Chapitre 5
Le divorce
p. 291-318
Texte intégral
1L’étude du divorce a déjà été abordée à deux reprises. Dans la première partie, à partir des statistiques administratives, on a tenté de mesurer la fréquence du phénomène et de noter les corrélations entre probabilité de divorcer et quelques caractéristiques sociodémographiques simples : l’âge au mariage, l’existence d’une conception prénuptiale, la catégorie socioprofessionnelle.
2Dans le précédent chapitre, le divorce était évoqué comme une conséquence possible de l’infidélité conjugale. Malgré l’importance particulière que revêt théoriquement l’adultère dans une conception du mariage fondée sur le sentiment, on a vu que la rupture légale n’était que rarement présentée comme la suite nécessaire de l’infidélité d’un conjoint.
3En reprenant maintenant des résultats relatifs au divorce, on ne se propose pas d’analyser le phénomène pour lui-même. On ne s’étendra donc pas sur les aspects juridiques du divorce, sur ses conséquences sociales ou familiales. On ne retiendra que ce qui, à titre quelconque, permettra d’éclairer l’image du mariage. Le lien conjugal est-il ou non perçu par l’opinion comme indissoluble ? Sinon, la rupture constitue-t-elle une démarche normale ou exceptionnelle ? Quelles circonstances, suivant l’opinion, devraient faciliter, entraver ou interdire la rupture ? En somme, on s’efforcera en analysant le divorce, de repérer ce qui, toujours suivant l’opinion publique, doit retenir ensemble les conjoints. C’est dire que l’on va tenter de confirmer et de préciser les conclusions des deux derniers chapitres sur la nature véritable du lien matrimonial.
I. La société et le divorce
4Le comportement effectif d’une population à l’endroit de ceux qui ont divorcé est sans doute au moins aussi instructif que l’analyse des opinions sur le divorce. La loi peut bien autoriser le divorce. Il n’en reste pas moins possible que l’usage de ce droit n’entraîne pour les ex-conjoints un statut social dévalué, toute une partie de l’opinion considérant la rupture, malgré sa légalité, comme une faute. Dans un pays de tradition catholique comme la France, la condamnation religieuse des divorcés entraînait, dans une large fraction de la population, une franche réprobation ou une méfiance tenace. Dans certains milieux, on ne recevait pas les divorcés. Leur carrière pouvait être compromise, leur éventuel remariage empêché. Le divorcé, religieusement excommunié, était également sanctionné socialement. Une des premières questions de l’enquête Divorce avait pour but de vérifier dans quelle mesure cette situation avait cessé (tableau 121).
Tableau 121. Opinions sur le divorce, enquête Divorce (%)

5L’opinion dominante, mais à peine majoritaire, estime que le statut de divorcé laisse « indifférent ». La relative importance du pourcentage de ceux qui ne se prononcent pas traduit un certain embarras. Quant à ceux qui estiment qu’une véritable réprobation continue à entourer le divorcé, il n’est pas dit qu’ils partagent cette attitude. Il est possible au contraire que nombre d’entre eux condamnent la réprobation qui leur semble persister au moins dans certains milieux. Les entretiens Divorce1 fournissent à ce sujet quelques témoignages personnels.
J’ai l’impression que je suis de l’autre côté de la barrière […] j’ai l’impression d’être marquée […] ça c’est vrai. En plus j’ai un peu honte […] parce que quand on est veuve, vous avez tout de suite une auréole au-dessus de la tête, mais divorcée […] Chez mes parents ça ne se faisait pas tellement […] ça a toujours quelque chose de trouble (femme, 39 ans).
Je ne m’amuserais pas à juger quelqu’un, quelqu’un de divorcé. On le traite mal, parce qu’il n’est pas comme les autres ou parce qu’il a changé sa vie. Alors la société considère, certaines personnes considèrent que c’est une chose à ne pas faire. J’ai perdu, non pas des amis, mais des connaissances avec qui j’étais peu lié […] comme ça […] parce que j’étais divorcé. On a décidé de ne plus m’adresser la parole […] (homme, 42 ans).
Divorcer, on est sûr que ça fera un mauvais point […] De toute façon dans toutes les relations postérieures, on retrouve une gêne […] (homme, 30 ans).
6Ces réactions ne sont sans doute pas générales. Tous les groupes sociaux ne réprouvent pas le divorce et ceux-là mêmes qui le font, admettent qu’en certaines circonstances, il n’y a pas lieu de tenir compte du statut de divorcé.
7Qu’un divorcé soit enseignant, qu’il brigue la députation, voilà qui laisse indifférent la presque totalité de la population2. Mais la méfiance s’affirme dès qu’il est question de mariage d’un de ses enfants avec un divorcé : la moitié de la population se déclare dans ce cas « plutôt méfiante » (35 %) ou franchement hostile (16 %). Certes la réprobation ne passe pas à la génération suivante : la fille ou le fils de divorcé n’attire la méfiance que d’une faible minorité. Mais l’opinion est plutôt réticente s’il s’agit d’un mariage avec quelqu’un qui a lui-même divorcé (tableau 122) .
Tableau 122. Opinions sur le divorce en général, enquête Divorce (%)

8Que conclure de ces prises de position ? Socialement, le divorcé n’est plus un réprouvé : on votera éventuellement pour lui, on ne protestera pas s’il est instituteur ou juge. Mais, lorsqu’il s’agit du mariage de son propre enfant, on préférera généralement un gendre ou une bru célibataire.
9La tolérance par rapport à ce qui touche une fonction sociale peut s’expliquer par une relative indifférence du public dans ce domaine. On ne devient vraiment exigeant que pour ce qui est considéré comme l’essentiel : la famille. Et, dans ce domaine, le divorcé reste l’objet d’une certaine discrimination. On l’acceptera peut-être pour gendre, mais sous bénéfice d’inventaire. Le préjugé est plutôt défavorable.
10Une autre manière de tester le degré de réprobation consistait à demander si la crainte du « qu’en-dira-t-on » peut faire renoncer des conjoints à un projet de divorce (tableau 123).
Tableau 123. Opinions sur la réprobation sociale, enquête Divorce (%)

