Chapitre 3
La vie prénuptiale
p. 189-240
Texte intégral
1« Une comparaison ethnologique des divers degrés de contrainte sexuelle prénuptiale nous prouve qu’elle coïncide toujours avec la limitation de la liberté sexuelle conjugale elle-même ». Schelsky souligne dans cette phrase l’idée qu’une plus grande liberté sexuelle avant le mariage correspond à une morale conjugale moins stricte. Il y aurait ainsi dans la société une certaine continuité, avant et après le mariage, dans le degré de rigueur des normes en matière de sexualité (Schelsky, 1966, p. 53). Il n’est pas certain que tous les ethnologues ratifient sans réserve cette thèse. Il existe en effet des sociétés où le mariage constitue une véritable rupture avec la manière de vivre des enfants ou des adolescents. La liberté sexuelle aura été très grande durant la minorité sociale mais cessera brusquement avec le mariage. Bien plus, la tonalité affective des relations peut varier parfois considérablement suivant la situation : confiante, égalitaire, tendre entre jeunes gens et jeunes filles, elle est plus anonyme, distante et comme dépouillée de sentiment entre les conjoints1. L’ordre du mariage dans ces ethnies n’est pas celui de la tendresse mais de l’alliance. Pour le signifier catégoriquement, la coutume de certaines ethnies interdisait de prendre pour épouse une femme qui d’abord avait été une « amie ».
2On comprend bien qu’une telle rupture dans la vie affective n’est possible que grâce à des rites d’initiation extrêment efficaces, qui marquent d’une manière nette et définitive le seuil de l’âge adulte. Dans les sociétés de type occidental où ces rites ont disparu ou se sont considérablement dévalorisés, une telle discontinuité n’est plus imaginable2. L’homme qui se marie ne renaît pas rituellement à une vie toute neuve. Il garde de sa vie antérieure, idées, images, attentes. Dans les deux cas donc : celui d’une société sans initiation et celui d’une société avec initiation, la phase prénuptiale éclaire, que ce soit par contraste ou par ressemblance, les modèles de la vie conjugale. Toute étude du mariage doit inclure la période qui précède le mariage.
I. La liberté sexuelle prénuptiale
3S’il fallait trouver un argument supplémentaire pour justifier l’intérêt de l’étude du comportement sexuel avant le mariage, on montrerait facilement que les pays où les sociologues de la famille sont les plus nombreux sont aussi ceux où l’étude de la sexualité prénuptiale est la plus avancée. Faisant le bilan des travaux consacrés à ce sujet aux États-Unis, Cannon et Long présentent une bibliographie de plus de quarante articles et livres pour la seule décennie 1960-1969 (Kanon et Long, 1971). La plupart de ces études sont d’ailleurs fondées sur des recherches empiriques, analyse de comportement ou analyse d’opinion. Avec les enquêtes sur le choix du conjoint, sur l’ajustement des époux et sur les jeunes ménages, les travaux sur la sexualité prénuptiale constituent donc aux États-Unis un des thèmes de recherche le plus fréquemment abordé par les sociologues qui s’intéressent au présent et à l’avenir du mariage et de la famille.
4En Europe, les études analogues sont beaucoup moins nombreuses et plus récentes. La plupart des enquêtes sont postérieures à 1965 et même à 1968. Pieters en cite cinq dans un article où il montre « les conséquences pour l’institution du mariage d’une adhésion massive au code sexuel actuellement dominant » (Peters, 1972)3. Toute une partie de ces recherches s’inspire du système conceptuel sur les types de codes sexuels, mis au point aux États-Unis par Ira Reiss.
5Pour ce qui est de la France, la recherche empirique est beaucoup plus modeste. L’enquête Nuptialité comportait un certain nombre de questions sur ce point et les résultats en seront présentés dans la suite de ce texte.
6Il a pourtant fallu attendre l’enquête du docteur Simon sur le comportement sexuel des Français pour avoir une première information plus systématique sur ce sujet. Mais elle dépassait très largement le problème de la sexualité prénuptiale et l’on ne saurait lui reprocher de n’avoir que partiellement comblé le vide de nos connaissances.
7Avant d’étudier le modèle actuel du comportement sexuel avant le mariage, indiquons rapidement ce qu’il était dans le système traditionnel, et pour être plus précis, dans la société française au xixe siècle. On pourrait penser qu’il coïncidait alors approximativement avec les prescriptions de la religion catholique. Celle-ci était très rigoriste et exigeait avant le mariage une abstinence totale des rapports sexuels, aussi bien pour l’homme que pour la femme. En réalité il s’agissait là d’un idéal, plus que d’un modèle social effectivement pratiqué par la majorité de la population. En fait, le « code » de la sexualité prénuptiale n’était pas égalitaire et une certaine liberté était laissée aux hommes, qui était refusée aux femmes. On ne demandait aux premiers qu’une certaine discrétion dans tous les sens du terme. Ils devaient investir l’essentiel de leur énergie dans des activités d’apprentissage, de formation ou de service. Cette priorité n’interdisait pas quelques frasques ou même des aventures. Il n’en allait pas de même pour les jeunes filles. La virginité était exigée d’une manière intransigeante et le moindre écart pouvait les « déshonorer ». La règle idéale et égalitaire de l’abstinence pour l’un et l’autre sexe restait théorique. Les mœurs obéissaient à un système dualiste, rigoriste pour les femmes, indulgent, sous certaines conditions, pour les hommes. L’analyse des enquêtes dont nous disposons devrait permettre de décider si ce modèle persiste ou si un nouveau « code » contrôle désormais l’activité sexuelle prénuptiale. Tel est le principal problème que l’on se posera ici.
8Pour tenter de le résoudre, la voie la plus directe n’était-elle pas de poser la question de la liberté des rapports sexuels préconjugaux pour les hommes d’une part, pour les femmes d’autre part (tableau 55) ? Sur ce point, le rapport Simon fournit une précieuse contribution (Simon, Gondonneau et al., 1972, p. 604).
9L’analyse de ces réponses montre manifestement la persistance de la dualité des modèles suivant le sexe dans une large fraction de l’opinion : hommes et femmes estiment, à une large majorité, que pour les jeunes gens, des rapports sexuels prénuptiaux sont souhaitables ; hommes et femmes estiment également en majorité que ces rapports ne sont pas souhaitables pour les filles. Sans doute l’opinion des hommes est-elle plus souvent permissive, pour eux-mêmes comme pour les jeunes filles. Il n’en reste pas moins que les deux sexes sont d’accord pour reconnaître que les normes doivent différer suivant le sexe et estimer que ce qui est permis à l’un doit rester interdit à l’autre.
Tableau 55. Opinions sur la liberté sexuelle prénuptiale, rapport Sexualité (%)

10Cette disparité des modèles est généralement liée à un type de société où l’existence de la prostitution permet seul, du moins en principe, la compatibilité de la liberté des jeunes gens et de la virginité des jeunes filles. La réprobation sociale qui s’attache à la prostitution ne peut faire oublier qu’elle est, de droit ou de fait, largement acceptée par la société. Schelsky écrit excellement, « Il existe donc entre l’adoption effective des normes sexuelles imposées par la monogamie absolue et l’extension et la réglementation de la prostitution une corrélation directe. Dans certains milieux où le mariage pour l’homme se conclut à un âge avancé, l’exigence de la virginité de la fiancée est inconditionnelle et la fréquentation des maisons de tolérance est une convention admise par la société » (Schelsky, 1966, p. 71).
11Le débat est-il tranché et faut-il conclure, sous réserve de quelques nuances, que nous gardons aujourd’hui un « code » analogue à celui de nos aïeux. Ce serait sans doute faire preuve de précipitation. La question posée portait sur les relations sexuelles, sans référence à un contexte affectif. Ne convient-il pas de limiter la portée de la réponse à une situation où le rapport sexuel serait détaché de toute relation sentimentale stable ? On aurait ainsi démontré pour ce cas, mais pour ce cas seulement, la persistance d’un double système de normes.
12Le rapport Sexualité introduit fort heureusement dans une autre question cette idée de durée et les résultats sont assez différents de ce qu’ils étaient lorsqu’elle ne figurait pas dans l’énoncé (tableau 56).
Tableau 56. Opinions sur la liberté sexuelle des célibataires, rapport Sexualité (%)

13L’opposition principale n’apparaît plus ici entre hommes et femmes, mais bien plutôt entre la situation où les deux personnes ne se connaissent que depuis très peu de temps et celle où elles se connaissent depuis déjà longtemps. Certes un écart assez important demeure entre l’attitude des hommes et celle des femmes, mais il est beaucoup moins important que dans la question précédente. On trouve cette fois une proportion de 48 % de femmes qui « admettent » de tels rapports. Elles étaient seulement 29 % à considérer comme très souhaitables « des rapports sexuels avant de se marier ». On peut évidemment arguer de la différence qui existe entre déclarer souhaitable et admettre. Cette distinction paraît néanmoins insuffisante pour expliquer l’écart des pourcentages et il est probable que la durée de connaissance soit largement déterminante.
14La question de la permissivité dans la vie sexuelle prénuptiale peut être abordée à partir d’une situation particulière, celle où une jeune fille se trouve enceinte (tableau 57).
Tableau 57. Opinions sur la conception prénuptiale, enquête NuptialitéÊ(%)

15Pour mieux apprécier la portée de ces réponses, il convient de rappeler le caractère impératif qu’avait autrefois, disons il y a un demi-siècle, le devoir de « réparer ». Certes, certains tentaient, et parfois réussissaient à éviter le mariage, mais ils ne pouvaient guère le faire sans attirer une réprobation telle qu’ils finissaient le plus souvent par quitter le pays. Il semblait aller de soi que le mariage s’imposait.
16Les résultats de l’enquête révèlent d’abord la dispersion des opinions. Certes les deux tiers de la population estiment toujours que le mariage « convient » dans ce cas, mais moins de 40 % y voient un devoir strict. Ce qui étonne davantage, c’est le sens de l’écart dans les résultats suivant le sexe : écart faible certes, mais qui exprime une permissivité plus fréquente chez les femmes que chez les hommes. Tenus traditionnellement pour responsables dans cette situation, les hommes acceptent ce modèle plus souvent que les femmes. Ce faisant, celles-ci revendiquent sans doute une égale responsabilité avec l’homme, ou refusent un mariage de résignation. Quelle que soit la motivation, elles considèrent moins souvent que les hommes la « réparation » comme un devoir strict.
17Si intéressantes que soient ces données, elles ne permettent pas une comparaison rigoureuse avec les résultats obtenus aux États-Unis ou en Europe. Dans la plupart des enquêtes étrangères, avec des nuances plus ou moins importantes, on s’est efforcé en effet de tester un système d’hypothèses où le sentiment amoureux est pris en considération pour l’appréciation des rapports sexuels prénuptiaux. Qu’il s’agisse des travaux d’Ira Reiss ou de ceux de Sigusch, ce qui est en question d’une manière ou d’une autre, c’est de savoir si l’amour peut légitimer les rapports sexuels entre célibataires. La question du rapport Sexualité qui introduisait la variable « durée de connaissance » nous rapproche certes de cette problématique, mais d’une manière encore détournée.
18Il nous faut donc rappeler ici quelques résultats de ces études étrangères, quitte à nous demander ensuite s’il est possible d’interpréter à leur lumière les informations fragmentaires dont nous disposons pour la France. Voici par exemple les réponses à une question posée par Reiss dans une enquête de 1967 (tableau 58).
Tableau 58. Pourcentages de ceux qui approuvent les relations sexuelles complètes, suivant le niveau d’engagement

19Les résultats révèlent d’abord un contraste très net entre l’attitude de l’ensemble des adultes et celle des étudiants. Il semble par contre que la « dualité » des modèles soit très atténuée, les pourcentages étant en somme peu différents suivant le sexe. Nous intéresse surtout dans ces données, la graduation de l’approbation suivant le niveau d’engagement affectif. Les écarts sont relativement faibles chez les adultes où le pourcentage d’approbation n’atteint jamais 20 %. Ils sont beaucoup plus sensibles chez les étudiants : la proportion d’approbation est multipliée par 2 ou même par 3 suivant qu’il y a ou non « amour » entre les jeunes gens.
20Citons encore quelques résultats des enquêtes allemandes de Schmidt et Sigusch. Leur questionnaire s’inspirait, comme on vient de l’indiquer, de la problématique de Reiss. L’échantillon de l’enquête était relativement restreint (300 ouvriers et 607 étudiants). Il s’adressait uniquement à des jeunes, hommes et femmes (tableau 59).
Tableau 59. Attitude à l’égard des relations sexuelles avant le mariage (%)

Tableau 60. Identité ou différence, suivant le sexe, des normes relatives aux rapports sexuels avant le mariage

