Chapitre 6
Moukef, joutia, souks : les carrefours de l’informel
p. 173-196
Texte intégral
1L’appropriation de territoires en commun, le derb, la souika ou la joutia, crée un sentiment d’appartenance à une même communauté pouvant gommer bien des rivalités et des conflits. Être citadin, c’est s’intégrer culturellement à la ville. Mais c’est à travers la fréquentation des différents espaces urbains que se nouent les relations aux autres et que se font l’apprentissage et l’accès au savoir urbain. Les populations sont façonnées et modelées par les territoires structurant la ville.
2De la petite entreprise à l’étalage simple, installé de façon très rudimentaire sur le sol, passant par les activités trouvant leur existence dans la mobilité, toute une armada d’acteurs se rassemble dans des lieux particuliers, des sortes de carrefours de l’informel. La rue principale, suffisamment animée, la souika (petit souk), la joutia (marché de brocante), le souk urbain, la place centrale, sont des lieux de rencontre privilégiés. Les populations à moyen et bas revenu trouvent dans ces espaces de quoi satisfaire leurs besoins. Dans ces carrefours de l’informel, il existe mille et une façons de s’approvisionner, dans les minuscules boutiques, chez les marchands ambulants et auprès des étals redistribuant des produits de toutes sortes.
3Dans la morphologie urbaine, différents types de lieux peuvent être décelés. Il y a ceux qui réunissent les populations à faible revenu cherchant dans l’activité occasionnelle le moyen de vivre et d’exister au sein de la ville. Ces marchés informels de l’emploi, appelés moukef, accueillent des actifs qui viennent offrir publiquement leur force de travail. Le souk urbain jouit également d’une grande popularité et il est fréquenté pour l’approvisionnement et l’ambiance qu’il offre. La souika attire une population très nombreuse, qu’elle soit de passage, venue dans l’intention d’exercer une quelconque activité ou simplement pour acheter.
4Parmi tous ces lieux, l’espace central, Jemâa El-Fna, prend une place de choix. Lieu public très riche sur le plan historique et culturel, Jemâa El-Fna est un territoire où la notion de patrimoine prend vraiment tout son sens. Il appartient non seulement aux Marrakchis, mais tout aussi jalousement, à l’ensemble des Marocains et probablement aux étrangers aimant cette culture et ce type de décor urbain.
5Tous ces espaces s’imbriquent et se complètent et la plupart sont marqués par une forte urbanité. Ces pôles animés d’une force particulière structurent et gèrent la cité. Ces carrefours de l’informel, parfois de la marginalité, mêlent à la fois l’ancien et le moderne. Les modèles traditionnels d’organisation côtoient les modèles de gestion plus récents, imposés surtout par la crise économique et les difficultés de la vie urbaine.
I. Le moukef : la loi de l’offre et la demande d’emplois
6La rapidité de la croissance démographique et l’arrivée continue des ruraux créent des déséquilibres profonds sur le marché de l’emploi. L’écart important entre l’offre et la demande donne un surplus croissant de main-d’œuvre disponible et prête à exécuter n’importe quel travail.
7C’est dans un tel contexte qu’il faut situer le rôle significatif rempli par ces places spontanées d’embauche que sont les moukef, espaces d’accueil de tous les actifs cherchant à s’intégrer immédiatement et sans aucune préparation préalable au monde du travail urbain. En tant que premier et dernier recours, pour un grand nombre d’actifs luttant pour la survie au sein de la ville, le moukef revêt une grande importance dans le système informel. Si certaines activités appartenant à ce secteur économique nécessitent pour leur entrée un minimum de capital et un certain équipement, le moukef ne demande que la force de travail. Il suffit d’être prêt à exécuter n’importe quelle occupation, ce qui est à la portée de tout le monde, surtout quand on n’a pas d’autres opportunités immédiates en vue.
8Le moukef, tel qu’il fonctionne de nos jours, n’est pas un phénomène propre à Marrakech. Il existe dans plusieurs villes marocaines, de taille et d’importance variées. Sa grande diffusion dans l’espace urbain marocain témoigne de son rôle, en tant que système palliatif à l’insuffisance du marché de travail formel. Ce système spontané d’embauche des travailleurs est en particulier très répandu dans les villes traditionnelles comme Meknès et Fès, révélant l’insuffisance de leur appareil économique.
1. L’apparition et le rôle du moukef
9Initialement, le mot moukef signifie littéralement le « lieu où les demandeurs d’emploi restent debout ». Il provient donc de l’idée d’attente, accompagnée de la station debout ou d’arrêt pour les personnes ou les véhicules. Les individus attendent, dans un lieu particulier, l’opportunité de se faire embaucher. Des camions s’y arrêtent, destinés à transporter les éventuels candidats au travail. Les idées se recoupent, car il s’agit de l’attente et de la rencontre entre l’offre et la demande d’emplois.
10Avec l’installation des colons européens et la pénétration de l’économie moderne, les besoins en main-d’œuvre se développent. Les grandes fermes nouvellement constituées attirent un grand nombre d’ouvriers déracinés de leurs terres et de plus en plus appauvris. L’aménagement agricole de la plaine du Haouz, commencé avec l’arrivée des Européens, a ainsi déversé sur toute la région une masse de main-d’œuvre prête à travailler (Pascon, 1983). Dans la mesure où il n’existait pas d’autres systèmes de recrutement, les travailleurs se réunissaient dans des lieux connus pour leur facilité d’accès, afin de se faire embaucher.
11Après l’accès à l’indépendance, ce phénomène a pris d’autres proportions et s’est étendu à de nouvelles occupations, comme celles liées au bâtiment, dont la demande s’est nettement accrue. Le rôle du moukef s’est ainsi confirmé, offrant une main-d’œuvre abondante et bon marché pour les éventuels employeurs, aussi bien ceux opérant dans le secteur agricole que ceux de l’industrie ou de la construction.
2. Les conditions de l’enquête
12Cette analyse s’appuie sur une enquête menée auprès de 337 moukfi, interrogés sur les lieux même de l’attente du travail. L’enquête de terrain a concerné le moukef de Bab Doukkala qui connaît le plus grand rassemblement des travailleurs occasionnels de la ville. Mais un regard a aussi été jeté sur les autres moukef de la ville pour en dresser une vue d’ensemble.
13Il a fallu commencer les investigations très tôt le matin, avant le départ vers les lieux de travail. Pour réunir un nombre suffisant de questionnaires, ceux-ci ont été étalés sur plusieurs jours, ce qui a permis de voir et de comprendre le phénomène du moukef, parfois dans les détails les plus fins et les plus subtils. L’essentiel de l’enquête s’est déroulé entre les mois d’octobre et novembre, époque de grande affluence de travailleurs et de demande importante de la part des employeurs, surtout pour la saison des olives (il aurait fallu étendre les enquêtes de terrain sur toute l’année, pour mieux cerner les variations saisonnières).
14Il existe plusieurs moukef à Marrakech. Ils sont localisés essentiellement dans des espaces stratégiques de la médina et devant les principales portes. Dans ces lieux privilégiés, les relations entre le monde rural et le monde urbain paraissent au grand jour. Ici, viennent impérativement les paysans descendus à la ville pour s’occuper au cours de la morte saison ou encore pendant les moments de grande sécheresse.
15Parmi les sept moukef fonctionnant de façon régulière, quatre sont englobés dans l’enceinte des remparts, les autres se tiennent hors les murs :
le moukef de Bab Ailan, situé à l’est, à l’entrée de la ville ancienne, groupe d’habitude entre vingt et trente ouvriers. Ils travaillent surtout dans les métiers du bâtiment, de nettoyage et d’entretien des habitations ;
dans la même zone, le moukef de Bab Dbagh du nom de la porte des Tanneurs toute proche, concerne entre quarante et soixante travailleurs avec des spécialités variées, dominées cependant par celles du bâtiment. Il fait partie de tout cet ensemble à la fois résidentiel et fonctionnel ;
dans la partie sud de la ville ancienne, le moukef d’Arset El-Maach rassemble quotidiennement dix à vingt travailleurs environ. Ce sont surtout des couturiers pour la confection de matelas et couvertures. À côté, on trouve également des colporteurs en rapport avec l’existence d’un certain nombre de commerces de produits alimentaires de gros et d’équipements ménagers.
le moukef de Riad El-Arous est situé au centre-nord de la médina et il est plus important, considérant le nombre des travailleurs le fréquentant habituellement. Ils peuvent être jusqu’à cent et leur domaine est celui du bâtiment et d’autres métiers divers, de réparation ou d’entretien. Le marché a une position centrale et la nature des travaux proposés est diversifiée. Il n’est pas loin du grand moukef de Bab Doukkala, qui se tient à quelques centaines de mètres, à la sortie nord-ouest de la médina. Les deux fonctionnent dans une sorte de complémentarité, aussi bien pour les travailleurs que pour les employeurs. Selon la nature et la qualité de l’activité demandée, on a le choix d’aller vers l’un ou l’autre de ces deux marchés. Riad El-Arous a la réputation de regrouper des travailleurs et des artisans expérimentés et relativement qualifiés. Les journaliers de Bab Doukkala, sont sans aucune qualification, en dépit de l’attirail exposé, destiné à montrer les différentes spécialisations des moukfi, mais le matériel possédé ne garantit en rien la qualité du travail qui sera effectué.