11Ainsi, moins de 30 % de l’opinion estime que la réprobation sociale fait souvent ou assez souvent renoncer des conjoints à un projet de rupture légale. Cette minorité n’est pas négligeable. Elle varie d’ailleurs assez sensiblement suivant les CSP.
12Enfin, une autre manière de mesurer le degré de réprobation qu’entraîne le divorce consistait à demander s’il fallait préférer, à la rupture légale, des solutions de rechange, en particulier la séparation de fait (tableau 124).
Tableau 124. Opinions sur le fait de vivre séparés sans être divorcés, enquête Divorce (%)

13L’opinion, on le voit, est hésitante et partagée. Une personne sur quatre environ s’« abstient » par embarras, indifférence ou manque d’information. Ceux qui expriment une préférence sont partagés en deux camps sensiblement égaux.
14Quelles idées peuvent fonder l’un et l’autre choix ? L’interprétation suivante paraît plausible : ceux-là qui optent pour la séparation de fait, la considèrent comme un moindre mal par rapport au divorce qui constitue à leurs yeux un fait public et une rupture définitive. Ceux-là qui penchent pour le divorce préfèreraient un statut légal à une situation de fait, instable et incompatible avec un nouveau mariage. D’un côté, donc les partisans de l’indissolubilité du mariage l’emportent, de l’autre dominent ceux qui considèrent le divorce comme un remède normal à l’échec définitif du couple.
15Cette hypothèse est testée dans le tableau suivant où sont croisées les réponses sur le caractère indissoluble du mariage et celles qui concernent la préférence entre divorce et séparation de fait (tableau 125).
Tableau 125. Séparation de corps, séparation de fait et indissolubilité du lien conjugal, enquête Divorce (%)

16Le pourcentage de ceux qui estiment la séparation de fait préférable au divorce décroît très sensiblement des partisans de l’indissolubilité à ceux du divorce par simple accord. Mais l’importance des pourcentages de ceux qui ne se prononcent pas, témoigne ici aussi d’un grand embarras.
17La variable religieuse est encore plus clairement discriminante (tableau 126).
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Tableau 126. Séparation de fait et pratique religieuse, enquête Divorce (%)

19Malgré l’importance des « abstentions », on observe pour la « pratique régulière » comme pour ceux qui se déclarent sans religion de légères majorités, bien entendu en faveur de propositions opposées. Ailleurs, l’opinion est beaucoup plus partagée.
20Ainsi, par différentes voies, on aboutit au constat d’une large tolérance du divorce, tolérance nuancée pourtant d’une certaine méfiance dans le domaine essentiel de l’alliance matrimoniale.
21Que cette attitude libérale soit liée à l’augmentation du nombre des divorcés dans la population française n’est guère contestable. On n’oubliera pas pourtant que la relation causale est à double sens : la « densité » de divorcés explique la tolérance, mais la tolérance a sans doute facilité dans certains cas la décision de rupture. L’analyse des données statistiques avait montré, dans la première partie, l’augmentation de la fréquence des divorces. Il était intéressant de voir comment cette évolution se traduisait concrètement dans le réseau des relations individuelles.
22L’enquête Divorce a permis de mieux mesurer le pourcentage des personnes qui sont, à un titre ou à un autre, directement en rapport avec un ou plusieurs divorcés (tableau 127).
Tableau 127. Le divorce dans l’entourage direct, enquête Divorce (%)

23Si l’on croise ensemble ces données, on s’aperçoit que 20 % des Français connaissent au moins un divorcé dans leur famille, un autre parmi leurs amis, un autre enfin parmi leurs relations. Seuls 14 % des Français ne seraient en relation avec aucun divorcé (Boigeol, Commaille et al., 1974, p. 55).
24Qu’on le veuille ou non, il est donc devenu impossible de considérer le divorcé comme un être à part, exceptionnel, et que l’on pourrait tenir à l’écart. On ne peut garder à son égard une attitude systématiquement hostile lorsque dans sa propre famille, au bureau, parmi ses supérieurs ou ses collaborateurs, on rencontre quotidiennement des personnes qui ont divorcé. Toute vie sociale deviendrait difficile s’il fallait continuer à refuser le contact avec elles. Cette neutralité n’est pas absolue puisqu’elle cesse de jouer en matière matrimoniale. Elle n’est pas générale non plus, puisqu’une minorité très faible maintient son hostilité ou sa méfiance même pour les rapports professionnels. Il est vrai qu’une partie plus importante de la population se déclare dépourvue de tout préjugé défavorable à l’égard d’un divorcé, même lorsqu’il s’agit d’un projet de mariage. Nous retrouvons donc ici, le pluralisme observé à propos du mariage : les tenants irréductibles et systématiques du mariage traditionnel se révèlent généralement méfiants et hostiles à l’endroit du divorcé, tandis que les partisans du divorce d’accord se déclarent indifférents au fait qu’une personne soit ou non divorcée. Nous savions déjà que, statistiquement, le divorcé n’est plus une exception. Les enquêtes montrent que socialement pour la grande majorité de nos contemporains, il a également cessé d’être un « déviant ».
II. Le principe et la casuistique
25L’attitude généralement neutre de la population à l’égard du divorcé n’exprime pas nécessairement une indifférence totale à l’égard du divorce. L’indulgence pour la personne n’exclut pas toujours une condamnation du principe : divorce qui veut, mais chacun garde son idée sur le problème. Théoriquement au moins, on pourrait imaginer une société qui tolèrerait le divorce, bien que la grande majorité de la population fût favorable à l’indissolubilité du mariage.
26Les résultats des deux enquêtes montrent que la neutralité de fait à l’égard des divorcés correspond à un refus par la majorité de l’opinion du principe d’une stricte indissolubilité (tableau 128). Sans doute l’opinion dominante limite la possibilité du divorce aux cas « graves ». Mais faute de connaître les circonstances d’une rupture, elle accordera à l’ensemble des divorcés le bénéfice du doute : la tolérance de fait n’en exige pas plus.
Tableau 128. Répartition des opinions à l’égard du principe de l’indissolubilité

