi que le critère d’âge. Certains enfants sont donc confiés à des couples âgés qui pourraient être leurs grands-parents.
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Être fille ou garçon
Ce livre est cité par
- (2017) Corps et préadolescence. DOI: 10.4000/books.pur.148855
- Gastineau, Bénédicte. Adjamagbo, Agnès. (2022) Représentations et vécus d’enfants autour de la famille à Cotonou (Bénin). Espace populations sociétés. DOI: 10.4000/eps.12466
Être fille ou garçon
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