16Ainsi, le moukef de Bab Doukkala rassemble une masse de population active, pouvant arriver jusqu’à sept cents ou huit cents individus, surtout lors des saisons de cueillette d’olives et d’abricots. En temps normal, ce grand marché accueille entre quatre cents et cinq cents travailleurs occasionnels. Il fait partie des moukef de la médina, même s’il se trouve, géographiquement parlant, en dehors de celle-ci. Adossé aux remparts, il bénéficie d’une position exceptionnelle à proximité de la gare routière, facilitant la liaison avec les régions rurales voisines. La grande porte de Bab Doukkala donne un accès direct et facile vers le centre ancien, mais aussi vers le Guéliz, Daoudiat, les quartiers industriels (Ouest et Nord de la ville), et en direction des grandes zones de culture moderne. Tout ceci explique l’importance de ce moukef et la diversité des métiers qu’on peut y trouver, aussi bien dans le domaine du bâtiment, de l’agriculture, du nettoyage et d’entretien des domiciles.
17Parmi les marchés situés hors de l’enceinte de la médina, celui du Guéliz est spécialisé dans les travaux ménagers. Il est fréquenté habituellement par des femmes, une cinquantaine environ, profitant de l’activité du marché moderne pour se faire embaucher à la journée. Autrefois, ce type de travail était demandé à cause de la présence des Européens dans cette partie de la ville. Après leur départ, les familles marocaines aisées ont continué à faire travailler les femmes pour les travaux domestiques. Ceci explique la permanence du fonctionnement de ce moukef un peu spécial, et significatif quant à la géographie des revenus et la hiérarchie sociale.
18Plus loin encore, vers l’ouest de la ville, dans le quartier El-Massira se tient un moukef de cent à deux cents travailleurs, principalement des ouvriers agricoles ou du bâtiment. Ce marché spontané, relativement récent, est la conséquence de l’extension du tissu urbain et de l’ouverture d’un grand nombre de chantiers de construction.
19Ainsi, le phénomène du moukef suit l’évolution spatiale de la ville et se crée spontanément en fonction des besoins de la force de travail, dans la mesure où il n’existe pas de bureau de placement organisant formellement l’offre et la demande d’emplois. Mais la répartition des moukef à travers les différents ensembles urbains marque aussi une tendance à la prolifération et à l’éclatement. Les grands rassemblements de travailleurs sont en cours de réduction, surtout avec les règlements et les limitations imposées par les autorités.
20On évite au maximum les sources de désordre et d’anarchie pouvant accompagner de tels regroupements spontanés d’actifs. Ainsi, on trouve de plus en plus de petits groupes de travailleurs se formant devant les vendeurs de matériaux de construction ou face aux grands chantiers. C’est un moyen de maximiser les chances d’embauche et de limiter la concurrence des autres candidats demandant les mêmes types d’emplois.
21D’un autre côté, l’éclatement des moukef et leur dispersion à travers l’espace de la ville peuvent refléter aussi les mouvements internes des populations. Un certain nombre de familles ont quitté la médina vers les douars périphériques et les quartiers extra-muros. Les individus n’ayant pas trouvé d’autres moyens de se faire embaucher créent leurs propre moukef, dans un endroit jugé opportun et non loin de leur lieu de résidence. Pourvu qu’il existe une probabilité de faire rencontrer l’offre et la demande d’emplois.
3. Les caractéristiques du travailleur du moukef
22À travers l’analyse de leurs caractéristiques démographiques, sociales et culturelles, il est possible de dégager des profils des actifs du marché spontané d’emploi. La dominance numérique des hommes sur les femmes est nette. C’est une caractéristique générale de ce type de marché, sauf pour ceux réservés aux femmes de ménage, comme celui du Guéliz.
23Devant la porte de Bab Doukkala, les femmes viennent demander du travail dans les mêmes conditions que les hommes. Elles sont prêtes à s’occuper, aussi bien dans le domaine agricole, industriel que comme à aides à domiciles. Pour les habituées du moukef, c’est chaque jour une nouvelle destination, un nouvel employeur.
24En temps normal, le nombre des femmes dans le moukef est réduit, ne dépassant pas généralement 15 ou 20 % du total des travailleurs. Mais, au moment de la cueillette des olives et des abricots, le nombre des travailleuses occasionnelles augmente et arrive même à dépasser parfois celui des hommes. Le recrutement durant cette période est quasiment assuré, car c’est une main-d’œuvre particulièrement recherchée, du point de vue de la discipline et de la faiblesse des salaires distribués. Ainsi, à travers le moukef, les femmes entrent de plain-pied et à leur façon dans le circuit économique informel. Cette main-d’œuvre saisonnière forme une grande partie des effectifs embauchés par les fermes et les usines agroalimentaires de la ville. Mais il s’agit d’un autre signe visible de la marginalisation d’une fraction de la population urbaine. Certes, un certain processus de socialisation s’opère dans le même temps. En accédant au moukef, les femmes sortent de leur isolement, se fondent entre elles et s’insèrent dans un circuit d’entraide, le cas échéant. Groupe minoritaire, dominé, elles expriment leur volonté de travailler pour survivre. En attendant parfois par centaines sur le lieu du moukef, elles font valoir leur droit au travail productif. Mais embarquées, pêle-mêle, dans des dizaines de camions, pour être ramenées le soir au point de départ, elles offrent l’image d’une condition économique et sociale prolétarisée.
25La logique du moukef illustre la canalisation de l’activité féminine par la demande urbaine. En n’apportant généralement que de petits revenus de survie, les travaux féminins obtenus dans le cadre du moukef ne sont que de simples expédients. Le profil matrimonial de ces travailleuses indique les contours d’une telle réalité (tableau 1).
Tableau 1 • État matrimonial des femmes et des hommes du moukef à Marrakech, Bab Doukkala

Source : enquête personnelle, 1999.
26Ce sont essentiellement des jeunes filles célibataires, des divorcées ou des veuves. On trouve peu de femmes mariées, celles-ci orientant leur activité économique plutôt vers le travail artisanal domestique. Le travail occasionnel exercé à l’extérieur demande une certaine disponibilité.
27Parmi les hommes, ce sont les célibataires qui dominent, suivis par les hommes mariés. Une situation tranchant nettement avec celle des femmes. L’importance de la catégorie d’hommes encore célibataires souligne le rôle du marché informel d’emplois dans l’insertion des nombreux éléments issus de l’exode rural.
28Si une grande partie des ouvriers du moukef sont célibataires, c’est aussi parce qu’ils sont majoritairement jeunes. En effet, 67 % d’entre eux n’ont pas encore 30 ans et sont donc au début de leur vie active. Une structure très différente de celle rencontrée dans l’artisanat par exemple (tableau 2).
Tableau 2 • Répartition des travailleurs du moukef à Marrakech selon l’âge

Source : enquête personnelle, 1999.
29Le profil jeune du travailleur du moukef peut s’expliquer par les exigences et les contraintes liées à ce type d’activité. Une autre explication possible met en rapport le phénomène du moukef et l’intensité des flux migratoires, essentiellement en provenance du monde rural. Ces mouvements touchent généralement les éléments jeunes, cherchant à s’intégrer dans le milieu urbain par leur dynamisme et grâce à la force de leurs bras, surtout lorsqu’ils ont un faible niveau scolaire.
30Une majorité de travailleurs du moukef n’a pas été à l’école. La proportion atteint même 85 % chez les femmes. De telles proportions dans des générations récentes et urbaines témoignent d’une forte sous qualification. La plupart des moukfi ne possèdent pas un niveau d’éducation leur permettant d’aspirer à d’autres types d’activités, surtout sur un marché d’emploi de plus en plus restreint, même pour ceux ayant fait des études avancées. L’origine rurale des travailleurs est un facteur explicatif important, compte tenu du retard significatif de la scolarisation dans les campagnes (tableau 3).