27On notera dès maintenant, dans l’enquête Nuptialité, que la distinction relative à la présence ou à l’absence d’enfants n’entraîne guère de variations dans les pourcentages en faveur de l’indissolubilité absolue. Cette inertie à un facteur dont on mesurera plus loin toute l’importance est d’ailleurs logique pour ceux qui considèrent l’indissolubilité comme une loi au sens fort du terme. Aucune circonstance ne saurait justifier une seule dérogation : l’impératif cesserait alors d’être catégorique pour devenir hypothétique. Ce n’est pas l’enfant qui rend le mariage indissoluble. L’absence d’enfant ne saurait réciproquement justifier sa rupture.
28Par contre, ceux qui n’admettent pas le principe de l’indissolubilité doivent tenir compte des situations de fait et l’absence d’enfant constitue pour eux une circonstance en faveur du divorce d’accord. On reviendra plus longuement sur ce problème. On voulait simplement noter en passant la logique des attitudes de ceux qui refusent absolument le principe du divorce.
29L’enquêté n’est pas simplement une personne privée qui, dans son for intérieur, porte un jugement sur le divorce. Il fait partie d’une société qui a établi dans ce domaine une législation : il peut souhaiter la voir modifiée dans le sens d’une plus grande rigueur ou au contraire d’une libéralisation.
30Sauf dans l’enquête de 1970, les pourcentages d’abstentions sont assez élevés, soit que la législation demeure mal connue des enquêtés, soit que le problème d’une éventuelle modification ait paru embarrassant (tableau 129). Dans les deux premières enquêtes, les opinions favorables au « statu quo » sont dominantes ; dans les deux suivantes, la thèse d’une libéralisation l’emporte tout en restant minoritaire. On observait, dans la question précédente, une évolution analogue : les données de 1972 étaient plus « libérales » que celles de 1968. Peut-on conclure à un changement dans l’opinion dans un aussi bref laps de temps ? Certainement pas sur la base de ces deux seules observations. Elles permettent simplement de poser la question d’une évolution accélérée au cours des dernières années.
Tableau 129. Opinions sur la législation sur le divorce

31Il est clair d’ailleurs que les deux séries de résultats qui viennent d’être analysées sont étroitement liées : on ne saurait sans une certaine inconséquence être partisan de l’indissolubilité et d’une libéralisation du régime actuel.
32Le croisement des deux opinions ne répond pourtant pas exactement à ce que l’on pourrait attendre d’une logique rigoureuse. Certes, 75 % des partisans du divorce par consentement mutuel prônent une libéralisation de la législation. Mais les tenants de l’indissolubilité ne se retrouvent pas tous, et de loin, parmi ceux qui préconisent une législation plus restrictive. Il est vrai que le passage du principe moral à la disposition légale ne saurait s’identifier à une déduction mathématique. Certains admettront par réalisme la possibilité légale du divorce, qui néanmoins condamnent le principe de cette rupture. Ne soyons donc pas trop surpris de ne pas rencontrer 100 % de partisans d’une législation plus restrictive parmi les tenants de l’indissolubilité. Quant aux 12 % qui se déclarent partisans d’une législation plus libérale tout en condamnant le principe du divorce, on voit mal comment leurs deux opinions peuvent s’ajuster (tableau 130)3.
Tableau 130. Opinions sur le type de legislation selon l’avis sur le divorce, enquête Divorce (%)

33Les partisans du divorce exceptionnel sont plus souvent favorables à une libéralisation qu’à une modification de la législation dans un sens restrictif. C’est parmi eux que le « statu quo » obtient le plus fort pourcentage d’opinions favorables mais le pourcentage reste faible, 35 % seulement.
34De l’ensemble des données qui viennent d’être analysées, il ressort avant tout que le principe de l’indissolubilité stricte n’est plus admis que par une minorité relativement faible. La majorité de la population accepte, au moins dans les « cas graves » le principe du divorce. Une libéralisation systématique de la législation actuelle n’en est pas pour autant préconisée : on a vu qu’elle ne ralliait que 39 % des opinions. Il faut donc tenter de repérer quelles raisons, malgré l’abandon du principe d’indissolubilité, font obstacle à l’idée d’une libéralisation.
35C’est à travers l’analyse de cas particuliers que ces « freins » apparaîtront le plus clairement. En voici trois (tableau 131) qui se distinguent uniquement par la présence ou l’absence de jeunes enfants dans le ménage.
Tableau 131. Opinions sur une législation sur le divorce que l’on ait ou non des enfants, enquête Divorce (%)

36Le verdict est clair : la majorité se prononce massivement en faveur d’un divorce plus facile, lorsqu’il n’y a pas d’enfant mineur ; elle refuse non moins massivement toute libéralisation dans le cas contraire.
37On notera toutefois que l’interdiction du divorce, pour les ménages ayant des enfants mineurs, n’est souhaitée que par une minorité de la population. Ce qui est réclamé dans ce cas par la majorité, c’est une procédure plus difficile. Quelle que soit finalement l’opinion sur l’opportunité de telles ruptures, la présence d’enfants mineurs est toujours prise en compte. Les entretiens non directifs sur la nuptialité avaient déjà révélé tout le poids de ce facteur.
Je suis contre le divorce […] pour les enfants. Quand on a décidé d’avoir un enfant, on fait tout pour l’enfant ou alors on n’a pas d’enfant. Pour l’enfant parfois, c’est mieux de divorcer, mais moi je suis pourtant contre (femme, 30 ans).
Là où le divorce a de gros inconvénients, c’est quand il y a des enfants ; ça c’est le drame effectivement. Moi j’admire les gens qui ont la solution magique, c’est la pire catastrophe qui puisse arriver (homme, 27 ans).
Dans certains cas, un couple est resté ensemble parce qu’il y avait des enfants. Finalement tout s’est très bien passé parce qu’ils ont mûri et qu’ils se sont dit : « Après tout, c’était un petit accident de parcours, on aurait eu tort de se séparer » (femme, 44 ans).
Je crois que quand on a affaire à un gosse il faut avoir le courage de continuer à vivre ensemble et de mener sa vie chacun de son côté. C’est un choix qu’il faut faire […] ou l’homme est égoïste ou il est altruiste. Pour moi je crois qu’il faut qu’il soit altruiste (homme, 30 ans).
L’enfant va souffrir de toutes les façons. Il n’y a pas de solution. Si les parents s’arrangent pour ne pas faire de scène, l’enfant souffre, mais moins. De mon point de vue, il vaut mieux se séparer parce que l’enfant souffrira, mais il ne verra pas ces choses-là. Pour l’enfant, c’est toujours triste […] (homme, 30 ans).
L’enfant paie toujours l’échec du couple. Mais je suis persuadé qu’il vaut mieux le divorce que le couple bancal, quel que soit l’effort de l’un ou de l’autre pour que l’enfant ne sache pas. C’est nier le côté sensible de l’enfant. J’aime mieux la position franche qui consiste à dire : « j’ai fait une faute, tu la subis toi comme moi, mais ce n’est pas pour cela qu’il faut que je gâche ma vie, la vie de ma femme et la tienne » (homme, 47 ans).
38L’enfant apparaît bien à travers ces citations comme le problème central de ceux qui pensent au divorce. Ce n’est pourtant pas le seul. Le désir d’une rupture légale peut n’être le fait que d’un seul conjoint et cette différence d’attitude complique singulièrement la situation, comme on le verra plus loin. Pour l’instant neutralisons explicitement ce facteur en supposant que les conjoints sont d’accord pour divorcer et vérifions encore une fois comment varie l’opinion suivant que le ménage a ou n’a pas d’enfants mineurs.
39Dans le premier cas, les partisans d’une libéralisation (plus facile et automatique) ne représentent que 27 % de la population, dans le second 60 %. Ainsi, que la situation soit définie uniquement par la présence ou l’absence d’enfant (tableau 131) ou que cette caractéristique soit croisée avec une autre, l’accord des conjoints pour divorcer (tableau 132), les réponses sont toujours très contrastées, suivant que le ménage a ou n’a pas d’enfants mineurs. Pour le premier cas, la grande majorité de la population estime qu’une réforme éventuelle devrait rendre plus difficile le divorce4 ; pour le second, une majorité de même importance souhaiterait une libéralisation.
Tableau 132. Opinions sur le fait de divorcer selon qu’il y a ou non des enfants, enquête Divorce (%)