21L’échantillon est évidemment un peu faible pour que l’on puisse considérer comme statistiquement établis les résultats, surtout en les présentant suivant le sexe et en distinguant deux catégories sociales.
22Les pourcentages d’opinions permissives sont nettement plus élevés que dans l’enquête précitée d’Ira Reiss. D’autre part, la dualité des normes, dans le cas où le sentiment amoureux n’existe pas, persiste chez les ouvriers, hommes ou femmes. Elle est beaucoup moins fréquente chez les étudiants.
23On peut d’ailleurs analyser les résultats du tableau 59 en cumulant toutes les réponses, rigoristes ou permissives, suivant qu’elles expriment une identité ou une dualité de normes en fonction du sexe (tableau 60).
24Dans la mesure où toutes ces données sont significatives, et la convergence des résultats le suggère, il semble bien que le système normatif traditionnel se soit compliqué par la prise en compte, par une partie de l’opinion, des jeunes surtout, du sentiment amoureux comme justification suffisante des relations sexuelles. Du coup la traditionnelle indulgence à l’égard des « frasques » des jeunes hommes tend à disparaître au profit d’une permissivité qui s’étendrait aux hommes comme aux femmes à condition qu’ils soient amoureux.
25Reiss voit dans cette attitude nouvelle une des données les plus importantes du « nouveau libéralisme américain » quand il écrit que ses sources « comprennent la possibilité de la contraception, les moyens de combattre les maladies vénériennes, et ce qui est tout aussi important, une philosophie intellectualisée considérant comme souhaitable que l’affection s’accompagne de manifestations sexuelles […] Ceci constitue un support nouveau et plus durable pour le libéralisme sexuel, puisqu’il est basé sur une philosophie positive plutôt que sur l’hédonisme ou le désespoir » (Reiss, cité par Michel, 1970).
26L’analyse des cinq enquêtes européennes citées plus haut conduit Pieters à la conclusion suivante :
27« Nous avons été frappés par la large acceptation et la forte conformité à un seul et même code sexuel en matière de relations sexuelles préconjugales. Ce code, nous pourrions le résumer en ces termes : “permissivité au nom de l’amour et responsabilité en matière de contraception” » (Pieters, 1972, p. 215). Cette large « acceptation » n’est évidemment le fait que des populations jeunes et célibataires.
28Un des problèmes que se posent ces auteurs est de savoir si ce « code » est stable ou non. On aura peut-être remarqué dans le texte de Reiss le mot « durable » : la justification théorique fondée sur l’amour constituerait un « support » plus durable au libéralisme sexuel que l’hédonisme.
29Schmidt et Sigusch partagent cette conclusion. Ils estiment que ce code exprime une adaptation stable à la structure actuelle des sociétés occidentales. Ils en voient pour preuve le fait que cette nouvelle morale sexuelle transpose la plupart des valeurs et des exigences qui caractérisent l’idéal de la vie conjugale : monogamie, fidélité absolue, confiance mutuelle. Les qualités attendues de « l’amie » sont celles que l’on recherche chez l’épouse : amour du foyer et des enfants, affection et tendresse : « la sexualité prénuptiale est acceptée comme naturelle et nécessaire, mais elle copie le modèle conjugal. L’amour romantique a pris la place de la norme d’abstinence « comme régulateur de l’activité sexuelle » (Schmidt et Sigusch, 1971).
30À ce modèle dit « scandinave », les deux auteurs opposent un autre type qui serait celui d’une certaine fraction des jeunes ouvriers américains. Il s’agirait de ceux qui n’ont pas d’emploi fixe et refusent ou retardent leur intégration dans la société des adultes. L’instabilité de leur comportement sexuel serait liée à l’instabilité générale de leur conduite et en particulier à leur mobilité professionnelle.
31Aucun rapport, estiment Schmidt et Sigusch, entre cette attitude et celle qui a été observée en Allemagne. Elle relève d’un univers anomique alors que le comportement « scandinave » correspondrait à un système stable de normes. Que l’un soit plus permissif que l’autre n’entraîne pas qu’il doive logiquement lui succéder.
32On le voit, le problème est d’importance, mais l’argumentation de Sigusch si séduisante soit-elle ne paraît pas décisive. Que les relations prénuptiales soient chargées de valeurs traditionnellement réservées à la vie conjugale, on l’admettra volontiers. Que cette nouvelle morale sexuelle doive se stabiliser, voilà un tout autre problème en effet. Ne faut-il pas constater dans les pays scandinaves en particulier, une dissociation de plus en plus fréquente entre la liberté sexuelle et le sentiment amoureux qui la justifierait (Christiansen et Gregg, 1970) ?
33L’instabilité professionnelle des jeunes que Sigusch lie à la promiscuité sexuelle n’existe-t-elle pas également dans les groupes européens ? Ne tend-elle pas à se développer ? Et ne doit-on pas dans ce cas attendre une extension parallèle d’une liberté sexuelle suivant le modèle « américain » ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre d’une manière péremptoire, à partir des données actuellement collectées.
34On se trouve plus embarrassé encore en ce qui concerne la France. Quels que soient les mérites de l’enquête Sexualité, il est certain qu’elle ne pouvait apporter les informations que seule une étude spécifique pourrait fournir. Il est certain que la réalisation d’une enquête auprès des jeunes soulève, particulièrement en France, difficulté et résistance. Il semble pourtant difficile d’admettre qu’elle ne s’imposera pas dans un avenir prochain4.
35Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’est guère possible de prouver que le « nouveau code » a également cours parmi les jeunes Français. Il est probable qu’il faudrait distinguer entre les milieux sociaux et les types de résidence. Il paraît pourtant probable que les conclusions de Reiss ou de Pieters s’appliquent, d’une certaine manière, à la France. Là aussi la majorité des jeunes estime que ce qui est permis aux garçons ne saurait être interdit aux filles. Là aussi le sentiment amoureux paraît à la fois justifier et « contrôler » l’activité sexuelle prénuptiale. Là aussi l’idée de plus en plus largement répandue de la nécessité d’une éducation sexuelle précoce témoigne d’une évolution dans ce sens.
II. L’éducation sexuelle
36Dans la société française traditionnelle, il ne semble pas que l’éducation sexuelle des enfants ait fait vraiment problème. En milieu rural, la vie de la ferme fournissait mille occasions d’informations et d’explications. Dans les villes, la promiscuité permanente entre enfants et adultes et la grande liberté de langage renseignaient très vite les enfants sur « le mystère de la vie ». C’est donc assez récemment, vers le xviie siècle et surtout dans la bourgeoisie qu’est apparu le souci de tenir caché aux enfants tout ce qui relève de l’activité sexuelle5. Sans doute certaines familles considéraient-elles comme leur devoir d’informer progressivement leurs enfants. Mais d’une manière générale, l’effort principal des parents visait en fait à retarder aussi longtemps que possible le moment de cette initiation : ils y renonçaient finalement le plus souvent, conscients que leurs enfants avaient appris de leurs camarades ce qu’eux-mêmes ne leur avaient pas expliqué.
37Une telle attitude se fondait en fait sur la présomption que la famille pouvait préserver jusqu’à un âge avancé « l’innocence » de l’enfant et que le contrôle de la sexualité dans la société était suffisamment rigoureux pour que les jeunes s’y plient et que se trouvent ainsi minimisés les risques du « mariage forcé »6.
38Ce comportement est devenu, assez brusquement d’ailleurs, bien anachronique. L’utilisation constante de thèmes érotiques par la publicité, le spectacle de la rue, les programmes des cinémas et de la télévision, tout concourt dans notre société à souligner l’importance extrême que revêt la sexualité pour les adultes et à dévaloriser en ce domaine comme dans d’autres, tous les interdits et les contrôles. L’enfant est donc, très jeune, confronté à une information parfois brutale, et adolescent, il vit constamment, à l’école ou dans ses loisirs, dans un milieu mixte où une partie de ses camarades affiche une attitude nettement permissive.
39Il était inévitable qu’une telle situation pose aux parents, en termes nouveaux, le problème de l’éducation sexuelle de l’enfant. Puisqu’il apparaît désormais impossible d’escompter la prolongation de l’état d’» innocence », la nécessité s’impose de fournir à l’enfant une connaissance « objective » de la sexualité. Faute d’une telle information, il serait incapable d’ordonner le flot des données disparates que lui fournit quotidiennement son « environnement ». Plutôt que de laisser au hasard l’initiation sexuelle de leurs enfants, l’ensemble des parents estime qu’il est préférable qu’une formation progressive leur soit ménagée.
40Dans deux enquêtes récentes, les résultats expriment clairement l’opinion qu’une éducation sexuelle doit être donnée aux jeunes ; dans l’une et l’autre enquête, chez les personnes de plus de 50 ans, la fréquence des partisans de cette éducation est un peu plus faible que dans les groupes d’âges plus jeunes, mais reste très élevée (tableaux 61 et 61bis).
Tableau 61. Opinions sur l’éducation sexuelle dans l’enquête Famille (%)

Tableau 61bis. Opinions sur l’éducation sexuelle dans le rapport Sexualité (%)

41Cette quasi-unanimité n’est-elle pas apparente ? Les termes « information », « éducation », ont-ils été entendus de la même manière par l’ensemble de ceux qui se déclarent favorables à une initiation méthodique ? Au vrai, le problème délicat est de décider qui assurera cette formation plutôt que celui de savoir si elle doit, ou non, être donnée (tableaux 62 et 63).
Tableau 62. Opinions sur l’éducation sexuelle des jeunes, rapport Sexualité (%)

42C’est donc la mère qui est la plus fréquemment considérée comme la « mieux placée ». Le choix du père n’obtient que des pourcentages plus faibles. Ceci tient peut-être au caractère un peu trop général de la question : ont choisi la mère ceux qui ont pensé à de jeunes enfants ou à des filles, la préférence pour le père n’intervenant que pour les garçons ayant déjà dépassé le stade de l’enfance. Une autre explication, et qui n’est pas exclusive de la première, est que le rôle éducateur de la mère serait devenu prépondérant dans la famille contemporaine. C’est un point sur lequel on reviendra plus longuement.
43La formulation de cette question dans l’enquête Famille ne distinguait pas le rôle du père de celui de la mère : elle traitait par contre de façon distincte l’information sexuelle de l’enfant et celle de l’adolescent. Enfin elle demandait d’indiquer, par rang de préférence, deux « formateurs » et non un seul.
Tableau 63. Opinions sur l’éducation sexuelle des jeunes, enquête Famille (%)

44Un premier résultat paraît assez net : c’est à la famille que revient le premier rôle dans l’éducation sexuelle du jeune enfant. Le pourcentage important de ceux qui ne se prononcent pas, marque qu’une partie de la population hésite sur le choix du responsable, mais la majorité est nette de ceux qui réservent à la famille cette fonction, si l’on compte parmi eux ceux qui préconisent une formation grâce à des livres achetés par la famille. Faut-il que la famille soit aidée, y a-t-il une personne ou une institution susceptible d’assister les parents, tel était le sens de la réponse au « 2e choix ». L’école est la mieux classée dans ces autres instances ; elle ne recueille pourtant que 34 % des suffrages.
45En ce qui concerne les adolescents, les résultats sont analogues. La moitié seulement des personnes interrogées, inscrit la famille en premier choix, mais il convient d’y ajouter les 12 % qui laissent aux parents le soin d’acheter les livres d’initiation. L’école et le médecin n’obtiennent de suffrages relativement importants qu’en deuxième choix.
46Parmi les problèmes relatifs à l’éducation sexuelle, il en est un d’ordre pratique : la connaissance des méthodes contraceptives. Ce point est évidemment capital puisqu’il permet de réduire ou de supprimer les risques de fécondité. Faut-il dès lors les enseigner aux jeunes et supprimer ainsi un des freins aux relations sexuelles prénuptiales (tableau 64) ?
Tableau 64. Opinions sur l'information des jeunes, garçons et filles, sur les méthodes contraceptives, rapport Sexualité (%)