Tableau 3 • Répartition des travailleurs du moukef à Marrakech selon le niveau scolaire

Source : enquête personnelle, 1999.
31Parallèlement à la faiblesse du niveau d’éducation, les travailleurs occasionnels du moukef ne possèdent pas de qualifications professionnelles attestées. Une infime minorité d’entre eux (3,5 %) a déclaré avoir suivi un enseignement dans une école de formation professionnelle. Ainsi, l’ensemble des individus ayant recours au moukef, sans qualification acquise au préalable, constituent une sorte d’armée de réserve de travail, où les éventuels employeurs puisent à leur convenance en fonction de leurs besoins.
32Près de 70 % des travailleurs du moukef viennent de la campagne. Les paysans chassés de leurs terres par la sécheresse et la misère, arrivent au moukef pour offrir leur force de travail. Ils sont prêts à prendre n’importe quelle occupation, en attendant peut-être le retour au village. L’existence du moukef et son type de fonctionnement alimentent des flux saisonniers et temporaires de main-d’œuvre non qualifiée entre les régions rurales voisines et la ville. Pour ceux qui désirent s’installer définitivement dans la cité, le moukef offre une première possibilité d’aborder le monde du travail urbain, en attendant une autre occupation plus stable et mieux rémunérée (tableau 4).
Tableau 4 • Répartition des travailleurs du moukef à Marrakech selon l’origine

Source : enquête personnelle, 1999.
33Plus de deux tiers des ruraux sont arrivés directement à Marrakech, sans passer par d’autres étapes dans leur cheminement migratoire de la campagne vers la ville. Ainsi, Marrakech paraît comme une première destination possible, avant peut-être la conquête d’autres horizons urbains.
34Des dizaines d’autocars et de bus font le trajet, plusieurs fois par jour, entre Marrakech et les régions agricoles voisines, jusqu’à une profondeur de 50 kilomètres, offrant ainsi la possibilité de descendre travailler au moukef et revenir au point de départ, le soir ou à la fin de la semaine.
35En fait, qu’elles soient temporaires ou à tendance permanente, les arrivées du moukef se situent surtout à des périodes récentes : plus de neuf travailleurs sur dix venus de la campagne se sont installés à Marrakech après 1980, dont la majeure partie après 1990.
4. La nature du travail et le fonctionnement du moukef
36Le moukfi désigne l’individu sans capital professionnel. C’est un journalier et sa condition est marquée par la précarité et l’instabilité de l’emploi. À vrai dire, les travailleurs du moukef ne sont que des chômeurs chroniques déguisés. C’est l’une des manifestations essentielles de l’extension du sous-emploi au sein de la ville. Toutes les transactions se font en plein air, au vu de tous. Les salaires demandés par les travailleurs se négocient jusqu’à l’extrême. L’employeur est en position de force. Pour faire face, les travailleurs occasionnels s’organisent en petits groupes selon des liens familiaux, d’amitié, d’appartenance résidentielle ou autres. Ces groupes essayent de faire pression sur l’employeur, surtout quand il s’agit de travaux demandant plusieurs bras, comme dans le secteur agricole ou celui du bâtiment. Tous les membres du groupe, une fois constitué, ne vont pas à la recherche du travail : il suffit que l’un d’eux s’en charge pour que les autres aient la chance d’être occupés de façon continue. Une répartition des tâches peut parfois s’établir sur l’ensemble de la semaine, avec des rendez-vous et des obligations à tenir, vis-à-vis des clients qui deviennent, avec le temps, des habitués.
37Ainsi, en dépit du caractère précaire et fragile de l’activité exercée dans le cadre du moukef, l’organisation en groupe constitue une stratégie importante, garantissant l’obtention d’un emploi et une sécurité suffisante face à l’employeur. Grâce aussi à ce type de groupement, il y a moyen d’affronter la concurrence acharnée au sein du marché.
38La constitution des groupes de travail au sein du moukef n’est pas seulement une stratégie visant la protection du travailleur, elle garantit également l’efficacité de la tâche pour l’employeur. Dans un tel système d’occupation, le fait d’être épaulé par un camarade ou un parent permet de supporter la rudesse de la besogne. L’entente entre les membres du groupe paraît essentielle pour l’exécution correcte du travail dans un délai relativement court, même quand le nombre d’employés est restreint. Une condition d’ailleurs souvent souhaitée par les travailleurs, qui permet d’augmenter la part du salaire convenu revenant à chacun des participants.
39Un autre moyen utilisé par les actifs fréquentant régulièrement le moukef consiste à s’entendre avec l’employeur pour fixer les journées de travail à faire chez lui. Ce type d’arrangement est fréquent dans le cas des jardiniers, des nettoyeurs ou des femmes travaillant comme femmes de ménage pour la journée. Une fois les termes du contrat remplis, les travailleurs retournent sur les lieux du moukef, pour attendre d’autres opportunités d’embauche.
40Plus de la moitié des moukfi travaillent seulement de 4 à 12 jours par mois et 40 % sont embauchés entre 12 et 16 jours par mois. Il ne s’agit là évidemment que de simples estimations, faites par les travailleurs eux-mêmes (tableau 5).
Tableau 5 • Nombre de jours de travail effectif des employés du moukef à Marrakech

Source : enquête personnelle, 1999.
41La majorité des actifs ayant recours au moukef réside au sein de la médina et des douars périphériques. Sidi Youssef Ben Ali constitue également un lieu d’habitation important. Dans ces ensembles urbains populaires, les loyers sont encore relativement abordables, en comparaison avec les autres parties de la ville. Parmi les travailleurs résidant dans la médina, un quart habite les fondouks et les cafés traditionnels. Ce sont surtout les individus récemment arrivés qui ont recours à ce type d’établissements, qui constituent des lieux d’accueil provisoires pour les nouveaux actifs, dans l’attente d’une amélioration de leur situation occupationnelle et financière.
42En conclusion, le moukef est un lieu virtuel d’emplois. Il s’agit d’emplois n’exigeant pas de qualification particulière et donnant des revenus faibles et irréguliers, mais qui jouent un rôle essentiel, en tant que moyen de survie d’une partie de la population active.
43Cependant, pour un certain nombre d’individus, la fréquentation du moukef ne se fait pas toute la vie. Cette façon d’offrir sa force de travail représente une étape plus moins longue, dans le cycle de l’activité économique. Un phénomène qui va d’ailleurs en parallèle avec le renouvellement incessant de ce type de main-d’œuvre. C’est une donnée essentielle, dans la logique du fonctionnement du moukef : ce ne sont pas toujours les mêmes individus qu’on rencontre tous les jours, avec les départs et les arrivées continuels.
44Mais il y a toujours cette homogénéité sociale, caractérisant l’ensemble des actifs qui se présentent, prêts à l’appel d’emplois. Leur peine, à la recherche d’un travail, est celle de tout un système économique profondément marqué par l’informel.
II. De la joutia au souk et du souk à la joutia
1. Une dynamique dans la logique de l’informel
45Ce sont d’autres composantes du secteur informel, plus orientées vers le commerce des marchandises (mais aussi vers leur production ou leur transformation), des carrefours de rencontre des populations à faible revenu, des lieux jouant un rôle de premier plan dans le déroulement de la vie urbaine. Avec le temps, la joutia (marché de brocante, ferraille) peut se transformer en souk et ce dernier peut devenir une joutia. Les deux lieux se confondent parfois, donnant un rassemblement hétéroclite et complexe d’activités de toutes sortes, attirant une clientèle nombreuse, caractérisée surtout par un faible pouvoir d’achat. Ce sont des espaces de travail de type informel, des lieux d’échange fortement animés (CGEM, 2008).
46La joutia et le souk peuvent offrir certaines opportunités d’emploi dans le commerce, l’artisanat ou les services. Leur présence, de plus en plus affirmée au sein du tissu urbain, est la concrétisation du poids que représente le secteur informel, avec sa propre logique et sa façon de fonctionner. Initialement, la joutia est un marché spécialisé dans la vente de produits divers (brocante, friperie, articles neufs ou usagés, produits d’équipement…). À côté du commerce, on y trouve également des activités accompagnatrices comme l’artisanat, les services de réparation et de restauration. Le développement d’un tel phénomène, à Marrakech, reflète le besoin incessant de s’adapter à des conditions de vie difficiles et, de manière générale, à l’évolution économique et sociale de la ville. La joutia, avec ses commerces, permet de satisfaire toute une catégorie de la population non seulement citadine, mais aussi celle appartenant au milieu rural environnant. Pour répondre à la demande de cette clientèle, aussi nombreuse que variée, les commerçants rapportent des produits de toutes parts, même des régions lointaines et issus de la contrebande.