40La présence d’enfants mineurs paraît donc jouer, dans la détermination de l’opinion, un rôle très important. Un facteur semblait a priori décisif, l’accord ou le désaccord des conjoints sur la décision de divorcer.
41Au principe du divorce par « simple accord » des deux parties, 30 % environ de la population s’était montrée favorable (tableau 128). On retrouve ici, en faveur du divorce automatique en cas d’accord des conjoints, un pourcentage très proche (tableau 133). Mais en outre, cette situation est considérée par la moitié de la population comme une circonstance qui devrait rendre le divorce plus facile. Au total 83 % des personnes interrogées optent pour une libéralisation dans ce cas. C’est le plus fort des pourcentages observés5.
Tableau 133. Opinions sur le jugement du divorce, enquête Divorce (%)

42Il faut bien rapprocher ces résultats de ceux qui concernaient l’éventualité d’une réforme de la législation : un peu moins de 40 % seulement des enquêtés se déclaraient favorables à une libéralisation (tableau 129) et dans la même population, une majorité massive se déclare ici en faveur d’une réforme particulièrement délicate. On ne peut laisser passer un tel écart sans suggérer au moins une explication.
43L’explication ne vaut pas ici qui avait été proposée à propos du désaveu que se donnent certains partisans de l’indissolubilité en se déclarant favorables au statu quo de la législation : le réalisme n’intervient pas puisque les dispositions actuelles n’admettent pas l’accord des conjoints. On proposera donc l’hypothèse avancée dans le Divorce et les Français : « En posant directement le problème de la législation, on demandait à l’enquêté d’exprimer son avis sur les difficultés d’une rupture légale. C’est la stabilité de l’institution qui était en jeu. La majorité de l’opinion désirait qu’elle soit maintenue. Parle-t-on ensuite d’accord entre les conjoints pour divorcer, c’est par référence à un autre système de normes que la réponse est maintenant donnée, à savoir celui de la liberté des conjoints […] Ceux qui se montraient réservés à l’égard d’une modification de la législation n’ont pas le sentiment de rompre avec les valeurs admises en acceptant le principe du divorce d’accord. La proposition d’une réforme de l’institution inquiète, la référence à un principe général familier rassure » (Boigeul, Commaille et al., 1974, p. 107).
44Si cette analyse est exacte, elle révèle dans l’opinion une attitude syncrétique. Les opinions ne s’ordonnent plus autour d’un système unique de référence, mais empruntent leur justification à des idéologies distinctes, sinon contradictoires. Ainsi devient-il possible dans le même temps, d’être favorable au divorce d’accord tout en restant plutôt opposé en théorie à une libéralisation de la procédure de divorce.
45On vérifiera l’importance, dans l’opinion, de l’accord sur le projet de divorce en neutralisant explicitement la variable dont on a déjà mesuré le pouvoir discriminant : la présence ou l’absence d’enfants. On retiendra le cas où les conjoints n’ont plus d’enfants mineurs (tableau 134).
Tableau 134. Opinions sur le fait de divorcer alors que les enfants sont désormais mariés, enquête Divorce (%)

46Assez curieusement, les pourcentages favorables à une libéralisation du divorce en cas d’accord des conjoints sont plus faibles lorsque l’on indique qu’il n’y a pas d’enfant (71 %) que lorsque cette précision n’était pas donnée (83 %). Peut-être faut-il imputer cette différence au fait que l’âge des conjoints est élevé, ce qui permet de présumer une longue durée d’union. Deux questions tentaient d’ailleurs de mesurer l’importance spécifique d’une courte ou au contraire d’une assez longue durée de mariage (tableau 135).
Tableau 135. Opinions sur le divorce en fonction de la durée du mariage, enquête Divorce (%)