47Un quart des Français seulement se déclarent opposés à cette information. Le pourcentage de ceux qui ne se prononcent pas, est d’ailleurs plus faible que lorsqu’il s’agissait de dire à qui incombe l’éducation sexuelle. En souhaitant que les méthodes contraceptives soient expliquées aux jeunes gens et aux jeunes filles, certains parents songent peut-être moins à la limitation des naissances dans le mariage qu’aux dangers de conception avant le mariage. Conscients de la liberté des mœurs ou la redoutant, persuadés qu’ils n’exercent plus désormais dans ce domaine un contrôle très efficace, ils voient dans une information précise le meilleur moyen de réduire les risques qu’entraîneraient, pour des jeunes gens non avertis, des relations sexuelles même occasionnelles. L’idée même d’informer les jeunes filles des moyens d’éviter la conception aurait sans doute paru immorale à une grande partie de l’opinion voici quelques années seulement. Elle semble aujourd’hui, à beaucoup, relever de la prudence et s’imposer à ce titre aux parents soucieux de leur responsabilité7.
48Et pourtant, ces mêmes parents se sentaient mal armés pour assumer la formation sexuelle de leurs enfants. Dans le même rapport Sexualité, 57 % de la population reconnaît qu’elle est peu informée ou pas du tout informée sur la manière de donner à ses propres enfants une véritable éducation sexuelle8.
49Cet embarras ne porte sans doute guère sur l’information des jeunes enfants. Là, il semble bien que la majorité des personnes interrogées réserve à la famille la responsabilité principale. La vraie difficulté porte sur l’information des adolescents. On aurait davantage tendance à faire appel pour eux, au moins à titre d’auxiliaire utile, à des instances extérieures : école, médecins, spécialistes. Mais ce souhait ne va pas sans une certaine crainte. On hésite sur la question de savoir qui est le « mieux placé » pour une telle information. Bref la nécessité apparaît d’une information précise allant jusqu’à une connaissance des méthodes contraceptives, mais en même temps, on craint que l’initiation faite dans de mauvaises conditions, n’aboutisse à des résultats désastreux. C’est là une des difficultés nombreuses que l’on rencontrera dans l’analyse de l’opinion : persuadés de l’urgence d’un remède ou d’une réforme, les Français se demandent en même temps si le remède ne sera pas pire que le mal. Telle est la rançon d’une situation où l’opinion se détermine sur des craintes diffuses plutôt que sur des normes « catégoriques ».
III. Âge de la majorité et âge au mariage
50Mariage et majorité sont généralement liés ; qui est marié se trouve émancipé de l’autorité parentale et ne relève que de la loi commune à l’ensemble des adultes. La vie prénuptiale était longtemps restée au contraire celle de la dépendance : jeunes gens et jeunes filles continuaient à cohabiter avec leurs parents jusqu’à leur mariage, ils participaient à l’exploitation familiale, et leur « conduite », celle des jeunes filles surtout, était contrôlée assez étroitement par la famille et la communauté villageoise. Le mariage, fondement de l’émancipation, était lui-même autorisé sinon « arrangé » par ceux-là même dont l’autorité se trouverait plus ou moins réduite du fait même de cette union. La stratégie matrimoniale apparaissait à la fois comme le dernier moment de la dépendance totale pour les enfants et comme l’ultime intervention décisive des parents9.
51La dissociation entre majorité et mariage est aujourd’hui réalisée dans la plupart des sociétés occidentales. Passé un certain âge, mariés ou non, le jeune homme et la jeune fille se considèrent comme émancipés. Ils peuvent décider alors de cesser la cohabitation avec leurs parents et ceux-ci peuvent y consentir même dans le cas où les enfants ne disposent pas encore de revenus personnels réguliers. Il leur est également loisible de rester avec leurs parents, tout en échappant désormais, plus ou moins, à leur contrôle.
52Ce qui nous intéresse dans cette deuxième partie, ce n’est pas tant l’âge de la majorité légale, que celui où les parents estiment qu’il convient de considérer leurs enfants comme majeurs10. De même si nous parlons de l’âge effectif au mariage, ce sera un simple rappel pour le comparer à l’âge idéal. C’est l’analyse des opinions et des attitudes qui nous intéresse maintenant. La comparaison entre les deux âges, celui du mariage et celui de la majorité, devrait permettre théoriquement de mesurer la durée idéale de la période intermédiaire où, dans notre société, hommes et femmes sont émancipés de leurs parents sans être encore liés à un conjoint.
53L’enquête Nuptialité posait la question de savoir à quel moment les parents doivent reconnaître la « majorité » de leurs enfants (tableau 65). La personne enquêtée devait indiquer un âge ou un événement11.
Tableau 65. Opinions des parents sur l’âge de la Ç majorité È selon les parents, enquête Nuptialité (%)

54Les figures 18 et 19 représentent la distribution des réponses suivant l’âge dans différentes cohortes de mariage. L’âge moyen est inscrit à l’intérieur de chaque histogramme : il varie très peu ; qu’il s’agisse de l’opinion des hommes ou de celle des femmes, que la majorité envisagée soit celle des hommes ou celle des femmes, et quel que soit le groupe de cohortes, l’âge moyen s’établit entre 19 et 20 ans.
Figure 18. Âge où la « majorité » doit être reconnue au jeune homme

Source : enquête Nuptialité, Roussel, 1971a.
Figure 19. Âge où la « majorité » doit être reconnue à la jeune fille

Source : enquête Nuptialité, Roussel, 1971a.
55La faiblesse des écarts dans les moyennes tient au fait que le seuil de la majorité ne pouvait guère être placé que sur quatre ou cinq années d’âge : il aurait fallu dans ce cas de très fortes différences de distribution pour obtenir un écart d’un an dans les moyennes. La figure 18 montre pourtant que pour la majorité masculine, le profil de l’histogramme varie considérablement : dans les cohortes les plus anciennes, il présente la forme d’un escalier dont le sommet serait à 21 ans, tandis que dans les plus récentes il se rapproche d’une sorte de plateau. Une autre façon de marquer la différence d’un groupe de cohortes à l’autre est de comparer les pourcentages suivant les cohortes de celles qui reconnaissent la majorité avant 19 ans (tableau 66).
Tableau 66. Pourcentages de ceux qui pensent que la majorité doit etre reconnue à 19 ans ou avant, enquête Nuptialité

56Ainsi constate-t-on qu’une majorité se dégage dans les cohortes les plus jeunes pour estimer que les parents doivent traiter leurs enfants en adultes à 19 ans ou avant. Les enquêtes disponibles pour la France ne permettent pas d’affirmer que cette majorité est effectivement accordée dans la plupart des familles. L’autonomie de résidence des jeunes gens non salariés en particulier suppose chez les parents un niveau de revenus assez élevé. Mais l’idée semble généralement admise que l’émancipation des enfants peut précéder désormais de plusieurs années le mariage.
57Cette attitude ne surprend pas en ce qui concerne les cohortes récentes de mariages. On conçoit que le désir d’une émancipation précoce ait été assez vif chez ces nouveaux mariés pour qu’ils restent encore attachés, quelques années plus tard, à l’idée d’une majorité précoce. On pouvait attendre par contre une distribution toute différente chez les personnes mariées depuis 20 ans ou davantage et confrontées, pour la plupart, au problème difficile des relations entre parents et adolescents. L’idée traditionnelle d’une émancipation tardive, liée au mariage, à l’autonomie matérielle, ou à la majorité légale ne garde pourtant que peu de partisans, même parmi eux. La plupart des parents jugent qu’il convient dès 19 ans de considérer leurs enfants comme majeurs et de les traiter comme tels. Il faut pourtant interpréter avec prudence ces résultats. Que signifie exactement l’expression : « les parents doivent considérer comme majeurs » ? Est-ce là une norme idéale ou le simple constat d’une situation de fait ? Peu de contemporains osent s’inscrire en faux contre le courant actuel et déclarer que l’émancipation effective des enfants doit rester postérieure à l’âge légal de la majorité ? L’enquête d’opinion n’attire pas particulièrement les confidences nostalgiques ni les affirmations par trop irréalistes. Les parents appartenant aux cohortes anciennes de mariage n’ont pas nécessairement répondu à la question par un jugement de valeur : ils ont peut-être simplement exprimé ce qui leur paraissait, dans l’état actuel des mœurs, le comportement habituel et inévitable des parents.
58Ce qui paraît établi de toute façon c’est que l’émancipation de fait est réclamée à un âge précoce par les enfants et qu’une partie des parents par conviction ou impuissance, incline à la leur reconnaître avant l’âge de la majorité légale ou du mariage.
59Quant à l’âge idéal du mariage il semble, comme l’âge réel, avoir rajeuni ; du moins les cohortes de mariage les plus récentes préconisent-elles un calendrier plus précoce (tableau 67).
Tableau 67. Âge idéal au mariage, selon le sexe, différentes cohortes, enquête Nuptialité (% cumulés)

60La figure 20 facilite la lecture de ce tableau. La partie gauche représente les calendriers « idéaux » des hommes et des femmes suivant l’opinion des hommes mariés de la cohorte la plus récente et de la cohorte la plus ancienne. La partie droite porte les courbes correspondantes, mais cette fois suivant l’avis des femmes. Pour permettre la comparaison avec un calendrier effectif, on a porté à gauche la courbe représentant la nuptialité des hommes, à droite celle des femmes.
Figure 20. Tables de nuptialité idéales et effectives, enquête Nuptialité

Source : Roussel, 1971a.
61Il apparaît d’abord que les tables idéales pour un même sexe ne diffèrent guère suivant qu’elles expriment l’opinion des hommes ou celle des femmes : les femmes souhaitent se marier suivant un calendrier très proche de celui que les hommes estiment convenable pour elles ; même correspondance en ce qui concerne la nuptialité masculine.
62Les courbes suivant les deux cohortes extrêmes de mariages ne se différencient généralement que peu. L’exception est constituée par les courbes représentant les calendriers masculins selon les hommes : la cohorte la plus récente souhaite un mariage plus précoce que la cohorte la plus ancienne. Il est également curieux de constater que la situation est inverse pour les femmes, mais les différences cette fois sont trop faibles pour que l’on puisse en tirer argument.
63Les courbes idéales pour les hommes et les femmes se sont, suivant l’opinion des hommes, quelque peu rapprochées, si l’on compare le calendrier de la cohorte la plus récente et celle de la cohorte la plus ancienne. Mais l’écart demeure très sensible : le public continuait en 1969 à estimer que l’âge idéal au mariage doit être plus jeune pour les femmes que pour les hommes.
64Enfin, les courbes de la nuptialité idéale et celles de la nuptialité réelle sont très proches pour les hommes alors que les femmes semblent se marier plus tardivement qu’elles le souhaiteraient.
65Pour ne pas compliquer le graphique, les données relatives aux calendriers idéaux suivant les célibataires, n’y sont pas portées. Comme le montre le tableau 67, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, ils sont plus tardifs que ceux des cohortes de mariages même récentes. Cette différence est sans doute la résultante de deux attitudes : certains célibataires, qui auraient peut-être désiré se marier plus tôt, ajustent l’âge idéal à leur situation et leur opinion, plus ou moins consciemment, s’en trouve affectée ; d’autres au contraire souhaitant effectivement un mariage plus tardif ont adopté leur comportement à ce modèle. Faire le départ entre les uns et les autres est évidemment impossible.
66Le rapprochement entre l’âge idéal au mariage et celui de l’émancipation révèle une « vacance », relativement brève pour les filles, plus longue pour les garçons. C’est le temps de la « jeunesse » : elle se définit par des caractéristiques qui, dans le système traditionnel, n’étaient guère compatibles : permanence de la dépendance économique à l’égard des parents, possibilité de résidence autonome, émancipation de fait, liberté sexuelle. Dans la conclusion de la première partie, nous avons suivi Ariès dans son interprétation des unions précoces et admis que le mariage ne constituait plus une rupture aussi nette que par le passé avec l’adolescence. La jeunesse se prolonge désormais au-delà du mariage. Nous venons de constater qu’elle s’instaure quelques années avant. Mais avant de tirer des conclusions sur cet « état » de jeunesse, il convient de poursuivre l’inventaire des informations que les enquêtes nous apportent sur la vie prénuptiale.
IV. Le choix du conjoint
67Aucune decision ne pèse sans doute davantage sur la vie de l’adulte que le choix qu’il fait d’un conjoint. Plus grave que celui d’une profession, ce choix paraît décisif pour atteindre ce que, faute d’un mot plus précis, on appelle généralement le bonheur. La liberté d’« élire » son conjoint apparaît comme un droit imprescriptible et l’idée qu’une contrainte puisse exister sur ce point paraît proprement scandaleuse. Au modèle du mariage traditionnel, « arrangé » par les familles, on oppose le mariage contemporain où les jeunes gens, sans aucune pression extérieure, se rencontrent, s’aiment et se marient.
68Aussi bien à l’étranger qu’en France pourtant, sociologues et psychologues se sont efforcés de découvrir le poids des contraintes sociales ou subjectives qui pesaient sur la décision et dont la combinaison rendait finalement compte du choix. L’homogamie sociale est un des facteurs dont l’importance a été le plus souvent avancée.
69L’analyse faite dans la première partie de l’homogamie professionnelle des conjoints a surtout révélé les limites d’une telle approche. C’est la catégorie socioprofessionnelle des parents qu’il faudrait pouvoir croiser pour démontrer l’importance de l’homogamie sociale. Une telle recherche relève de données administratives, moins que d’une enquête spécifique.
70C’est une telle étude qu’a réalisée, pour la France, Alain Girard. Son but était de repérer les mécanismes qui définissent le champ des éligibles. L’analyse portait à la fois sur les comportements et les attitudes (Girard, 2012 [1974]). Nous limiterons nos emprunts à la partie consacrée aux attitudes.
71Avant d’analyser la situation actuelle il était nécessaire de vérifier que le modèle ancien avait bien cédé et que les enfants étaient désormais « libres » de toute tutelle des parents.
Tableau 68. Opinions sur le choix du conjoint chez les jeunes