47Quant au souk, son appellation provient initialement du marché hebdomadaire se tenant aussi bien dans le milieu rural que près des principales portes des villes. Au Maroc, le phénomène existe depuis toujours et il fonctionne encore, avec une rotation selon les jours de la semaine et une organisation interne parfois insoupçonnée. Le souk tire sa force et son dynamisme d’une tradition constamment perpétuée dans ce pays. C’est une institution remarquable par l’empreinte qu’elle laisse sur le paysage, même de façon éphémère, et par ses réelles implications économiques et sociales (Troin, 1985, 2002). Si le souk conserve aujourd’hui une telle importance, c’est parce qu’il s’agit d’un lieu privilégié où se nouent les relations entre le monde rural et le monde urbain (Kapchan, 1998). Dans ces conditions, la partie rurale du pays n’est jamais franchement distincte de sa partie urbaine, tellement les deux sont imbriquées et solidaires. Que dire alors des souks implantés près des portes des villes ? Ils sont la manifestation de l’attachement que les citadins ont toujours gardé avec le monde paysan. Cette fidélité est source de richesse à la fois culturelle et économique. Mais à travers le souk, devenu avec le temps une institution de base dans l’économie urbaine, la ville assure sa domination sur la campagne ; elle donne une autre impulsion et de nouvelles dimensions au phénomène soukier, surtout avec le foisonnement du secteur économique informel.
48Autrefois, l’activité au sein du souk se limitait à quelques échanges, à des jours précis de la semaine. Les ruraux de la région proche venaient y écouler leurs produits agricoles et les citadins aimaient s’y ravitailler. Visiter le souk était aussi un moyen de sortir du cadre de vie habituel restreint, s’informer, se distraire, mais aussi chercher du travail. L’intensité des échanges et la vitalité du souk variaient en fonction des saisons et des occasions. Au moment des fêtes, cette institution connaît une grande animation et ses différents commerces deviennent florissants. Mais avec le temps et surtout avec les progrès de l’urbanisation, le souk est devenu un lieu d’activités permanentes. Il n’est plus question de rotation ni d’apparition éphémère, car cette institution hebdomadaire s’est transformée en réalité quotidienne. En outre, les souks urbains ont connu une grande diversification quant aux produits échangés, avec un dynamisme de plus en plus affirmé. Avec cette évolution, le contenu humain des souks s’est également transformé ; désormais, ce ne sont plus des ruraux qui viennent directement proposer des produits frais, mais les intermédiaires intervenant dans le processus de distribution, devenus très nombreux. Les échanges traditionnels simples et spontanés ont été submergés par le développement du secteur économique informel. C’est une manifestation de l’influence montante de la ville et de la complexité grandissante des échanges économiques.
49L’adaptation des souks aux conditions économiques et sociales, en rapport avec la croissance de l’urbanisation et les difficultés d’existence qui l’accompagnent est remarquable pour de larges couches de la population urbaine. Le souk se transforme alors en refuge pour les individus n’ayant pas trouvé d’autres moyens de s’intégrer à la ville. Ainsi, voit-on se développer certains souks de fortune ou des bidons-souks, près des portes de la ville ou sur des espaces intermédiaires jugés stratégiques. Ces souks sont très animés et leur dynamisme, parfois seulement apparent, découle de la réunion de toute une population située en bas de l’échelle sociale. Le phénomène soukier, tel qu’il fonctionne actuellement au sein du monde urbain, est devenu inséparable de l’extension de la pauvreté humaine, élément social qui réunit le souk et la joutia dans une ville présentant des faiblesses économiques certaines et où le secteur informel connaît une grande profusion.
2. La joutia : le provisoire qui dure
50La première grande joutia à Marrakech, El-Hafra (signifiant littéralement « le trou ») se trouvait sur la place Jemâa El-Fna. Elle occupait exactement l’emplacement sur lequel s’est construit, plus tard, le Club Méditerranée. Cette joutia est apparue au moment où a commencé à se développer l’habitat précaire dans différentes parties de la ville. Les petits commerçants s’y installaient de façon spontanée, dans des baraques en tôle, en bois et en roseaux. L’occupation des lieux était anarchique et sans justification légale.
51Si à Marrakech il n’y avait pas de bidonvilles au vrai sens du terme, il existait des bidons-souks qui ont été combattus par tous les moyens. La joutia d’El-Hafra était particulièrement gênante pour les autorités car elle occupait un emplacement stratégique. Sorte de grosse verrue, elle cachait la beauté du paysage de la place centrale destinée à être utilisée comme un élément essentiel dans l’attraction de la clientèle touristique internationale. Tout a été fait pour éradiquer la première grande joutia de la ville. Les occupants se sont dispersés, créant d’autres petits noyaux de marchés du même type. Mais les commerçants sont restés toujours fidèles aux emplacements proches de la place Jemâa El-Fna comme, par exemple, la joutia d’El-Kessabin (limite Est de la place) ou celle implantée sur les lieux de l’ancien souk à grains (Sud-Ouest de la place). Dans le même temps, d’autres commerçants se sont installés dans de petites joutia nouvellement créées, en particulier dans le quartier du moukef Kechich (partie Est de la médina), Bab El-Khémis (Nord-Est) et Sidi Youssef Ben Ali (souk Rbiî). Les emplacements choisis sont limités à la médina ou aux espaces touchant les grandes portes, car l’essentiel des activités économiques se déroule encore dans la ville ancienne, surtout dans leur version informelle.
52La précarité des édifices et des matériaux utilisés donne à la joutia un caractère fragile et vulnérable. Elle se trouve en permanence devant la menace de l’incendie, qui a effectivement touché la plupart des joutia. Le marché El-Kessabin a été incendié plusieurs fois, celui de Bab El-Khémis a été complètement détruit dans les années 1980, avant de renaître de ses cendres. Après est venu le tour de la joutia d’El-Massira (extension ouest), qui s’était développée suivant la progression du tissu urbain dans cette partie de la ville. En 2003, le souk Rbiî est à son tour ravagé ; implanté à la limite nord de Sidi Youssef Ben Ali, non loin de la grande porte de Bab Ghmat (au sud-est de la médina), ce souk spontané n’avait pas cessé de grossir, en dépit de la surveillance exercée de la part des autorités.
53Les incendies sont probablement causés par les responsables administratifs eux-mêmes, dans l’intention de se débarrasser des commerçants, trop obstinés à vouloir exercer, même en dehors des limites de la réglementation. Devant la prolifération d’un tel phénomène présentant des risques évidents, il restait la solution de la construction en dur, qui permet de lutter contre la multiplication des bidons-souks et, en même temps, introduit un élément de rentabilité financière régulière pour le trésor public de la ville :
contre l’implantation soukière spontanée et anarchique, un premier projet a vu le jour sur l’emplacement de l’ancien souk à grains. C’est la joutia en dur de Sidi Mimoun, au sud-ouest de la médina, spécialisée dans le commerce des vêtements usagés, auquel se sont ajoutées quelques activités de type artisanal, venues se réfugier ici suite aux nombreuses transactions immobilières.
il y eut ensuite la construction du souk Al-Izdihar, à côté de la nouvelle gare routière, à Bab Doukkala (au Nord de la médina), pour accueillir les propriétaires des « baraques » trop gênantes de la grande place. Mais ce souk n’a pas connu un grand succès, et ses boutiques sont dans l’ensemble restées pratiquement inoccupées, avant d’être rasées totalement (2002).
autre exemple d’évolution vers le caractère durable, le souk El-Khémis a bénéficié, dans son développement, de sa position stratégique et de l’arrivée continue des commerçants chassés des autres marchés de la ville. Un temps déplacé vers le sud après son incendie, le souk est revenu sur le lieu initial, encore plus présent sur la scène économique et sociale de la ville.
54Ainsi, le phénomène de la joutia aura triomphé à Marrakech, en tant que réplique populaire palliant l’insuffisance des marchés formels et s’adaptant aux capacités matérielles des populations.