47La résistance de la population à l’égard du divorce tardif s’explique sans doute par le souci d’éviter une forme de rupture qui s’apparenterait à la répudiation si le mari seul souhaitait la rupture. Plus difficilement explicable est l’opposition au divorce après une courte durée d’union. Et pourtant un peu plus de la majorité de la population est défavorable dans ce cas à une libéralisation du divorce.
48La résistance de l’opinion ne tiendrait plus alors aux préjudices que les individus, enfants ou adultes, subiraient du fait de divorcer, mais semble-t-il, au souci de sauvegarder la gravité de l’engagement matrimonial. Cette préoccupation joue également lorsque deux conjoints se sont mariés dans le seul but de légitimer un enfant et qu’ils demandent le divorce aussitôt après la naissance : 57 % des enquêtés refusent que soit facilitée cette rupture (Boigeol, Commaille et al., p. 116).
49Voici donc une population qui se révèle en majorité hostile au principe d’un divorce facile ou a l’idée d’une libéralisation générale de la procédure. Tant que les questions demeurent abstraites, l’opinion reste divisée et les partisans d’un régime plus facile sont minoritaires. Passe-t-on des principes aux cas particuliers, les oppositions s’atténuent et des majorités importantes, en cas d’absence d’enfant, ou si les époux sont d’accord sur le projet de rupture, se déclarent favorables à un divorce plus facile.
50En réalité les positions de principe sont diverses, sauf pour les tenants d’une stricte indissolubilité et moins déterminantes que les considérations empiriques : ce sont les préjudices prévisibles pour les individus ou pour la stabilité de l’institution qui déterminent dans l’opinion la résistance plus ou moins grande à une libéralisation de la législation actuelle. Une fois aboli le principe de l’indissolubilité, il faut bien tomber dans la casuistique. Qu’on réduise à l’extrême la fréquence des divorces ou qu’on en facilite sa procédure, c’est affaire d’opportunité. Le terme n’est pas péjoratif. Il signifie que l’on pèsera les avantages et les inconvénients d’une éventuelle libéralisation et que la décision se fera au seul vu de ce bilan probable.
51Cette analyse ne comporte aucun jugement de valeur. Elle s’oppose seulement à l’idée que la difficulté de divorcer ne diffère de l’indissolubilité que par un peu de tolérance et de raison. Rien ne serait finalement changé, pourvu que la fréquence du divorce restât faible. En réalité le fondement du système matrimonial a été modifié. À la loi « catégorique » de l’indissolubilité s’est substituée une règle « hypothétique » : le divorce doit être d’autant plus facile que sont faibles les préjudices qu’il entraîne à l’endroit du conjoint « innocent » ou des enfants.
III. De la sanction au remède
52Dans l’esprit de ceux qui votèrent la loi Naquet6, le divorce constituait une sanction à l’endroit du conjoint coupable. Il s’agissait de tempérer l’indissolubilité de principe par les exigences de l’équité. On ne pourrait plus impunément être violent, refuser toute responsabilité, quitter le domicile conjugal. L’autre conjoint, l’épouse le plus souvent, aurait désormais un recours légal, contre la brutalité ou l’abandon. En demandant à la justice de rompre un lien indique, on punirait en quelque sorte l’époux indigne. La procédure de divorce ne différait guère en somme de celles qui réglaient une affaire de vol ou de diffamation.
53La loi n’a pas changé. Juridiquement le divorce demeure bien la sanction d’une faute qu’il incombe au demandeur de prouver. Mais la pratique judiciaire tourne dans un certain nombre de cas les intentions du législateur et par des artifices de procédure, permet d’accueillir des divorces qui sont, en fait, des séparations par accord des parties. L’attitude des justiciables à l’égard de ces pratiques, varie suivant qu’ils estiment en être les bénéficiaires ou les victimes. Paradoxalement, les personnes au bénéfice de qui le divorce a été prononcé se considèrent souvent comme les victimes d’une pratique qui a permis de faire aboutir un divorce qu’elles ne souhaitaient pas. Au contraire, parmi ceux ou celles aux torts de qui le divorce a été prononcé, on trouve des justiciables satisfaits d’avoir pu au prix d’une sanction légère, rompre une union devenue indésirable (Roussel, 1975, p. 49). Directement impliqués dans cette question, les divorcés réagissent donc le plus souvent suivant leur situation : « innocents », ils estiment que l’autre partie devrait être sanctionnée, « coupables », ils se réjouissent des accommodements que leur fournit la pratique judiciaire.
54L’opinion publique pourrait, elle, formuler un jugement plus impartial. La difficulté est de faire passer dans une enquête une question aussi abstraite. Aussi bien a-t-il paru nécessaire de procéder d’une manière moins directe. Pour décider si la population perçoit ou non le divorce comme la sanction d’un délit, on procédera par approches successives.
55On présentera d’abord les résultats d’une question qui porte sur un abandon de domicile, c’est-à-dire sur une faute caractérisée (tableau 136).
Tableau 136. Opinions sur l’abandon de domicile, enquête Divorce (%)

56La distribution des réponses semble indiquer que l’opinion est restée très sensible à l’aspect sanction du divorce. La faute du mari est flagrante, la demande de la femme est justifiée et doit être facilement accueillie. La démonstration paraît satisfaisante. Mais l’est-elle réellement ? La formulation de la question indique bien un délit, mais la précision apportée sur la durée de la séparation, rend difficile une interprétation irrécusable. Ne peut-on pas comprendre que la facilité de procédure préconisée est motivée par l’évidence d’un constat de rupture définitive plutôt que par la volonté de sanction ?
57Cette interprétation est confirmée par les réponses à une autre question (tableau 137).
Tableau 137. Opinions sur la legislation du divorce après une séparation de plusieurs années, enquête Divorce (%)

58Le problème du divorce après une longue séparation avait fait l’objet d’une proposition de loi de M. Henri Caillavet, sénateur7. L’exposé des motifs avait été présenté dans un esprit de défense de l’institution familiale, « Le législateur ne peut décemment laisser des gens vivre dans des situations irrégulières et mettre au monde des enfants illégitimes. Bien loin de saper la famille et le mariage, le texte qui nous est soumis en renforce la dignité ». Présenté lors de la séance du 26 octobre 1972, cette proposition a été écartée par une motion préjudicielle.
59Les réponses de l’enquête Divorce indiquent que l’opinion se montre au contraire favorable à une libéralisation de la procédure dans ce cas. Le pourcentage exceptionnellement élevé des partisans d’un divorce automatique (43 %) est plus significatif encore que celui de l’ensemble des suffrages favorables à un divorce plus facile (83 %).
60Quelle serait la portée exacte de cette réforme ? Il s’agirait non pas de supprimer le divorce-sanction mais d’ajouter à la liste actuelle des motifs légaux de divorce, tous fondés sur une faute, une justification nouvelle qui pourrait être le constat d’un échec définitif de l’union. Ceux qui se montrent favorables à une telle réforme avaient-ils toujours conscience de la modification profonde qu’elle introduit dans l’esprit de la loi ? L’idée d’un divorce, simple constat d’échec, par opposition à celle du divorce-sanction n’apparaissait sans doute pas clairement à la conscience de tous. Le fort pourcentage de l’approbation s’explique sans doute parce que ce type de divorce consisterait seulement à transformer une situation de fait en situation de droit. Puisque les conjoints sont désormais séparés, les enfants installés chez l’un ou l’autre des époux, le divorce n’aura d’autre effet que de permettre éventuellement un nouveau mariage.
61En se montrant favorable au divorce après une longue séparation de fait, l’opinion ne refusait pas explicitement l’idée que le divorce puisse être le résultat d’une faute. L’idée de culpabilité n’était pas exclue, elle était simplement absente.
62Sur un autre cas, l’opinion se sépare nettement de la législation actuelle : celui où l’un des conjoints est depuis plusieurs années dans un hôpital psychiatrique (tableau 138).
63On sait que la législation française, dans cette situation, interdit le divorce8. L’absence de faute exclut en effet, comme pour la séparation de fait, la possibilité d’une rupture du lien conjugal. Sous réserve d’une sérieuse présomption d’incurabilité, l’opinion publique estime au contraire que le divorce devrait rester possible. Certes des différences de pourcentages s’observent en faveur de la facilité de la procédure suivant la présence ou l’absence d’enfants. Mais sur la possibilité même de divorcer, 3 personnes sur 4 au moins marquent leur accord.
Tableau 138. Divorcer en cas de problèmes psychiatriques de l’un des deux conjoints, avec ou sans enfants, enquête Divorce (%)

