Vue d’ensemble de la première partie
p. 171-176
Texte intégral
1Au terme de cette première partie, le lecteur éprouve peut-être le sentiment que les résultats acquis laissent encore loin de portée l’objectif de cette étude. Avons-nous vraiment fait un progrès vers une meilleure connaissance de ce qu’est, dans notre société, le lien matrimonial ? L’image obtenue n’est-elle pas demeurée trop floue pour que nous puissions décider en quoi elle se distingue précisément des modèles traditionnels ou des modèles contemporains étrangers.
2Cet écart entre le projet et le bilan, ne faut-il pas l’imputer au premier chef à une inadaptation de l’instrument à l’entreprise. Que prétendions-nous saisir ? La spécificité du lien conjugual, et éventuellement son évolution. Sur quelles données avons-nous réfléchi ? Sur un matériel statistique élaboré par l’administration, à des fins administratives. N’y avait-il pas naïveté à espérer surprendre, à travers l’analyse du calendrier ou de l’intensité, la réalité qui fonde et maintient le lien secret des conjoints ? Aurions-nous oublié que le mariage heureux ne diffère pas statistiquement du couple désuni ou séparé, pourvu que l’union n’ait pas été légalement dissoute ? Ignorerions-nous que les mobiles du mariage peuvent différer considérablement, ainsi que les raisons qui assurent au lien conjugal sa stabilité ? Là aussi, les instruments statistiques réagissent d’une manière uniforme à des réalités dissemblables et, en définitive, singulières.
3À traiter les mariages « comme des choses », à prendre seulement leurs mesures extérieures, ne nous condamnions-nous pas, d’emblée, à l’échec ? De cette longue quête statistique, faut-il retirer comme seule conclusion légitime qu’elle a été vaine et qu’il ne pouvait en aller autrement ?
4Sommes-nous plus éclairés par exemple d’avoir appris que les unions sont aujourd’hui un peu plus précoces qu’au siècle passé, un peu plus fréquentes aussi, que l’écart d’âges entre les conjoints a diminué, que la durée probable de l’union, divorce exclu, a augmenté de quelques années, que les taux ont bougé ici de trois points, là de quatre. Ne sont-ce pas là des données bien inutiles pour comprendre la signification du mariage dans la société française contemporaine et éventuellement pour définir les formes différentes de la nuptialité suivant le milieu social ?
5Nous avions précisément fait le pari inverse en posant avec Halbwachs, que morphologie et conscience n’étaient pas indépendantes et qu’à leur manière les fluctuations mesurables exprimaient les changements qualitatifs des « représentations collectives », comme les gestes du corps trahissent les mouvements de l’âme.
6Mais regardons le bilan de plus près avant de décider de la faillite de l’entreprise. Nous avons d’abord constaté une forte augmentation de la nuptialité par rapport au xixe siècle. Dès lors que 95 % de la population se marie, le célibat devient en quelque sorte anormal, presque suspect. On plaignait autrefois la « vieille fille » de son sort ; on s’interrogerait plutôt aujourd’hui sur les mobiles de ce qui apparaît, en raison de sa rareté, comme une déviance délibérée. Parlant de la société américaine, Riesman écrivait en 1956 : « Le mariage est devenu beaucoup plus impératif pour les femmes qu’il l’était au xixe siècle, où le fait de rester célibataire était considéré comme un handicap et parfois une tragédie personnelle, mais pas nécessairement comme une quasi-perversion » (Riesman, 1969). Le statut de célibataire n’est sans doute pas entouré d’une telle méfiance en France. Pourtant la rareté de ce statut, si elle s’accentuait ne ferait-elle pas considérer comme marginaux ceux qui s’y maintiendraient 1?
7La modification la plus importante qu’a révélée l’analyse statistique concerne sans doute la précocité du mariage. Que l’âge moyen au mariage ait rajeuni de quatre ans environ pour les hommes, de deux pour les femmes, modifie en réalité, et considérablement, les conditions psychologiques de la nuptialité.