72L’effacement des parents dans le choix du conjoint de leurs enfants paraît clairement perçu par l’ensemble de la population. On observera pourtant que les pourcentages sont plus élevés en ce qui concerne les jeunes filles, comme si un contrôle aujourd’hui s’exerçait plus souvent sur le mariage des fils que sur celui des filles. Une certaine stratégie patrimoniale continue-t-elle à peser sur la nuptialité des jeunes gens ? L’analyse différentielle suivant la CSP ne confirme pas cette hypothèse : pour les jeunes gens comme pour les jeunes filles, c’est parmi les cadres supérieurs et les professions libérales que les pourcentages sont les plus élevés de ceux qui pensent que l’on se marie aujourd’hui « sans consulter ses parents12 ». L’analyse suivant le niveau d’études montre aussi que la conscience de l’autonomie du choix est plus fréquente parmi ceux qui ont fait des études supérieures : elle confirme donc la conclusion de l’analyse suivant la catégorie socioprofessionnelle (Girard, op. cit., p. 180-181).
73D’une manière générale, le mariage arrangé apparaît comme relevant des usages d’une autre génération :
Mon père s’est marié assez tard. Il a dit : « je voudrais une fille qui soit belle, qui soit intelligente, qui sache se taire et qui soit là quoi qu’il arrive ». Et ma grand’mère a cherché. Et elle a trouvé la perle rare. Or ma mère, elle, ne pensait pas du tout au mariage, mais j’en ai parlé avec elle après le mariage de mes deux sœurs. Elle m’a dit : « Écoute, quand je me suis mariée, on m’a dit : “Tu vas te marier”. Bon, j’étais bien contente. Je ne savais pas qui était ton père. J’ai su tout de suite que c’est ce gars-là que j’aurais voulu choisir ». Mais alors ça, c’est la génération précédente (homme, 28 ans)13.
74Faut-il en conclure que la stratégie patrimoniale a totalement disparu ? König note que, parmi les grandes familles, elle n’a pas cessé. L’importance du patrimoine, le souci de sa transmission ou de son accroissement, la nécessité de trouver un successeur capable de le gérer, peuvent en effet rester déterminants dans le choix d’un gendre ou d’une bru (König, 1970, p. 602 et sv.). Il n’est pas exceptionnel d’ailleurs dans de telles situations que les enfants récusent le choix familial. De toute manière, ce modèle paraît bien réservé à une catégorie statistiquement négligeable.
75Dans l’ensemble de la population, les parents n’« arrangent » plus le mariage de leur fils ou de leur fille. Dira-t-on qu’ils gardent la faculté d’agréer ou de récuser les candidats que leurs enfants leur présentent ? Légalement, l’autorisation des parents reste obligatoire pour le mariage des mineurs. Même dans ce cas, le refus catégorique devient rare. On ne demande plus une jeune fille en mariage à ses parents. L’idée même d’une telle démarche semble aujourd’hui comique. On « présente » son fiancé aux parents. On leur « annonce » le prochain mariage. L’affectation et la courtoisie donnent parfois à ces attentions un petit air de requête ou de demande de conseil. Mais qui s’y trompe ?
76Les jeunes sont donc libres du choix de leur conjoint, en ce sens au moins qu’ils savent désormais que leurs parents n’interviendront généralement qu’avec la plus grande prudence dans leur mariage. Ils connaissent les raisons de cette prudence : le souci de respecter le choix personnel de leur enfant, et aussi parfois la conscience qu’une opposition résolue n’aurait d’autre conséquence qu’une brouille temporaire avec le jeune ménage.
77La liberté du choix est-elle pour autant assurée ? Et d’abord pour qu’il y ait choix, il faut qu’il y ait un certain nombre de candidats. Peut-on dire que les jeunes « n’ont que l’embarras du choix » ?
78Sur le sentiment de la plus ou moins grande multiplicité des « occasions » les réponses sont tout à fait différentes suivant qu’il s’agit du mariage d’un jeune homme ou de celui d’une jeune fille : hommes et femmes considèrent que pour les premiers les occasions sont nombreuses, pour les secondes au contraire limitées. Le champ des éligibles serait pour l’homme assez vaste, tandis qu’il serait plus restreint pour la femme. Le principal bénéficiaire de l’émancipation des parents serait l’homme puisqu’il aurait gagné un pouvoir effectif de décider, tandis que la femme n’aurait guère la possibilité que d’accepter ou de refuser les rares propositions de mariage qui lui seraient faites.
Tableau 69. Opinions sur les opportunités de mariage selon le sexe, enquête Choix du conjoint (%)

79L’opinion estimerait finalement que la situation n’est pas symétrique suivant le sexe. Au mariage arrangé par les parents, et où théoriquement au moins ni le jeune homme ni la jeune fille n’étaient consultés, se substituerait un nouveau modèle où le jeune homme proposerait le mariage à la jeune fille de son choix, et où celle-ci n’aurait d’autre liberté que d’accepter ou de refuser cette proposition. En distinguant aussi nettement les situations, l’opinion reste peut-être, à tort ou à raison, impressionnée par le souvenir d’une époque où les « vieilles filles » étaient plus nombreuses que les « vieux garçons » et où le célibat des hommes plus souvent que celui des femmes était le résultat d’un choix délibéré. On peut d’ailleurs se demander si on retrouverait en 1974 la distorsion observée en 1959 entre hommes et femmes. On ferait volontiers ici l’hypothèse que les réponses distingueraient moins nettement la condition des jeunes filles de celles des jeunes gens14.
80Mais revenons aux résultats relatifs aux hommes : une minorité non négligeable de la population enquêtée (29 %) estime que pour eux aussi les occasions de se marier sont rares ou hésite à se prononcer sur ce point (11 %). À quoi peut tenir cette opinion alors que le contrôle direct des parents sur le mariage de leurs enfants est aboli, alors que la liberté des mœurs atténue la distance que les règles de la pudeur traditionnelle établissaient entre les sexes, alors que la mobilité de la population multiplie les occasions de rencontre. Il faut bien supposer que certaines unions théoriquement possibles sont écartées parce qu’elles présentent un trop fort risque d’échec : une trop grande différence dans les idées, l’instruction, la position sociale, étaient autrefois reconnues comme raison suffisante pour décourager tout projet de mariage ; l’église de son côté interdisait les mariages mixtes et les familles déshéritaient ceux qui se mésalliaient. L’expression « mariage de la main gauche » n’a pas toujours signifié concubinage : l’expression a d’abord signifié mariage conclu par un noble avec une femme de condition inférieure. En lui donnant la main gauche au cours de la cérémonie nuptiale, l’époux indiquait qu’en dépit du mariage, sa femme gardait sa condition roturière. L’évolution du sens de cette expression révèle le peu d’estime dans lequel ces sortes d’unions étaient tenues.
81Mais qu’en est-il aujourd’hui ? L’hétérogamie reste-t-elle vraiment un obstacle au mariage ?
82Sauf en ce qui concerne la nationalité, ceux qui jugent que les différences n’ont pas d’importance restent la minorité. Il est vrai que ceux qui y voient une cause de mésentente certaine sont bien moins nombreux que ceux qui les considèrent comme une « difficulté réelle mais surmontable ». Nous sommes loin toutefois d’une indifférence totale aux caractéristiques socioculturelles ou économiques.
83Sur les quatre caractéristiques considérées (tableau 70), les femmes s’affirment légèrement plus sensibles que les hommes aux risques de l’hétérogamie. Si l’on additionne les pourcentages des deux premières attitudes (mésentente certaine et difficulté surmontable) l’ordre de répugnance s’établit comme suit : disparité de niveau de vie, disparité de niveau d’instruction, disparité de religion, enfin disparité de nationalité15.
Tableau 70. Opinions sur l’hétérogamie selon le sexe, différentes cohortes, enquête Nuptialité (%)

84La tolérance à l’hétérogamie croît des promotions les plus anciennes aux plus récentes, sauf en ce qui concerne la disparité de niveau de vie : dans ce cas, les indices de méfiance seraient stables ou même en légère progression chez les femmes.
85Dans les entretiens sur le mariage, l’opinion des enquêtés ne concordait pas toujours. Certains estimaient que les règles d’homogamie étaient désormais périmées, au moins sur certains points :
Une personne même très riche, si elle en aime une autre qui est moins riche, du moment qu’elles s’aiment, qu’elles sont sûres de faire un mariage réussi, moi je ne vois pas la différence (femme, 30 ans).
Les différences de milieu social, j’ai des exemples où ça n’intervient pas […] ça n’a pas l’air de gêner. Un garçon qui a tout juste son certificat d’études et la fille qui fait des études de biologie et lui qui fait des fautes de français en parlant […] Ils s’entendent parfaitement, ils ont l’air parfaitement heureux (femme, 44 ans).
Les différences de niveau social, de classe, de religion […] ça ne pose pas de problème en général pour les futurs époux ; non, ça pose des problèmes sur le plan familial, pour les parents. Toutes ces choses qui viennent généralement des parents, de moins en moins ça existe […] Ces problèmes-là n’ont pas beaucoup d’importance (homme, 30 ans).
86Mais d’autres personnes étaient loin de minimiser les conséquences d’une trop forte hétérogamie.
C’est très difficile de s’adapter à un milieu dans lequel on n’a pas été élevé. Je ne pourrais pas supporter que mon mari ne soit pas intelligent, qu’il manque de culture […] s’il était inférieur au point de vue intellectuel, il n’y aurait pas de vie possible (femme, 22 ans).
Si les familles ne sont pas du tout du même niveau, ça joue quand même beaucoup parce que plus tard on peut dire, le mari peut dire : « Eh bien oui, tes parents, mes parents, c’est pas pareil » (femme, 44 ans).
Je me vois mal marié avec quelqu’un qui aurait des idées politiques fondamentalement différentes des miennes, ou généralement sur la vie. À mon sens, les grandes opinions doivent concorder (homme, 25 ans).
87D’une manière générale, il semble bien que, en ce qui est perçu par les conjoints comme important, l’homogamie s’impose. « Si la religion est tiède, cela ne fait pas problème ». Mais ce qui perce comme justification fondamentale de l’homogamie, c’est la possibilité de « converser ». D’où l’insistance sur la nécessité d’un niveau culturel relativement semblable. Finalement cette priorité entraîne évidemment une relative homogamie sur d’autres points, socioéconomiques en particulier. Mais parmi les conditions déclarées d’une entente durable, la priorité semble accordée à la possibilité d’une « communication » entre les conjoints.
88Voici donc une population dans laquelle on observe suivant la formule d’Alain Girard un « haut degré d’homogamie sociale » et qui dans sa majorité déclare qu’elle ne tient pas pour négligeable dans le choix du conjoint les disparités culturelle et économique. Lui demande-t-on maintenant, ce qu’il faut privilégier de l’attirance des personnes ou bien de la situation sociale, elle donne sans hésiter la priorité à l’« attirance » (tableau 71).
Tableau 71. Opinion sur l’attirance versus la situation sociale selon le sexe, enquête Choix du conjoint (%)

89Si l’on compare les pourcentages de ceux qui ont choisi entre les deux critères, l’importance relative de l’« attirance » est très forte. Prendre en compte uniquement la situation sociale, n’est-ce pas calculer, faire un mariage d’intérêt ? Dans toutes les sous-populations, on trouve un pourcentage d’opinions inférieur à 10 % en faveur de cette thèse.
90Un tiers de l’échantillon estime qu’il faut tenir compte des deux facteurs. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure cette proposition syncrétique ne dissimule pas, chez certains, la prépondérance qu’ils accordent à la « situation sociale ».
91Mais l’attirance des personnes n’est pas nécessairement la passion amoureuse. Elle peut être sympathie spontanée, évidence d’une communauté de goûts ou encore reconnaissance chez l’autre des qualités estimées nécessaires pour fonder un foyer (tableau 72).
Tableau 72. Opinions sur ce qui fonde l’attirance, enquête Divorce (%)

92Quel que soit l’âge des personnes interrogées, l’harmonie des caractères l’emporte nettement sur l’intensité amoureuse. Cette qualité d’ailleurs n’occupe souvent que la dernière place. Ces résultats montreraient que l’attirance des personnes n’est pas nécessairement la « grande passion » mais qu’elle est plutôt comprise comme un ajustement stable des besoins affectifs et des traits de caractère. Le choix ne serait donc pas dans ce cas le fait du « coup de foudre » mais plutôt la reconnaissance à la fois affective et raisonnée d’une correspondance profonde. Enfin si la décision de fonder une famille ne rallie la majorité des opinions dans aucun groupe d’âges, cette motivation, dans les classes autres que celles des jeunes adultes, l’emporte sensiblement sur l’intensité du sentiment amoureux.
93Le rapprochement de tous ces résultats n’aboutit pas, semble-t-il, à une conclusion claire. Nous avons cru d’abord observer l’importance de l’homogamie sociale. Une nette majorité indiquait par ailleurs qu’il fallait préférer l’attirance des personnes à la situation sociale et voici que maintenant l’harmonie des goûts et des idées est préférée à l’intensité du sentiment amoureux. Avant de tenter de concilier ces facteurs, il faut pourtant encore compliquer les données du problème avec les résultats d’une autre question (tableau 73).
Tableau 73. Opinions sur le « mariage d’amour », enquête Divorce (%)