64Cette prise de position implique que la nécessité d’une faute n’est pas déterminante pour l’opinion. Le constat d’une rupture à la suite d’une longue séparation ou d’un internement psychiatrique suffirait selon l’opinion générale à justifier, sous certaines conditions, une demande recevable de divorce.
65On peut essayer de vérifier que l’idée de sanction, sans disparaître totalement, est généralement subordonnée à d’autres considérations. Si elle restait décisive en effet, les mesures prises par le tribunal devraient, comme il arrive généralement lorsqu’un délit est commis, favoriser systématiquement l’innocent et châtier le coupable. En est-il ainsi en matière de divorce ?
66Le point le plus délicat à trancher, celui où s’affrontent le plus souvent les ex-conjoints, est celui de la garde des enfants (tableau 139).
Tableau 139. Opinions sur la garde des enfants à la suite d’un divorce, enquête Divorce (%)

67La pratique judiciaire contredit évidemment la règle de sanction. C’est l’intérêt présumé de l’enfant qui prévaut. Que les femmes approuvent cette pratique plus souvent que les hommes, on le comprend aisément. Mais une petite moitié seulement de l’ensemble de la population est favorable à cette pratique. Quant à ceux qui répondent « cela dépend », il est probable que leur réticence se réfère aussi à l’intérêt de l’enfant plutôt qu’à la faute de la mère. Si la mère est incapable d’élever l’enfant, si elle s’en désintéresse par exemple, alors il faut confier l’enfant au père. Au total, peu nombreux sont ceux qui demandent que l’enfant soit systématiquement refusé au conjoint aux torts de qui le divorce a été prononcé. La règle de sanction apparaît donc comme subordonnée à un impératif prioritaire : celui de l’avenir de l’enfant.
68C’est le même souci que l’on retrouve à propos du droit de visite : 90 % des enquêtés souhaitent que le conjoint qui n’a pas la garde des enfants puisse être autorisé à les recevoir pour de « courtes visites ». Ici aussi la sanction éventuelle s’efface « dans l’intérêt de l’enfant »9.
69La règle de sanction devrait être déterminante pour la pension alimentaire : ne peut y prétendre que le conjoint au profit, de qui le divorce a été prononcé : « c’est une récompense à l’innocent (corrélativement la charge de cette pension est une pénalité à l’encontre du coupable) » (Carbonnier, 1967). L’opinion se montre plus soucieuse cette fois, de l’aspect pénal des mesures (tableau 140).
Tableau 140. En faveur d’une pension alimentaire pour l’épouse suivant l’attribution des torts et l’activité professionnelle de la femme, enquête Divorce (%)

70Les hommes sont logiquement moins souvent favorables à la pension alimentaire puisqu’en fait ils n’en sont jamais les bénéficiaires. Mais leurs réponses se modifient suivant les situations, d’une manière tout à fait semblable à celle des femmes. Plus intéressant est le fait que même en cas de torts partagés, une minorité non négligeable d’hommes estime qu’une pension alimentaire doit être attribuée à la femme sans profession. L’idée d’une responsabilité, et en particulier d’une responsabilité de l’homme au-delà du divorce, paraît se confirmer ici et avec elle, celle de la priorité d’un aménagement de l’avenir sur la sanction d’une faute passée.
71Cet effacement, dans l’opinion, de l’idée de sanction se trouve confirmé à propos de la tentative de conciliation. Le fait qu’elle soit effectuée par un magistrat signifiait implicitement qu’une faute avait été commise et qu’avant d’engager une procédure pénale, la justice offrait une dernière chance aux conjoints d’un arrangement à l’amiable : l’offensé pouvait encore pardonner ou oublier et renoncer à la procédure. Le fait que le juge soit assisté par des psychologues ou des spécialistes des problèmes conjugaux ou qu’il soit purement et simplement remplacé par eux transformerait profondément la signification de cette « tentative » et surtout de la crise qui est à l’origine du projet de rupture.
72Demander la présence de spécialistes, c’est suggérer que dans certains cas au moins, la cause de la tension n’est pas à rechercher dans la faute d’un des conjoints, mais plutôt dans une sorte de maladie affective qui requiert l’assistance d’un thérapeute plutôt que la présence d’un juge. La tentative de conciliation viserait à faire prendre conscience aux conjoints de leurs véritables relations. Réussie, elle pourrait parfois amener les conjoints à renoncer à leur projet ou du moins à le poursuivre avec moins d’angoisse et d’hostilité.
73C’est ainsi, semble-t-il qu’il faut interpréter l’opinion de la très large majorité qui souhaite que le juge soit assisté de spécialistes des problèmes conjugaux ou même remplacé par eux (tableau 141).
Tableau 141. Opinions sur les modalités de la conciliation en cas de procédure de divorce, enquête Divorce (%)