3. Le souk El-Khémis, archétype de la joutia dynamique et multivariée
55Situé au nord de la médina, cet emplacement est depuis longtemps un lieu de contact et d’échanges entre la ville ancienne et la campagne environnante. Ce souk hebdomadaire qui se tient le jeudi est rapidement devenu très important et a acquis une grande renommée grâce à sa position stratégique aux portes de la ville et au bord des quartiers les plus denses et les plus populaires.
56Il a commencé à se transformer dans les années 1960, avec l’arrivée des commerçants chassés des autres marchés de fortune, qui s’étaient installés auparavant dans l’enceinte de la médina. Jugé alors excentrique et suffisamment éloigné des zones vitales de l’agglomération, il se développe néanmoins et connaît une progression importante à partir de 1970 puisque trois quarts de ses occupants arrivent après cette date (enquête personnelle, 1995). Les commerçants installés dans les quinze dernières années représentent 40 % du total, montrant le dynamisme continu de ce souk, devenu le plus important de toutes les joutia de la ville. Dans son évolution, le souk El-Khémis a connu une grande diversification de ses produits et une modification notable de son contenu humain. Il s’affirme de plus en plus, en tant que composante essentielle du secteur économique informel. En plus des nombreux commerces, il offre de larges possibilités de travail aux populations démunies, dans le domaine de la récupération, de l’artisanat ou des services. C’est peut-être la raison d’être de ce souk parallèle, réunissant des personnes venues des douars périphériques à l’est de la ville ancienne.
57Les habitants des quartiers limitrophes de la médina sont également concernés par les échanges et l’activité intense régnant dans le souk El-Khémis. Ici, toutes les populations à faible revenu se trouvent mêlées. Elles participent, par leur massivité, à la formation d’un grand carrefour de la pauvreté, où chacun s’immisce selon les moyens dont il dispose. Les clients arrivent aussi bien des régions rurales que des quartiers urbains ou semi-urbains. Les flux de population peuvent dépasser dix mille personnes, les jours les plus animés, le jeudi ou en fin de semaine. Une telle concentration ne peut s’expliquer que par l’abondance, la variété et le bas prix des marchandises et des produits que l’on peut y trouver. L’intensité que connaît le souk El-Khémis modifie profondément les rapports initiaux entre le monde rural et le monde urbain. Ces rapports ne sont plus aussi simples qu’autrefois. Les échanges sont devenus relativement complexes et les vendeurs ne sont plus ces ruraux qui arrivaient fraîchement de leur village pour écouler leurs produits. Ce sont, bien souvent, des commerçants expérimentés et avisés, utilisant tous les moyens pour vendre leurs marchandises.
58Le souk El-Khémis comprend des activités commerciales de toutes sortes ; on y trouve des entrepôts de poterie, des matériaux de construction, des produits d’équipement ménager, d’habillement… mais aussi une grande quantité de produits de ferraille, ce qu’on appelle vraiment la joutia. Ce sont des produits introduits dans le circuit commercial marocain depuis la colonisation, et ne cessant pas d’envahir les marchés urbains. Dans cette activité commerciale, nettement prédominante dans le souk, on peut distinguer entre les produits directement en rapport avec l’activité agricole et ceux destinés a priori à la consommation des citadins. Cette distinction montre le rôle que joue encore ce souk dans le rapport ville-campagne.
59L’animation est liée aussi à la multiplication du nombre des ambulants, qui concurrencent fortement les commerçants installés dans des boutiques. Les ambulants occupent les espaces trouvés vides dans l’enceinte du souk et même devant ses principales entrées. Ils proposent des fruits et légumes, des vieux vêtements et autres produits divers. Le jeudi, la présence de ces marchands ambulants est tellement massive qu’il est très difficile de les quantifier. Leur nombre dépasse de loin celui des commerçants fixes. Dans un comptage de ces marchands ambulants et des petits étalages, un jeudi de juin 2003, nous sommes arrivés à sept cent cinquante petits vendeurs de fortune, alors que le nombre des boutiques n’atteignait pas sept cents. (Le jour de notre visite, une descente des forces de l’ordre a empêché l’installation de centaines de prétendants voulant exercer leur activité clandestine.)
60Dans ce monde de survie, les femmes parviennent aussi à s’accaparer une portion d’espace. Dans notre tentative de comptage, nous en avons relevé au moins trois cents, exposant des produits artisanaux, de récupération et des vêtements usagés.
61Dans une société marquée par la rareté et l’indigence, rien ne se jette. De nombreux échanges, effectués au sein du souk, sont fondés sur la récupération et le recyclage. Les vêtements, les vieilles bouteilles, les boîtes de conserve, les vieux pneus sont conservés et triés de façon minutieuse, avant d’être orientés vers de nouvelles destinations. Les objets récupérés sont parfois utilisés comme matière première pour la petite production artisanale.
62Finalement, le souk El-Khémis présente une structure commerciale complexe et n’obéissant apparemment pas à une organisation nette. Les activités effectuées au sein de cet espace sont multiples et variées et s’inscrivent essentiellement dans le cadre du secteur économique informel. Elles découlent de la tradition économique soukière hebdomadaire, mais aussi de l’intensification des échanges tout au long de la semaine. Le fonctionnement permanent de ce souk est justifié par le volume de la population drainée. Celle-ci appartient généralement aux catégories disposant de faibles revenus. Par les types d’activités et la perpétuelle animation, on dispose d’une sorte d’observatoire de la pauvreté, surtout dans une ville sous-capitalisée comme Marrakech, où populations rurales et urbaines viennent se mêler en un bruyant carrefour.
III. Jemâa El-Fna : entre mythe et réalité
1. Une centralité affirmée
63La place Jemâa El-Fna et les nombreux souks qui l’entourent occupent une position centrale au sein de la médina. De là vient d’abord leur pouvoir d’attraction, exercé sur toutes les populations habitant les quartiers anciens et même celles vivant dans les autres parties de la ville. Les achats non quotidiens et occasionnels des Marrakchis se font presque exclusivement dans les souks de la médina.
64En fait, le recours à cette zone, pour les besoins d’achat et des services, dépend de l’éloignement du lieu de résidence. Pour les populations habitant la médina elle-même, l’accès au centre s’opère facilement et la fréquentation de ses nombreux commerces et services est régulière. Quant à celles résidant dans des quartiers spatialement éloignés, elles ont surtout recours aux services de la zone centrale pendant la préparation des fêtes, des mariages ou autres événements familiaux importants.
65Une fraction de la population préfère tout de même s’approvisionner dans la ville nouvelle, le Guéliz. Il s’agit souvent de catégories sociales aisées, disposant de revenus relativement importants et se distinguant par leurs comportements commerciaux occidentalisés. Mais la pratique spatiale à Marrakech n’est pas si sélective. Même les couches de la population les plus favorisées restent toujours fascinées par le centre ancien, ses mosquées, ses cafés, ses services, ses commerces et ses bazars aux articles artisanaux de qualité.
66L’attraction exercée par le centre de la médina a d’ailleurs été soulignée par différents chercheurs, concernant d’autres villes du Maroc. À Rabat, par exemple, les différents approvisionnements des populations des quartiers populaires se font plus ou moins régulièrement dans la zone centrale historique, d’ailleurs bien équipée en services et en commerces pour accueillir de nombreuses clientèles, surtout celles disposant de revenus modestes et irréguliers (Zerrouk, 1986). Le même phénomène a été mentionné pour Tanger, dont la médina jouit d’une forte centralité vis-à-vis des populations citadines et néo-citadines, qu’elles soient issues de milieux pauvres, moyens ou même riches (Martin-Hilali, 1987).
67Les informations recueillies concernant le vécu et les représentations des populations confirment l’importance de cette place comme espace central de la ville. Huit Marrakchis sur dix déclarent que, pour eux, le centre de la ville se situe à Jemâa El-Fna et dans ses alentours immédiats (souks).
2. Un legs de l’histoire
68C’est dans la déchéance qui a frappé Marrakech à la fin de la dynastie saâdienne, au xviie siècle, que la place centrale a probablement pris l’appellation de Jemâa El-Fna, du nom de la mosquée saâdienne dont la construction fut interrompue. C’est à cette époque que l’on commence à évoquer l’une des fonctions importantes de cette place : la halka (foule constituée en cercle autour d’un conteur, un danseur ou un musicien).