8Au siècle dernier, le mariage marquait le terme d’un « état ». On « faisait une fin ». Qui se mariait, changeait brusquement de statut : il entrait sans restriction dans la société des adultes. Pour une proportion importante de jeunes époux, le mariage n’implique plus une telle rupture. Désormais comme le dit excellemment Ariès, « le mariage ne marque plus le terme de l’adolescence » Dans la société contemporaine, le nouveau marié constitue un « type nouveau, l’adolescent-marié » (Ariès, 1954, p. 164). Le début du mariage est désormais l’ultime phase de la jeunesse. Comment imaginer que le lien matrimonial soit vécu par un ménage où les nouveaux conjoints ont 24 ans et 22 ans de la même manière qu’à l’époque où ils en avaient respectivement 28 et 24 ans ? Ariès indique d’ailleurs qu’en raison de la prolongation de la jeunesse psychologique, la précocité du mariage par rapport au calendrier du xixe siècle est plus forte encore qu’il n’apparaît par simple comparaison des âges.
9Le rajeunissement des âges moyens au mariage a été inégal suivant le sexe et cette disparité a réduit sensiblement l’écart d’âges entre les conjoints. Au moment du mariage, la jeune fille est aujourd’hui parvenue au même stade de maturité et au même statut social que le jeune homme. Certes, l’inégalité des âges ne créait pas automatiquement l’inégalité des droits et la différence de statut à l’intérieur du ménage : elle en facilitait pourtant, au départ, la reconnaissance et surtout l’exercice.
10Enfin, ce rajeunissement du calendrier de la nuptialité a accentué l’effet, sur la durée moyenne du mariage, de l’augmentation de l’espérance de vie. Voilà désormais nos nouveaux mariés avec une probabilité de vie commune de près de quarante cinq ans. Le tiers d’entre eux fêtera ses noces d’or. Sans doute ces statistiques ne sont-elles pas claires à l’esprit des fiancés, mais ils pressentent bien que la durée de leur union dépassera largement la période de cohabitation avec leurs fils et leurs filles et qu’ils se retrouveront tous les deux, seuls, pour de longues années, lorsque leur dernier enfant les aura quittés.
11Insistons sur ce point : l’allongement de l’espérance de vie, la précocité plus grande du mariage, la brièveté de la période effective de fécondité aboutissent à une situation tout à fait nouvelle dans l’histoire de l’humanité. Désormais, et sans doute pour la première fois coexistent deux générations successives d’adultes : celle des pères, encore actifs et parfois au sommet de leurs responsabilités économiques et sociales, et celle des enfants, déjà mariés et engagés dans une profession. Les pères atteignent aujourd’hui le point culminant de leur carrière, la pleine possession de leurs moyens, ce que les Grecs appelaient l’« acmé », dans le temps où leurs fils s’efforcent de gagner leurs premières promotions. Tout se passe donc comme si la survivance des pères et leur activité persistante freinaient désormais le « cursus » des jeunes générations. La coexistence d’un père âgé et d’un fils adulte pouvait certes se produire dans le passé. Outre qu’il s’agissait de situations plutôt rares, il paraît établi que jusqu’au xviiie siècle, les hommes, les citadins au moins, renonçaient le plus souvent à leurs responsabilités avant 50 ans (Ariès, 1971, p. 375-378). Les générations ne se faisaient pas concurrence.
12Il n’est pas déraisonnable de penser que la cohabitation dans notre société de deux générations d’adultes est responsable de quelques-unes des tensions que nous connaissons, et aussi cette prolongation de la jeunesse psychologique, bien au-delà de l’âge qui en marquait autrefois le terme.
13À travers les données statistiques analysées, un autre phénomène est apparu, lui aussi nouveau : la fréquence élevée de l’activité professionnelle des femmes mariées. Certes, la femme a eu toujours une activité économique. Mais dans la société traditionnelle, cette activité se déployait dans l’exploitation familiale tandis qu’aujourd’hui elle s’exerce le plus souvent à l’extérieur du foyer2.