74Considérant les mobiles légaux, on a observé que l’opinion admettait la possibilité de divorcer dans des situations qui n’impliquent de la part d’un des conjoints ni responsabilité ni délit. Examinant les « attendus » des mesures prises par le juge, l’intérêt de l’enfant ou des conjoints semblait l’emporter sur la règle de sanction. Enfin, l’introduction de psychologues spécialisés au moment de la tentative de conciliation confirme que dans l’opinion, l’idée du divorce-sanction trouve finalement peu de répondants.
75À sa place, ou à côté d’elle, existe une autre conception, plus largement répandue, semble-t-il. Elle serait favorable au divorce chaque fois que l’on pourrait présumer raisonnablement que la rupture de fait entre les conjoints est irréversible. Le constat d’une rupture définitive remplacerait aussi la sanction d’une faute. Ainsi s’explique que les mesures prises par le juge en matière de garde des enfants, de visite des enfants ou de pension alimentaire, s’inspirent avant tout du souci de remédier autant qu’il est possible à une situation considérée comme irréversible. L’expression divorce-remède revêt ici un sens précis : elle ne signifie pas que le divorce apporte une solution idéale et facile à un conflit banal, mais simplement qu’il permet de sortir avec le minimum d’inconvénients de ce qui autrement serait une impasse définitive.
IV. Les variables discriminantes
76Certaines variables s’étaient révélées particulièrement discriminantes dans l’étude de la vie prénuptiale comme dans celle de la vie conjugale. La première démarche consistera à se demander si elles gardent pour l’analyse du divorce le même pouvoir discriminant. On n’imposera pas au lecteur la démonstration détaillée de cette convergence. À prendre à nouveau toute une série de propositions-tests, on ne gagnerait que la présentation fastidieuse d’un parallélisme manifeste. On considérera donc une seule proposition-test, mais portant sur une proposition claire et fondamentale : la libéralisation du système judiciaire actuel en matière de divorce. On a d’ailleurs vu plus haut que cette proposition était étroitement liée à l’opinion sur le principe même de la dissolubilité du lien matrimonial (tableau 130).
77La figure 30 montre que le pourcentage global des partisans de cette évolution, soit 39 % (tableau 129)10, est toujours une moyenne pondérée de valeurs très différentes suivant la position par rapport aux principales variables discriminantes.
Figure 30. Personnes favorables au principe d’une libéralisation de la législation suivant quelques variables (%)

Source : enquête Divorce, 1972 (Boigeol, Commaille et al., 1974).
78On retrouve bien l’importance manifeste du facteur religieux, du niveau d’instruction et du groupe d’âges. Pour la catégorie de commune on observe à nouveau la nette rupture entre la région parisienne et le reste de la France. La courbe relative à l’état matrimonial est moins intéressante dans la mesure où les statuts de célibataire et de marié sont dépendants de l’âge. On notera toutefois que les personnes divorcées se montrent plus libérales que les autres sous-populations. Quant au nombre d’enfants, on comprend qu’il est également très lié à l’âge11. Compte tenu de la taille de l’échantillon, il n’était possible de neutraliser l’effet d’âge par rapport à l’état matrimonial que pour le groupe des moins de 25 ans. Dans cette classe d’âges, l’effet de statut est sensible puisque 53 % des célibataires se montrent favorables à une libéralisation de la procédure de divorce pour 42 % des personnes mariées.
79En ce qui concerne la variable « nombre d’enfants », il a été possible de distinguer trois grands groupes d’âges. On constate sur la figure 31 que dans chacune de ces classes, les parents de deux enfants ou plus se montrent moins souvent favorables à une libéralisation du régime judiciaire que ceux qui n’ont pas d’enfant ou un seul enfant.
Figure 31. Opinions favorables à une libéralisation du divorce suivant le groupe d’âges et le nombre d’enfants (%)

Source : enquête Divorce, 1972 (Boigeol, Commaille et al., 1974).
80On peut finalement conclure qu’en matière de divorce, on retrouve le pouvoir discriminant manifeste du groupe d’âges, du niveau d’instruction et de la pratique religieuse. L’importance des autres variables, du nombre effectif d’enfants spécialement, tient en partie à une dépendance plus ou moins étroite avec les premières12.
81L’analyse en matière de divorce est pourtant plus complexe que pour la vie prénuptiale ou le lien matrimonial. On a montré plus haut en effet que la configuration familiale avait une influence déterminante pour la distribution des réponses : les écarts considérables de pourcentages observés dans les questions abstraites se resserraient lorsque les enquêtés devaient se prononcer sur une situation concrètement définie. On mesurera mieux l’importance relative des variables socioculturelles et des configurations spécifiques en croisant ces deux types de facteurs.
82La figure 32, pour une même situation définie par rapport à la présence ou à l’absence d’enfants, permet de mesurer l’effet spécifique de différentes variables. On constate que cet effet n’est pas négligeable, en particulier pour la configuration familiale « avec enfants mineurs ». Pourtant la majorité de la population, quelles que soient les caractéristiques socioculturelles des enquêtés, adopte une attitude commune, favorable à une libéralisation en l’absence d’enfants, défavorable dans le cas contraire. La situation proposée au jugement de l’enquêté est donc plus déterminante que les caractéristiques personnelles de cet enquêté.
Figure 32. Partisans d’une libéralisation (plus facile ou automatique) suivant certaines variables et le nombre d’enfants (%)

Source : enquête Divorce, 1972 (Boigeol, Commaille et al., 1974).
83Prenons un autre exemple. Le fait qu’un des conjoints refusait de divorcer constituait une raison de refuser une procédure plus facile (tableau 134). En se plaçant dans une configuration par ailleurs favorable, l’absence d’enfants, on a cherché à comparer le poids d’une variable particulière, la pratique religieuse, et la prise en considération de cet accord ou de ce désaccord sur le projet de divorce. La figure 33 montre que quel que soit le niveau de pratique, les enquêtés sont partisans d’une libéralisation pour le cas où les conjoints désirent l’un et l’autre divorcer, mais qu’ils sont opposés à cette libéralisation si l’un des deux s’y refuse. La situation des conjoints ici aussi est plus décisive que les variables socioculturelles.
Figure 33. Personnes favorables à un divorce plus facile ou automatique suivant le niveau de pratique religieuse (%) (Pierre et Marie ont tous les deux 50 ans. Leurs enfants sont mariés.)