69Dès le commencement du règne de la dynastie alaouite, Marrakech perd ses prérogatives de capitale, avec ce que cela signifie de déclin et d’insécurité. Le processus de structuration de l’espace urbain traditionnel de Marrakech est à son étape finale. La physionomie générale de la ville ne peut être remise en question. Le destin de la place Jemâa El-Fna semble désormais fixé, malgré les effets destructeurs du grand tremblement de terre de 1755 puis de l’incendie de 1765. Au cours de cette période, Jemâa El-Fna est devenue une place réunissant plusieurs activités, lieu de rassemblement des troupes armées, de la guillotine des traîtres et des criminels condamnés à mort. Cette nouvelle fonction s’est maintenue probablement jusqu’au début du xixe siècle et aura marqué, à jamais, l’histoire de la place dont le profil général est déjà tracé. Avec l’intérêt que va prendre la ville de Marrakech, au moment où commence la pénétration française en Afrique du Nord, Jemâa El-Fna est déjà prête à accueillir les nombreux visiteurs étrangers, curieux de découvrir un monde original.
70Au début du xxe siècle, l’image de cette place est celle d’un immense espace central ne portant ni édifices ni constructions, mais dominé par le minaret de la mosquée de la Koutoubia. Ses fonctions sont multiples : lieu de déroulement des courses de chevaux, de rencontre des ruraux et des citadins, de réunion d’un marché hebdomadaire, surtout pour l’achat et la vente du bétail, et de rassemblement des actifs à la recherche du travail (Jouad, 2007). En outre, le rôle de la halka s’est nettement affirmé, pour en devenir l’une des caractéristiques principales et structurantes. Cette fonction s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui, aux dépens d’autres activités disparues avec l’introduction de l’économie moderne dans la région, comme le marché hebdomadaire du bétail.
71Jemâa El-Fna a dépassé ce simple rôle à caractère fondamentalement rural, pour devenir un lieu de commerce permanent, où l’on peut trouver des objets de toutes sortes, venant aussi bien de l’intérieur du pays que de l’importation. La présence de nombreux services, sur la place, est également signalée au début du xxe siècle : coiffeurs, réparateurs, cordonniers, conducteurs de fiacres… La banque, la poste, les petits hôtels, les cafés ne vont pas tarder à occuper les alentours. Avec l’implantation des grandes sociétés de transport c’est une ère nouvelle qui commence. Véritable plaque tournante de toute la région Sud, ce terminus routier accueille des voyageurs venant de toutes les régions du pays, qui y passent obligatoirement. Elle conserve ce rôle essentiel jusqu’au début des années 1980, date du transfert de la gare routière vers la porte de Bab Doukkala (au nord-ouest de la médina).
72La permanence de cette place dans le corps de la ville ancienne est remarquable et singulière. Mais l’orientation économique de Marrakech fait de Jemâa El-Fna un lieu de foisonnement de toutes sortes d’activités, relevant essentiellement du secteur économique informel. Cette nouvelle fonction, de plus en plus écrasante, dépasse de loin celle en rapport avec les activités productives, culturelles ou récréatives. C’est probablement là le vrai visage de Jemâa El-Fna, qui n’est autre que celui de Marrakech, cette grande capitale de l’informel.
73Pour cerner cette réalité, il a été procédé à une enquête de terrain, en essayant, sans aller jusqu’au comptage exhaustif, de toucher le plus de cas possible parmi les actifs et les acteurs opérant au sein d’un tel espace. Dans cette entreprise, qui s’est avérée plus difficile que prévu, et avec l’aide de deux étudiants de la Faculté de lettres, un échantillon de 380 personnes appartenant à ce monde a été sélectionné. Certains domaines d’activité se sont révélés pratiquement inaccessibles, comme dans le cas de la halka. Celle-ci une fois réunie, il n’est plus question d’approcher l’acteur, en plein exercice de son rôle. Nous nous sommes contentés d’assister aux spectacles, tout en tentant de comprendre ce qui se passe derrière ce phénomène.
74Pour les autres activités, comme les commerces et les services, nous n’avons pas rencontré de sérieuses difficultés pouvant empêcher l’administration du questionnaire ou le recueil de quelques interviews. Le recours à la parole et à l’entretien avec certains enquêtés a été un moyen supplémentaire, pouvant éclairer des aspects plus obscurs sur la réalité complexe de la place. Toutes ces investigations ont été menées en 1999 et 2000, mais il a fallu revenir souvent sur les lieux, pour un complément d’observation ou tout simplement par attraction, sans démarche scientifique, comme la plupart des autres visiteurs.
3. L’homme de la place
75Les informations recueillies permettent de dresser le profil de l’homme exerçant une activité sur la place. Près de 40 % des actifs n’ont pas atteint 35 ans. Les éléments les plus jeunes se trouvent, par exemple, dans le domaine de la restauration ou celui des petites activités, comme la vente des cigarettes au détail. La moyenne d’âge est cependant relativement élevée, avec des effectifs bien répartis dans les différents groupes d’âges jusque vers 65 ans. Le contraste est sensible par exemple avec les moukfi, le plus souvent à la recherche de n’importe quelle occupation après avoir quitté la campagne (tableau 6).
Tableau 6 • Répartition des actifs de Jemâa El-Fna selon les groupes d’âges

Source : enquête personnelle, 1999.
76Les actifs opérant sur la place sont surtout des hommes. Les femmes comptent pour moins de 10 % du total. Elles occupent des métiers particuliers, comme la restauration (vendeuses de soupe populaire, harira), la vente de pain ou des produits artisanaux, destinés aussi bien aux touristes étrangers qu’aux nationaux. Elles pratiquent aussi la voyance, ou font, sur commande, de jolis dessins sur la peau et des tatouages au henné. Les femmes arrivent à trouver leurs propres créneaux, pour tirer partie de l’animation de la place (Borghi, 2005).
77Les actifs opérant au sein de Jemâa El-Fna sont, dans leur majorité, des personnes mariées, en cohérence avec des âges relativement avancés. Cela signifie aussi qu’ils ont des enfants à nourrir, à vêtir et à éduquer. La place constitue ainsi une source non négligeable de revenus pour de nombreuses familles habitant essentiellement dans la médina (tableau 7).
Tableau 7 • Répartition des actifs à Jemâa El-Fna selon l’état matrimonial

Source : enquête personnelle, 1999.
78Nous estimons personnellement à huit mille ou dix mille personnes la masse de la population vivant directement et de façon informelle sur la place ou à ses abords. Un tel chiffre peut sembler élevé, mais il y a un nombre important d’actifs travaillant de manière invisible ou exerçant des métiers parallèles et clandestins, difficiles à répertorier. Il y existe toute une dimension illégale à Jemâa El-Fna, fonctionnant dans l’ombre, comme alternative fonctionnelle de la pauvreté.
79Les actifs ayant choisi la place comme lieu de travail ont généralement un faible niveau d’éducation. Près d’un tiers n’ont pas fréquenté l’école et on atteint la moitié si l’on ajoute ceux qui sont seulement allés à l’école coranique. Ces proportions sont cependant sensiblement moindres que celles enregistrées auprès des ouvriers du moukef. C’est sans doute que ceux-ci étaient deux fois sur trois originaires de la campagne, contre une fois sur deux seulement pour les acteurs de la place. De ce double point de vue, les personnes qui s’emploient au cœur de la zone centrale diffèrent des autres groupes d’actifs du secteur informel : ils sont davantage urbains et éduqués, même si c’est à des niveaux très modestes, que les autres travailleurs. C’est peut-être la nécessité d’un contact régulier avec les clients de la place, eux-mêmes de niveau social mélangé, qui justifie l’embauche de personnes d’un profil plus citadin (tableaux 8 et 9).
Tableau 8 • Les actifs de Jemâa El-Fna selon le niveau scolaire

Source : enquête personnelle, 1999.
Tableau 9 • Origine des actifs de Jemâa El-Fna

Source : enquête personnelle, 1999.
80Près de 60 % de ces actifs habitent les quartiers de la médina et 30 % résident hors des limites des remparts. Mais même pour ceux ayant déclaré avoir comme lieu de résidence un quartier autre que celui de la ville ancienne, certains types d’activité nécessitent une implantation intramuros, même provisoire. Pour les cantiniers, par exemple, il faut un endroit suffisamment rapproché de la place, pour faciliter les déplacements et le transport quotidien du matériel nécessaire à l’exercice de l’activité.