94Pour justifier cette position, ses partisans avancent soit des stéréotypes, soit beaucoup plus rarement des formules personnelles. Stéréotype : « Le mariage est la consécration de l’amour » (femme) ; formules plus spontanées : « À l’instant présent, un mariage ne peut se concevoir sans amour » (homme) ou encore : « Un mariage sans amour, c’est long » (homme).
95Mariage d’amour, mariage de goût, mariage homogamique, tour à tour, semblaient être le modèle préférable. Sans doute existe-t-il, d’une enquête à l’autre, des différences dans la définition des échantillons, mais elles sont trop légères pour pouvoir rendre compte des distorsions observées. On peut également avancer que certaines questions portaient directement sur le choix du conjoint, d’autres sur l’importance de ce choix pour la réussite du mariage. Tel qui s’est effectivement marié par amour peut bien déclarer dix ans plus tard, que l’harmonie des goûts est finalement plus importante que l’intensité du sentiment amoureux. Mariage d’amour et mariage d’harmonie ne s’excluent pas nécessairement et la question est peut-être dépourvue de sens de savoir si l’intensité affective de la rencontre est préférable à cette tendresse stable en quoi le temps la transforme à force de joies, d’épreuves, d’intelligence et de patience.
96On connaît le mot de la Rochefoucauld : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour ». L’auteur des Maximes a sans aucun doute raison, mais le fait est qu’aujourd’hui tout le monde entend parler, et tous les jours, de l’amour. Le mariage d’intérêt est condamné comme immoral ; celui de raison passe pour prosaïque et d’avance voué à l’échec ou à la médiocrité. Il est rare que quelqu’un avoue qu’il ne s’est pas marié par amour. Seules les personnes qui se sont mariées très tardivement accordent que la raison plus que l’intensité des sentiments a motivé leur décision (Goode, 1964, p. 39). Pour la grande majorité des autres, le mariage est bien une union dans laquelle le conjoint est perçu comme objet d’un choix amoureux singulier.
97On se marie donc par amour. Soit. Mais le mot ne recouvre-t-il pas des réalités fort différentes ? S’agit-il d’amour romantique, exalté, idéal, où le désir sexuel est sinon absent, du moins provisoirement contenu par la ferveur des sentiments ? Faut-il plutôt songer comme le pense Pieters à « un amour dont la définition reste floue, mais qui, par suite de l’indifférenciation culturelle entre sexualité et sentiments, s’est chargé de tout le poids de l’énergie sexuelle et du désir » ?(Pieters, 1972, p. 219).
98Dans les entretiens sur le mariage, un certain nombre de personnes ont abordé le problème de l’amour romantique, certains pour marquer leur scepticisme, d’autres pour en souligner la nécessité au moins au moment du choix du conjoint.
Le côté « fleur bleue » […] tout le monde est plus ou moins « fleur bleue ». Pour moi, ce serait un peu bêbête ; je trouve que le romantisme dans le mariage c’est un peu infantile ; non pas que je dise qu’il n’y ait que la raison dans le mariage ; [mais] l’amour romantique est complètement dépassé ; le romantisme dans les rencontres de métropolitain […] je ne crois pas » (homme, 47 ans).
L’amour romantique, ça existe, moi je l’ai connu […] c’est très joli ; ça laisse de beaux souvenirs […] mais à mon avis, ça ne va pas plus loin […] il ne faut pas exagérer (homme, 30 ans).
L’amour romantique, je vois ça très jeune […] c’est quand même nécessaire au départ si on veut, parce qu’autrement alors […]. Mais enfin moi, je vous dis, j’ai assez les pieds sur terre (femme, 44 ans).
L’amour romantique […] c’est très agréable, c’est le plus agréable […] mais enfin ça ne dure pas. Il en faut un petit peu au départ. Bien sûr. C’est dans les choses normales, mais je crois que ça passe très vite et puis de toutes façons c’est pas important […] L’amour romantique, c’est un peu comme mon mari était quand nous étions fiancés […] au début il vous amène des fleurs et puis après, le dimanche vous allez au marché les acheter vous-même (femme, 26 ans).
Je crois que c’est absolument nécessaire, dans le cadre de l’époque actuelle […] je ne vois pas d’autre solution […] j’y crois vraiment, c’est un peu idiot. Je crois disons à un côté romantique dans le mariage, autant je crois à un côté violemment érotique. Je veux dire s’il n’y a pas ça, c’est foutu (homme, 28 ans).
Je ne connais pas beaucoup de gens qui se sont mariés en choisissant. Moi, je ne voulais pas me marier d’abord. Quand j’ai rencontré ma femme, j’ai perçu en elle un côté […] qui me plaisait bien. Jamais, si vous voulez, je m’étais mis dans la tête « de la marier » comme on dit chez elle. On vivait ensemble et puis c’est tout. Pour mes parents, on était marié, puisqu’on vivait ensemble. Et puis finalement c’est l’oncle de ma femme qui nous a obligés à nous marier (homme, 28 ans).
99Ces citations illustrent la diversité des conceptions. Les dernières indiquent explicitement que le romantisme de l’amour ne va pas sans une attirance physique et l’existence de rapports sexuels dès avant le mariage. Elles développent à leur manière, l’idée de Pieters sur l’amour-désir. Il semble donc que les relations sexuelles soient considérées aujourd’hui comme l’expression normale de l’amour. Ira Reiss avait d’ailleurs, on s’en souvient, estimé que la justification des relations sexuelles par le sentiment amoureux, était dans la vie prénuptiale, l’événement véritablement nouveau dans l’évolution des mœurs aux États-Unis. On en tirera, dans la conclusion de cette partie, un certain nombre de conséquences.
100Mais si cet amour-désir explique le choix du conjoint, que devient le poids de l’homogamie sociale dont Alain Girard avait souligné toute l’importance ?
101En réalité, l’incompatibilité entre l’attraction homogamique et la spontanéité du sentiment amoureux est un faux problème. Il y aurait conflit si tout se passait au niveau de la conscience claire, si l’exclusion des « trop différents » était délibérée. Mais le processus est beaucoup plus complexe : on n’aime généralement qu’une personne « épousable ».
102Dans une enquête menée dans cinq collèges de l’agglomération de Philadelphie, William Kephart a montré que les « expériences romantiques » étaient généralement orientées, surtout chez les filles, vers un partenaire qui présentait les caractéristiques souhaitables chez un conjoint (Kephart, 1967).
103Entre autres questions, il avait demandé : si un garçon (ou une fille) a toutes les autres qualités que vous désirez, épouseriez-vous cette personne si vous n’en êtes pas amoureux ? Il obtint peu de réponses affirmatives, mais 72 % des jeunes filles étaient indécises (undecided). Et l’une commenta comme suit sa réponse :
104Je suis indécise. Il est bien difficile de répondre à cette question par oui ou par non. Si un garçon avait toutes les autres qualités que je désire, et que je n’en sois pas amoureuse, eh bien, je pense que je me convaincrais d’en tomber amoureuse (« I could talk myself into falling in love »).
105La contradiction logique entre l’importance déterminante de l’homogamie sociale et la généralité du choix amoureux se résout finalement en raison de la convergence des deux procès dans la plupart des cas16. Mais les mécanismes du tri homogamique et les lois de la « cristallisation » amoureuse ne se situent pas au même niveau de la conscience. Le premier phénomène échappe au sujet. Une sorte de censure masque à l’intéressé les ressorts des éliminations spontanées et leur efficacité. Une prise de conscience de ce tri risquerait de dévaloriser la « pureté » et la spontanéité du choix. L’homogamie sociale règle bien le champ des éligibles et Girard a eu raison de souligner l’étroitesse de ce champ, mais cette stratégie est « refoulée » de la conscience claire au profit de ce qui seul semble valorisant, la singularité et la liberté de l’élection amoureuse. Le sentiment, comme la raison, a ses ruses.
V. Les relations sexuelles entre fiancés et le mariage « à l’essai »
106Le problème du comportement des fiancés constitue, dans l’étude de la sexualité prénuptiale, un chapitre particulier en raison du projet de mariage qui donne à l’engagement affectif une gravité nouvelle.
107La liberté sexuelle durant la période des fiançailles varie considérablement d’une société à l’autre. Dans certaines ethnies africaines, on observe une telle continuité entre les fiançailles et la suite de la vie conjugale, qu’il est difficile sinon impossible de repérer le moment où les fiancés sont vraiment mariés. Dans la société traditionnelle française au contraire, la coupure était généralement nette entre les deux situations et les relations sexuelles ne commençaient qu’après le mariage. Du moins telle était la norme : sa transgression, si elle était connue, entraînait, suivant les milieux, les régions et les époques, un peu de ridicule ou beaucoup de honte.
108Actuellement, le terme « fiancé » est ambigu. Il peut se référer à une promesse de mariage officialisée en quelque sorte par une fête familiale. Il peut aussi désigner deux personnes qui se sont engagées à s’épouser sans donner aucune publicité à cet acte. Enfin, le terme est parfois pris comme synonyme d’« ami » ou d’« amie » sans qu’il y ait projet de mariage bien défini. Nous entendons ici fiançailles suivant l’une ou l’autre seulement des deux premières acceptions du terme.
109Il importe également de distinguer deux types de relations sexuelles entre fiancés : celles qui restent occasionnelles, même si elles sont assez fréquentes et celles qui s’accompagnent d’une cohabitation permanente, et que l’on désigne couramment par l’expression « mariage à l’essai » : elles impliquent en principe, sous certaines conditions et après un délai variable, une intention de mariage.
110On étudiera d’abord le problème général des rapports sexuels entre fiancés (tableau 74).
Tableau 74. Opinions sur les rapports sexuels prénuptiaux, fiancés, rapport Sexualité (%)

111La majorité de la population « admet » ces rapports. Le terme « admet » n’est pas sans intérêt. En effet une question analogue était posée dans cette enquête, mais en termes différents, dans le tableau 75.
Tableau 75. Opinions sur les rapports sexuels avant le mariage, rapport Sexualité (%)

112La différence principale dans la formulation de la question porte sur le verbe qui caractérise l’attitude, souhaiter ou admettre. La deuxième formulation, celle suivant l’échelle du souhaitable, donne des pourcentages un peu moins élevés en faveur des rapports prénuptiaux entre fiancés, surtout dans les réponses féminines.
113Les répartitions suivant le sexe montrent que les distributions des réponses sont assez différentes dans le résultat global : les femmes admettent moins souvent que les hommes ces rapports. L’opinion dominante, chez les hommes comme chez les femmes y est pourtant favorable. L’analyse par groupe d’âges montre non seulement que les jeunes sont beaucoup plus souvent « permissifs » mais aussi que l’écart entre les réponses suivant le sexe est beaucoup moins fort dans les groupes d’âges les plus jeunes que parmi les plus de 50 ans. Hommes et femmes, de moins de 50 ans, en majorité admettent ces rapports. Seul, d’ailleurs, le groupe des femmes de plus de 50 ans s’y oppose nettement.
114Enfin l’analyse suivant le statut matrimonial révèle que le libéralisme plus grand des célibataires est limité au groupe d’âges le plus jeune.
115L’Ined avait posé en 1969 une question analogue, mais en termes très différents et qui introduisaient déjà l’idée de mariage à l’essai.
Tableau 76. Opinions sur les rapports sexuels avant le mariage, enquête Nuptialité (%)

116On le voit, la formulation de la question est très différente de celle de l’enquête Sexualité. Elle propose une sorte de gradient entre une attitude très rigoriste et une attitude très permissive. Les résultats entre les deux séries de réponses sont donc difficilement comparables. On notera pourtant certaines convergences :
- La permissivité est d’autant plus forte que la cohorte de mariages est récente, ce qui correspond dans le rapport Sexualité aux différences suivant le groupe d’âges.
- Les célibataires jeunes sont plus libéraux que les mariés jeunes.
- Le pourcentage des abstentions est relativement faible.
117Par contre, dans l’enquête Nuptialité, l’écart des réponses suivant le sexe paraît plus faible que dans le rapport Sexualité.
118On trouvera, parmi les opinions proposées, celle qui consiste à considérer un comportement « regrettable mais inévitable ». Cette attitude consiste à reconnaître la « normalité » statistique, à constater une évolution des mœurs irréversible et à en prendre acte malgré la réserve personnelle que l’on garde à son encontre. On trouve dans l’enquête Famille une formulation analogue : 41 % des femmes interrogées estiment que les relations sexuelles entre fiancés sont « regrettables mais inévitables17 ».
119Parmi les réponses proposées dans l’enquête Nuptialité, la dernière consiste à approuver le principe d’une cohabitation permanente entre les fiancés. Elle correspondait donc à la situation du mariage à l’essai. Ce problème a fait l’objet d’une question particulière dans l’enquête d’opinion sur le divorce.
Tableau 77. Opinions sur le « mariage à l’essai », enquête Divorce (%)

