Introduction
p. 19-28
Texte intégral
Nous avons tenté pour notre part de mettre en lumière, derrière les faits de population, des facteurs sociaux sans lesquels la plupart de ces faits demeureraient, pour nous, inexpliqués (Maurice Halbwachs)1.
1« Le mariage part de presque rien pour aboutir à presque tout ». En écrivant cette phrase, Marcel Mauss avait sans doute présent à l’esprit la théorie de son maître Durkheim sur l’évolution de l’institution familiale (Mauss, 1926)2. Dans le clan, tel que le décrit l’auteur de L’introduction de la sociologie de la famille (1888) le mariage n’existe pas. Dans la famille étendue, matrilinéaire ou patrilinéaire, il n’est qu’un moment d’un processus beaucoup plus large qui, à travers les règles de l’alliance, doit assurer, dans un groupe social donné, la survie d’une famille particulière. La famille y est « presque tout », le mariage « presque rien ».
2Quelles que soient les réserves que l’on puisse formuler à l’endroit de la théorie durkheimienne, il faut reconnaître avec lui, la primauté, dans la société occidentale du moins, de la solidarité conjugale sur tous les liens de parenté. Aussi bien, le pouvoir de décision en matière matrimoniale, qui relevait autrefois du chef de famille, appartient-il aujourd’hui à ceux-là qui décident par le mariage, d’être à leur tour fondateurs d’une famille. Dans ce sens, mais il n’est probablement pas le seul possible, la phrase de Mauss commente la théorie de Durkheim sur l’évolution de la famille.
3Comme la plupart des théoriciens de la famille du xixe siècle, Durkheim a largement emprunté les matériaux de sa démonstration aux ressources, alors neuves, mais déjà abondantes, de l’ethnologie. En 1884, dans L’origine de la famille, de la propriété et de l’État, Engels avait fondé une large partie de son argumentation sur les résultats des recherches de Lewis Morgan3. Désormais il devenait impossible de formuler une théorie sur la famille sans l’éprouver d’abord au creuset des données de l’ethnologie.
4L’existence de sociétés primitives apparaissait ainsi comme la preuve scientifique que nos institutions avaient été précédées d’une longue suite de modèles entre lesquels il paraissait possible d’établir un certain ordre, à la fois historique et logique. L’ethnologie réfutait le fixisme des institutions, comme la découverte des fossiles de l’ère secondaire avait marqué la fin du fixisme des espèces.
5Il ne faudrait pourtant pas imaginer que la réflexion sur les données de l’ethnologie a été l’inspiratrice principale des théoriciens de la famille. Marx, Engels ou Durkheim ont puisé à d’autres sources leurs hypothèses fondamentales. Mais ils trouvaient dans les travaux de Johann Jakob Bachofen4 et de Lewis Morgan ce qu’ils considéraient comme une sorte de preuve expérimentale de leur théorie. L’ethnologie servait en réalité d’appoint, sinon de fondement, à des thèses d’inspiration philosophique.
6L’influence de l’ethnologie devait encore s’accuser par la suite. Elle imposait désormais à tous les chercheurs une exigence supplémentaire et comme un préalable obligé : leurs conclusions devaient être compatibles avec les données collectées sur les sociétés primitives. Il semblait impensable dès lors d’élaborer une thèse sur la famille pour qui n’avait pas d’abord confronté ses idées avec les systèmes singuliers observés dans un espace sociologique, élargi soudain par une meilleure connaissance des cultures africaines ou américaines.
7Les ethnologues ne se bornèrent pas à fournir des matériaux aux sociologues. N’occupaient-ils pas une position privilégiée pour réfléchir sur des systèmes jusqu’ici inconnus ? L’analyse de ces données nouvelles ne fournissait-elle pas la meilleure façon de saisir la spécificité de la structure et du fonctionnement de la famille dans notre propre société ? Ainsi se produisit un mouvement symétrique de celui qui avait attiré les philosophes à l’ethnologie : tels qui avaient commencé leurs recherches par l’étude des sociétés primitives estimaient trouver le couronnement de leurs travaux dans une contribution à l’étude de la famille contemporaine.
8Ainsi Westermark, auteur en 1891 d’une Histoire du mariage (Westermark, 1891), publiait, un demi-siècle plus tard, un ouvrage sur l’avenir du mariage dans la civilisation occidentale (Westermark, 1936). Margaret Mead, après de longues recherches ethnologiques, s’est aussi intéressée aux problèmes de son pays et plus particulièrement aux questions relatives à la jeunesse et au modèle matrimonial5.