14Même si certaines femmes abandonnent leur emploi après quelques années de mariage, elles ont acquis une véritable qualification, ou du moins l’habitude d’une activité qu’en cas de besoin elles pourraient reprendre. La dépendance économique totale qui fut longtemps celle de l’épouse est, de ce fait, beaucoup moins fréquente. Il s’ensuit une transformation des rôles effectifs des époux lorsque la femme travaille, et, dans tous les cas, un changement général de la situation de la femme dans le ménage. Cette autonomie effective ou virtuelle, quel que soit le jugement de valeur qu’on puisse formuler sur elle, constitue un fait acquis d’une importance capitale. Cette activité professionnelle semble d’ailleurs liée, d’une manière qu’il faut analyser avec prudence, à la divortialité : les taux sont beaucoup plus élevés parmi les femmes, qui ont un emploi et les caractéristiques judiciaires de la dissolution sont également différentes suivant la situation d’activité ou de non-activité de l’épouse.
15D’une manière générale, on a observé que la fréquence des ruptures a augmenté par paliers depuis la promulgation de la loi Naquet3. Le divorce n’apparaît plus comme la sanction exceptionnelle d’une faute particulièrement grave. Il n’entraîne plus, du moins dans une large fraction de la population, de réprobation sociale. Le divorcé a cessé d’être un déviant.
16Dès lors, ne faut-il pas se demander si la fréquence des ruptures n’a pas dépassé le seuil à partir duquel la nature du lien conjugal connaît une mutation. Si les divorces se multiplient, l’engagement des conjoints ne devient-il pas une sorte de contrat à court ou moyen terme, révocable en tout cas par simple accord des deux parties. On voit bien qu’une telle transformation affecterait non seulement la fréquence des divorces, mais la nature même du lien conjugal.
17Il est bien évidemment impossible de fixer une limite à partir de laquelle le divorce, de sanction exceptionnelle, devient une rupture si fréquente qu’elle donne à tout lien conjugal un caractère en quelque sorte précaire et conditionnel. Il semble qu’il en soit déjà ainsi aux États-Unis, du moins pour une partie importante de la population. On est tenté de dire que le niveau actuellement atteint par la France interdit de penser que cette conception y soit très répandue. La grande majorité de la population semble se marier en pensant que l’union contractée durera toute la vie. L’analyse des opinions, dans la deuxième partie, confirmera, avec certaines réserves pourtant, ce que suggèrent les statistiques. En étudiant la fréquence du divorce en France et son évolution dans le temps, nous ne nous étions donc pas éloignés du sujet.
18Ce n’était pas s’en écarter non plus que de constater les pourcentages élevés de remariages chez les hommes comme chez les femmes : le statut de marié n’est pas en cause, mais seulement l’union avec un tel conjoint. Qui vient de divorcer s’empresse, dans la majorité des cas, de contracter, s’il le peut, une nouvelle union.
19N’est-ce point aussi un gain appréciable que d’avoir pu constater l’hétérogénéité de la population française en matière de nuptialité et de divorce ? Suivant la profession, le milieu d’habitat, le niveau de pratique religieuse, on a observé des indices parfois fort contrastés. À la variété des modèles que les historiens de la famille repèrent dans la société de l’Ancien Régime, n’a pas succédé un consensus national mais une diversité nouvelle, tout aussi accusée.
20Enfin, l’analyse des séries chronologiques ne nous a pas seulement montré l’importance des modifications intervenues depuis le xixe siècle. Elle a révélé, vers 1965, une sorte d’inflexion dans les courbes, inflexion qui suggère une modification toute récente des comportements. Mais le recul est trop faible encore pour que les statistiques puissent, seules, décider s’il s’agit là d’un accident sans lendemain ou d’une modification profonde et durable des attitudes.