81Ainsi, on peut comprendre comment Jemâa El-Fna s’intègre avec sa masse d’actifs au sein de l’espace historique de la ville. Car, il ne s’agit pas uniquement de lieux de résidence, mais aussi d’hébergements temporaires, de locaux utilisés comme dépôts et de moyens d’approvisionnement. En tant que marché polyvalent fonctionnant de façon permanente, la place fait partie intégrante des circuits commerciaux, des différents échanges voire de tout le système fonctionnel de la médina. Non seulement Jemâa El-Fna fait vivre des milliers de personnes, mais elle agit aussi par sa présence et sa dynamique dans le sens du maintien d’un certain nombre de structures traditionnelles de négoce et d’accueil des populations, comme par exemple les nombreux fondouks et les cafés entourant la place, qui ont joué un rôle de contrepoids lors du transfert de la gare routière vers la porte de Bab Doukkala. On pensait que ce transfert allait être catastrophique pour Jemâa El-Fna, mais il n’en a rien été, car la place possède déjà une assise territoriale forte et d’importants atouts, dont certains remontent très loin dans l’histoire.
82On a souvent entendu les gens évoquer les louanges de ce lieu en l’appelant jemaa rbah, qui signifie « l’endroit de la réussite » ou « la place qui porte chance à tous ceux qui en ont besoin ». La ville de Marrakech n’est-elle pas, elle-même, celle de tous les pauvres et les prolétaires qui viennent y chercher leur droit à l’existence ?
83L’homme de la place apparaît pourtant comme un marginal. Ne l’appelle-t-on pas dans le langage populaire ould Jemâa El-Fna (« fils de Jemâa El-Fna ») ? Une appellation qui porte une connotation péjorative. Dans l’imaginaire de la population, le « fils de la place » est l’exemple qu’il ne faut pas suivre, le profil de la personne qu’il ne faut pas être.
84Ce surnom témoigne d’une sorte de rupture entre les différentes logiques régissant la société. Il situe les acteurs de la place dans la non-conformité par rapport aux normes et valeurs sociales. Mais c’est un comportement par lequel l’individu se défend, dans un monde urbain particulièrement difficile. Le cireur, le vendeur de cigarettes au détail, le faux guide, le guérisseur, le fkih, le charlatan, le vendeur de kif ou le prostitué, chacun agit à sa façon. Espace marginalisé, Jemâa El-Fna, donne à ses acteurs autant de raisons d’agir en dehors des normes. Le « fils de la place » devient alors synonyme de combat, de créativité, de « bricolage » dans sa façon de vivre, c’est-à-dire plus qu’une simple coupure vis-à-vis des règles de conduite généralement admises.
85Bien des pratiques sont tolérées sur la place, s’inscrivant dans d’autres logiques qui ne sont probablement pas celles de l’ordre, du rationnel ou de la conformité aux valeurs morales. Pratiquer la mendicité, le vol ou toutes sortes d’activités en contradiction avec la loi et les règles sociales en vigueur, constituent une façon de se fabriquer un univers, en conformité avec les règles propres à la place elle-même (Hanai, 1989).
4. Le fonctionnement de la place : l’informel supervisé
86Autrefois, les activités informelles étaient exercées de façon anarchique et n’importe qui pouvait s’improviser comme commerçant ou prestataire de service. Aujourd’hui, la municipalité prend sérieusement les choses en main.
87Les métiers ont été répertoriés et chaque actif exerce son travail dans la visibilité. Avec un comptage et un contrôle permanents, toutes les chances de faire partie de la place sont enlevées aux nouveaux candidats. C’est un carrefour de l’informel protégé, un monde dont l’accès est devenu particulièrement difficile, nécessitant d’importants efforts, des contacts personnels et des stratégies bien adaptées. L’exercice d’une activité contrôlée au sein de la place Jemâa El-Fna est presque un privilège.
88Chaque activité est surveillée par un amin, sorte de juge, ayant pour responsabilité de veiller sur le bon fonctionnement du métier, dont il fait lui-même partie. De cette façon, on arrive à résoudre les différents conflits et les bagarres pouvant être engendrés par la concurrence entre les différents emplacements. Même pour des activités non autorisées, comme celles des vendeurs de cigarettes ou des faux guides, par exemple, chacun admet qu’il ne peut impunément empiéter sur le territoire de l’autre. Ainsi, derrière l’apparence de désordre existe une petite organisation, sur le modèle du souk urbain traditionnel, garantissant aux acteurs de la place la pratique de leurs activités dans une sorte de transparence (Gatin, 2008).
89Dans le quotidien de la place, les activités de commerce et de loisirs se complètent. Elles n’ont pas seulement pour rôle de répondre aux besoins des touristes, mais aussi à ceux des Marocains citadins ou ruraux. Chacun trouve ce qu’il cherche, en fonction de son profil social et de ses moyens matériels. L’animation est garantie et toutes les catégories sociales se mêlent dans une atmosphère de bruit, de cris ou de chants joyeux.
90Les clients arrivant de tous les coins de la ville se rencontrent ici, car c’est un passage obligé, même pour ceux qui viennent seulement pour s’approvisionner dans les marchés adjacents. La fonction de distraction est importante. La place attire un nombre important de visiteurs en quête de détente, surtout dans une médina où les quartiers habités sont de plus en plus denses et asphyxiés. La fréquentation plus ou moins régulière de Jemâa El-Fna par de nombreux Marrakchis tient au côté animé et réconfortant qui caractérisent cette place si attrayante.
91La fonction de récréation et de divertissement constitue un élément structurel de base. Sur elle viennent se greffer d’autres activités de commerce et de service, dans une complémentarité qui lui confère un charme particulier.
92La réputation de Jemâa El-Fna s’est fondée principalement sur la restauration et la vente de jus de fruits et de limonades artisanales. La présence de cette activité n’a rien de particulier dans une économie dominée par le secteur informel et fortement marquée par la tradition soukière. Les cantiniers se déplacent avec leur attirail pour vendre la nourriture sous leurs tentes, au gré des périodes d’ouverture des souks hebdomadaires. À Jemâa El-Fna, la permanence d’une telle activité est justifiée par le grand nombre de populations drainées chaque jour.
93Cette activité occupe généralement cinq à dix employés, dont certains ne sont pas du tout visibles ; l’approvisionnement, la préparation de la nourriture, le transport du matériel dure presque toute une journée, du matin jusqu’à une heure très avancée de la nuit et l’intensité du travail fourni n’est pas en rapport avec la médiocrité des revenus et des bénéfices qui pourraient en être tirés. On trouve toute une variété d’aliments proposés par les cantiniers. Les prix eux-mêmes varient d’un étal à l’autre, témoignant d’une sélection des clients en fonction de leurs disponibilités financières. On peut payer entre 2 dirhams pour une soupe populaire jusqu’à 20 dirhams pour une ration de poisson ou de viande méchoui, en passant par des repas intermédiaires à 5 ou 10 dirhams. Les gains des restaurateurs varient bien sûr selon la nourriture proposée et les clients concernés.
94Les vendeurs bénéficiant d’une plus grande rentabilité sont ceux qui s’adressent à la clientèle dont le niveau de vie est légèrement supérieur. Ce sont des cantiniers ayant au départ un capital relativement important, variant entre 5 000 et 10 000 dirhams. Pour les petits restaurateurs, un petit capital de 500 à 1 000 dirhams peut suffire et correspond parfaitement à la faiblesse du niveau de vie de leurs clients habituels (tableau 10).
Tableau 10 • Revenus journaliers des vendeurs de jus de fruits et des cantiniers à Jemâa El-Fna

Source : enquête personnelle, 1999.
5. La halka et le magnétisme de Jemâa El-Fna
95Dans le fonctionnement de Jemâa El-Fna, la halka (« cercle ») est un autre élément structurant. Ce phénomène est associé de façon intime à la place, seul lieu animé de la ville. L’identité même de Jemâa El-Fna repose sur les nombreux spectacles se déroulant dès la fin de la journée et observables à partir des terrasses des cafés et des restaurants avoisinants. La halka se fait et se défait, de façon incessante, en fonction des flux et des va-et-vient des spectateurs. Les paroles et les gestes se répètent, dans un processus qui est l’essence même de ce type de spectacle. C’est vers 16 heures que les cercles de la halka commencent à se constituer, juste après la prière, annonçant le moment de la détente et de la récréation.
96Les groupes de musique populaire, les conteurs, les guérisseurs, les acrobates, les charmeurs de serpents et les dresseurs de singes offrent une variété de moyens de se divertir et de s’évader de la banalité de la vie quotidienne. Le visiteur peut passer d’un spectacle à un autre, faire le tour des halka, s’arrêter davantage sur l’une ou l’autre d’entre elles selon ses goûts, ses préférences, ses besoins du moment et ses particularités culturelles et sociales.