9Cette double vocation était rendue possible par le rapprochement des méthodes utilisées. À l’expédition lointaine de l’éthnologue répond l’enquête « sur le terrain » du sociologue. On ne déduit pas une thèse particulière d’un système a priori plus général. Ethnologues et sociologues de la famille s’efforcent les uns comme les autres de collecter des données. La sociologie ne peut faire l’économie de cette phase empirique. À l’immense documentation ethnologique correspond désormais l’accumulation des résultats d’enquêtes dans les sociétés contemporaines. L’université de Yale a constitué, avec les Human relations area files, un répertoire des informations recueillies en matière de structures familiales dans les sociétés primitives6. Parallèlement, l’université de Minneapolis entreprenait sous la direction d’Aldous et Hill un immense effort pour rassembler les données disponibles sur le mariage et la famille. La bibliographie internationale des recherches sur le mariage et la famille réunissait pour la période 1900-1964 près de 1300 titres (Aldous et Hill, 1967). Pour les années 1957-1968, John Mogey a poursuivi ce travail dans son ouvrage Sociology of Marriage and Family Behavior (Mogey, 1971). Enfin, une codification de tous les résultats de recherches est poursuivie aux universités de Minnesota et de Columbia sous forme d’un inventaire des recherches sur le mariage et la famille7. Ces travaux sont d’autant plus considérables qu’on estime, pour les seuls États-Unis, à plus de 2 500 les publications annuelles sur ce thème.
10On est parfois assez sévère en France pour les résultats de cette sociologie américaine de la famille. On ne veut y voir qu’une énorme accumulation de données statistiques ou quantitatives. En réalité, malgré des échecs inévitables et dont ils sont très conscients, les sociologues américains sont passés de l’analyse descriptive à la théorie explicative, à condition de donner au mot « théorie » un sens restreint, celui d’un modèle limité aux relations entre quelques variables8. Que les résultats de ces recherches demeurent parfois modestes, ne doit pas faire oublier les progrès considérables réalisés dans la mise au point des méthodes. La coopération systématique entre chercheurs de disciplines différentes a été sans aucun doute une des causes principales de cette réussite. Reuben Hill, Talcott Parsons et William J. Goode par exemple, par des voies différentes, ont profondément marqué l’étude scientifique du mariage et de la famille et il n’est plus possible désormais de ne pas tenir compte des résultats de leurs travaux.
11L’exemple des États-Unis a été largement suivi. Dans l’Allemagne écrasée des années 1945-1950, Schelsky a observé les réactions de la famille à l’effritement des instances administratives et de l’État (Schelsky, 1970). Plus tard, König a remis en cause un certain nombre de préjugés ou de simplifications sur la « nucléarité » de la famille contemporaine (König, 1970). Au Royaume-Uni et en Belgique9, les recherches empiriques se multipliaient. Au total, la bibliographie de Mogey retient pour l’Europe, de 1957 à 1968, 600 contributions de caractère scientifique.
12La part de la France peut paraître satisfaisante puisqu’elle intervient dans cet inventaire pour 40 contributions. On notera pourtant qu’elle arrive bien loin derrière la Pologne (115 contributions), le Royaume-Uni (65 contributions), la Belgique (65 contributions). Encore faut-il observer que les contributions françaises présentées sont généralement des articles, que leur sujet est parfois à la frontière de la sociologie de la famille, enfin, qu’un peu moins de la moitié des contributions (18 sur 40) sont le fait d’un seul auteur.
13Les travaux de grande qualité n’ont pourtant pas manqué en France. Dans Le choix du conjoint par exemple, Alain Girard a souligné qu’en dépit de la mobilité sociale et géographique de la population, l’homogamie socioculturelle des conjoints reste la règle (Girard, 2012[1974]). Pour étudier les rapports complexes entre la famille et ses conditions de vie, Chombart de Lauwe a utilisé avec succès l’approche situationnelle telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis par J. Bossard ; Andrée Michel a également utilisé cette méthode dans son étude sur Famille, industrialisation, logement (Michel, 1959). Par ailleurs, elle a fait porter toute une partie de son travail sur la répartition des rôles dans la famille contemporaine. La thèse d’Anne-Marie Rocheblave-Spenle10 concerne ce même problème.