120Les trois réponses ne se situaient pas sur une échelle homogène. La première comportait un jugement moral, la seconde exprimait un constat, la troisième enfin allait au-delà de la simple approbation et justifiait l’union à l’essai comme un moyen de consolider l’institution matrimoniale. Mais cette justification a-t-elle été prise au sérieux ? N’est-elle pas plutôt une sorte d’alibi un peu hypocrite et la dernière proposition ne doit-elle pas être comprise comme une approbation pure et simple de l’union libre ? On peut être tenté de le faire. Mais il n’est pas certain que cette interprétation soit fondée dans tous les cas. Il est probable qu’une partie de l’opinion, et en particulier des parents sensibilisés par cette question, préfère une union de fait provisoire à un mariage définitif précipité18.
121Les entretiens Mariage contiennent un certain nombre de réactions à l’égard du mariage à l’essai. Nous en citerons deux, d’orientation différente :
Il est indispensable que des gens se connaissent physiquement avant de s’engager dans une union qui théoriquement doit être durable […] mais il n’est pas nécessaire de vivre ensemble avant de se marier… qu’on parte quinze jours en vacances ou trois semaines, bon, ça me semble bon […] vivre un an ou deux ans, ça ne choque pas, mais je ne vois plus bien où est la frontière entre le non-mariage et le mariage (homme, 25 ans).
Ma foi, on a vécu deux ans ensemble, parce que nous tenions à faire l’essai au départ de vivre chaque jour de A à Z, vingt-quatre heures ensemble pour savoir si on était capable de supporter les bons et les mauvais moments […] Un essai me paraît évident […] pas nécessairement un essai de deux ans, disons que six mois ça me semble valable pour savoir si on a des problèmes cachés qui se dévoilent.
122Il n’est pas certain que cette volonté de fonder le mariage sur une expérience estimée probante explique tous les mariages à l’essai. Il paraît difficile pourtant de considérer que cette justification soit toujours un prétexte. En réalité, elle traduit probablement une certaine crainte d’un engagement. On aborde l’autre avec prudence. On se méfie d’un emballement superficiel. Soit. Il n’est pas sûr pourtant que cette cohabitation constitue la meilleure situation pour n’engager sa liberté qu’à bon escient. Qui voulait « essayer », se trouve souvent pris dans un engrenage insensible, plus difficile à rompre parfois que de traditionnelles fiançailles.
123L’attitude dominante de l’ensemble de la population au sujet de ces mariages à l’essai est celle d’un constat d’une inévitable évolution des mœurs. Nous retrouvons ici une formulation proche de celle d’une question sur les rapports sexuels entre fiancés : inévitabilité, nécessité de s’accommoder. Mais la première formulation contenait un jugement (rapports regrettables), celle-ci s’en tient au constat.
124Un enquêteur remarquait à propos de cette question que certaines personnes auraient plus facilement admis la thèse de l’évolution si elle n’avait pas été accompagnée du commentaire « et il faudra bien s’en accommoder ». Pour elles au moins le constat est bien celui d’une situation regrettable. Mais est-ce là le cas général ?
125On a tenté de lever la difficulté en se demandant quelle était, sur un problème analogue, l’opinion de ceux qui avaient choisi la réponse « résultat de l’évolution des mœurs » et l’on a croisé cette réponse avec celle qui a été donnée à propos de l’« union libre ». Or 12 % seulement de ceux qui pensent qu’il faudra s’accommoder du mariage à l’essai, estiment que l’union libre est une bonne chose ; il est vrai que 44 % d’entre eux la jugent sans importance. On ne peut donc pas penser que la réponse « constat » est totalement neutre : la « permissivité » y est sans doute plus souvent nuancée de regret que d’enthousiasme, surtout dans les générations anciennes.
126Au total, le pourcentage de ceux qui se résignent à l’idée du mariage à l’essai ou qui en approuvent le principe, dépasse 60 %. La question posée, il y a seulement dix ans, aurait sans doute trouvé une opinion beaucoup moins permissive19.
VI. Les variables discriminantes
127L’analyse de certains résultats par sexe, groupe d’âges ou de cohortes de mariage a déjà permis à propos de quelques questions de constater dans l’opinion, l’existence de différences et parfois de divergences d’une sous-population à l’autre. Il faut revenir plus systématiquement sur ces écarts et prendre en compte d’autres caractéristiques en se demandant si elles constituent, elles aussi, des variables discriminantes.
128La multiplicité des enquêtes utilisées et en particulier le découpage différent des classes de l’une à l’autre rendent difficile le rapprochement des résultats. Telle variable apparaîtrait plus discriminante ici que là, simplement parce que le nombre de classes serait ici plus grand que là. On a donc retenu, pour l’essentiel de l’analyse, cinq questions, quatre de l’enquête Nuptialité et une de l’enquête Divorce20.
129L’utilisation très large qui a été faite du rapport Sexualité exigeait que soient présentées les analyses de quelques-uns de ses résultats suivant les mêmes variables socio-économiques ou démographiques que pour les deux autres enquêtes.
130L’enquête Nuptialité comportait, en début de questionnaire, une dizaine de questions relatives à la vie prénuptiale. Nous en avons tiré quatre propositions pour tester l’effet discriminant d’un certain nombre de caractéristiques démographiques ou socioculturelles.
- A. Une jeune fille peut commencer à sortir seule avec des garçons avant 18 ans21.
- B. La plus grande liberté sexuelle des jeunes filles est un changement sans importance ou satisfaisant22.
- C. Lorsqu’une jeune fille se trouve enceinte, le mariage ne s’impose pas pour le jeune homme23.
- D. Entre jeunes gens décidés à s’épouser, les rapports sexuels sont souhaitables24.
- E. Il convient d’encourager les mariages à l’essai25.
131Pour chacune de ces propositions, on recherchera l’influence des principales variables sur la répartition des opinions par rapport à ces thèses « permissives »26.
1. Le sexe
132L’impression dominante pour des données présentées est celle du parallélisme assez étroit des opinions exprimées par les hommes et de celles formulées par les femmes.
133Les cinq propositions-tests traduisent bien, avec une exception, cette concordance (tableau 78) ;
134L’exception de la proposition 3 peut s’expliquer par le fait que la plupart des jeunes gens considèrent qu’ils ont pris l’initiative des rapports sexuels et qu’ils doivent en assumer toutes les conséquences, alors qu’une proportion relativement importante de femmes refuserait de se voir épouser « par devoir ».
Tableau 78. Comparaison des pourcentages féminins et masculins relatifs à quelques opinions sur la vie prénuptiale

135Cette convergence assez générale des résultats suivant le sexe doit pourtant être interprétée précisément. Elle ne signifie pas que les modèles masculins et féminins sont devenus identiques. On constate au contraire, aussi bien dans l’enquête Nuptialité que dans l’enquête Sexualité, une certaine persistance de la dualité des modèles, mais dans de tels cas, hommes et femmes sont d’accord pour reconnaître cette dualité. Ainsi, dans le rapport Sexualité la majorité des hommes, 73 %, et des femmes, 64 %, estime très souhaitable ou assez souhaitable que l’homme ait des rapports sexuels avant le mariage et simultanément la majorité des hommes (54 %) et celle des femmes (64 %), jugent que ces rapports sont, pour les femmes « peu » ou « pas souhaitables du tout ».
136Dans le système traditionnel, mais d’une manière beaucoup plus nette, on rencontrait à la fois une dualité des normes et un consensus sur cette dualité. L’identité des opinions ne prouve pas nécessairement l’identité des normes. La démonstration ne prend sa valeur que si l’on constate un faible écart dans des réponses relatives à des comportements où l’homme et la femme sont solidaires. Si l’on demande par exemple quel est le niveau d’intimité souhaitable pour les fiancés, il est clair qu’une convergence des opinions masculines et féminines traduit une convergence des normes de l’un et l’autre sexe. Les pourcentages, suivant le sexe, des réponses favorables aux questions D et E, sont assez proches pour que l’on puisse considérer comme probable un rapprochement des normes. Les données relatives aux propositions A et B, en approuvant une précoce émancipation des jeunes filles, vont dans le même sens.
137Ces résultats confirmeraient en somme l’hypothèse formulée plus haut, à savoir qu’il est possible d’étendre aux jeunes générations françaises les conclusions générales de Schmidt et Sigusch dans leur enquête, en Allemagne : les normes de la sexualité prénuptiale tendraient à devenir identiques pour l’un et l’autre sexe.
2. Le niveau d’instruction
138La figure 21 représente pour les quatre niveaux d’instruction les pourcentages de réponses favorables à une attitude permissive sur les quatre dernières propositions-tests. Sur le premier thème, le niveau d’instruction se révèle assez peu discriminant. Il l’est par contre partout ailleurs. On constate qu’à l’exception de la proposition 1, l’écart le plus important se situe entre le niveau « secondaire » et le niveau « supérieur ». Dans tous les cas, les personnes qui ont interrompu leurs études au cours ou à la fin de l’enseignement primaire se révèlent plus rigoristes que celles qui les ont poursuivies au-delà. Certaines irrégularités dans les courbes ne permettent pas de formuler sans une légère réticence une loi qui semble pourtant se dessiner dans l’ensemble des profils : la permissivité est d’autant plus grande que le niveau d’instruction est élevé.
Figure 21. Opinions favorables aux propositions-tests suivant le niveau d’instruction (%)

Sources : Roussel, 1971a ; Boigeol, Commaille et al., 1974.
139Dans l’enquête Sexualité, l’analyse des données suivant le niveau d’instruction est rendue difficile par le fait que les résultats sont présentés suivant le double croisement études/âge. On peut néanmoins comparer les 20-49 ans ayant fait des études primaires avec les personnes de même groupe d’âges ayant dépassé ce degré. La réduction à deux niveaux écrase évidemment les différences qui auraient été observées avec une échelle plus fine.
140Néanmoins, l’influence de ce facteur reste perceptible. Ainsi, sur la question des rapports sexuels pour la femme avant le mariage, la variable niveau d’études est assez discriminante, du moins pour ce qui est de l’opinion des femmes : dans le groupe 20-49 ans, les pourcentages favorables à de tels rapports sont de 21 % pour les enquêtées de niveau primaire, de 26 % pour celles de l’ensemble des autres niveaux ; dans le groupe 50 ans et plus, les pourcentages correspondants sont de 12 % et de 18 %.
3. La catégorie socioprofessionnelle
141La CSP ne définit pas seulement la fonction d’une personne dans le système de production, elle contribue à situer sa position dans l’espace social. Elle constitue donc une variable importante dont on attend généralement un fort pouvoir discriminant.
Figure 22. Opinions favorables aux propositions-tests suivant la CSP (%)

Sources : Roussel, 1971a ; Boigeol, Commaille et al., 1974.
142L’examen de la figure 22 montre que les CSP se rangent constamment suivant le même ordre dans le degré d’approbation des propositions-tests : agriculteurs, commerçants, employés, ouvriers, cadres moyens, cadres supérieurs. Cette constatation pourrait s’expliquer par la corrélation qui existe généralement entre niveau d’instruction et qualification professionnelle.
143Une anomalie pourtant doit être signalée : la symétrie n’est pas entièrement satisfaisante entre l’ordre de croissance suivant les CSP et l’ordre suivant les niveaux d’instruction : les ouvriers se situent entre les employés et les cadres moyens, ce qui manifeste que dans cette catégorie la permissivité est supérieure à ce que l’on pourrait attendre de la seule corrélation de la variable professionnelle avec le niveau d’instruction.
4. La taille de la commune de résidence
144La figure 23 présente les écarts observés suivant cette variable. Dans la plupart des questions, les écarts suivant la taille de la commune de résidence sont relativement faibles. Communes rurales, petites villes et même grandes villes présentent, pour les propositions-tests, des pourcentages assez proches. Une exception pourtant, et manifeste, celle de la région parisienne. On constate que la courbe, plus ou moins horizontale ou faiblement ascendante, se redresse soudain brusquement pour l’indice parisien.
Figure 23. Opinions favorables aux propositions-tests suivant la taille de la commune de résidence (%)

Sources : Roussel, 1971a ; Boigeol, Commaille et al., 1974.
145On retiendra donc deux informations de cette figure : le caractère singulier de Paris, mais aussi la relative homogénéité entre le milieu rural et le reste du milieu urbain. La position de Paris est telle qu’on est tenté de regrouper l’ensemble des autres communes pour les opposer à Paris. Tout se passe comme si l’on se trouvait en face de deux milieux culturels différents : d’une part, un pays où les normes seraient assez semblables quelle que soit la taille des agglomérations ; d’autre part, la « tête » de ce pays, où les attitudes seraient beaucoup plus permissives. La différence méritait d’être soulignée. Il faudra d’ailleurs y revenir à propos de presque tous les autres thèmes.
146L’homogénéité campagnes-villes paraît surprenante surtout si l’on se réfère à l’analyse par CSP où les agriculteurs présentaient des attitudes toujours plus traditionnelles que celles des autres groupes. On n’oubliera pas cependant que la population des ménages agricoles ne constitue pas la totalité de la population rurale27 et d’autre part que les actifs des ménages agricoles ne sont pas nécessairement composés uniquement d’actifs agricoles. Les jeunes gens salariés et travaillant en dehors de l’exploitation agricole continuent à faire partie du ménage agricole. Il est probable que leurs opinions ne coïncident généralement pas avec celles de leurs parents et qu’elles expliquent la relative homogénéité des opinions rurales et citadines.
5. La pratique religieuse
147L’importance historique du catholicisme en France explique que très longtemps les normes sociales s’y soient confondues avec les prescriptions morales de la religion d’État. On a rappelé plus haut leur rigorisme en matière de sexualité prénuptiale : virginité pour les jeunes filles, chasteté pour les jeunes gens. Sans doute n’étaient-elles pas toujours respectées ; du moins leur valeur normative n’était-elle pas contestée.
148Une partie importante de la population se déclare aujourd’hui encore « catholique ». Il était donc intéressant de vérifier si les « fidèles » continuent à exprimer des opinions conformes à la morale de leur confession religieuse. Il va de soi que l’appartenance à une religion comporte des degrés divers, de la ferveur à l’indifférence. Une échelle commode, celle qu’a retenue d’ailleurs le docteur Simon pour son enquête, se fonde sur la fréquence de l’assistance aux offices. Reiss l’avait d’ailleurs utilisée aux États-Unis, Il semble pourtant qu’elle se soit révélée dans ce pays, moins sensible que d’autres qui prenaient pour critères l’intensité de la foi ou la spiritualité28.
149C’est donc délibérément que l’on a préféré à une question sur la fréquence de participation aux offices, une formulation plus imprécise sur la « pratique » religieuse.
150On peut aussi se demander s’il n’existe pas aujourd’hui à l’intérieur même des Églises, un certain pluralisme, en particulier en matière de morale sexuelle. Tel groupe de pratiquants ne se montre-t-il pas, dans ses opinions affichées, plus laxiste que des indifférents voire des athées ? Le fait est indéniable. Il est probable pourtant qu’il ne s’agit là que de minorités, trop peu nombreuses pour oblitérer l’attitude de l’ensemble des « pratiquants ».
151On remarquera enfin que l’on trouve en France plusieurs confessions religieuses et qu’elles ne professent pas toutes en matière de morale sexuelle un égal rigorisme. Si réelles que puissent être, de l’une à l’autre, les nuances, le fait que 93 % de ceux qui ont affirmé avoir une religion se sont déclarés catholiques, enlève toute importance à l’incertitude introduite par l’agrégat des confessions religieuses.
152La figure 24 montre toute l’importance de la pratique religieuse. Les écarts entre positions extrêmes sont importants sauf pour la proposition C : l’idée que le mariage ne s’impose pas lorsqu’une jeune fille se trouve enceinte ne rallie pas un pourcentage de partisans beaucoup plus élevé chez les « sans religion » que chez les pratiquants réguliers. C’est qu’on se trouve ici devant une proposition qui s’inscrit en faux contre un impératif dont la transgression était récemment encore presque inconcevable.
Figure 24. Opinions favorables aux propositions-tests suivant le degré de pratique religieuse (%)