97Dans le phénomène de la halka, rien n’est éternel. Des acteurs qui ont fait au départ la réputation de Jemâa El-Fna n’existent plus aujourd’hui, comme Bakchich (clown typiquement marrakchi), l’homme à l’âne, à la bicyclette, le standardiste ou encore celui jouant le rôle de banquier. Au-delà de toutes les transformations, la halka ne constitue que la façade d’une dure réalité, celle de l’enfermement d’une catégorie de la population dans le cercle de la misère et de la marginalité. Derrière les différents spectacles qui se déroulent sur la place se dessine l’univers de tels individus. La halka est un décor, une mise en scène, pouvant cacher certaines souffrances voire des tragédies humaines, en contradiction totale avec ce qu’offrira le spectacle, moyen de distraction et de défoulement. C’est une partie qui se joue entre les rêves et les fantasmes des uns et la réalité économique et sociale, durement éprouvée, des autres.
98La place Jemâa El-Fna est un lieu privilégié par sa situation géographique, au centre de la médina. C’est un espace ouvert, vers lequel convergent toutes les voies de circulation. Son caractère exceptionnel vient aussi de son intérêt historique, lié au passé prestigieux de Marrakech. Aujourd’hui, c’est l’un des hauts lieux du tourisme international, avec des effets parfois pervers découlant d’une orientation excessive vers cette fonction. C’est un lieu d’échange et d’animation publique, avec une dimension folklorique et théâtrale importante (Gatin, 2008).
99Chaque jour, un grand nombre de marchands ambulants, de faux guides, de restaurateurs, de danseurs, d’acrobates, se donnent rendez-vous sur la place. Les visiteurs viennent de tous les coins de la ville, des régions rurales voisines et même de très loin dans le pays. Le pouvoir attractif de Jemâa El-Fna paraît illimité et il en résulte une animation originale et pittoresque. Un dérivatif nécessaire au travail et aux occupations quotidiennes.
100Pour beaucoup et surtout pour les nouveaux arrivants, candidats à l’intégration à la ville, l’apprentissage de la vie urbaine est assuré. Découvrir les règles du jeu sur la place constitue une occasion inespérée d’apprendre concrètement quelques bonnes leçons sur la vie de tous les jours. Ainsi, Jemâa El-Fna est une institution éducative destinée aussi bien aux ruraux qu’aux citadins.
101C’est un lieu unique dans son genre, par les bâtiments qui l’entourent, les activités qui s’y déroulent et les symboliques qui s’y attachent. Elle est l’âme de la cité.
Conclusion
102À Marrakech, les lieux portent durablement l’empreinte de l’informel. Un ensemble d’activités s’inscrit avec force au sein de l’espace urbain. Ces territoires, dont l’identité se confond avec celle de la cité, s’imposent socialement et culturellement. Les carrefours de l’informel débordent de vitalité. Ils offrent mille et une façons de s’improviser une activité et mille et une autres de satisfaire les besoins des citadins et des néo-citadins, en matière de biens et de services.
103Sur ces espaces, le paupérisme qui touche une grande partie des habitants de la ville est exposé de manière visible et concrète. Ce sont les moukef, les joutia, les souks où les conditions de travail n’ont guère évolué depuis des siècles, et surtout la grande place de Jemâa El-Fna. Ici, la présentation de la pauvreté prend des caractères ambigus et des aspects déconcertants. La misère des populations est offerte sous forme de spectacle, aussi bien aux étrangers qu’aux nationaux, avec une dimension folklorique et théâtrale, séduisante et attractive. Mais il y a aussi des lieux plus secrets, au cœur de chaque foyer, où l’économie sans règle est le fait d’actrices plus discrètes : les femmes.
104Les travailleurs du secteur informel représentent, encore aujourd’hui, la moitié de la population exerçant un emploi à Marrakech, ce qui est considérable. Nous en avons perçu quelques traits communs et diverses spécificités à travers les courtes monographies exposées ici : les artisanes à domicile, les marchands ambulants, les demandeurs d’emploi des moukef et les acteurs de la place Jemâa El-Fna.
105Deux caractéristiques sont communes aux trois premiers groupes : environ les deux tiers sont originaires de la campagne et une proportion à peine moindre n’a jamais été à l’école. Il existe une corrélation évidente entre les deux grandeurs, puisque l’on sait que l’accès à l’école est encore plus limité en milieu rural qu’en ville. Dans les générations aujourd’hui en activité, environ 80 % des ruraux du Haouz n’ont jamais été à l’école contre seulement 40 % des Marrakchis (la population recensée à Marrakech comprend aussi une fraction d’immigrés). Dans un groupe dont l’origine campagnarde est nettement majoritaire, la proportion élevée de personnes sans instruction, conforme aux attentes, et la fraction des deux tiers suggèrent que les actifs du secteur informel ne sont ni plus ni moins instruits que les groupes dont ils sont issus. Le fait qu’il s’agisse d’immigrés venus de la campagne explique le faible niveau d’instruction de ces travailleurs.
106Par rapport aux autres, les personnes en activité sur et autour de la place Jemâa El-Fna sont plus souvent d’origine marrakchie et elles ont plus souvent fréquenté l’école. C’est à nouveau une association cohérente. Il est évidemment exagéré de parler d’un groupe sélectionné, mais nous avons suggéré que la position même de la place vers où convergent les gens de Marrakech et les visiteurs aussi bien étrangers que marocains requérait un personnel plus instruit et plus inséré dans la ville que des activités dispersées dans les quartiers populaires, comme celles qu’exercent, par exemple, les commerçants ambulants ou les travailleuses à domicile.
107Il y a plus de diversité sur les deux autres caractéristiques qui complètent le profil les acteurs du secteur informel : le sexe et l’âge. Les artisanes à domicile constituent ici un groupe à part. Nous avons choisi de n’interroger que des femmes, ce qui fausse évidemment notre statistique, mais au recensement, l’écrasante prépondérance féminine est à peine moindre, puisque 80 % des travailleurs à domicile sont des femmes. C’est en outre un groupe très jeune. Même si le fait de rester au foyer facilite la conjugaison des obligations domestiques et professionnelles, les artisanes à domicile sont majoritairement non mariées. Dans tous les cas, même les plus « favorables » à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, celle-ci reste difficile à Marrakech.
108Les autres groupes du secteur informel ne font pas exception sur ce point. Les femmes sont environ 20 % dans le commerce ambulant et sur le moukef (avec des poussées saisonnières, par exemple au moment des récoltes) et moins de 10 % sur la place Jemâa El-Fna, où la recherche d’un personnel particulier les exclut encore davantage qu’ailleurs. Ces faibles pourcentages ne sont guère différents de ceux qui prévalent dans l’ensemble de la population active marrakchie. Ils sont par ailleurs confirmés par l’enquête nationale sur le secteur informel non agricole, où la proportion de femmes employées dans la région est de l’ordre du cinquième. Le secteur informel fait donc une place aux femmes équivalente à celle de l’ensemble de l’économie de la ville, avec des hauts quand la visibilité des travailleuses est minimale, au foyer, et des bas quand le projecteur est sur elles, la place Jemâa El-Fna.
109Les âges suggèrent aussi quelque chose sur la condition des travailleurs du secteur informel : ils sont très jeunes sur les moukef, d’âge plus avancé sur la place et dans une position intermédiaire au sein des rues et chez les commerçants ambulants. Il faut sans doute y voir le contraste entre des travailleurs ayant à peine quitté la campagne (ou y demeurant même encore à temps partiel) et qui sont en tout début d’insertion dans la ville, et un groupe mieux intégré dans la cité, tandis que les commerçants ambulants occupent un stade intermédiaire. Sans pour autant y voir les étapes d’un processus d’accès à la citadinité, on peut toutefois déduire qu’il existe une diversité des travailleurs de l’informel à toutes les phases d’un parcours qui les mène jusqu’à la vie urbaine.
Bibliographie
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Auteur
Est géographe, professeur à l’université Cadi Ayyad à Marrakech. Il travaille sur la population de Marrakech et sa région, la pauvreté et les classes populaires. Dès les années 1980, il montrait l’originalité du phénomène de l’habitat clandestin, les constructions en pisé donnant une forme très différente de celle des bidonvilles. Très attaché à la médina de Marrakech, il a choisi de s’y installer.
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Gens de Marrakech
Géo-démographie de la ville Rouge
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