14Dans le courant du présent travail, les citations et les références montreront que nombreux sont les sociologues qui, à un titre ou à un autre et suivant des méthodes fort diverses, se sont intéressés en France à la famille et au mariage. Il convient sans doute de faire parmi eux une place à part à Philippe Ariès dont l’œuvre11 porte à la fois sur la famille traditionnelle et sur la situation actuelle (Ariès, 1960, 1971). Son analyse des relations affectives entre parents et enfants, comme entre les conjoints, est constamment utilisée, sinon toujours citée.
15En dépit de toutes ces contributions, lorsqu’on fait le bilan des recherches françaises dans ce domaine depuis 1950, il est difficile de ne pas éprouver une certaine déception. La publication en 1954 d’un cahier sur le Renouveau des idées sur la famille semblait l’amorce d’une recherche concertée et systématique sur le mariage et la famille (Prigent, 1954). Le colloque tenu la même année sur la Sociologie comparée de la famille contemporaine montrait qu’une telle coopération était possible (Sauvy et Bourgeois-Pichat, 1955).
16Malheureusement, la constatation de Maximilien Sorre, en tête de l’avant-propos du compte rendu de ce colloque, reste vraie aujourd’hui encore. « La sociologie de la famille paraît être celui des chapitres de la sociologie qui a reçu en France le moins d’attention ». Deux faits nous paraissent confirmer ce jugement. Dans le Traité de sociologie publié en 1960 sous la direction de Gurvitch, la question de la famille est à peine abordée (Gurvitch, 1958-1960). Par ailleurs, il n’existe en France, aucun institut de recherches spécialisé dans l’étude de la famille.
17Bien des explications de ces faits peuvent être avancées. Pourquoi étudier la famille dans une société où elle ne paraissait pas poser de problème, où la nuptialité était intense, la fécondité en nette augmentation par rapport à la période d’avant-guerre, où les ruptures d’union ne semblaient pas atteindre un seuil dangereux ? Cette famille quiète dont la santé s’inscrivait régulièrement en courbes stables ne provoquait ni l’intérêt des chercheurs ni le souci des pouvoirs publics. Si les États-Unis, au contraire, ont consacré tant d’efforts aux études sur le mariage et la famille, n’est-ce pas parce que la crise était là-bas menaçante, que les mariages des moins de 20 ans se multipliaient, que la fréquence des divorces était inquiétante ? La quête obstinée de corrélations statistiques et d’explications qualitatives n’est-elle pas motivée par le désir, conscient ou non, de retrouver des normes et de maîtriser une évolution jugée alarmante ?
18Explication plausible, mais qui ne va pas sans rencontrer des objections. La famille n’était-elle pas solidement établie dans la population européenne durant ce xixe siècle qui a vu porter contre elle les plus rudes accusations sans doute qu’elle ait jamais reçues. Engels, Marx, Fourrier vivaient dans une société où la famille ne paraissait pas « en crise »12.
19Le scandale que fit à l’orée du xxe siècle le livre de Léon Blum Du mariage, ne signifiait-il pas que l’inspiration de son œuvre était alors à contre-courant ? Le « Famille, je vous hais » de Gide n’a été souscrit que par un petit nombre de lecteurs. On trouve donc bien, dès avant la Première Guerre mondiale, des théoriciens et des littérateurs pour attaquer la famille et le mariage, mais ils le font en polémistes au nom d’une idéologie particulière ou de sentiments personnels. Leur prise de position n’aboutit pas à un intérêt nouveau pour une étude scientifique du sujet.
20La multiplication actuelle des recherches systématiques, l’observation méthodique des faits ne sont-elles pas au contraire liées à la conscience plus ou moins confuse que les normes de comportement se modifient. Ce qui paraissait « naturel » semble tout à coup comme le résultat fragile de comportements et d’attitudes que l’on croyait immuables parce qu’ils s’étaient montrés stables sur quelques générations et sur une partie de notre existence d’adulte.
21Aussi, le renouveau assez net depuis 1965 des études sur la nuptialité et la famille n’est-il probablement pas le fait du hasard : le fléchissement brusque d’un certain nombre d’indices démographiques n’est pas étranger à la reprise des travaux de sociologie de la famille.