Sources : Roussel, 1971a ; Boigeol, Commaille et al., 1974.
153Du rapport Sexualité, nous extrairons les résultats relatifs à une seule question (tableau 79). Comme pour les autres thèmes, la variable religieuse, définie ici en termes de fréquence aux offices est croisée avec une répartition de la population en deux grands groupes d’âges.
Tableau 79. Pourcentage de ceux qui estiment très ou assez souhaitable qu’une femme ait des relations sexuelles avant le mariage, suivant la fréquence de l’assistance aux offices, enquête Sexualité

154Si les pourcentages favorables à des relations sexuelles prénuptiales pour les femmes recueillent davantage de suffrages parmi les hommes et dans la population jeune, la neutralisation de ces deux facteurs laisse clairement apparaître, ici aussi, toute l’importance de la variable religieuse : à groupe d’âges identique, pour les opinions masculines et féminines, la gradation suivant la pratique religieuse existe toujours et, dans trois cas au moins, elle est très marquée.
155On constatera pourtant que les écarts observés sont généralement moins importants que dans l’enquête Nuptialité ou dans la question relative aux mariages à l’essai de l’enquête Divorce. L’explication tient sans doute à la différence des critères retenus, ici la fréquence aux offices, là l’idée plus vague de « pratique ». Plus déterminant encore sans doute est le nombre de niveaux retenus : ici trois, là quatre.
6. La situation matrimoniale : célibataires et mariés
156La comparaison des résultats suivant la situation matrimoniale ne pourra se faire à partir des cinq propositions-tests retenues que pour les personnes de moins de 25 ans, en raison du petit nombre de célibataires plus âgés dans les échantillons utilisés (tableau 80).
Tableau 80. Comparaison des opinions des célibataires et des mariés relatives à la vie prénuptiale, enquête Nuptialité (%)

157On constate l’écart, souvent important, des pourcentages suivant la situation matrimoniale. Il mesure l’importance de l’effet de statut. À âge égal, les personnes déjà engagées dans le mariage ne réagissent pas comme celles qui demeurent célibataires.
158On retrouve, dans l’enquête Sexualité, une différence analogue (tableau 81). On reprendra dans ses résultats l’exemple de la question sur le caractère souhaitable ou non des relations sexuelles prénuptiales pour les femmes.
159Si l’écart est ici plus faible que pour les enquêtes Nuptialité ou Divorce, c’est que le groupe « ensemble » comporte célibataires et mariés. On aurait obtenu des écarts beaucoup plus sensibles en comparant suivant chaque statut. D’autre part la faiblesse des différences après 30 ans s’explique surtout par le poids relatif très important des mariés par rapport aux célibataires. Dans le groupe 30-49 ans on trouve par exemple 126 célibataires pour 980 mariés29.
Tableau 81. Pourcentage de ceux qui estiment très ou assez souhaitable qu’une femme ait des relations sexuelles avant le mariage, suivant le statut matrimonial, rapport Sexualté

160Sans pouvoir le mesurer rigoureusement, il est certain que, dans cette enquête comme dans les précédentes, l’écart suivant le statut matrimonial est sensible dans la population jeune et qu’elle le demeure dans les groupes plus âgés.
7. Effet d’âge ou effet de génération ?
161L’analyse des résultats de certaines questions a déjà montré que les opinions des jeunes étaient plus permissives que celles des générations plus anciennes. Il faut pourtant reprendre sur les cinq propositions-tests la démonstration de cette différence d’attitude. Leur sensibilité à la variable âge est représentée sur la figure 25.
162La corrélation jeunesse-permissivité est manifeste pour quatre sur cinq des propositions30. L’écart, suivant le groupe d’âges, des pourcentages favorables à la thèse libérale est généralement considérable ; de 20 à 50 %, voire près de 70 % dans un cas. Cette différence est sans doute d’autant plus intéressante que le groupe d’âges le plus jeune est aussi celui qui est le plus directement intéressé aux problèmes de la vie prénuptiale : il est composé en effet soit de personnes encore célibataires soit de jeunes mariés qui restent sensibilisés par les problèmes encore tout proches de leur adolescence.
163La figure 25 présente pourtant deux petites anomalies. On observe en effet pour les propositions A et C une assez nette retombée de la courbe du groupe des plus de 65 ans à celui des 50-64 ans. Dans les autres courbes d’ailleurs, la différence entre ces deux groupes est souvent assez faible. Il faudrait, pour étayer sérieusement une hypothèse explicative, des données plus nombreuses et plus précises. Signalons simplement que la partie la plus jeune de ce groupe d’âges correspond pour les parents à un moment particulièrement délicat, celui où les enfants sont des adolescents ou des jeunes gens encore célibataires. C’est là, selon Reiss, une situation très déterminante : « Plus les parents ont de responsabilités à l’égard des jeunes, moins ils ont tendance à être libéraux dans le domaine sexuel » (Reiss, 1968, p. 31).
Figure 25. Opinions favorables aux propositions-tests suivant le groupe d’âges, enquête Sexualité (%)

Source : Simon, Gondonneau et al., 1972.
164L’importance du facteur âge paraît donc hors de conteste : la jeunesse est « permissive », l’âge mûr plus réservé, les personnes âgées plus rigoristes. L’interprétation de ces données pose pourtant un difficile problème : le caractère discriminant du groupe d’âges ne masque-t-il pas en réalité un effet de génération ? Si la différence entre jeunes et adultes est un simple effet d’âge, les « libéraux » deviendront, en vieillissant, plus rigoristes et la différence d’attitudes entre jeunes et adultes ne serait qu’un avatar, et non le dernier, de la traditionnelle opposition entre les classes d’âges. Si l’on admet au contraire qu’à l’effet d’âge se mêle un effet de génération, la portée des résultats est toute différente : nos jeunes d’aujourd’hui n’adopteraient pas en vieillissant les positions qui sont aujourd’hui celles de leur père.
165Dans la première interprétation, la tension observée entre les générations est une constante. Le « temps » et les « mœurs » ne seraient changés que dans l’illusion nostalgique des adultes. Il n’y aurait rien de bien nouveau sous le soleil et le vieux conflit ne devrait pas être davantage pris au sérieux qu’à l’époque où nos grands-pères effrayaient par leurs propos ou leur conduite, le rigorisme de leurs propres parents.
166Estime-t-on au contraire que l’opposition entre les groupes déborde l’effet d’âge et traduit en réalité une évolution des mœurs, nous voilà devant une situation neuve. Le conflit devient alors crise31 et les positions des jeunes pèseront d’une manière déterminante sur l’avenir. Au lieu de voir en effet se modifier progressivement leurs positions de sorte qu’elles rejoignent finalement celles que professent aujourd’hui leurs parents, on assisterait à une diffusion de ces attitudes permissives dans l’ensemble de la pyramide.
167On mesure toute l’importance de cette question. Elle est d’autant plus délicate à aborder que l’équation personnelle du chercheur risque ici d’être déterminante. Pessimiste, il privilégiera l’effet de génération qui lui permettra de vaticiner tout son souffle. Optimiste, il réduira les tensions spécifiques de notre époque aux maux que l’humanité a toujours dû supporter et dont finalement elle a su s’accommoder.
168Mais n’a-t-on pas déjà tranché la question quand, à propos de la liberté sexuelle des jeunes, on a admis avec Schmidt et Sigusch qu’un changement de modèle était intervenu ? On ne reviendra pas sur cette conclusion, mais elle portait sur la différence entre un modèle traditionnel, situons-le au xixe siècle, et la situation présente. Ce qui est plus précisément en question ici c’est l’écart entre les normes actuelles des jeunes et celles de la génération de leurs parents. Qu’une modification soit intervenue depuis un siècle, bien peu refuseront de l’admettre. Que les changements se soient accélérés et que d’une génération à l’autre, une coupure se soit produite, voilà bien la question précise, celle où nous sommes impliqués d’une manière directe et parfois angoissante.
169Reiss, on l’a vu, nie que les dernières décennies ont vu aux États-Unis se produire une révolution sexuelle : « L’opinion courante qui veut que l’Amérique connaisse une révolution sexuelle est un mythe » (Reiss, 1968, p. 26) et ailleurs il écrit « Les formes bénignes du comportement sexuel ont augmenté et il se peut bien qu’il y ait eu quelque légère augmentation du taux des rapports sexuels, mais ce n’est pas le sens principal des changements durant le dernier quart ou même durant le dernier demi-siècle » (op. cit., p. 125-126).
170La question mérite de retenir notre attention. La méthode la plus simple pour la trancher ne consiste-t-elle pas à demander à ceux qui ont été les contemporains de ces changements de dire si, au bout du compte, la condition des jeunes a ou non changé depuis le temps où eux-mêmes étaient célibataires. La question a été posée, à propos de la liberté sexuelle des jeunes filles en 1959 dans l’enquête sur le choix du conjoint (tableau 82).
Tableau 82. Question sur la liberté sexuelle des jeunes filles, enquête Choix du conjoint, 1959 (%)

171Reprise dix ans plus tard, dans l’enquête Nuptialité, la même question apportait des résultats sensiblement différents (tableau 83).
Tableau 83. Question sur la liberté sexuelle des jeunes filles, enquête Nuptialité, 1969 (%)

172D’un groupe de promotion à l’autre, des jeunes aux moins jeunes et aux anciens, les différences ne sont pas significatives : tout le monde semble d’accord pour estimer qu’un changement est intervenu.
173La seconde partie de la question appelait un jugement de valeur de la part de ceux qui avaient indiqué que les jeunes filles « avaient une plus grande liberté qu’autrefois » et là, les différences sont nettes (tableau 84).
Tableau 84. Opinions sur a liberté sexuelle des jeunes filles, enquête Nuptialité, 1969 (%)