Source : enquête Divorce, 1972 (Boigeol, Commaille et al., 1974).
84On vérifie ainsi que l’opinion française, partagée sur les questions de principe, retrouve, à défaut d’unanimité, une relative cohérence lorsqu’il s’agit de résoudre une situation concrète.
V. Vue d’ensemble sur le divorce
85Pas plus sur le divorce que sur la vie prénuptiale ou le lien conjugal, on ne saurait négliger l’existence dans l’opinion de minorités. Le principe de l’indissolubilité absolue du mariage qui correspond à la position de l’Église catholique reste affirmé par 20 % environ de la population. L’idée que le mariage devrait pouvoir être dissous comme il a été contracté, par simple accord des parties, obtiendrait, suivant l’enquête Divorce, un pourcentage légèrement plus élevé de partisans. Le reste de la population considère que le divorce devrait être réservé à des situations « exceptionnelles » ou « graves ». Un peu moins de 40 % de l’échantillon se déclare favorable à une libéralisation de la procédure de divorce. Sur le principe même du divorce, l’opinion se montre donc prudente sinon réservée.
86Le refus d’une stricte indissolubilité du mariage entraîne à l’égard des divorcés une attitude généralement compréhensive. Faute de connaître les motifs du divorce, on présumera qu’ils étaient suffisants pour justifier une rupture légale. L’hostilité ou la méfiance dont les divorcés étaient souvent l’objet cède généralement devant l’indifférence ou la tolérance. Le préjugé défavorable subsiste pourtant dans une situation précise : les parents se montrent en majorité réticents devant un projet de mariage entre un de leurs enfants et une personne divorcée. Le préjugé demeure donc sur un point essentiel : celui de l’alliance matrimoniale, mais dans la vie sociale, le divorcé cesse d’être un déviant.
87L’analyse de cas concrets a révélé par ailleurs que les attitudes de principe étaient en réalité subordonnées à un examen de chaque configuration familiale. La question abstraite de savoir si le divorce devrait être plus difficile ou plus facile ne semble pas correspondre à la manière dont se pose le problème dans l’opinion. Le pourcentage important des « abstentions » confirmerait, s’il en était besoin, la difficulté de répondre à cette question. Ce pourcentage diminue très sensiblement dès qu’il s’agit de « casuistique ». On s’y sent plus à l’aise. L’opinion s’y montre d’ailleurs moins divisée. Les réponses se regroupent autour de positions nettement majoritaires. Bref l’opinion décide au coup à coup, en se fondant sur les conséquences présumées du divorce dans chaque situation particulière.
88Cette attitude semble exclure l’idée de sanction, ou plutôt la réserver pour certains cas où la faute est à la fois évidente et unilatérale. Mais à côté du divorce-sanction, l’opinion paraît favorable à la reconnaissance d’un autre type de divorce qui constaterait simplement une rupture de fait de la solidarité conjugale. La présence très largement souhaitée de psychologues au moment de la tentative de conciliation correspond, entre autres, au souci de faire vérifier par des spécialistes que le désaccord des conjoints est bien irrémédiable.
89Cette évolution incontestable du concept de divorce ne doit pas faire oublier que la majorité de la population semble demander que le divorce soit long et difficile ou même systématiquement refusé lorsque les conjoints ont des enfants mineurs ou lorsque l’un des époux est opposé au projet de rupture.
90On voit combien il est difficile de faire le bilan des résultats. Tantôt réservée, tantôt permissive, l’opinion paraît, d’une question à l’autre, se contredire. En réalité, elle accorde probablement peu d’importance aux positions de principe qui seules aboutiraient à une cohérence rigide. La priorité accordée au « remède » sur la faute, à l’avenir sur le passé, aboutit à des prises de position moins systématiques. La règle du moindre mal pourrait résumer en définitive l’attitude la plus répandue : le divorce désormais paraît davantage ressortir de la casuistique que des principes.
Notes de bas de page
1 Série de 37 entretiens non directifs réalisés pour préparer une enquête auprès de 900 personnes divorcées.
2 Les réponses à une autre question de la même enquête (question 34) montraient que 73 % de la population ne pense pas qu’il existe des professions où il est préférable de ne pas trouver de divorcés.
3 Il en va de même d’ailleurs des 6 % qui sont partisans du divorce d’accord tout en préconisant une législation plus restrictive.
4 On comprend évidemment dans cette classe, ceux qui souhaiteraient que dans ce cas le divorce soit systématiquement refusé.
5 Dans une enquête récente (1973), une équipe de juristes et de sociologues suisses avait posé la question suivante : « Pensez-vous que le divorce par consentement mutuel devrait être également introduit ? ». La proportion de réponses affirmatives fut de 63 %. L’interprétation des résultats par le responsable de l’enquête rejoint celle qui est proposée ici : « Le mariage apparaît aux intéressés plus comme un contrat que comme une institution. La vieille querelle concernant la nature du mariage est considérée comme dépassée […] Assez logiquement, les couples d’aujourd’hui tirent la conclusion qui s’impose. La dissolubilté du mariage, soit en cas de rupture des conditions qui prévalaient lors de la conclusion de l’union, soit par consentement mutuel, est acceptée (Perrin, 1974, p. 58).
6 Voir note 1 en conclusion de la première partie [NdE].
7 Ancien sénateur du groupe des Radicaux de gauche de 1967 à 1983, il fut rapporteur de la loi sur le divorce par consentement mutuel en 1975, après cette première proposition de loi déposée en octobre 1972 « introduisant des dispositions permettant la dissolution du mariage lorsqu’en fait le lien du mariage est irrémédiablement détruit » (Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 12 octobre 1972 [NdE]).
8 La legislation fut modifiée l’année de parution de cet ouvrage avec la loi du 11 juillet 1975 instaurant le divorce par consentement mutuel. En 2016, une nouvelle loi portant sur la modernisation de la justice, permet aux époux de divorcer par consentement mutuel sans passer par un juge [NdE].
9 Cette prise de position est d’autant plus intéressante qu’elle s’oppose à celle que l’on avait observée auprès des personnes ayant effectivement divorcé : plus de 30 % des femmes interrogées pensaient qu’il était de l’intérêt de l’enfant qu’il ne revoit pas son père.
10 Les pourcentages présentés sur ce graphique ont été calculés par rapport aux seuls enquêtés ayant exprimé une opinion. Comme les abstentions ont été nombreuses (20 %) à propos de cette question, un certain décalage existe entre les deux présentations.
11 On prendra soin de ne pas confondre la variable discriminante « nombre effectif d’enfants » avec la configuration familiale « présence ou absence d’enfants ». Dans le premier cas, on croise l’attitude plus ou moins libérale de l’enquête suivant le nombre de ses propres enfants ; dans le second, quelque soit ce nombre effectif, on lui demande si le divorce doit être facilité ou non en cas d’absence ou de présence d’enfants.
12 La variable « nombre d’enfants » est probablement liée à certaines variables socioculturelles, religieuses en particulier : les pratiquants réguliers seraient à la fois moins souvent favorables à une libéralisation de la procédure de divorce et plus opposés à la limitation des naissances.
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