22On citera pour mémoire quelques manifestations de ce regain d’intérêt : le livre tout récent et déjà cité d’Andrée Michel, la Sociologie de la famille (Michel, 1970), l’étude de Touzard sur Les rôles conjugaux et la structure familiale (Touzard, 1967), l’enquête du Centre de recherches et de documentation sur la consommation (Credoc) sur les Besoins et les aspirations des familles et des jeunes (1972) et les travaux du Centre d’ethnologie française, enfin les différentes enquêtes menées depuis 1966 par l’Ined. Toutes ces recherches ont traité d’aspects concrets et bien délimités de la vie des ménages : conditions d’habitat, répartition des tâches et des fonctions, budget-temps des femmes, mobile de la limitation des naissances.
23Dans la liste des publications aussi bien françaises qu’étrangères, la place des travaux qui traitent précisément du mariage est très faible. Mogey dans son inventaire pour les pays européens en compte moins de 30 sur les 600 inventoriées pour la famille. Le titre global de sa bibliographie (Sociologie du mariage et du comportement familial13) n’est pas faux, mais suggère un équilibre dans la distribution des titres qui ne correspond pas, et de loin, à la réalité. Dira-t-on qu’on ne saurait parler de la famille sans traiter, d’une manière ou d’une autre de l’acte qui la fonde ? Certes, mais des recherches centrées sur l’évolution des rôles dans le ménage ou l’influence de l’habitat sur le comportement des parents et des enfants se situent en aval du mariage et ne l’éclairent qu’indirecte ment. En vérité, les travaux qui traitent explicitement du mariage sont rares. Et sans doute faut-il reprendre l’hypothèse avancée plus haut : échappe à l’attention du chercheur, du moins ne sollicite pas son intérêt ce qui paraît stable et pour ainsi dire naturel. Or les changements semblent plus nets dans le cours même de la vie familiale, dans les indices de fécondité par exemple, que dans la nuptialité. L’émancipation de la femme, les conditions nouvelles de l’habitat et de l’urbanisme paraissaient remettre en cause l’équilibre de ce qui se passe après le mariage, plutôt que les conditions de la nuptialité elle-même, nuptialité dont les indices statistiques prouvent encore l’intensité et la précocité.
24L’objet de notre étude au contraire est centré sur le mariage lui-même ; c’est-à-dire sur l’acte qui établit entre l’homme et la femme une union spécifique. Il se propose d’analyser la nature du lien matrimonial. On utilisera d’abord pour cela les données qui permettent de caractériser cet acte dans sa quasi-instantanéité, c’est-à-dire tout ce qui relève de l’analyse de la nuptialité proprement dite. Mais l’acte de se marier est aussi un aboutissement et un engagement ; il n’est détaché ni du passé des conjoints ni de leur avenir. C’est une même histoire qui se poursuit : le mariage lui donne une indéclinable spécificité, mais celle-ci s’exprime déjà, comme projet, dans ce qui le précède, et le marque encore, comme accomplissement, dans ce qui le suit.
25La compréhension du mariage peut donc être facilitée par une observation de ce qui se trouve en amont et en aval. Aussi bien, le lecteur ne sera-t-il pas surpris de trouver des données qui ne portent pas uniquement sur le moment précis de l’engagement public ; mais la présentation des autres données n’aura d’autre but que d’éclairer le sens du lien matrimonial, par exemple lorsqu’on s’efforcera de mieux discerner ce qu’ajoute le mariage à l’union effective des fiancés ou encore ce qui explique la rupture par le divorce du lien conjugal.
26Est-il besoin d’ajouter que cette recherche ne s’intéresse aux faits de conscience des individus que dans la mesure où l’on espère trouver, dans leur expression, des distributions régulières qui renvoient, au-delà des biographies individuelles, à des normes collectives. On s’en tiendra donc à l’inventaire des modèles, plus ou moins largement adoptés, qui servent de fondement et de régulateur à la vie conjugale dans notre société.
27Mais ces différents modèles ne se situent-ils pas sur une même chaîne d’évolution, de sorte que nous trouverions simplement des formes plus ou moins archaïques, ou plus ou moins modernes, d’un modèle fondamentalement unique ? Dans l’introduction à L’An Mil, Henri Focillon décrit cette juxtaposition dans la contemporanéité apparente, de réalités d’époques souvent éloignées les unes des autres : « Une période même courte de temps, écrit-il, comporte un grand nombre d’étages, ou si l’on veut de stratifications... si bien que chaque fraction du temps écoulé est à la fois passé, présent et à venir » (Focillon, 1952).
28Ainsi, le projet de repérer la diversité à un moment donné renvoie nécessairement à une analyse de l’évolution dans le temps, puisqu’il faut bien vérifier si la première ne se réduit pas finalement à la seconde14.