174Deux des réponses proposées ne demandent pas d’explication : regrettable et satisfaisant. La dernière « pas d’importance » est plus difficile à interpréter, car elle peut signifier soit que l’ampleur de l’évolution est faible, soit que le changement, bien que sensible, ne présente pas un caractère de grande gravité du point de vue social. Le contexte suggérait d’ailleurs cette interprétation. Mais il est possible que ceux qui ont choisi cette réponse, aient ainsi exprimé leur embarras plutôt que la conviction de caractère « neutre » de cette transformation des mœurs.
175Si la grande majorité des Français constate l’évolution, dans un sens permissif, des normes relatives au comportement des jeunes filles, la majorité, une petite majorité il est vrai32, de ceux qui expriment une opinion, regrette ce changement. On peut également caractériser l’attitude de la population en disant qu’elle compte deux fois plus de personnes qui « regrettent », que de personnes satisfaites de cette transformation. Les opinions hésitantes ou neutres, représentent ensemble environ un tiers des enquêtés. La tendance générale serait donc plutôt à la réprobation et à l’embarras.
176Mais là n’est pas le point important pour notre problème. L’analyse par groupe d’âges montre en effet des différences très sensibles suivant le groupe de cohortes. Si tout le monde, ou presque, est d’accord pour affirmer l’existence d’un changement, les jeunes se montrent beaucoup plus satisfaits de cette évolution, ou indifférents, que les cohortes plus âgées33.
177Pouvons-nous nous contenter de ces résultats et en déduire que les générations anciennes témoignent objectivement d’un état passé des mœurs où la liberté sexuelle était moins grande qu’aujourd’hui ? La réponse est évidemment négative.
178L’opinion des cohortes anciennes sur ce qu’était l’état des mœurs du temps où elles étaient jeunes est le résultat d’une « reconstruction » où l’histoire entière de l’individu intervient pour remodeler, resituer, réinterprèter les souvenirs. Qu’on ne parle pas de manque de sincérité. L’illusion est d’autant plus difficile à dissiper qu’elle résulte de mécanismes inconscients. C’est nous d’abord que nous trompons lorsque nous racontons aux autres notre jeunesse. Austère ou remplie d’exploits amoureux, elle est largement imaginaire. Comment dès lors fonder une démonstration sur des souvenirs dont nous savons qu’ils sont, pour une part, romancés. En bonne règle, on ne saurait établir la réalité d’une transformation des attitudes d’une génération à l’autre que s’il était possible de comparer les résultats d’une enquête d’opinion actuelle à ceux d’une recherche analogue réalisée vers 1940 ou 1950. Nous ne disposons pas d’une telle référence.
179À défaut d’enquête d’opinion ancienne, ne serait-il pas possible de comparer des statistiques relatives, elles, au comportement. La première partie de cette étude a fourni quelques données : elle a montré par exemple le rajeunissement de l’âge au mariage. On ajoutera un autre indice, plus directement lié aux normes de la vie prénuptiale : l’augmentation de la fréquence des conceptions prénuptiales qui en une vingtaine d’années sont passées de 15 % à 30 % environ. Mais là encore, ces observations sont trop restreintes pour décider, à elles seules, s’il faut ou non conclure, d’une manière générale, à la réalité d’un effet de génération important.
180Théoriquement, il est donc assez facile de réfuter les arguments en faveur de l’effet de génération. Tout essai de démonstration rigoureuse semble tourner court et nous renvoie à une prudente réserve.
181Et pourtant dans le même temps, ces réfutations semblent empreintes d’un certain caractère artificiel. Est-il besoin de reculer d’une génération pour décider si des changements importants se sont produits ? Si nous comparons aujourd’hui ce qui est considéré comme « normal » ou admissible et ce qui l’était il y a seulement dix ans, pouvons-nous résister à l’évidence que quelque chose a bougé, et que ce changement dépasse une légère augmentation des formes « bénignes » de la sexualité. Ceux qui sont en contact à un titre quelconque, avec les lycéens ne peuvent guère douter de cette évolution. Et dans une même famille parfois, de l’aîné au cadet, les parents, au-delà de la différence des caractères, sont parfois frappés par un changement profond dans les normes de conduite de leurs enfants. Les mariages à l’essai étaient hier matière à scandale, ils deviennent aujourd’hui, dans certains milieux, un des modèles possibles de fiançailles. On récusait plus haut l’opinion actuelle des générations les plus âgées en interprétant leur rigorisme comme un simple effet d’âge. Il est possible au contraire que dans beaucoup de cas, des parents, pour ne pas se couper « de leur temps » aient adopté en vieillissant des attitudes plus permissives qu’au temps de leur jeunesse. Il n’y aurait donc pas seulement changement d’un groupe de génération à l’autre. L’évolution irait plus vite que la succession des générations. Chacun serait poussé à réviser constamment ses jugements et ce qui lui paraissait encore choquant, voici cinq ans, il est pressé de toutes parts aujourd’hui de le reconnaître comme normal.
182Comme Reiss, on se refusera à utiliser l’expression ambiguë de « révolution sexuelle ». Avec lui, on insistera sur le profond remaniement des « valeurs » en matière de sexualité prénuptiale. Mais l’on se montrera moins réservé, ou moins prudent, en admettant que cette évolution des mœurs s’accompagne d’un changement, et non pas seulement « bénin », dans les normes de comportement.
VII. Vue d’ensemble sur la vie prénuptiale
183De l’analyse des questions relatives à la vie prénuptiale, on retiendra d’abord que les modèles traditionnels paraissent, pour une part importante de la population, périmés. Au double système normatif, inégalement rigoriste suivant le sexe, s’est substitué un système égalitaire et hypothétiquement « permissif ». L’hypothèse et la condition sont essentiellement l’existence entre les jeunes gens d’un sentiment amoureux34.
184Un second point était en litige : une fois admise cette évolution, fallait-il penser que des changements importants dans les attitudes, mais aussi dans le comportement étaient intervenus dans le dernier quart du siècle. Ici nos conclusions se séparaient de celles que Reiss avançait pour les États-Unis. Il ne voyait dans la modification des opinions qu’un ajustement du modèle « idéal » à un comportement en définitif assez constant. Il nous a paru peu probable que les changements intervenus entre les deux dernières générations puissent se résoudre en une simple modification dans les jugements de valeur portés sur l’activité sexuelle prénuptiale, bref en une simple disparition de la culpabilité et de l’hypocrisie.
185Si l’on voulait finalement résumer d’une expression le sens des changements qui s’opèrent, on emploierait volontiers celle de processus d’indifférenciation. Indifférenciation entre les sexes, entre les adolescents et les jeunes, entre les jeunes et les adultes, entre liaison prénuptiale et vie conjugale enfin. Là où des seuils étaient visibles, ils s’estompent ; là où des ségrégations ou des spécificités existaient, elles s’amenuisent ; comme le disait une personne enquêtée, citée plus haut : « on ne voit plus bien où sont les frontières ». Le dénominateur commun de toutes ces réalités autrefois distinctes, dénominateur lui-même composite, c’est, comme l’a très bien vu Pieters, l’« amour » où se mêlent d’emblée désir sexuel et sentiment. Qui est amoureux entre dans une sorte de catégorie unique où les normes de comportement paraissent proches sinon identiques.
186Bien entendu, nous ne prétendons pas décrire ici une situation générale, mais simplement une tendance ou une revendication qui se diffuse dans les jeunes générations. Il ne nous appartient pas, dans une analyse d’opinion, de porter un jugement sur ce changement du système des valeurs. Il était pourtant d’autant plus nécessaire de le repérer que nous retrouverons à propos du mariage sous d’autres formes, cette tendance à l’indifférenciation.
Notes de bas de page
1 En particulier chez les Somba, les Samo de Haute-Volta, et les Senoufo (voir à ce sujet, Thore, 1965 et Roussel, 1965).
2 Voir à ce sujet Mendel, 1968 ; en particulier le passage suivant p. 128 : « Nous voulons parler des rites dits de passage ou d’initiation qui, dans toutes les sociétés connues, assuraient à la puberté le passage de l’état biologique d’adolescent à l’état social d’homme […] De cette manière pouvaient s’opérer l’intégration à la vie sociale et la perpétuation des traditions par une alliance et une identification de l’adolescent à ses aînés, les Pères porteurs des acquisitions culturelles du passé ». Voir également Moscovici, 1973, p. 287 et sv.
3On ne peut présenter en détail chacune de ces cinq enquêtes. On se contentera d’indiquer les noms de leurs auteurs ainsi que quelques caractéristiques permettant de les identifier : G.A. Kooy, 1968 (Pays-Bas, jeunes 16-20 ans) ; G.A. Kooy, 1969 (Pays-Bas, 20-64 ans) ; G. Schmidt et V. Sigusch (Allemagne fédérale, 1968-1969, ouvriers 20-21 ans) ; G. Schmidt et V. Sigusch (Allemagne fédérale, 1966, étudiants) ; A. Zetterberg, 1970 (Suède, 18-59 ans).
4 De fait, la réalisation d’une enquête sur la sexualité en France, en particulier sur les jeunes qui sont pourtant l’objet de multiples préoccupations sociales, politiques et sanitaires, n’est pas au cœur des préoccupations dans les années suivant la parution du Mariage. Il faut attendre l’épidémie de VIH, à la fin des années 1980, et la nécessité de mobiliser des connaissances sur les comportements sexuels sur lesquelles appuyer les programmes de prévention pour qu’un dispositif d’enquête soit mis en place. Il comprend trois volets d’investigation : les adultes en France métropolitaine (ACSF, 1992), dans les Antilles-Guyane (ACSAG, 1993) et enfin sur les adolescents (ACSJ, 1994). La première enquête nationale, représentative des jeunes de 18 à 29 ans a été réalisée en 2023, sous la direction de Marie Bergström (Ined) ; M. Bergström, La sexualité qui vient, Paris, La Découverte, 2025 ; H. Lagrange, B. Lhomon (dir.), L'entrée dans la sexualité,1997. Le comportement sexuel des jeunes dans le contexte du sida, Paris, La Découverte ; F. Maillochon, « Premières relations sexuelles et prises de risque. L’éclairage des enquêtes statistiques réalisées en France », Agora débats/jeunesses, 2012, 60, p. 59-66 [NdE].
5 Voir à ce sujet Philippe Ariès. Il écrit par exemple « Cette manière d’associer les enfants aux plaisanteries sexuelles d’adultes appartenait aux mœurs communes et ne choquait pas l’opinion » (Ariès, 2014[1960], p. 105), et dans la même page, il cite à l’appui de sa thèse cette phrase du père François de Dainville : « Le respect des enfants était pour lors (xvie siècle) chose tout-à-fait ignorée. Devant eux on se permettait toutes paroles crues, actions et situations scabreuses. Ils avaient tout entendu, tout vu » (ibid.).
6 « L’enfant doit avoir un père. Ainsi arrive-t-il qu’un mariage est contracté entre deux personnes qui auraient préféré se marier plus tard ou pas du tout » (Kooy et Keuls, 1967, p. 7).
7 La récente loi sur la vente libre des contraceptifs confirme la rapidité de l’évolution sur ce point. [Loi Neuwirth de 1967 sur la légalisation de la pilule, NdE].
8 Simon, Gondonneau et al., 1972, p. 393. Voir aussi l’enquête Famille, question II 182, Ined, 1969.
9 Les mariages d’adolescents existaient certes sous l’Ancien Régime. Mais loin de conférer l’émancipation, ils marquaient la volonté de maintenir, et d’abord par « l’arrangement » du mariage, la dépendance des fils à l’égard de leurs parents. L’urgence d’une alliance pouvait aller jusqu’à provoquer des mariages d’enfants. Mais la précocité excluait toujours l’autonomie.
10 La différence d’âges entre majorité légale et majorité reconnue de fait ne peut durablement rester très importante. Dans la plupart des pays industrialisés, la tendance actuelle est à un rajeunissement de la majorité légale, elle confirmerait au besoin le rajeunissement déjà réalisé de la majorité reconnue de fait. Le vote, en France, de la majorité à 18 ans, a seulement mis en accord la loi et les mœurs.
11 Un faible pourcentage (10 % environ) a choisi comme seuil de la majorité un événement (début de la vie active ou mariage). Il ne pouvait en être tenu compte dans le tableau.
12 Les pourcentages sont de 86 % pour les jeunes gens et de 88 % pour les jeunes filles de cette catégorie sociale ; pour les ouvriers les pourcentages correspondants sont de 75 % et 83 %. (Girard, op. cit., p. 180-181).
13 Entretiens non directifs sur le mariage.
14 Rappelons qu’il s’agit de toute manière du « modèle » théorique. Il n’est pas impossible que la « pratique » soit déjà différente et les cas ne sont pas exceptionnels où la jeune fille choisit le fiancé.
15 On observera que cette formule est bien vague. Les résultats seraient sans doute très différents suivant la nationalité étrangère envisagée.
16 La théorie de la « balance » de Newcomb explique d’une manière plus détaillée ce processus. Selon lui, le jugement que l’on porte sur les qualités du partenaire doit être au même niveau que les sentiments qu’on éprouve à son égard. Pas de grand amour, sans un jugement très favorable de l’autre. L’originalité de sa thèse porte sur l’idée d’une causalité réciproque de ces deux facteurs et dans l’existence de processus complexes d’ajustement de niveau des deux plateaux de la balance (Newcomb, 1961).
17 Enquête sur les besoins et les aspirations des familles et des jeunes, questionnaire II, question 163.
18 Il est vraisemblable d’ailleurs que cette attitude tolérante soit plus fréquente à l’égard des jeunes gens que des jeunes filles. L’existence de moyens contraceptifs efficaces facilite de toute manière sans doute cette attitude.
19 L’analyse en cours d’une enquête récente sur les relations entre parents et enfants mariés, montre qu’environ 20 % des mariages seraient précédés d’une cohabitation plus ou moins longue des fiancés.
20 Le découpage des classes est identique dans ces deux enquêtes.
21 Cet indicateur résulte du cumul des opinions favorables à des sorties avant 15 ans, à partir de 15 ans, à partir de 16 ans, à partir de 17 ans. Enquête Nuptialité, question 12.
22 Enquête Nuptialité, question 13B, cumul des réponses 1 et 3. Cette question n’était posée qu’à ceux qui avaient répondu qu’une liberté plus grande qu’autrefois était laissée aux jeunes filles.
23 Enquête Nuptialité, question 15, réponse 3.
24 Enquête Nuptialité, question 16, cumul des réponses 3 et 4.
25 Enquête Divorce, question 51, réponse 3.
26 Il était bien entendu concevable de choisir les propositions rigoristes symétriques. Elles se sont révélées moins sensibles généralement que les thèses permissives, les déplacements de suffrages suivant les sous-populations intervenant le plus souvent entre une proposition intermédiaire et une position « permissive ».
27 Elle en constitue environ 75 % (7,5 sur 10,5 millions).
28 On consultera à ce sujet Ruppel, 1970, p. 647 et sv.
29 Simon, Gondonneau et al., 1972, p. 173.
30 Rappelons que la proposition C relative à l’obligation d’épouser une jeune fille enceinte s’est révélée « inerte » par rapport à l’ensemble des variables sauf par rapport au niveau d’instruction.
31 Nous reprenons ici la terminologie de Mendel, 1969, p. 119-120.
32 Sur 100 personnes interrogées, 87 % ont exprimé un avis et 53 % d’entre elles considèrent l’évolution comme regrettable.
33 Cette analyse est faite par groupes de cohortes. Même dans le groupe des mariages le plus récent, tous les enquêtés n’étaient pas nécessairement très jeunes. Si l’on avait observé le groupe d’âges « moins de 25 ans » il est probable que le pourcentage des satisfaits aurait été plus élevé.
34 Pieters parle, à juste titre, d’une deuxième condition : la « responsabilité en matière de contraception ». La diffusion de moyens contraceptifs efficaces parmi les jeunes, enlève une part de son importance à cette clause.
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