21L’accumulation des données statistiques sur la nuptialité et la divortialité avait pu paraître fastidieuse et stérile. Or, en rassemblant ces données ponctuelles, il semble qu’elles s’ajustent assez bien et que leur combinaison nous révèle une nouvelle figure de l’union conjugale. Les principaux traits du mariage au xixe siècle, âge tardif, écart d’âges sensible, indissolubilité en faisaient une institution hiérarchique et comme le seuil abrupt de la véritable majorité sociale. Nous voyons s’y substituer aujourd’hui une union de conjoints plus jeunes, sensiblement du même âge, et dont le lien, sous certaines conditions, est révocable ; en même temps, la coexistence dans le tissu social de deux générations adultes successives tend à prolonger la « jeunesse » au-delà du mariage qui en constituait, au siècle passé, l’extrême limite.
22Cette nouvelle morphologie du mariage ne peut pas être sans rapport avec ce que Durkheim ou Halbwachs appelaient la « physiologie » du phénomène. Sans doute ne pouvons-nous attendre de la première qu’elle nous révèle tous les secrets de la seconde. Du moins le détour statistique n’aura-t-il pas été inutile puisqu’il a permis de dessiner les normes quantitatives dans lesquelles doit nécessairement s’inscrire la réalité plus complexe des attitudes, des sentiments et des motivations. Les mesures de la nouvelle configuration observée devront, dans toute la suite de l’analyse, nous servir de référence constante. Tout ce que nous tenterons d’ajouter devra être compatible avec ce « corps » qui dessine encore confusément, mais inéluctablement, ce qu’il nous reste à découvrir.
Notes de bas de page
1 En 2024, le célibat désigne moins la situation vis-à-vis de l’état civil (i.e. non marié, non divorcé, non veuf) que la situation conjugale de fait : être en couple ou non. Cette notion a été introduite dans le recensement, depuis 2004 et n’impose aucune condition concernant l’état matrimonial légal ou le conjoint (celui-ci peut vivre ou non dans le même logement, être ou non de sexe différent, etc.). En 2006, 37 % des hommes et 43 % des femmes étaient célibataires au sens large (ne vivaient pas en couple) et leur proportion s’est légèrement élevée en 2021 (respectivement 39 % et 44 %). À partir des données de l’enquête Épic menée en 2013-2014 en France métropolitaine, Marie Bergström et Géraldine Vivier remarquent que : « Vivre célibataire – ne pas ou ne plus être en couple – est devenu une situation fréquente. Au début de la vie adulte d’abord, parce que la première mise en couple est devenue plus tardive et plus encore par la suite, parce que l’augmentation des séparations et des divorces depuis les années 1970 s’accompagne d’épisodes de vie célibataire, temporaires ou plus durables ». Cette situation n’est pas également vécue pour les hommes et les femmes pour qui elle demeure plus stigmatisante, même si elle représente souvent une émancipation personnelle, en particulier pour les ouvrières et employées. Source : M. Bergström et G. Vivier, 2020, « Vivre célibataire : des idées reçues aux expériences vécues », Population et Sociétés, 584 [NdE].
2 Depuis 1975, le taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans a régulièrement augmenté, passant de 54,5 % à 71,2 % en 2023. Au contraire, le taux d’activité des hommes qui s’élevait à 83,9 % en 1975 a baissé dans les années 1980, avant de se stabiliser au début des années 1990. Il s’élève à 76,8 % en 2023. En près de cinquante ans, l’écart de taux d’activité entre femmes et hommes s’est ainsi continûment réduit. Source : Emploi, chômage, revenus du travail, Insee/Dares, 2024 [NdE].
3 La loi du 27 juillet 1884, dite loi Naquet, rétablit le divorce (abolit en 1816), principalement sur fondement d’adultère Restreinte en 1940, elle sera ensuite profondément modifiée et élargie notamment au consentement mutuel en 1975 [NdE].
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