29Il ne saurait pourtant être question d’aborder pour elle-même l’étude de l’évolution du mariage en France. L’entreprise, on le comprend, serait immense. Elle exigerait d’ailleurs la mise en œuvre de disciplines très spécialisées. Il y faudrait un historien du droit matrimonial, civil mais aussi canonique. Sa compétence devrait enfin s’étendre jusqu’aux droits coutumiers régionaux. En réalité l’évolution du mariage en France constitue à elle seule, le thème de plusieurs thèses.
30Fallait-il purement et simplement omettre toute référence au passé et renoncer à s’engager dans une voie dont seul un spécialiste connaît la difficulté et les risques ? Prudence impossible, hélas, dès lors que la multiplicité des modèles actuels posait le problème de la survivance dans notre société de systèmes matrimoniaux antérieurs. Il faudra donc, et ce sera l’objet du chapitre liminaire, prendre quelques repères, aussi simples que possible, sur ce qu’était la famille dans la société française d’« autrefois ».
31Restent à préciser les voies choisies pour étudier la famille contemporaine. Halbwachs, pour l’essentiel, a défini la méthode qui sera utilisée dans ce travail : « Soit une réalité sociale, telle que la famille, écrivait-il. On peut distinguer l’idée de l’institution familiale, des lois et coutumes qui s’y rapportent, des sentiments de famille et de morale domestique ; d’autre part les familles elles-mêmes, telles qu’elles apparaissent dans l’espace, telle que nous pouvons les décrire extérieurement et les dénombrer ».
32On voit que cette méthode comporte deux volets, ou plutôt deux moments : d’une part, l’analyse des caractéristiques « telles qu’elles apparaissent dans l’espace » et, d’autre part, liée à ces formes matérielles, « toute une partie de la psychologie » (Halbwachs, 1938, p. 181) D’un côté, le substrat, de l’autre les représentations collectives qui sont comme la conscience de ce corps social.
33Telle est, schématiquement le « discours de la méthode » sociologique d’Halbwachs. Tel est aussi, dans son principe, le plan de cette recherche. La première partie pourrait s’intituler, pour reprendre l’expression de Verret « Du bon usage de la quantité » dans l’analyse de la nuptialité (Verret, 1972). Elle traitera des questions d’âge au mariage, d’intensité, de durée moyenne. C’est à partir de ces sortes d’indices que seront d’abord mesurés les écarts, suivant les milieux sociaux, entre modèles matrimoniaux. Les recensements successifs de la population française seront les principales sources de ce type de données. Mais on utilisera aussi les informations fournies par les mouvements de population ainsi que certaines enquêtes statistiques comme celle de l’Insee qui portait sur un échantillon de 240 000 femmes (Deville, 1972). On demandera aussi à l’analyse statistique du divorce d’éclairer, a contrario, le sens des caractéristiques relatives au mariage. On empruntera sur ce point les données aux comptes du ministère de la Justice, aux statistiques de transcription des divorces publiées par l’Insee, enfin à un document plus récent publié par le ministère de la Justice, Le divorce en France (année 1970) [ministère de la Justice, 1973].
34Une fois établi le bilan de cette première partie, on en viendra à l’étude des représentations collectives. Pour ce faire, on dispose aujourd’hui d’instruments plus précis et plus divers qu’il y a seulement trente ans. Les enquêtes d’opinions fourniront ici la plus grande partie des matériaux.
35Pour tenter de connaître cet état de l’opinion, et pour apprécier sa diversité, l’enquête par sondage n’est certes pas le seul instrument efficace. Comment ne pas évoquer ce que pourrait apporter une analyse du contenu de tout ce qui traduit, d’une manière publique, les « représentations collectives » ? Où en trouver une expression plus forte, et plus diversifiée en même temps, que dans la presse, le cinéma, et le « pain quotidien » du feuilleton télévisé ? Dira-t-on que rien ne prouve que l’auteur ou le producteur traduit fidèlement l’opinion ? Comment expliquer alors que les livres soient vendus, les salles de spectacles rentables, et les émissions suivies ? C’est notre image que nous renvoient en réalité tous ceux qui « publient ». Une analyse scientifique de la presse du cœur nous en dirait sans doute autant qu’une enquête d’opinion.
36Si nous n’utilisons pas ce moyen, c’est parce qu’il exige une technique très délicate et une longue expérience. À d’autres, ce champ immense et encore si peu exploré. Pour nous, délibérément, nous nous limiterons à l’analyse des données d’opinion. Dans la mesure d’ailleurs où le qualitatif se prête aux analyses quantitatives, elles nous paraissent plus proches de l’inspiration d’Halbwachs et plus aptes à une confrontation avec les statistiques du comportement.
37Sera-t-il finalement possible de s’en tenir à un double bilan, celui des informations statistiques et celui des représentations collectives ? Rien n’assure que l’ajustement entre les deux séries se révélera facile et si des contradictions apparaissent, ne faudra-t-il pas tenter de les réduire ?
38Admettons pourtant la compatibilité des résultats. Nous aurons alors réuni un ensemble de matériaux permettant une description cohérente, bien qu’incomplète, de la nuptialité française. Mais la cohérence ne peut être confondue avec l’intelligibilité. Elle indique seulement qu’aucune donnée n’en exclut une autre. L’intelligibilité, elle, change la nature de ces données, en les intégrant dans l’idée, dans la théorie, qui seule permet d’en rendre compte. L’idée tient précisément toute sa vertu de ce qu’elle permet de comprendre ce qui n’était, sans elle, que constaté. Toutes les données, jusque-là disparates et contingentes, viennent alors sagement se souder et comme cristalliser dans l’évidence d’un lien nécessaire15.
39L’objectif de l’auteur se tient à mi-chemin entre cet idéal ambitieux et la simple analyse descriptive. La dernière partie du travail, la conclusion générale, tentera de confronter le double bilan des séries statistiques et des données d’opinion avec les hypothèses générales qui ont été formulées dans les dernières décennies sur la famille et le mariage. À défaut d’un réseau unique de relations entre les données empiriques, elle montrera des corrélations locales. À défaut de certitudes, elle évoquera les problèmes qui surgissent lorsqu’on s’attarde un peu à réfléchir sur la figure du mariage. À défaut d’une théorie, elle s’efforcera de repérer, dans la richesse encore désordonnée des informations, quelques promesses d’une intelligibilité qui est le moteur de toute recherche en même temps que son inaccessible objectif.
Notes de bas de page
1Halbwachs, 1970 [1938].
2 Cité par Jacques Sabran (1970, p. 153)
3 En particulier sur son ouvrage, sur le système de consanguinité et d’affinité dans la famille humaine (Morgan, 1871).
4 Le Droit maternel constitue sans doute la première œuvre importante sur l’histoire de la famille (Bachofen, 1861).
5 L’utilisation sociologique de ses recherches ethnologiques est manifeste par exemple dans Mead, 1970.
6 Cette documentation porte sur 250 sociétés. Elle a été utilisée en particulier par Murdock pour établir que la famille élémentaire existe dans toutes les sociétés (Murdock, 1949).
7 Minnesota Marriages, 1849-1950, 1958-2001 [NdE].
8 Andrée Michel résume très objectivement l’importance de la sociologie américaine, en particulier dans son avant-propos à la Sociologie de la famille, (Michel, 1970).
9 On trouvera un bilan de ces travaux belges dans Leplae, 1970, p. 5-44.
10 La notion de rôle en psychologie sociale, thèse publiée aux PUF complétée d’une thèse secondaire sur les rôles masculins et féminins (Rocheblave-Spenle, 1969). [NdE]
11 Ariès a participé, pour deux communications au colloque sur la Sociologie comparée de la famille contemporaine (CNRS, 1955).
12 Un homme comme Le Play ne défend pas précisément l’institution familiale, mais une certaine conception de cette institution et ce qui lui en paraissait une caractéristique essentielle, à savoir le droit d’aînesse.
13 Sociology of Marriage and Family Behavior (Mogey, 1970) [NdE].
14 Une connaissance exacte du passé éviterait par ailleurs que soient considérés comme innovations toutes récentes des comportements qui sont, localement au moins, traditionnels. Une telle identification de coutumes anciennes et de comportements actuels est d’ailleurs très délicate. Les conceptions prénuptiales étaient autrefois fréquentes dans certaines régions. Cette constatation ne saurait suffire pour affirmer qu’« il n’y a rien de nouveau ». Pour qu’une telle assimilation soit fondée, il faudrait montrer que les conceptions prénuptiales ont aujourd’hui la même signification individuelle et la même portée sociale que sous l’Ancien Régime.
15 Voir Merton, 1953. Les idées sur la théorie sont surtout développées dans le premier chapitre : « L’apport de la théorie sociologique à la recherche empirique ».
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